Le Fils du diable/VII/8. Fantasmagories

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Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 346-361).
Septième partie

CHAPITRE VIII.

FANTASMAGORIES.

Mais le mouvement de l’ermite fut si rapide, que le chevalier ne vit ni pierreries ni pourpoint de soie.

Au lieu d’un poignard, cependant, ce fut une liasse de papiers que l’ermite exhiba.

— L’idiot Geignolet ne vole pas seulement à Paris, murmura-t-il, et son clou peut ouvrir plus d’une serrure… Pauvre fou que vous êtes ! Vous m’avez laissé tout ce qui peut vous perdre, et vous m’avez enlevé tout ce qui peut vous servir ! Il ne manque rien ici sauf les traites exigibles sur la maison de Geldberg.

Reinhold voulut prononcer les noms de Van-Praët et du Madgyar, mais la terreur lui coupait la parole. Rien n’était donc au-dessus du pouvoir de cet homme ! Sa frayeur était si visible, que la curiosité du cercle qui l’entourait arrivait à son comble. La foule se rapprochait tant qu’elle pouvait. Dans le reste de la salle, on dansait gaiement aux accords accompagnés de Tolbecque et de son orchestre.

Le groupe des Geldberg était maintenant à quelques pas de la porte, et le Madgyar, resté étranger à tout ce qui venait de se passer, atteignait déjà le seuil. Au moment où il allait sortir, l’ermite lâcha brusquement le bras de Reinhold, repoussa le gros Van-Praët, qui lui faisait obstacle, et toucha l’épaule du seigneur Georgyi. Celui-ci se retourna.

Ils étaient tous deux de grande taille et robustes tous deux. L’idée vint aux curieux que cette dernière scène ne ressemblerait point aux autres. Car, jusque-là, l’ermite semblait avoir frappé toujours, sans jamais subir de représailles. Tous les yeux s’ouvrirent ; on eût donné des centaines d’actions du chemin de fer pour savoir ce qui allait se dire.

— Un mot, s’il vous plaît, seigneur Georgyi, murmura l’ermite en sortant de la salle à moitié, pour se poser en face de son interlocuteur.

— Que me voulez-vous ? demanda le Madgyar.

— Je veux vous dire, répliqua l’ermite, que depuis hier vous cherchez très-vaillamment cet homme qui vous fit naguère une visite à Londres.

Yanos se redressa comme un cheval qui sent l’éperon. L’ermite poursuivit :

— Et qui se servit de votre femme pour…

Il n’eut pas le temps d’achever : Yanos, poussant un rugissement de colère, lui avait saisi les deux mains à la fois.

— Ne lâchez pas ! dit Reinhold à son oreille, c’est le baron de Rodach.

La poitrine de Yanos s’enfla en un mouvement de rage satisfaite.

— Je te tiens donc enfin ! s’écria-t-il avec un éclat de voix.

C’était la première parole entendue par les invités curieux. Ce fut la dernière. Malgré la vigueur apparente du Madgyar, l’ermite se dégagea de son étreinte comme en se jouant.

— Il n’est pas temps encore, murmura-t-il.

Et il s’élança dans le corridor. Le Madgyar se précipita sur ses traces. Durant les premiers instants, il put le suivre le long des galeries brillamment éclairées ; mais l’ermite paraissait connaître à fond le château. Après plusieurs détours, il arriva dans d’étroits et longs corridors, où les lueurs du bal ne pénétraient plus.

Le Madgyar le distinguait à peine comme une ombre, courant au-devant de lui. À un certain endroit où les ténèbres étaient plus épaisses, la voix de l’ermite s’éleva dans la nuit.

— À demain !… dit-elle.

L’ombre disparut comme par enchantement… Le Madgyar, essoufflé, se trouvait au pied du petit escalier tournant qui conduisait à la Tour-du-Guet.

Le Madgyar Yanos avait été, durant plusieurs mois, le commensal de Zachœus Nesmer, à l’époque où Van-Praët et Mira ménageaient l’agonie lente du vieux Gunther de Bluthaupt. Il connaissait alors parfaitement le château, mais de longues années avaient passé depuis ce temps-là ; Yanos avait pu oublier.

