M. Coumbes, tout entier à la perspective que son imagination ouvrait sur l’avenir, se frottait allègrement les mains, lorsqu’il entendit ouvrir une fenêtre de la maison neuve. Il baissa promptement la tête pour ne pas être surpris dans son petit espionnage ; et les jeunes gens parurent sur le balcon du chalet. Ils parlaient tous à la fois et à grand bruit :
– Belle vue ! disait l’un ; la plus belle vue de tout le pays.
– Il n’entrera pas un navire dans le port de Marseille sans passer sous le feu de nos lunettes, disait un autre.
– Sans compter le poisson ; il n’y a qu’à étendre la main pour le prendre, faisait le troisième.
– Mais le poste, le poste, je ne vois pas le poste, reprenait le premier.
– Donne-toi donc un peu de patience, dit à son tour le maître de la maison ; si vous voulez un poste, vous aurez une caillerie, vous aurez tout ce qui vous plaira. N’est-ce pas pour les autres, encore plus que pour moi-même, que j’ai fait bâtir ce cabanon ?
– Il n’y a qu’une chose, mon bon, que je te défie de te procurer : ce sont des arbres.
– Bah ! des arbres ! À quoi bon des arbres ! fit celui qui avait parlé le premier. Ne trouve-t-on pas des fruits à Marseille, et ne peut-on en apporter ?
– Et te feras-tu apporter de l’ombre ?
– Soyez tranquilles, dit encore le propriétaire, vous aurez des arbres ; nous ne sommes isolés que d’un côté, et de celui-ci, ajouta-t-il en indiquant la maison de M. Coumbes, il importe de nous mettre à l’abri de l’espionnage.
– Oui, car ce serait désagréable d’être, une fois encore, inquiétés par la police.
– Eh ! tron de l’air ! c’est vrai ; tu as un voisin de ce côté ; je n’avais pas vu cette cassine.
– Quelle bicoque, mon Dieu !
– C’est une cage à poulets.
– Eh ! non… Vous le voyez bien, elle est peinte en rouge : c’est un fromage de Hollande.
– Et qui demeure là ? Le sais-tu ?
– Une vieille bête, trop occupée à voir si ses choux ne poussent pas, par hasard, pour jeter un coup d’œil indiscret sur les faits et geste des membres de la société des Vampires. Soyez tranquille, mes renseignements sont bien pris. D’ailleurs s’il devenait gênant, il y aurait toujours moyen de s’en débarrasser.
M. Coumbes ne perdait pas une parole de cette conversation. Lorsqu’il avait entendu insulter sa propriété, il avait eu, pendant un moment, l’idée d’apparaître et de répondre à l’insulte par une critique raisonnée de l’habitation voisine dont, en ce moment, tous les défauts lui apparaissaient saillants ; mais, lorsque le jeune maître parla de vampires, lorsqu’il déclara avec une aisance et une insouciance parfaites, son intention de se délivrer d’un voisin incommode, M. Coumbes supposa qu’il était en face d’une redoutable association de malfaiteurs. Tout son sang reflua dans ses veines ; il se courba de plus en plus pour échapper aux regards de ces suceurs de sang, jusqu’à ce qu’il fût complètement aplati sur sa chaise.
Cependant, n’entendant plus aucun bruit, il reprit peu à peu ses esprits et voulut jeter un coup d’œil dans le camp de ceux que, à dater de cet instant, il considérait comme ses ennemis. Il releva doucement d’abord son buste, ensuite sa tête, se grandit de toute la hauteur de ses pieds, jusqu’à ce que son front fût arrivé au niveau de l’arête supérieure du mur. Mais, en ce moment même, un des jeunes amis de M. Riouffe avait eu la même idée que M. Coumbes, et avait choisi précisément la même place que lui, pour inspecter le domaine du voisin, de telle sorte que, lorsque ce dernier leva les yeux, il aperçut, à un pied de son visage, une figure à laquelle de légers favoris noirs donnaient un air vraiment satanique.
La surprise de M. Coumbes fut si violente, le mouvement de terreur que cette sensation imprima à son corps fut si brusque, que la chaise, mal assurée dans le sable, chancela, et qu’il roula dans la poussière.
