Le Fils du diable/Tome II/IV/16. Derrière le rideau

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Legrand et Crouzet (Tome IIp. 330-337).
Quatrième partie

CHAPITRE XVI.

DERRIÈRE LE RIDEAU.

Rodach était immobile auprès de la loge. Il tenait ses yeux fixés sur le grillage, et le hasard les dirigeait vers le point précis où se trouvait Sara. Il semblait que son regard eût le pouvoir de percer la draperie.

À cette vue, Petite se pencha précipitamment de l’autre côté de la loge et appela Batailleur à voix basse. L’oreille obéissante de madame la baronne de Saint-Roch vint aussitôt se coller au grillage.

Petite prononça quelques paroles rapides, et madame de Saint-Roch se leva pour exécuter ses ordres.

Il s’agissait de faire entrer le baron dans la loge.

La sortie de ce dernier intrigua les joueurs comme avait fait son apparition. Durant quelques secondes, on attendit pour voir s’il ne reviendrait point.

— Allons, allons, Messieurs, dit l’ancien officier supérieur, que ces distractions impatientaient ; occupons-nous de notre affaire, s’il vous plaît… Le jeu est fait, rien ne va plus !

Les cartes retournées s’alignèrent.

En ce moment, madame de Saint-Roch et le baron traversaient un corridor conduisant à la chambre qui confinait aux derrières de la salle de jeu.

C’était par cette pièce qu’on entrait dans le confessionnal ; c’était là également que le confessionnal pouvait être roulé en cas d’alerte.

Petite avait ouvert la porte d’avance, et se tenait sur le seuil ; son visage exprimait une singulière agitation. Dès que madame de Saint-Roch apparut, précédant le baron, Petite l’arrêta d’un geste impérieux.

— C’est bien, ma bonne Batailleur, dit-elle ; laissez-nous.

La marchande, déguisée en baronne, s’arrêta et fit volte-face. M. de Rodach, qui la dépassait en ce moment, se retourna au nom de Batailleur avec vivacité, la marchande était déjà au bout du couloir, qu’il demeurait immobile et les yeux fixés sur la porte par où elle avait disparu.

Cette circonstance n’échappa point à Petite, et, sans qu’elle sût pourquoi, son trouble s’en accrut.

Madame de Saint-Roch, au contraire, ignorant l’effet que son nom avait produit, rentrait fort tranquillement dans la salle de jeu et replaçait entre les bras de son fauteuil sa taille rondelette, emmaillotée de soie.

— Où diable l’a-t-elle conduit ? demanda Mirelune au vaudevilliste.

Ficelle montra du doigt la loge.

— Tiens ! tiens ! murmura le gentilhomme. C’est une idée… je donnerais décidément quelque chose pour savoir si la main blanche appartient à la marquise ou à la comtesse…

— Quelle scène on aurait là !… dit Ficelle ; le diable, c’est qu’on ne pourrait pas mettre ce confessionnal au théâtre !…

Ce fut tout. Le silence régnait maintenant autour de la table ; le jeu marchait ; la distraction n’était plus de mise.

Quand le baron de Rodach fut las de contempler la porte par où Batailleur était sortie, il se tourna vers madame de Laurens et lui baisa la main avec une grave courtoisie. L’agitation de Petite était loin d’être calmée ; ses sourcils se fronçaient et le rouge lui montait au visage. Ce trouble qu’elle ne savait point dissimuler faisait ressortir la sérénité calme qui brillait sur la belle figure de Rodach.

— Charmante dame, dit-il en se redressant, je pense que vous ne m’attendiez pas.

Les yeux de Sara se baissèrent ; elle fut deux ou trois secondes avant de répondre.

— Albert ! Albert ! murmura-t-elle enfin d’une voix qui trahissait son trouble, vous êtes un homme étrange ! Qui vous a conduit ici, et comment y avez-vous pu entrer ?… Était-ce moi que vous y veniez chercher ?

