Le Fils du diable/VI/2. Avant le départ

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Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 143-151).
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Sixième partie

CHAPITRE II.

AVANT LE DÉPART.

Quatre ou cinq jours après le départ d’Araby, madame Batailleur quitta sa place du quartier des Frivolités, au plus fort de la vente, pour se rendre en toute hâte sous le péristyle de la Rotonde ; elle venait de recevoir une lettre d’Allemagne.

Ce fut justement vers l’échoppe abandonnée du vieil usurier qu’elle se dirigea.

Elle trouva la petite Galifarde assise sur le seuil, en dehors.

La pauvre Nono semblait plus chétive encore et plus faible que de coutume ; ses yeux rougis se gonflaient à force de pleurer.

Certes, elle était bien malheureuse, du temps que le bonhomme venait tous les jours au Temple ; mais alors elle avait un asile et du pain.

Maintenant, elle n’avait plus rien, et sans la charité de la jolie Gertraud, elle serait morte déjà durant ces cinq jours.

L’échoppe de l’usurier avait un nouveau maître qui lui avait permis jusque-là de coucher dans l’antichambre ; mais, outre qu’Araby avait vendu en partant son pauvre matelas, cinq jours avaient usé la patience hospitalière du nouveau maître de l’échoppe.

Le matin même, il avait déclaré à la pauvre petite fille qu’il lui faudrait chercher un autre abri pour la nuit suivante.

Pour comble de malheur, Gertraud, en apportant son aumône quotidienne, avait parlé d’un grand voyage, d’un voyage qui devait durer bien longtemps.

C’était la dernière ressource qui s’échappait, car le départ de Gertraud était fixé à ce jour-là même.

La petite Galifarde n’avait plus de larmes ; elle était assise sur la pierre, l’œil morne et la tête penchée ; ses mains se croisaient sur ses genoux. À la voir si frêle et si pâle, on pouvait prévoir que sa souffrance sur cette terre aurait un terme prochain et fatal.

Parmi toutes les marchandes du Temple, madame Batailleur était, nous l’avons dit, celle qui la traitait avec le plus de commisération. Nono l’aimait ; elle était si peu habituée à la pitié !

Mais l’intérêt que Batailleur portait à la pauvre enfant n’eût point été jusqu’à lui faire quitter sa place, à l’heure du travail, si quelque autre chose ne l’y avait poussée.

La lettre d’Allemagne qu’elle tenait encore à la main était de madame de Laurens, qui, sans lui rien avouer précisément, la mandait au château de Geldberg et la priait d’amener avec elle l’ancienne servante du prêteur Araby.

Petite avait toujours témoigné une tendresse extraordinaire à la petite Galifarde ; cette tendresse, elle l’expliquait en disant que Nono ressemblait trait pour trait à Judith, l’enfant mystérieux de sa jeunesse, qui était nul ne savait où.

Mais de cet attrait vague, qui portait la grande dame vers la pauvre fille, à l’idée de demander celle-ci au château de Geldberg, il y avait loin.

Ce pouvait être un caprice, mais il était bizarre, et Batailleur trouvait étrange le choix du moment : une grande fête réunissant l’élite du beau monde parisien.

La marchande ne savait vraiment que penser.

Parfois, elle se disait : c’est sa fille. D’autres fois, elle reculait, effrayée, devant l’abominable tableau d’une mère heureuse et riche, laissant mourir de faim son enfant…

Une enfant que cette mère aimait uniquement sur la terre !

N’était-ce pas contradictoire et impossible ?

Certes, pourtant, Batailleur ne pouvait s’empêcher de douter ; l’œil de son intelligence n’était pas assez perçant pour avoir pu sonder jusqu’au fond le cœur de Sara, mais elle savait que c’était un abîme.

Quoi qu’il en lut, elle avait trop d’intérêt à rester la servante dévouée de madame de Laurens pour hésiter un seul instant.

Madame de Laurens ordonnait ; il était sage d’obéir. Batailleur avait dépêché madame Huffé pour arrêter deux places aux messageries Laffitte et Gaillard.

Une demi-journée devait lui suffire pour mettre en bonnes mains ses affaires courantes et donner les instructions nécessaires, pour ce qui concernait la maison de jeu, à son premier ministre, M. de Navarin, ancien officier supérieur au service du roi des Grecs.

