La pêche dédommageait amplement M. Coumbes de ses tribulations horticoles.
Il semblait que le ciel l’eût destiné, Attila d’une nouvelle espèce, à dépeupler le golfe marseillais.
Pendant les beaux jours, chaque soir, il rentrait, comme il le disait lui-même dans son langage plus imaginé qu’académique, avec une luxure de poisson et ce sourire dédaigneux qui caractérise les conquérants heureux ; chaque soir, il avait pu cuisiner des bouillabaisses dignes par leur ampleur de figurer au dîner où la femme de Grandgousier mangea tant de tripes.
Malheureusement, plus on avançait vers l’hiver et plus ces débauches de sauces safranées devenaient rares, plus la mauvaise humeur de M. Coumbes augmentait.
Pendant des semaines entières, le ciel restait voilé de nuages sombres ; la Méditerranée si azurée devenait couleur de cendres, et la blonde et douce Amphitrite, comme un géant révolté, semblait vouloir escalader le ciel, se tordant les bras dans les nuages et hurlant de cette voix menaçante qui porte l’effroi sur la côte.
Pendant des semaines entières, M. Coumbes allait de son cabanon à sa bête et de sa bête à son cabanon ; interrogeant le ciel avec anxiété, se frottant les mains à la moindre accalmie, dégageant aussitôt son bateau de ses amarres, se préparant à le lancer dans les flots, reconnaissant presque aussitôt, au redoublement de la tempête, la fragilité de son espoir, contemplant mélancoliquement les montagnes d’eau qui trois par trois venaient briser leurs spirales énormes sur les rochers, calculant ce que leurs flancs pouvaient contenir de poisson et la distance qui séparait ce poisson de ses casseroles, et tout disposé à faire fouetter, comme Xercès, la mer qui se refusait à lui livrer la proie qu’il convoitait si ardemment.
Il avait bien essayé de se venger sur les loups et mulets qui, par les gros temps, se rapprochent des eaux douces ; il aurait été, en suivant la côte, jeter la ligne à l’embouchure de l’Huveaune ; mais, comme un jour il s’était imprudemment avancé pour lancer plus au large son hameçon, une lame monstrueuse l’avait renversé, et sans un jeune militaire, adepte fanatique et enthousiaste, qui depuis deux heures était assis à ses côtés et prenait in petto une leçon de cet habile professeur, celui-ci, puni de la peine du talion, eût été entraîné et fût allé offrir aux habitants de la Méditerranée une vengeance tout à la fois facile et savoureuse à exercer.
Et puis, disons-le à sa gloire, le loup, le mulet étaient des gibiers que M. Coumbes dédaignait. Marseillais classique, il n’estimait que le poisson de roche, et ceux-là, accusés de conserver un goût de vase, ne lui semblaient pas plus que le maquereau dignes des honneurs de sa table.
Lorsque la mer se décidait à faire quelque concession de bon voisinage à M. Coumbes, lorsqu’elle s’humiliait à son égard, l’ex-portefaix se hâtait de gagner le large ; mais la houle restait si forte, qu’il suait sang et eau pour remuer sa bête. Ces sortes de bateaux à fond plat étant fort lourds, ce n’était qu’au prix d’une courbature qu’il parvenait à gagner son poste favori.
Un jour M. Coumbes eut une idée, et il attendit patiemment le dimanche, seul jour où il lui fût possible de la mettre à exécution.
Cette idée, ce n’était pas moins que de renoncer à goûter solitairement ses plaisirs, que d’embaucher Marius dans la grande confrérie des pêcheurs à la ligne.
Un jeune homme fort et vigoureux devait faire merveille sur les avirons. Avec son aide, M. Coumbes se promettait de braver vents et tempêtes, et se croyait certain de conquérir tout au moins une bouillabaisse hebdomadaire tant que durerait le mauvais temps.
Le samedi soir, lorsque le fils de Millette arriva au cabanon, il paraissait si satisfait et si joyeux que M. Coumbes en fut surpris. L’idée ne lui vint pas d’attribuer le bonheur qui se lisait sur la physionomie de son filleul à autre chose que la proposition qui allait lui être présentée, et, comme M. Coumbes avait gardé un secret profond sur ses projets, il s’étonnait de la puissance des pressentiments qui avait éclairé Marius sur les bienheureux destins qui l’attendaient.