À l’endroit où l’ermite fugitif venait de disparaître, une obscurité presque complète régnait. On n’avait d’autre lumière que les rayons perdus d’une lampe située derrière un coude du corridor et dont les murailles noires répercutaient faiblement la lumière. La galerie se prolongeait à perte de vue et n’offrait, en apparence, aucune issue latérale. Cette disparition soudaine de l’ermite avait l’air d’un coup de magie, et l’idée vint au Madgyar que le sol s’était entr’ouvert pour lui donner passage.

Depuis son arrivée en Allemagne, le seigneur Georgyi était en proie à une sorte de maladie morale. Il souffrait. Le souvenir de sa femme infidèle le poursuivait cruellement, et sa vie se passait en des alternatives de colères fougueuses et de mornes tristesses. Ce n’était pas tout ; d’autres souvenirs plus lointains semblaient se lier avec son angoisse jalouse. Ses nuits étaient pleines de fantômes, et il croyait à la vengeance de Dieu. D’obsédantes terreurs l’étreignaient à l’improviste et abattaient ce brutal courage que nul péril humain n’aurait pu faire fléchir. En ce moment, le choc qu’il venait de subir rendait son imagination plus vulnérable encore. Il sentit la fièvre sinistre qui brûlait ses nuits sans sommeil monter à son cerveau ; des spectres se dressèrent devant lui dans les ténèbres, et il recula, brisé d’épouvante, parce qu’il voyait, en travers du corridor, un cadavre étendu, les cheveux dans la poussière… Il mit ses deux mains sur son front en feu ; le nom d’Ulrich tomba de sa bouche comme une plainte suppliante. Il n’osa pas faire un pas de plus pour visiter l’endroit qui avait servi d’issue à l’ermite. Il se prit à marcher à reculons, la main sur la garde de son sabre, et rappelant son courage défaillant, pour se défendre contre ses invisibles ennemis. Arrivé au bout du corridor, il respira comme s’il eût évité un danger au-dessus de ses forces ; il était enfin hors de ces effrayantes ténèbres où sa fièvre mettait tant de visions. La lampe brûlait à quelques pas de lui ; sa raison revenait ; il se retrouvait lui-même. Des pas se faisaient entendre à l’extrémité opposée de la galerie et dans la direction de la salle du bal. Le Madgyar continua de s’avancer et fut bientôt en face du bon Van-Praët, de Reinhold et de Mira, que suivaient des domestiques armés.

— Vous ne l’avez pas rejoint ? demanda vivement Reinhold.

Van-Praët éleva une lanterne qu’il tenait à la main jusqu’à la hauteur du visage de Yanos.

— Comme vous êtes pâle ! dit-il, mon vaillant ami… Voici la première fois que je vous vois trembler…

D’instinct, l’orgueil du Madgyar se révolta ; il voulut se redresser, mais sa tête s’inclina de nouveau, lourde, sur sa poitrine.

— Je pense qu’il ne vous a pas mieux traités que moi, mes bons camarades, reprit Van-Praët en baissant la voix pour n’être pas entendu des domestiques ; il m’a parlé de mes cornues et de mon creuset, le diable d’homme ! il sait tout !

— Tout ! répéta le docteur d’un air accablé.

— Mais où est-il ? demanda Reinhold, nous sommes en nombre et peut-être…

— Venez, interrompit le Madgyar.

L’image d’Éva, son unique amour en ce monde, venait de traverser son esprit, et le courroux lui rendait sa vaillance. Il se mit à marcher résolument vers la partie du corridor où il s’était arrêté naguère, anéanti par l’épouvante… La lanterne de Van-Praët éclaira bientôt, à l’endroit même où l’ermite avait disparu, un couloir étroit et sombre, où se montraient les basses marches d’un escalier tournant. La terre ne s’était pas ouverte sur les pas de l’ermite.

— C’est là ! dit le Madgyar, qui éprouvait comme un ressentiment de ses superstitieuses frayeurs.

Mira, Reinhold et Van-Praët se regardèrent ; l’escalier tournant conduisait au sommet de la Tour-du-Guet.

— Peste ! fit le Hollandais ; c’est un pauvre domicile pour le noble baron de Rodach !… mais à la guerre comme à la guerre !… il paraît qu’il sait se contenter de peu…

— Vous êtes sûr de l’avoir vu disparaître ici même, seigneur Yanos ? demanda Reinhold.