Restait l’aimable Polyte ; mais ces cœurs de reines surent, dans tous les temps, sacrifier l’amour à la politique. Personne n’ignore ce que les Sémiramis et les Élisabeth faisaient de leurs favoris, dans les grandes occasions.

L’infortuné lion était loin de s’en douter, mais le son en était jeté ; à moins d’un coup de fortune, il passait désormais à l’état de prince in partibus.

— Eh bien, Fifille, dit madame Batailleur, en tapotant la petite joue pâle de la Galifarde, nous avons donc comme ça de grosses peines ?…

— On m’a chassée d’ici, répliqua la pauvre enfant, dont les yeux brûlants retrouvèrent quelques larmes, et je vais coucher cette nuit dans la rue !

— Oh ! que non pas, reprit Batailleur en souriant, il fait trop froid, ma mignonne.

Nono frissonna de tous ses membres.

— Oui… oui, murmura-t-elle, il fait grand froid sur le pavé !

La marchande se pencha et la prit par la main.

— Tout ça, c’est des bêtises ! Fifille, dit-elle. J’ai idée que tu coucheras désormais dans un bon lit… Je viens te chercher ; veux-tu venir avec moi ?

Nono releva sur Batailleur ses grands yeux noirs, embellis tout à coup par un rayon d’espérance. Parmi cet espoir naissant, il y avait encore beaucoup de crainte ; elle était si bien habituée à souffrir !

— Avec vous ?… répéta-t-elle timidement.

— Tu ne veux pas ?

— Oh ! mon Dieu ! s’écria la pauvre enfant, qui appuya ses petites mains jointes contre sa poitrine, si j’étais avec vous, je vous aimerais tant !

Batailleur avait un peu de bon dans l’âme : elle fut touchée. Elle souleva l’enfant entre ses bras, et lui mit sur le front une grosse embrassade.

— Si ça ne fait pas pitié ! grommela-t-elle ; sois tranquille, Fifille, tu n’auras plus ni faim ni froid !

— Et quelqu’un m’aimera ? dit l’enfant dont le regard humide encore avait une expression charmante.

— Oui, sur ma foi, quelqu’un t’aimera, s’écria Batailleur ; quand ça ne serait que moi, Fifille !

Nono entoura de ses bras le cou de la marchande et, dans le transport de sa joie, elle trouva le courage de lui rendre un baiser.

Batailleur s’essuya les yeux avec la mauvaise humeur d’un grognard qui se surprend à pleurer.

— Je te dis que c’est des bêtises, répéta-t-elle ; en voilà assez !… venons-nous-en !

Elle prit la petite fille par la main et l’emmena, sans rentrer dans le Temple, jusqu’à son appartement de la rue du Vert-Bois.

Là, elle commença sérieusement ses préparatifs de départ.

Et Dieu sait ce que la pauvre madame Huffé eut de fil à retordre ! Elle sentit cruellement, ce jour-là, le malheur d’avoir perdu la position qu’elle occupait jadis dans le monde.

Heureusement que ce n’était qu’un coup de collier à donner, après quoi devaient venir quinze bons jours de paresse.

Car le voyage de madame ne pouvait durer moins d’une quinzaine. Quel joyeux temps pour madame Huffé et pour le matou Minet, son Polyte !…

Le Temple était donc veuf, par le fait, de deux personnages très-éminents : l’usurier Araby et madame Batailleur.

Il regrettait en outre l’absence du cabaretier Johann, maître de la Gi'rafe, lequel avait laissé la direction de son établissement au neveu Nicolas.

En ajoutant à ces trois départs ceux de Jean Regnault, de Mâlou, de Pitois et de Fritz, on verra que nous avions raison de dire que le Temple avait profondément ressenti le contre-coup de la fête de Geldberg.

Mais nous sommes encore bien loin de compte, et nous n’avons pas mentionné tous les voyageurs que le marché devait envoyer en Allemagne.

À surfaces égales, le bazar en guenilles fournissait vraiment plus de membres à la brillante fête que n’importe quel quartier de la Chaussée d’Antin ou des nobles faubourgs.

Il y avait d’abord Hermann et tous les convives allemands, anciens serviteurs de Bluthaupt, que nous avons vus trinquer gaiement le soir du dimanche-gras, dans la salle de la Girafe.

Ces bons garçons arrangeaient aussi leurs affaires et terminaient leurs préparatifs, car Hans Dorn avait parlé.