Après le souper, M. Coumbes se renversa sur sa chaise, les yeux à demi fermés, prenant l’attitude noble et bienveillante d’un ministre vis-à-vis de son protégé, et, d’une voix lente et solennelle, comme il convenait dans une aussi grande circonstance, il annonça à Marius que, le lendemain, il daignerait l’admettre à partager avec lui les délices de la palangrotte.
L’enthousiasme du jeune homme ne fut point à la hauteur de cet événement ; un observateur attentif eût remarqué que l’expression souriante de sa physionomie disparaissait à mesure que parlait l’ancien portefaix ; mais celui-ci avait une trop haute opinion de la faveur qu’il octroyait à son filleul, il était en même temps trop préoccupé de ses préparatifs personnels pour s’arrêter à un scrupuleux examen physionomique de son futur élève.
Seulement, Marius ayant manifesté l’intention de se promener dans le jardin après le repas du soir, M. Coumbes le lui défendit vertement, et, afin d’être certain que rien ne le distrairait de cette veille des armes, de le trouver frais et dispos lorsque l’heure du départ viendrait à sonner, il l’enferma dans sa chambre.
Bien avant le jour, M. Coumbes se jetait à bas de son lit et allait réveiller le fils de Millette ; il l’appela plusieurs fois sans obtenir de réponse ; il mit la clef dans la serrure et ouvrit brusquement la porte en apostrophant le jeune homme de toutes les épithètes inventées pour la confusion des paresseux, rien ne lui répondit ; il souleva violemment la couverture sans rencontrer de résistance ; alors il tâta les matelas avec sa main et il s’aperçut que la place que devait occuper Marius était froide et vide.
L’excellente conduite du pupille de M. Coumbes, le respectueux attachement qu’il témoignait à celui qu’il considérait comme son bienfaiteur n’avaient jamais, nous l’avons vu, triomphé des répugnances que ce dernier nourrissait à son égard.
M. Coumbes pensa sur-le-champ à son argent ; son imagination primesautière, comme toutes les imaginations méridionales, tira de cette évasion nocturne de déplorables conclusions. Il fit un bond du côté de l’escalier pour courir au secours de son secrétaire, qu’il se représentait forcé, brisé, effondré, pantelant, avec ses sacs d’écus éventrés et deux mains se promenant amoureusement dans leurs flancs entrouverts et prenant un bain métallique.
Presque au même instant, M. Coumbes s’arrêta.
Il venait de réfléchir que chaque soir, – M. Coumbes était un homme rempli de précautions – il accotait le chevet de son lit au volet de ce meuble précieux et qu’il y avait quelques secondes à peine qu’il avait quitté la chambre.
Il venait d’entendre le bruit sec d’une toile qui battait au vent, et de s’apercevoir que la fenêtre d’où ce bruit venait était ouverte.
Il alla à cette fenêtre ; il y trouva un drap, qui attaché à l’appui par un de ses bouts, laissait l’autre balayer le sol.
Il était évident que l’escapade du jeune homme ne pouvait avoir eu qu’un but extérieur, puisque, chaque soir, portes et volets, au rez-de-chaussée, étaient soigneusement verrouillés par leur propriétaire.
Cette conviction rasséréna un peu M. Coumbes ; toutefois, il était trop ami de la régularité en toutes choses pour endurer patiemment la déplorable confusion que faisait son pupille entre les diverses ouvertures de son cabanon. Il était tout prêt à lâcher la bride à son indignation ; il avait déjà saisi un gros sarment pour rendre ce sentiment plus expressif, lorsque la curiosité l’arrêta net.
– Que diable peut faire Marius dans le jardin à quatre heures et demie du matin ?
Telle fut la phrase interjective et interrogative que s’adressa M. Coumbes ; les us et coutumes marseillais sont ainsi faits qu’aucune supposition, si naturelle qu’elle fût, ne pouvait légitimer cette sortie.
M. Coumbes fut donc immédiatement tenté de connaître les raisons graves qui avaient décidé cette promenade matinale ; il se mit à genoux devant la fenêtre et, retenant son haleine, du regard il explora l’enclos.
D’abord, il ne vit rien ; puis, ses yeux s’habituant à l’obscurité, il aperçut une ombre qui se glissait le long de la maison, traînant après elle une échelle qu’elle appuya contre le mur qui séparait le jardin Coumbes de la propriété de M. Riouffe.