— J’en suis sûr.

Reinhold baissa la voix jusqu’au murmure, comme s’il eût craint qu’une oreille ne fût ouverte dans l’ombre de l’escalier tournant.

— Alors, reprit-il, nous le tenons !

Parmi les associés, chacun se reportait à cette mystérieuse aventure arrivée le matin même. On s’expliquait maintenant cette étrange résistance que les domestiques de Geldberg avaient rencontrée lorsqu’ils étaient montés pour ouvrir la plus haute chambre de la Tour-du-Guet. Ils s’expliquaient en même temps les bruits qui couraient dans le pays, et qui disaient que l’âme de Bluthaupt s’était ranimée au sommet du donjon. Il y avait un intrus dans le laboratoire où meinher Van-Praët faisait jadis de l’or. On ne connaissait d’autre issue à la Tour-du-Guet que l’escalier donnant sur la galerie. Van-Praët, Reinhold et Mira se consultèrent un instant, puis ils ordonnèrent à un domestique d’aller chercher Johann, Mâlou et Pitois, à qui l’on avait donné asile dans les communs du château. Le Madgyar entendit cet ordre et secoua la tête.

— S’il veut passer, pensa-t-il tout haut, vos hommes avec leurs couteaux n’y feront rien… il passera !

— C’est ce qu’il faudra voir, mon intrépide ami ! répliqua Van-Prët.

Johann et ses deux compagnons furent postés en sentinelle au bas de l’escalier ; les associés regagnèrent la salle du bal.

Le plaisir avait effacé toute trace de l’émotion récente. On causait bien encore çà et là, autour des murailles richement vêtues, des faits et gestes de ce bizarre personnage dont l’aspect avait glacé la joie générale, mais un peu de mystère va bien partout, et au bal masqué mieux qu’ailleurs. Ces incidents donnent du piquant à une fête ; il ne faut pas s’en plaindre pourvu qu’on ne les prolonge point outre-mesure. Ici, la scène avait duré juste assez de temps pour piquer la curiosité sans lasser l’attention. Les invités avaient une vénération grande pour la maison de Geldberg, mais on constate volontiers l’embarras des gens qu’on vénère. D’un autre côté, les Geldberg, qui avaient intérêt à faire disparaître toute trace de ce moment de trouble, redoublaient d’entrain et de gaieté. Le vieux Moïse s’était retiré. Personne n’en pouvait manifester aucune surprise, puisque ces exhibitions solennelles que la famille faisait de son chef étaient toujours aussi courtes que rares. Abel, Esther, Sara semblaient se multiplier pour plaire à chacun. Le chevalier de Reinhold reculait littéralement les bornes de l’amabilité ; il n’y avait pas jusqu’au docteur Mira lui-même qui ne fît des efforts assez malheureux pour être charmant.

Comme nous l’avons dit, le bal avait pour prétexte les fiançailles de la seconde fille de Mosès Geld, la belle comtesse Lampion, avec le jeune vicomte Julien d’Audemer. Le mariage devait avoir lieu à Paris, dans quelques semaines. On en était aux compliments officiels. On en faisait à la vicomtesse, à Julien, à Esther ; tout le monde trouvait l’union admirablement assortie ; et les beaux-fils du commerce transcendant qui parlent volontiers noblesse, les aveugles parlent bien des couleurs ! disaient des balivernes sur la bonté des deux familles. La vicomtesse recevait les compliments d’un visage radieux. Ce mariage était un de ses rêves les plus chers ; elle ne se sentait pas de joie. Elle aurait bien voulu voir aussi avancée l’union de Denise avec le chevalier de Reinhold. Mais les jeunes filles !… les jeunes filles !… La danse reprenait plus vive ; quelques masques tombaient, montrant çà et là de jolis visages, allanguis par la fatigue du plaisir. Le bal arrivait à ce moment attendu où les plus froids s’animent et où l’abandon gracieux double la beauté des femmes. Il y avait comme une brise enivrée au-dessus de cette foule en joie. Les toilettes se mêlaient en un resplendissant chaos ; les paroles vives et gaies se croisaient ; l’orchestre jetait parmi tout ce mouvement sa voix leste et entraînante. C’était partout du rire ou de la rêverie ; ici de la gaieté, là des soupirs novices ; l’aveu timide de Chérubin, don Juan avec son audace éternellement heureuse ; un peu d’amour partout.