À l’appel de leur compagnon, les trois autres jeunes gens accoururent, et ce fut au milieu des huées, sous une pluie de brocards et de lazzis, que l’infortuné M. Coumbes opéra sa retraite jusqu’à son cabanon.
La guerre était déclarée entre le vieux propriétaire et ceux qu’il avait entendus se qualifier du titre de membres de la société des Vampires.
Bien que M. Coumbes fût resté parfaitement étranger au mouvement romantique de l’époque, et qu’il n’eût jamais cherché à approfondir la physiologie des monstres du monde intermédiaire, ce mot de vampire lui rappelait vaguement quelques contes qui avaient bercé son enfance, et leur souvenir, si indécis qu’il fût, lui donnait le frisson.
M. Coumbes pensa à prévenir l’autorité, mais il n’avait rien de précis à lui déclarer, puis il rougissait de sa faiblesse, en sorte qu’il résolut d’attendre les actes de violence qu’il prévoyait avant de recourir à la protection de la loi, décidé à exercer d’ici là, sur ses voisins, une surveillance de tous les instants.
Malheureusement, il semblait que d’avance le maître du chalet se méfiât de M. Coumbes ; car, deux jours après, ainsi qu’il l’avait promis, il avait fait planter le long du mur mitoyen une rangée de beaux cyprès pyramidaux qui le dépassaient déjà de deux pieds.
Ces précautions ne firent que redoubler les appréhensions de M. Coumbes, et, décidé à déjouer les complots de ceux que, par avance, il qualifiait de scélérats, à mettre au jour les crimes dont il ne doutait pas qu’ils ne se rendissent coupables, il installa à petit bruit, et à l’aide de quelques bancs, une espèce de belvédère sur son toit, qui était presque plat et d’où il dominait la propriété à laquelle il devait déjà tant de soucis.
Pendant une semaine, il ne manqua point, au moindre bruit, de se rendre à son poste ; mais il n’aperçut ni M. Riouffe ni ses compagnons. On apportait des meubles et des ustensiles de cuisine, et ce n’était pas de cela que M. Coumbes était curieux. Le vendredi, en voyant descendre d’une charrette une machine volumineuse, recouverte d’une toile grise, de laquelle sortait deux longs bras en fer, terminés par des leviers, aux précautions que l’on prit pour introduire cet objet dans la cour du chalet, il pensa avoir découvert le mot de l’énigme.
La société des Vampires était une société de faux monnayeurs, et ce fut avec le cœur plein d’angoisse, avec la respiration haletante, qu’il monta à son observatoire, dans la soirée du samedi.
M. Riouffe arriva vers huit heures avec ses trois compagnons.
La nuit était sombre et sans étoiles ; le chalet avait hermétiquement fermé ses persiennes à travers lesquelles filtraient quelques pâles rayons de la lumière qui éclairait une pièce du rez-de-chaussée.
Tout à coup, et sans que M. Coumbes eût entendu marcher sur la route, la grille du jardin de son voisin roula sur ses gonds ; il aperçut de grands fantômes vêtus de noir, qui glissaient plutôt qu’ils ne marchaient sur le sable des allées.
Il entendit le bruissement de l’espèce de linceul qui lui dérobait leurs formes.
Ces fantômes entrèrent sans bruit dans le chalet, qui resta silencieux et morne.
Le cœur de M. Coumbes battait à lui briser la poitrine.
Une sueur froide perlait sur son front. Il ne doutait pas qu’il n’allât assister à quelque étrange spectacle. Effectivement, la porte du chalet s’ouvrit de nouveau, mais, cette fois, pour laisser sortir ceux qu’il contenait.
Les deux premiers qui se présentèrent étaient vêtus de la cagoule de pénitents gris, de ceux que l’on appelle, à Marseille, de la Trinité, et dont les principales fonctions sont d’enterrer les morts.
L’un d’eux tenait dans sa main une corde. L’autre bout était attaché au cou d’une jeune fille, qui marchait immédiatement après eux. Puis derrière eux venaient d’autres pénitents vêtus de toile bise comme les premiers.
La jeune fille était effroyablement pâle ; ses longs cheveux dénoués pendaient sur ses épaules et voilaient sa poitrine que la robe de lin qui lui servait d’unique vêtement laissait à découvert.