Le baron eut un sourire froid.

— Voici bien des questions, belle dame, répliqua-t-il. Procédons par ordre… Ce qui m’a conduit ici, c’est le hasard un peu et beaucoup ma volonté… Je suis entré en me disant l’ami de M. de Navarin et en prononçant le nom respectable de madame la baronne de Saint-Roch.

Sara pâlissait à l’entendre.

— Quant à la troisième question, reprit le baron, pouvez-vous douter, charmante dame, que je sois venu ici pour vous ?

Il s’arrêta et poursuivit presque aussitôt, en mêlant à sa gravité une imperceptible nuance d’ironie :

— Seulement je suis venu peut-être pour autre chose encore…

— Et cette autre chose ?… demanda Petite qui tâcha de sourire.

Le baron s’inclina et répondit :

— Ceci est mon secret.

Petite releva sur lui son regard, comme si elle eût voulu lire sa pensée dans ses yeux. Mais les yeux de M. de Rodach, fiers, brillants, expressifs, étaient en ce moment comme un miroir où nul objet ne vient se peindre.

D’ordinaire Petite jouait supérieurement la comédie ; mais quel rôle prendre à cette heure ? La pensée intime du baron lui échappait : elle ne savait s’il était ami ou s’il était ennemi.

Jamais il ne lui était venu à l’idée de prévoir un danger de ce côté. Elle avait aimé Albert et peut-être eût-elle rallumé volontiers pour quelques jours le feu de paille de son caprice éteint ; ceci d’autant mieux que l’objet de ce caprice lui apparaissait sous un aspect nouveau.

Elle l’avait connu vif, étourdi, fougueux en actions comme en paroles ; elle le retrouvait grave et froid. C’était un masque sans doute ; mais pour un homme de ce caractère, un masque est chose lourde à porter. Et Albert portait le sien, comme s’il n’eût fait autre métier de sa vie.

La veille, au milieu de la foule du bal, Petite l’avait retrouvé semblable à lui-même ; mais elle n’avait fait que l’entrevoir sous ce pimpant costume de majo qui accompagnait si bien les allures spirituelles, alertes et fanfaronnes de son ancien amant.

Quelques heures avaient changé tout cela ; ce soir à l’hôtel de Geldberg, Albert s’était enveloppé déjà d’un sévère manteau de froideur. Maintenant, cette froideur semblait augmenter encore, et Sara croyait voir de l’amertume dans l’austère sourire qui était sur la lèvre du baron.

Un instant, elle eut envie de recourir à l’arme éprouvée de sa coquetterie ; puis l’idée lui vint d’opposer roideur à roideur et de se draper dans son orgueil. Elle était experte à toute lutte, et savait comme on met les hommes à genoux.

Mais un secret instinct lui ôtait ici sa vaillance. Elle n’osait plus. Rodach, maître d’une si grande part de son secret, lui semblait trop fort et trop redoutable pour qu’on put l’attaquera l’étourdie.

— Mon Dieu que je suis folle de me creuser la tête ainsi ! dit-elle tout à coup en se forçant à rire ; ce n’est pas en effet pour moi seule que vous venez, Albert… ma sœur qui vous connaît presque aussi bien que moi m’a donné d’avance le mot de l’énigme… vous êtes joueur.

Rodach garda le silence.

— Eh bien ! reprit Sara gaiement, c’est un lien sympathique de plus entre nous deux… mais pourquoi m’aviez-vous caché cela ?

— Chère dame, répliqua Rodach, vous m’aviez caché, vous, tant de choses !…

Les sourcils de Petite se froncèrent légèrement.

— C’est décidément une guerre que vous me faites, Monsieur, murmura-t-elle. Après une si longue absence, vous n’avez pour moi que des paroles de reproches… et vous venez me glacer le cœur, quand il vous faudrait faire si peu pour me rendre la plus heureuse des femmes.