Esther et Sara étaient encore ensemble ; Esther venait d’avouer à sa sœur que Julien avait pris sur elle, dans ces derniers temps, un empire absolu, et que de ce mariage dépendait le bonheur de sa vie. Petite félicitait et raillait à la fois. En réalité, Petite était jalouse de ce bonheur qui semblait si sûr et si proche. Elles venaient d’échanger leurs confidences. Esther avait répété les paroles de l’ermite, non sans un frisson de crainte, et Madame de Laurens avait inventé quelque fable pour ne point demeurer en reste. Car elle ne pouvait pousser la confiance jusqu’à parler de cette lente mort de l’agent de change, à laquelle l’ermite avait fait allusion.

— Je tremble, dit Esther. Qui peut être cet homme ?… si sa menace allait se réaliser !…

— Quelque envieux ! répliqua Sara, et quant à sa menace ne craignez rien, ma sœur… Julien vous aime et vous êtes riche.

Denise d’Audemer et Lia restaient également sous le coup des mystérieuses paroles de l’ermite. Lia était venue à ce bal parce qu’on le lui avait ordonné. Elle était faible et souffrante ; le choc éprouvé achevait de la briser. Elle s’appuyait au bras de Denise, émue elle-même, et perçait la foule pour se retirer ; car elle se sentait défaillir. Cette voix, qui lui défendait l’espoir, pesait comme un poids de glace sur son cœur. Elle sortit. Au moment où Denise rentrait seule dans le bal, Franz s’approcha d’elle et lui glissa rapidement quelques mots à l’oreille. Ils étaient surveillés de près, et madame d’Audemer, alléchée par un premier succès, gardait chèrement sa fille à ce bon chevalier de Reinhold. Julien aidait sa mère dans cette tâche ; car il était devenu Geldberg des pieds à la tête, et les prétentions de Franz lui semblaient un ridicule roman. Depuis le commencement du bal, Denise et Franz n’avaient pu se joindre. Julien était à quelques pas ; on voyait de loin la vicomtesse qui cherchait, inquiète. Il fallait profiter de l’occasion, mais n’en point abuser. Aux quelques mots de Franz, on répondit par un oui prononcé bien bas ; la dentelle du masque laissa voir un joli sourire, Denise rejoignit sa mère, et Franz passa. Comme il s’éloignait, un bras se glissa sous le sien.

— Vous voilà bien joyeux, monsieur ! dit une voix connue à son oreille.

Franz rougit comme une jeune fille qu’on surprend à faire des signes du haut de sa fenêtre. Dans la bonne foi de son âme, il plaignait sincèrement madame de Laurens ; il s’accusait de l’avoir abandonnée. Comme il aimait avec passion et qu’il sentait, dans toute sa plénitude, le bonheur d’être aimé, il devinait aussi la peine amère de ceux qu’on n’aime plus. Il croyait avoir abandonné Sara. La vue de cette pauvre femme qui devait, selon lui, tant souffrir, mettait toujours au fond de son cœur de la tristesse et des remords. C’était Sara qui venait de passer son bras sous le sien.

— Que vous avez un goût gracieux, madame ! murmura-t-il pour dire quelque chose, et que vous êtes belle sous ce costume.

Petite détourna la tête à demi.

— Je croyais que vous n’aviez plus le loisir de remarquer cela, répliqua-t-elle en donnant à sa voix un accent de mélancolie ; il faut que nous nous expliquions franchement, monsieur… Le doute où je suis me fait plus souffrir que la certitude d’un malheur.

— Je ne vous comprends pas… balbutia Franz.

— Vous venez de donner un rendez-vous à mademoiselle d’Audemer ?

— Quelle idée !

— J’en suis sûre.

— Je vous proteste !…

— Pourquoi mentir ?… Je sais que vous l’aimez.

— Mais… pas le moins du monde !