Lorsque tous les pénitents furent rassemblés dans le jardin, ils entonnèrent d’une voix sourde et voilée les psaumes des morts. Au troisième tour, ils s’arrêtèrent devant le puits. Ce puits était surmonté d’une branche de fer formant potence.
L’un des pénitents escalada cette branche de fer, et s’y tint accroupi comme une énorme araignée.
Un autre attacha la corde à un anneau.
On fit monter la jeune fille sur la margelle du puits, et il sembla à M. Coumbes que le bourreau ne répondait aux supplications que lui adressait la victime qu’en recommandant à son compagnon de se tenir prêt à s’élancer sur les épaules de la malheureuse.
Les autres pénitents entonnaient le De profondis.
M. Coumbes tremblait comme une feuille ; il entendait ses dents s’entrechoquer ; il ne respirait plus, il râlait. Cependant il ne pouvait laisser mourir ainsi cette infortunée. Il devait songer à l’arracher à cette mort affreuse, plutôt que de se réserver pour venger ses mânes. Il rassembla donc toutes ses forces, et poussa un cri qu’il essaya de rendre terrible, mais que la terreur qu’il éprouvait étrangla dans sa gorge.
En ce moment, il lui sembla que les cataractes du ciel s’ouvraient sur sa tête ; il se sentit inondé, et la commotion violente d’une masse d’eau lancée avec force, l’atteignant à la poitrine, le renversa en arrière. On avait dirigé sur lui la lance d’une pompe à incendie, manœuvrée par dix bras vigoureux.
Son toit était heureusement à peu de distance du sol, et le sable qui formait celui-ci était si moelleux, qu’il ne se fit aucun mal. Mais, à moitié fou, perdant la tête, ne se rendant pas compte de ce qui venait de lui arriver, il courut chez le maire de Bonneveine.
Il trouva le magistrat dans l’unique café de l’endroit, charmant par une partie de piquet les loisirs que lui laissaient ses administrés.
Lorsque M. Coumbes entra dans la salle enfumée, avec ses habits mouillés et couvert d’une épaisse couche de sable, la figure pâle, les yeux égarés, il y fut accueilli par un éclat de rire homérique. Ces éclats de rire redoublèrent lorsqu’il raconta ce qu’il avait vu et ce qui venait de lui arriver.
Le maire eut beaucoup de peine à faire comprendre à l’ancien maître portefaix qu’il avait été victime d’une mystification ; que ces jeunes gens, ayant découvert son indiscrétion, avaient voulu l’en punir, et qu’il n’avait pas le droit de s’en plaindre. Il eut beau lui conseiller d’en rire, il ne put jamais l’y déterminer.
M. Coumbes sortit furieux du café. Rentré chez lui, le dépit et la colère l’empêchèrent de trouver un instant de repos. N’eût-il pas été tourmenté de ces sentiments, qu’il n’eût pas dormi davantage.
M. Riouffe et ses amis firent pendant toute cette nuit un sabbat infernal. C’étaient des cliquetis de verres et d’assiettes, des fracas de bouteilles cassées, des rires qui n’avaient rien d’humain. Vingt voix chantaient vingt chansons qui n’avaient entre elles que ce rapport qu’elles étaient toutes empruntées à ce que la marine offre de plus salé en ce genre, qu’un bruit de pelles, de casseroles et de chaudrons entrechoqués leur servait invariablement d’accompagnement.
Il était temps que le jour vint ; sans cela, la rage de M. Coumbes eût dégénéré en fièvre chaude. Mais le jour n’améliora pas complètement sa situation. Ses damnés voisins ne semblaient point décidés à prendre du repos, et le charivari, pour diminuer, ne s’éteignit pas tout à fait ; si les chants cessèrent, si le charivari s’apaisa, les cris et les rires n’en continuèrent pas moins.
En outre, en se collant contre son carreau, il sembla à M. Coumbes qu’une sentinelle placée sur le balcon guettait le moment où il sortirait de la maison. Il en résulta que, pour ne point s’exposer aux quolibets de la bande, et bien qu’il eût projeté une superbe partie de pêche à Carri, il demeura tout le jour enfermé dans sa demeure, sans oser prendre l’air à la porte, sans oser entrouvrir sa fenêtre.