Hans avait parlé au nom d’un maître auquel chacun se faisait une joie d’obéir.

Ils n’étaient pas riches et ils risquaient l’existence de leur famille, en désertant le travail de chaque jour, mais ils étaient dévoués ; ils allaient, pleins d’enthousiasme, et leurs cœurs battaient à la pensée de la patrie.

Hans Dorn, qui était leur chef, ne pouvait les laisser en arrière. Tout était sens dessus dessous dans sa maison ; tandis qu’il arrêtait ses derniers comptes en homme d’ordre, la jolie Gertraud s’évertuait à faire malles et valises.

Elle n’avait jamais quitté Paris ; un voyage était pour elle l’inconnu et le mystérieux ; elle avait l’idée fixe de munir son père, de l’approvisionner complètement pour cette excursion lointaine.

Elle empilait dans la malle linge sur linge, habit sur habit ; elle se désespérait de la voir si petite ; elle y aurait mis volontiers les chaises, la table et le lit.

On peut avoir besoin de tout cela en voyage.

Aux habits, Gertraud joignait des robes, des tabliers, des fichus, des bonnets, tout le matériel enfin de sa fraîche toilette d’ouvrière aisée.

Car, elle aussi avait sa place retenue à la diligence.

Le marchand d’habits avait hésité longtemps en songeant à la besogne qu’il devait accomplir au château de Geldbcrg ; il se disait bien que Gertraud serait de trop à ses côtés.

Mais comment la laisser seule à Paris ?

Gertraud d’ailleurs avait tant prié ! elle ne voulait point quitter son père, et une voix secrète l’appelait vers cette Allemagne où était le pauvre Jean Regnault.

Il y avait maintenant bien des jours qu’elle n’avait reçu de ses nouvelles. Son visage, si joyeux naguère et si frais, portait désormais quelques traces de souffrances. Des rêveries pénibles avaient passé, sur ce jeune front, et l’insomnie, longtemps ignorée, était venue mettre un peu de pâleur sur les joues de la jeune fille.

Mais aujourd’hui la mélancolie faisait trêve ; Gertraud se démenait vive, affairée, alerte ; elle allait de chambre en chambre déplaçant tout, et poursuivie par la peur d’oublier quelque chose. L’agitation trompait sa tristesse ; parfois même, dans l’enthousiasme zélé de son travail, elle se surprenait à chanter quelques couplets de ses chansons aimées.

Vous l’eussiez reconnue alors pour la gentille enfant, insouciante et heureuse, dont le naïf sourire éclaira les premières pages de ce récit ; mais bientôt sa paupière se baissait : le chant commencé mourait entre ses lèvres ; il y avait comme un remords sur ses traits soudainement assombris.

C’est que l’image du pauvre Jean, tel qu’il s’était présenté à elle le matin du mardi-gras, venait de passer dans ses souvenirs. Elle le voyait morne, défait, brisé, comme un condamné le jour du supplice ; que faisait-il à présent ? où était-il ? Était-ce bien vrai ? Dans cette âme si bonne, l’idée du meurtre avait-elle germé ?…

Oh ! que Gertraud se reprochait amèrement l’élan étourdi de sa joie !

Bien des fois, depuis l’heure de la séparation, elle avait cherché Geignolet pour l’interroger encore et mieux savoir ; mais l’idiot avait tout oublié.

Et Gertraud était obligée de garder en elle-même sa douleur inquiète ; elle ne pouvait pas même la confier à son père, qui avait eu jusqu’alors tous ses petits secrets.

Cette confidence eût accusé Jean Regnault.

Pauvre Jean ! il s’était trop hâté ! quelques jours encore et son dur sacrifice devenait inutile, un peu d’aisance rentrait sous le toit indigent des Regnault.

Un frère de Victoire, ancien fort à la halle, venait de mourir en lui laissant un modique héritage.

De sa chambre, Gertraud, qui regardait, hélas ! bien souvent de ce côté, pouvait voir des rideaux de cotonnade remplacer à la fenêtre des Regnault le lambeau de serpillière troué.

Mon Dieu ! ce n’était pas la richesse, mais ce n’était plus la misère, et le bon joueur d’orgue eût été bien heureux !…

Gertraud n’avait pourtant pas gardé entièrement son secret. Un matin, elle avait traversé la petite cour et monté l’escalier de la vieille mère Regnault.