En prononçant ces dernières paroles, la voix de Petite devint douce et comme imprégnée de prières ; son regard glissa, pénétrant et subtil, entre ses paupières demi-closes.

Le baron ne parut point s’émouvoir.

Petite laissa échapper un geste de colère.

— Au demeurant, s’écria-t-elle, si vous ne m’aimez plus, pourquoi cette poursuite acharnée ?… Depuis hier, je vous trouve partout… Il faut vous souvenir, Monsieur, que la passion seule peut servir d’excuse à l’homme qui pénètre certains secrets…

Rodach ne répondit point encore.

— Monsieur ! Monsieur ! reprit Sara dont l’œil eut une lueur haineuse, prenez garde !… Jusqu’à présent, tous ceux qui m’ont attaquée ont eu lieu de s’en repentir !

— Je le sais, murmura le baron qui la regarda fixement ; mais pas tant que ceux qui vous ont aimée…

Sara tressaillit. Sa bouche s’ouvrit, tremblante et contractée. Elle demeura muette.

Ses yeux étaient cloués au sol.

Le baron la regarda un instant encore d’un air dédaigneux et froid. Puis il fit effort sur lui-même comme si le rôle qu’il s’imposait eût répugné puissamment à sa fierté.

Il prit la main de Sara et la toucha de ses lèvres.

— Oh ! oui ! poursuivit-il en donnant à sa voix un subit accent de douleur, ceux qui vous aiment souffrent, Madame… et je sais un homme qui paierait bien cher la chance de ne vous avoir point connue.

Rodach en savait plus d’un, et malgré lui sa parole se teignait d’amertume, parce qu’il songeait à son entretien avec le docteur José Mira.

Le docteur lui avait dit bien des choses.

— Et quel est donc cet homme ? demanda Petite sans lever les yeux.

— Vous le devinez, Madame, répliqua le baron, puisque vous me voyez venu d’Allemagne pour vous retrouver…

Petite eut besoin de toute sa force pour ne point laisser échapper son triomphe. Son cœur bondissait ; sa détresse se changeait pour elle en victoire. Encore un esclave !

Car elle ne doutait point ; elle était si bien faite à ètre adorée !

— Écoutez-moi, Sara, reprit M. de Rodach avec lenteur, le jour approche où vous saurez tout ce qu’il y a au fond de mon âme… Vous saurez qui m’a mis à même de pénétrer votre secret…

— Pourquoi pas ce soir, demanda madame de Laurens.

— Parce que ce soir je veux vous parler de moi… de vous et de moi seulement… Tous vos secrets sont à moi, Madame, hormis un seul qui me regarde… et c’est celui-là justement que je veux savoir.

— Tous mes secrets ! répéta Sara, dont l’effroi revenait.

Son œil interrogea les traits du baron à la dérobée. Rodach semblait rêver.

Petite le contempla durant un instant, faisant pour ainsi dire une comparaison rapide entre sa force, à elle, et la puissance de cet homme, qui osait lui dire : Je sais tous vos secrets…

Ne se trompait-il point ?

À mesure que Sara songeait, son regard s’assurait et les plis de son front disparaissaient.

Tous ses secrets ! Quelle folie ! Et, d’ailleurs, elle croyait que Rodach l’aimait encore ; n’était-elle pas sûre de son empire ? ne savait-elle pas qu’elle pouvait envahir et tyranniser tout cœur qui s’ouvrait imprudemment à elle ? Sa vie ne s’était-elle point passée à séduire, à fasciner, à vaincre ?

Y avait-il pour elle des faibles et des forts ? n’avait-elle pas courbé les âmes les plus fières sous le niveau de son joug ?

Elle attendit, prête à tout désormais et sûre de la victoire.

— Sara, reprit M. de Rodach après quelques secondes de silence, un aveu franc peut tout réparer… le cœur s’égare parfois et ceux qui aiment pardonnent… Qu’êtes-vous allée faire ce soir chez ce jeune homme de la rue Dauphine ?