Le soir, l’orgie recommença chez ses voisins, et ce fut une nuit blanche comme la précédente chez M. Coumbes. Il comprit alors ce que le maire de Bonneveine lui avait donné à entendre, qu’il avait affaire à une bande de joyeux viveurs qui avaient voulu se moquer de lui. Il le comprit d’autant mieux que, placé derrière son rideau, il avait reconnu parmi une troupe de jolies grisettes, regardant le cabanon d’un air moqueur, l’infortunée dont le supplice lui avait, la veille, procuré de si profondes émotions.
Mais ces hommes eussent été les successeurs de Gaspard de Besse ou de Mandrin, que M. Coumbes ne se serait pas senti contre eux le quart de la haine qu’il éprouvait en ce moment.
Nous avons dit combien son bonheur était complet, absolu, et cela nous dispense de faire le tableau de son désespoir lorsqu’il le vit tomber de si haut. On le comprend aisément. Les promenades que, pendant toute cette journée, il fit en long et en large dans son cabanon, doublèrent son agitation. Il passa toute la nuit à ruminer des projets de vengeance féroce, et il devança à Marseille l’hôte du chalet, qui devait retourner à la ville, le lundi, selon la coutume invariable de ceux des Marseillais qui n’ont pas fixé leurs pénates aux champs.
Il revint le soir chez lui, muni d’un bon fusil à deux coups qu’il avait acheté chez Zaoué, et le lendemain, M. Riouffe recevait d’un huissier une assignation d’avoir à éloigner des murs de son voisin les cyprès qu’il n’avait pas placés à la distance légale. Ce fut le premier acte d’hostilité que la colère avait suggéré à M. Coumbes.
Le droit était pour lui ; il gagna son procès. Mais l’avoué de son adversaire le prévint obligeamment que son client en appelait, et était décidé à mener si loin la procédure, que, lorsque M. Coumbes aurait raison de son obstination, les cyprès seraient si vieux que le comité pour la conservation des monuments les prendrait infailliblement sous sa protection.
Pendant que la chose se plaidait, les habitants et habitués du chalet faisaient à leur voisin une guerre d’escarmouches.
Aucune des avanies ordinaires en pareil cas ne lui était épargnée. Chaque jour, M. Riouffe, par quelque tour d’écolier, ajoutait aux griefs qui ulcéraient déjà le cœur de M. Coumbes, lequel, depuis lors, vivait dans un état d’exaspération continue, et annonçait tout haut à ceux qui voulaient l’entendre que, dans cette lutte, il ne céderait pas et se ferait tuer pour la défense de son foyer. Afin de manifester clairement ses intentions, il se livrait ostensiblement à l’exercice des armes à feu, et, établi dans sa chambre comme dans un poste, il guettait avec la patience du sauvage les oiseaux qui viendraient se percher sur des cimeaux qu’il avait établis au milieu de son jardin.
Mais, comme la plupart du temps les oiseaux ne venaient pas, il criblait les branches de son plomb. Ses persécuteurs ne s’épouvantaient pas du bruit, comme M. Coumbes l’avait supposé, et bien souvent lorsqu’un moineau audacieux, ayant échappé à ses projectiles, s’envolait à tire-d’aile, une bordée de vigoureux sifflets, partie de la maison voisine, venait insulter à la maladresse du chasseur.
Un matin, M. Coumbes avait failli obtenir une éclatante revanche. À l’aube du jour, il avait quitté son lit, et, sans prendre le temps de passer ses vêtements, il était venu interroger ses cimeaux.
Il avait aperçu une forme énorme qui se détachait en noir sur le ciel que l’aurore colorait faiblement, et, tout palpitant d’espérance, il avait saisi son fusil.
Qu’était-ce que cet énorme oiseau ? Un épervier, une chouette, un faisan peut-être ! Mais, quel qu’il fût, M. Coumbes savourait d’avance son triomphe et la confusion de ses ennemis.
Il entrouvrit doucement la croisée, s’agenouilla, appuya son arme sur le bord de la fenêtre, visa longtemps et fit feu.
Ô bonheur ! après la détonation, il entendit le bruit sourd et mat d’un corps pesant qui tombait à terre. Dans son ivresse, et sans songer à l’insuffisance de son costume, il se précipita en bas de son escalier et courut à son arbre. Une superbe pie gisait sur le sol ; M. Coumbes se précipita dessus, sans remarquer sa raideur, qu’il prit sans doute pour la raideur cadavérique.