Les yeux de Sara brillèrent à travers les trous du velours. On eût dit qu’ils avaient le pouvoir de percer le masque de Franz. Ils s’étaient arrêtés auprès d’un de ces piliers à bizarre architecture qui soutenaient la voûte de l’ancienne salle de justice des comtes. Ce pilier, comme tous les autres, présentait une gerbe lumineuse jaillissant du sol et arrivant jusqu’au monstre sculpté qui lui servait de chapiteau. Autour d’eux, la foule passait et repassait. Un seul personnage se tenait immobile de l’autre côté de la colonne. C’était un homme, et il avait eu la lugubre fantaisie de se déguiser en spectre. Un long voile blanc le couvrait de la tête aux pieds. Il n’y avait pas très-longtemps qu’on l’avait aperçu dans le bal pour la première fois. Aux joyeuses apostrophes qu’on lui avait adressées çà et là, il n’avait pas répondu un seul mot, et c’était à la rigueur qu’il jouait son rôle de fantôme. Il s’était promené dans la salle, semblant chercher quelqu’un à travers les trous pratiqués à son suaire. Son pas était tardif et chancelant. Il n’y avait guère qu’une minute qu’il s’était arrêté derrière le pilier. Depuis lors, on eût dit qu’il dévorait des yeux Franz et Sara…

Après la réponse de Franz, Sara et lui avaient gardé durant quelques secondes un silence embarrassé.

— Vous ne l’aimez pas ?… reprit enfin Petite.

— Non, répliqua Franz.

— C’est bien vrai ?

— Puisque je vous l’affirme…

— Eh bien, prouvez-le-moi !… je parie que votre rendez-vous est fixé à demain, pendant la chasse aux flambeaux.

— Mais il n’y a pas de rendez-vous… commença Franz.

Sara l’interrompit :

— C’est une si excellente occasion ! dit-elle avec un léger accent de raillerie ; il y aurait pourtant un moyen de me persuader…

— Lequel ?

— Mais vous ne l’emploierez pas !

— Dites…

— À quoi bon ?

Franz fit un geste d’impatience. Le spectre s’appuyait, immobile, à la colonne. On l’eût pris pour une de ces funèbres figures, taillées dans le marbre des tombeaux, si de faibles tressaillements n’eussent agité de temps à autre les longs plis de son suaire. Sa tête voilée faisait seule saillie en dehors du pilier ; Sara et Franz ne l’apercevaient point.

— Écoutez, reprit Petite, si je suis jalouse, c’est que je vous aime encore, moi !… j’ai peur ; rassurez-moi par pitié !… Je crois que vous avez donné ces heures de la chasse à une autre ; si vous me les consacrez, je ne craindrai plus, et je serai bien heureuse…

On aurait pu entendre, sous le voile blanc du spectre, comme une plainte étouffée.

— Ces heures sont à vous comme toutes celles de ma vie, répondit Franz qui ne savait comment tourner la difficulté ; où voulez-vous que j’aille vous rejoindre ?

— Derrière le château, répondit Sara, qui eut, sous son masque, un sourire ; dans ce champ où sont les ruines de l’ancien village de Bluthaupt.

— À quel moment ?

— Une demi-heure après l’ouverture de la chasse.

— J’y serai, dit Franz.

Sara lui fit un petit signe de tête gracieux et perça la foule. Il y eut sous le voile du personnage déguisé en spectre comme un écho des dernières paroles de Franz. Il se détourna pour suivre Sara du regard, puis on le vit se diriger péniblement vers l’une des issues de la salle. Il traversa les longs corridors, et monta l’escalier qui conduisait à l’appartement de l’agent de change Léon de Laurens. Il introduisit une clef dans la serrure de cette porte, que Petite avait fermée à double tour sur son mari agonisant. Il entra. Son suaire tomba et découvrit la lace hâve de Léon de Laurens lui-même. Il se laissa choir sur le pied de son lit. Ses traits, minés par la souffrance, exprimaient une mortelle angoisse.

Il resta longtemps immobile et semblable à un homme frappé de la foudre. Puis du fond de ses yeux caves, deux larmes roulèrent lentement sur sa joue. Sa poitrine amaigrie se souleva ; ses lèvres pâles s’entr’ouvrirent, et ces mots tombèrent comme en un sanglot déchirant :

— Je l’aime encore !…

En quittant Franz, Petite avait rejoint le chevalier de Reinhold.