Elle était toujours bien reçue dans la pauvre demeure, tout le monde l’y aimait ; cette fois sa visite fut une source de larmes.

Longtemps après qu’elle eut repassé le seuil, madame Regnault et sa bru restaient encore en face l’une de l’autre, sans parole et comme anéanties.

Elles ne savaient pas ce qu’était devenu Jean : Gertraud venait de le leur apprendre.

Au bout de quelques minutes. Victoire prit la main de la vieille femme qui était glacée.

— Ma mère, dit-elle, Dieu a rappelé à lui mon pauvre frère et nous avons maintenant de l’argent… je vais partir pour l’Allemagne.

— Et moi aussi, répliqua la vieille femme.

Les derniers événements l’avaient rudement ébranlée ; elle semblait n’avoir plus qu’un souffle de vie.

— Vous êtes bien faible, ma mère, objecta Victoire, et moi je suis forte encore…

— Il faut que je revoie notre Jean avant de mourir ! murmura l’aïeule. Je suis faible, c’est vrai… mes heures sont comptées… c’est pour cela que je veux aller à sa rencontre, afin de ne pas perdre un jour.

— Mais nous avons un autre enfant, dit encore Victoire ; si nous partons toutes deux, qui veillera sur mon pauvre Joseph ?

— Il viendra avec nous… cela coûtera bien cher, n’est-ce pas ?… mais j’ai tant souffert, ma pauvre fille ! je te demande cette joie, de revoir mon Jean bien-aimé avant de mourir !

Victoire n’avait plus rien à répondre, et le départ fut fixé au lendemain.

Geignolet était là quelque part dans un coin, écoutant d’une oreille et dormant d’un œil.

Il se glissa au dehors et s’assit sur les marches poudreuses de l’escalier.

Ses yeux, fixés au sol, avaient comme une lueur de réflexion.

Il tira de sa poche son grand clou aiguisé qui avait maintenant du plâtre jusqu’à la tête.

Geignolet n’avait trouvé que de rares occasions de travail, depuis cette soirée où l’absence de Hans Dorn avait favorisé sa besogne, pendant l’entrevue de Franz et de Denise. Il était prudent et patient ; malgré la vivacité de son désir, il savait attendre.

— Je ne veux pas m’en aller, grommela-t-il en quittant la marche où il s’était assis pour se mettre à cheval sur la rampe, sans avoir fini mon trou… Et le père Hans qui reste maintenant chez lui tous les soirs !…

Il fit une grimace de mauvaise humeur et donna un grand coup de poing sur la rampe.

— Hue ! bourrique !… s’écria-t-il.

Puis il se prit à chanter sourdement :

Si j’étais assez fort,
Je passerais mes deux mains par le trou,
Quand le père Hans est dans son lit,
Et je prendrais son cou ;
Car je sais bien comment on fait
Pour étrangler, pour étrangler…
La bonne aventure, ô gué !

Ses lèvres s’écartèrent en un sourire ; une lueur fauve et fugitive s’alluma dans sa prunelle, puis sa face redevint morne tout à coup.

Il se laissa glisser le long de la rampe jusqu’au bas de l’escalier et vint s’accroupir derrière la porte de la cour.

Il s’appuya contre la muraille, immobile et feignant de sommeiller.

On était encore au matin ; il resta là sans bouger jusqu’au soir. Pendant sept à huit heures, son œil, semi-fermé, guetta sans relâche la porte de Hans Dorn.

Celui-ci sortit vers la brune ; son départ était également fixé au lendemain, et il lui fallait régler diverses affaires.

Gertraud l’avait accompagné jusque dans la cour, et Geignolet entendit Hans Dorn qui disait :

— Couche-toi de bonne heure, ma fille… on ne dort guère dans les nuits de voyage… Moi, je rentrerai tard peut-être ; ne m’attends pas…

Le marchand d’habits gagna la place de la Rotonde et Gertraud rentra.

Le cœur de l’idiot battait sous l’étoffe grossière de sa veste.

Il attendit une demi-heure encore. — Quand la nuit fut tout à fait tombée, on eût pu le voir se couler sans bruit le long des murs de la cour, puis monter, pieds nus, l’escalier de Hans Dorn.

Gertraud, qui s’était endormie à moitié, crut ouïr en rêve ce bruit inexplicable qu’elle avait entendu déjà, le soir où Jean Regnault était venu lui demander des habits…