Elle était empaillée et portait à sa patte le nom de son empailleur et la date de son empaillement. La date remontait à deux ans, l’empailleur était M. Riouffe. D’ailleurs, et pour prouver d’autant mieux que c’étaient ses voisins qui avaient ménagé ce dénouement à ses études cynégétiques, ils parurent à toutes les portes du chalet et éclatèrent en bravos tumultueux.
M. Coumbes fut tenté de décharger son dernier coup sur la bande, mais sa prudence ordinaire triompha de la violence de son caractère, et il regagna sa retraite tout consterné.
C’était un dimanche matin que ceci s’était passé, et, pour éviter de nouvelles avanies, M. Coumbes se renferma dans son cabanon pendant toute la journée.
Il était bien loin le temps où les satisfactions de l’orgueil qui voit ses désirs accomplis remplissaient son cœur ; un orage bien autrement terrible que ceux que soulevait le mistral avait passé sur sa vie ; ses plaisirs habituels, ses occupations si douces avaient perdu tout leur attrait, en même temps que s’en était allée la haute confiance qu’il possédait autrefois en lui-même ; il eût senti un thon se débattre à l’hameçon de sa palangrotte, que son cœur n’eût pas palpité, il se voyait tellement amoindri à ses propres yeux, qu’il n’eût pas eu le courage de revendiquer à sa gloire les merveilleux résultats horticoles de l’année qui venait de s’écouler.
Personne ne peut déterminer la capacité du cœur humain ; un grain de millet suffit à le remplir et une montagne y est à l’aise ; ces futiles jouissances, ces innocentes distractions, cette vanité microscopique avaient jusqu’alors suffisamment garni celui de M. Coumbes ; mais, à présent, il était vide, une haine contre les fauteurs de cette révolution s’y infiltrait peu à peu.
Cette haine était d’autant plus violente, qu’elle se sentait réduite à l’impuissance. Jusqu’à ce moment elle était restée concentrée. Comme certaine puissance belligérante, M. Coumbes mettait tous ses soins à cacher ses échecs à ses peuples : il s’était bien gardé d’initier Millette aux causes de sa mauvaise humeur ; mais, son dépit prenant le caractère du désespoir, cette mauvaise humeur commença de déborder, de se faire jour, de se révéler enfin par des interjections furibondes.
Millette, à laquelle l’état de son maître et seigneur inspirait de vagues inquiétudes, n’en soupçonnait pas la cause. Elle craignit que le cerveau de son maître ne se dérangeât, elle lui offrit ses soins : M. Coumbes la repoussa ; elle se réfugia dans la cuisine.
Demeuré seul, M. Coumbes s’abandonna à toutes les douloureuses jouissances de la vengeance imaginaire. Il rêva qu’il était roi, qu’il faisait pendre haut et court ses voisins et passer le soc de la charrue sur cet immoral chalet ; puis, entrant dans un autre ordre d’idées, il songea qu’il était devenu Robinson et qu’il se trouvait transporté dans une île déserte avec son figuier, son jardin, son cabanon et Millette métamorphosée en Vendredi. Enfin, il en arriva à maudire la floraison luxuriante du carré de pois qui lui avait, sans aucun doute, attiré ce fâcheux voisinage. C’était bien là le plus éclatant témoignage qu’il pût fournir du désordre que tant d’événements avaient jeté dans ses idées.
Sur ces entrefaites, il entendit chuchoter dans la cuisine. Il en ouvrit doucement la porte, bien décidé à tancer vertement Millette si elle s’était permis de recevoir quelqu’un sans son autorisation.
Il aperçut sur une chaise, à côté du petit fauteuil sur lequel s’asseyait Millette, Marius qui, les deux mains dans les mains de sa mère, causait tendrement avec celle-ci. C’était le jour de sortie du fils de sa compagne. M. Coumbes avait lui-même provoqué cette visite hebdomadaire de Marius. Il n’y avait pas moyen de décharger sur eux un peu de la bile qui l’oppressait.
M. Coumbes le comprit, et en même temps il eut une idée lumineuse.
Il tendit les bras au jeune homme qui s’avançait respectueusement pour l’embrasser, le serra sur son cœur, et sa physionomie devint souriante.
Chapitre V | ◄ | ► | Chapitre VII |