— Demain, lui dit-elle, après l’ouverture de la chasse, il sera dans les ruines de l’ancien village.

— Tout seul ? demanda le chevalier.

— Avec moi… prenez vos mesures en conséquence.

— Belle dame, disait le jeune monsieur Abel à madame la marquise de Beautravers, sa danseuse privilégiée, je ne sais si je rêve, mais il me semble que nos Hommes Rouges ont grandi de trois ou quatre pouces dans la soirée. Madame la marquise braqua son binocle vers l’endroit indiqué.

— C’est vrai, pourtant ! répliqua-t-elle, je viens d’en voir passer un, et il me paraissait beaucoup plus petit… mais, je vous prie, qui sont donc ces messieurs ?

Abel abaissa le croc pommadé de sa moustache.

— Ceci est un grand secret, belle dame ! dit-il, on n’a pas voulu me le confier à moi-même… Mais tenez ! en voilà un qui va intriguer madame la vicomtesse d’Audemer.

— En voilà un autre, s’écria la marquise, qui prend le bras de la comtesse, votre sœur !

— Charmant ! fit le jeune monsieur Abel ; ils sont au grand complet !… Voici le troisième qui accoste ce petit fat de Franz !

Tout cela était vrai. Les trois Hommes Rouges, qui, depuis le commencement du bal, jouaient un rôle passif, peu en rapport avec leurs fantastiques costumes, trouvaient enfin qu’il était temps d’agir. Une triple scène s’entama en ce moment qui rappelait un peu de loin, pour les curieux, celle de l’ermite. En effet, tous les gens accostés par les trois Hommes Rouges semblaient étrangement intrigués. Le premier avait touché l’épaule de Franz et lui avait dit d’un ton paternel :

— Vous êtes un étourdi, mon très-cher, et vous donnez beaucoup de mal à des hommes raisonnables qui valent cent fois mieux que vous !

Franz se retourna stupéfait.

Pendant cela, le second Homme Rouge murmurait à l’oreille du frère de Denise :

— Monsieur d’Audemer, vous êtes d’une pure et noble race… j’ai connu monsieur votre père et j’étais son ami.

— Qui que vous soyez, monsieur, interrompit Julien, ces discours me semblent bien graves pour le costume que vous portez au lieu où nous sommes.

— Je n’avais à choisir ni pour le lieu ni pour le costume, monsieur le vicomte… et ce sont en effet des choses bien graves que je vais vous dire !…

Le troisième Homme Rouge s’était placé devant la vicomtesse et l’avait séparée de la foule.

— Comtesse Hélène de Bluthaupt, lui dit-il d’un ton solennel et sévère, vous avez donc tout oublié ?

Denise dansait ; le chevalier de Reinhold faisait l’aimable dans une autre partie de la salle ; l’Homme Rouge avait choisi un moment où madame la vicomtesse d’Audemer était seule. Le bal s’agitait autour d’elle et la laissait isolée. Ce nom de Bluthaupt, qu’on venait de lui donner et qu’elle ne portait pas depuis si longtemps, la jeta tout d’un coup au beau milieu du passé. Un monde de souvenirs s’éveilla brusquement dans son esprit. Malgré l’âge, elle avait conservé des restes de sa beauté froide et blonde. Jusqu’à ce moment, on avait vu briller sous son masque un teint fleuri comme celui d’une jeune femme : elle était si heureuse de l’opulent mariage de son fils ! la joie lui était vingt ans. Les premières paroles de son mystérieux interlocuteur la secouèrent brusquement ; elle devint toute pâle.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle avec trouble.

— Qu’importe cela ! répondit le troisième Homme Rouge ; je suis une voix qui vous parle de votre famille assassinée.

La vicomtesse eut un tressaillement, mais sa tête se redressa hautaine, elle voulait combattre. Son accent prit une teinte de raillerie.

— On m’a glissé déjà quelques chapitres de cet absurde roman, dit-elle ; vous venez de la part de mes frères ?

— Je viens de la part de votre père, madame, répliqua l’Homme Rouge, dont la voix se fit plus lente et plus solennelle, le comte Ulrich de Bluthaupt, de votre sœur la comtesse Margarethe et de votre mari Raymond d’Audemer, tous trois morts par le crime !