Petite était résolue à ne s’étonner de rien ; et pourtant elle fut étonnée.

— Quoi ! balbutia-t-elle, vous savez aussi cela ?…

— Ce que j’ignore et ce que je voudrais expliquer avantageusement pour vous, répliqua le baron, c’est le motif de cette démarche… il me semble que l’amour seul…

Sara respira bruyamment.

— Vous êtes jaloux, dit-elle avec vivacité.

— N’en ai-je pas sujet ?… demanda le baron.

À vrai dire, si son rôle lui pesait, du moins n’avait-il pas grand’peine à le jouer. Sara l’y aidait à son insu, et cette créature si habile, gâtée par l’habitude de triompher, fermait les yeux et se livrait en aveugle.

Elle réfléchit un instant. Une circonstance oubliée lui revenait tout à coup à la mémoire.

— J’y suis ! s’écria-t-elle en frappant ses mains l’une contre l’autre ; mon Dieu que n’ai-je pensé à cela plus tôt !… vous ne m’auriez pas effrayée comme une petite fille, Albert, avec vos graves fadaises et votre tenue de tuteur castillan !… je me souviens maintenant de votre apparition à la porte du cabinet du café Anglais. C’est depuis cette heure, sans doute, que vous avez perdu votre air gaillard, pour prendre ce long visage morose… Ai-je deviné ?

Rodach fit un geste équivoque. Il avait toute l’apparence d’un homme qui veut paraître au fait de la chose dont on parle et qui ne sait pas…

Petite prit cet embarras pour le dépit que Rodach éprouvait à voir son grand mystère percé à jour. Elle chérissait trop son idée pour la perdre un seul instant de vue.

— Voilà le motif de votre arrivée théâtrale à l’hôtel de mon père, reprit-elle ; vous êtes jaloux, mon pauvre Albert ! jaloux comme un barbon ou comme un collégien !… Fi donc ! un si beau cavalier ! un don Juan ! finir par où les bergers commencent… Et après votre visite à l’hôtel, vous avez été comme une âme en peine… Quand je suis sortie, vous étiez quelque part dans la rue, vous m’avez suivie chez moi, chez Batailleur, chez Franz…

— Ah ! interrompit Rodach qui joua l’ignorance, il se nomme Franz !

— Vous m’avez suivie jusqu’ici… Quant à la manière dont vous y avez pu entrer, quant aux moyens que vous avez employés pour apprendre les noms du banquier et de la baronne, je l’ignore ; mais après tout, il n’y a pas besoin d’être sorcier pour cela !

Rodach la laissait parler sans l’interrompre et ne semblait point avoir envie de ranimer son inquiétude.

— Et ce jeune Franz ?… dit-il avec une hésitation feinte, vous l’aimez ?

— Peut-être, répondit Sara en minaudant.

Les noirs sourcils de Rodach se contractèrent.

— Si je l’aimais, poursuivit Petite qui mettait des grâces provocantes dans son sourire, que feriez-vous, Albert ?

Rodach baissa les yeux et répondit d’un air sombre :

— Je le tuerais !


Derrière le rideau

Petite le contempla durant une ou deux secondes à la dérobée et avec un plaisir évident.

Puis, elle lui prit la main et l’attira bien doucement jusqu’au fond de la loge. Elle s’assit tout auprès de lui, les mains dans les siennes et la tête appuyée sur son épaule.

Ses beaux cheveux noirs ruisselaient en ondes soyeuses sur la poitrine de Rodach ; ses yeux, dans le demi-jour de la loge, brillaient d’une lueur étrange. Elle était belle comme la passion qui tente et qui enivre !…

— Si un homme faisait ce que vous venez de dire, murmura-t-elle d’une voix pénétrante et basse, je serais à lui pour la vie !…