Sans même prendre la peine d’assurer convenablement cette échelle, l’ombre en gravit lestement les barreaux.
M. Coumbes se demandait si le fils de Millette, plus heureux que lui-même, aurait par hasard découvert quelque fruit dans les arbres sur lesquels se promenait inutilement, hélas ! depuis vingt ans, l’œil inquisitorial du maître.
Mais l’ombre, ou plutôt Marius, dépassa rapidement les régions soi-disant fructifères, et, parvenu au faîte du mur, il s’y établit à califourchon et fit entendre un léger coup de sifflet.
Il était évident que ce signal s’adressait à quelque habitant de la propriété voisine.
M. Coumbes éprouva ce que doit éprouver le voyageur qui, perdu dans les terribles solitudes des gorges d’Ollioules, entendait retenir de rochers en rochers le cri d’appel de Gaspard de Bresse. Ce coup de sifflet lui donna la chair de poule ; une sueur froide perla sur son front.
Il n’avait nullement apprécié les bienfaits de la paix profonde dans laquelle ses anciens persécuteurs l’avaient laissé depuis près de six mois ; ses désespoirs horticoles avaient alimenté la haine vigoureuse qu’il nourrissait contre eux ; les conseils de Millette, les observations de Marius étaient venues se briser contre les idées que le dépit et l’envie lui mettaient en tête. En s’exagérant dans la solitude, ce dépit, cette envie lui avait fait franchir les limites de l’absurde : jamais il n’eût voulu admettre que ce fût pour l’agrément de ses propriétaires que le jardin Riouffe jetait tant de parfums aux brises de la mer ; il était convaincu que ce luxe de verdure et de fleurs n’avait qu’un but, celui de l’humilier, de lui faire pièce, et, chaque jour, il s’attendait à pis.
En recevant cette preuve des relations de son filleul avec ses ennemis, en le supposant lié à eux par un pacte, associé aux mauvais desseins qu’il leur supposait, toujours prêt à livrer le côté faible de la place pour rendre plus aiguës les persécutions dont il se croyait encore menacé, M. Coumbes frémit de colère ; dans le transport de sa fureur, sa première pensée fut de se servir contre le traître de son expérience des armes à feu ; il abaissa le sarment qu’il tenait à la main et coucha en joue son filleul.
Heureusement pour M. Coumbes et pour Marius que le sarment ne partit pas. En cherchant d’un doigt tremblant une détente sur ce fusil imaginaire, il s’aperçut de l’étrange méprise que dans son égarement il venait de commettre ; il lança le bâton avec violence sur le plancher et s’élança dans sa chambre à coucher.
M. Coumbes était tellement hors de lui-même, que, malgré la précision mathématique par laquelle chaque case de son cerveau correspondait avec la place qu’occupait dans son cabanon chacun des objets qui lui appartenaient, il allait et venait avec une agitation folle, furetant dans tous les coins de son étroite chambrette, mettant dans l’obscurité la main sur des meubles qui, pour avoir quelques titres à une ressemblance avec l’excellente arme que lui avait vendue Zaoué, ne pouvaient cependant, pas plus que le sarment, la remplacer.
Ce ne fut qu’après quelques instants de ce désordre dans ses idées qu’il se souvint que l’ayant nettoyée la veille, il l’avait, la veille, laissée au coin de l’âtre, ainsi que tout bon chasseur, en semblable circonstance, doit en avoir la précaution.
Il descendit au rez-de-chaussée en ayant soin d’étouffer le bruit de ses pas pour ne pas réveiller Millette, qui, depuis que l’automne était venu, dormait sur le divan de la seule pièce du cabanon dans laquelle on fît du feu.
M. Coumbes saisit son fusil avec l’ivresse du sauvage prisonnier qui voit en lui la liberté ; il en fit claquer les batteries avec rage ; mais, par la raison que ce fusil était propre, ce fusil était vide et il fallait le charger.
Et perdant de sa spontanéité, le mouvement qui portait M. Coumbes à cette extrémité, perdait naturellement de sa violence ; cependant il était toujours décidé à donner ce qu’il appelait une leçon à ce mauvais drôle ; mais nous croyons que déjà la pensée lui était venue de tirer soit un peu haut, soit un peu bas sur le but vivant qu’il allait prendre ; ce qui, au reste, n’était peut être pas une garantie pour celui-ci.
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