La vicomtesse essaya un geste de dédain ; mais son front se baissa, tandis que sa joue redevenait pourpre. Elle fut obligée de s’appuyer au dossier d’un fauteuil.

— Laissez-moi, monsieur, murmura-t-elle ; je vous en prie, laissez-moi !…

— Pardieu ! disait pendant cela le premier Homme Rouge, qui tenait toujours le bras de Franz, mon jeune gaillard, si vous étiez resté mort dans quelque coin des bois de Geldberg, vous ne l’auriez vraiment pas volé !

— Bah ! interrompit Franz, votre histoire est vieille, et je la sais sur le bout du doigt.

— Présomptueux et fou ! grommela l’Homme Rouge ; il tient de famille !… Du diable ! mon beau fils, ajouta-t-il tout haut, on m’avait bien dit que vous ne doutiez de rien !… En attendant, vous donniez du fil à retordre à ceux qui veillaient sur vous.

— Qui donc a le droit de veiller sur moi ? demanda Franz d’un air mutin.

— Pardon de la liberté grande, monseigneur !… On osait prendre cette permission et je pense qu’on la prendra plus d’une fois encore… Bon Dieu ! si l’on vous laissait faire, vous iriez vous jeter, en riant, dans le premier piège venu !

Franz frappa du pied avec impatience.

— Je n’aime pas ce ton-là, dit-il, et rien ne me déplaît comme d’être traité en enfant !

— Gracieux seigneur, répliqua le premier Homme Rouge, sans perdre son accent de franche raillerie, ne vous fâchez pas, au nom du ciel !… on saura bien vous sauver malgré vous… et si vous pouvez seulement vous garder jusqu’à demain soir…

— Ah çà ! interrompit Franz, moitié gai, moitié colère, vous me paraissez bien savant sur ce qui me concerne !…

— Très-savant ! mais tenez !… un bon conseil, pendant que j’y pense !… n’allez pas demain à cette chasse aux flambeaux.

— Par exemple ! commença Franz, qui éclata de rire.

— Je m’attendais à cela… eh bien ! si vous y allez, promettez-moi, du moins, de ne pas vous séparer du gros de la foule.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on a eu le temps de recharger le fusil qui vous a envoyé une balle à l’épaule…

Le deuxième Homme Rouge et Julien étaient face à face.

Ce qu’on voyait du visage de Julien, peignait le mécontentement et la colère. On devinait une provocation prête à tomber de sa lèvre plissée.

L’Homme Rouge disait d’un ton froid et calme :

— Ce n’est pas pour vous que je parle, monsieur le vicomte ; c’est pour votre père qui fut mon bienfaiteur… Je ne vous dis plus, comme autrefois : Vous allez épouser la fille d’un meurtrier…

— Autrefois ?… répéta Julien.

— Oui… ce n’est pas le premier avertissement que je vous donne… À Paris, la nuit du dimanche au lundi-gras…

— Au bal Favart ?… interrompit Julien.

L’Homme Rouge s’inclina.

— Ah ! fit le jeune vicomte en se rapprochant ; c’était vous ?

Il y avait dans son accent et dans sa pose une menace de violence. La voix de l’Homme Rouge était de plus en plus calme.

— Je ne vous parle plus du passé, reprit-il, mais du présent… Cette femme dont vous avez fait votre fiancée…

— Taisez-vous, monsieur ! interrompit Julien qui lui saisit le bras.

Ce mot siffla entre ses dents serrées par la colère.

— Cette femme, reprit encore l’Homme Rouge sans s’émouvoir, est une…

La main de Julien se colla, convulsive, sur la bouche de l’Homme Rouge. Celui-ci le repoussa mais sans violence. À travers les trous de son masque, il regardait le jeune vicomte avec une évidente compassion.

— Vous l’aimez donc bien ?… murmura-t-il.

— Comme je n’aimerai jamais femme en ce monde ! répliqua Julien d’Audemer.

L’Homme Rouge sembla hésiter.

En ce moment, il se passait dans le bal quelque chose d’étrange. — Tandis que l’orchestre entraînait les danseurs aux accords sautillants d’une mazurka ultra-nationale, la mystérieuse trinité des Hommes Rouges, qui avait produit tant d’effet au commencement du bal, semblait s’être dédoublée. Ce détail échappait au plus grand nombre, mais il y avait maintenant six Hommes Rouges dans la salle. Six hommes qui portaient le fantastique manteau des démons de la légende. La salle était immense et la foule compacte. Les six hommes aux manteaux écarlates se trouvaient disséminés. Personne ne songeait à les compter. La triple scène dont nous avons entamé le récit se poursuivait, et à mesure qu’elle continuait, Franz, Julien et la vicomtesse d’Audemer se troublaient davantage en face de leurs interlocuteurs inconnus.

— Laissez-moi, monsieur ! disait la vicomtesse.

— Quand vous m’aurez éloigné, répondait le troisième Homme Rouge de sa voix lente et sévère, — vous resterez avec votre conscience, madame… Mais voyez si je n’avais pas raison de dire que vous avez tout oublié !… vous êtes ici, souriante et gaie, depuis bientôt quinze jours, dans ce château où furent assassinés Gunther de Bluthaupt et votre sœur Margarethe…

— Calomnie !… balbutia la vicomtesse.

— Oh ! vous ne dites plus cela du fond du cœur, comtesse Hélène !… vous avez peur de croire ; mais il faudra bien vous rendre à l’évidence !… Tenez ! sans sortir de cette salle, je puis vous montrer les acteurs principaux de tous ces drames sanglants.

» Vous voyez bien cet homme, dont la tête hautaine dépasse celle de ses voisins, son doigt étendu désignait le Madgyar Yanos ; — cet homme, il y a maintenant vingt-deux ans, a mis son sabre dans le cœur du comte Ulrich, votre père… »

La vicomtesse tremblait et perdait le souffle. — Elle cherchait à se dégager de cette étreinte morale qui la tenait esclave ; — mais l’Homme Rouge mettait toujours sa grande taille entre elle et la foule.

— Vous aimiez bien votre sœur Margarethe, autrefois, reprit-il, comtesse Hélène !… regardez ce vieillard, il montrait le docteur José Mira ; c’était jadis le médecin de Bluthaupt… la pauvre Margarethe se couchait, pâle et brisée par les douleurs de l’enfantement… vous vous souvenez comme elle était bonne et belle ! ce vieillard avait pour mission de la secourir : il l’empoisonna !

Les jambes de la vicomtesse fléchirent.

— Oh ! c’est affreux ! murmura-t-elle, laissez-moi ! laissez-moi !…

Sa plainte s’étouffa parmi les gerbes de notes joyeuses qui jaillissaient de l’orchestre.

— Je n’ai pas fini encore, reprit l’Homme Rouge en étendant la main vers le chevalier de Reinhold ! celui-ci est le dernier… celui-ci est le fiancé choisi par vous pour votre fille, madame… et l’on vous a dit pourtant plus d’une fois déjà que le vicomte Raymond d’Audemer, votre mari, était tombé sous ses coups !

La vicomtesse, dont les jambes chancelaient, fut obligée de s’appuyer à un siège.

— Comment ajouter foi à ce mensonge ? balbutia-t-elle.

— En voyant le témoin du crime, madame… en écoutant le récit d’un homme qui s’agenouilla, demi-mort, au bord du précipice, et qui dit le premier de profundis pour le salut de l’âme de Raymond d’Audemer.

La voix de la comtesse devenait si faible qu’on ne pouvait presque plus l’entendre.

— Je ne vous crois pas ! dit-elle avec effort.

L’Homme Rouge entr’ouvrit les pans de son manteau et tira de son sein un petit portefeuille sur lequel étaient gravées les initiales de Raymond d’Audemer. Les longs plis de l’étoffe écarlate qui l’enveloppait de la tête aux pieds laissèrent voir, en se séparant, un costume tout étincelant d’or et de pierreries. Ce fut l’affaire d’une seconde. Les pans du manteau se rejoignirent ; la vicomtesse n’avait point pris garde. L’homme Rouge poursuivit, d’un accent étouffé :

— Il y a vingt ans, durant la nuit de la Toussaint, je trouvai un cadavre sur la traverse de Heidelberg, au fond du trou que l’on nomme l’Enfer de Bluthaupt… Ce portefeuille était à lui, madame, le reconnaissez-vous ?