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Le Fils du forçat/XV

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères (p. 185-198).



Les aveux.


Lorsque Marius regagna le cabanon, emportant entre ses bras sa mère évanouie, M. Coumbes n’était point encore revenu.

Il la déposa sur le large divan qui lui servait de lit et chercha à lui faire reprendre ses sens.

Après quelques minutes, Millette ouvrit les yeux ; mais sa première pensée ne fut pas pour son fils : ses membres tremblaient convulsivement, ses dents s’entrechoquaient, ses regards chargés de terreur se promenaient sur toutes les parties de l’appartement. Ils y cherchaient quelqu’un, et, en même temps, la pauvre femme frémissait de la crainte de l’apercevoir.

Certaine que Marius était seul, elle passa sa main sur son front comme pour rappeler ses souvenirs ; et, lorsqu’ils se représentèrent plus clairs et plus lucides à son cerveau, ses larmes s’ouvrirent une nouvelle issue et ses sanglots redoublèrent.

– Vous me désespérez, mère ! s’écria Marius. Il me semble que tout ce qui se passe est un rêve. Je cherche en vain, je ne puis trouver ce qui porte à ce point le désordre dans vos esprits.

– La main de Dieu ! la main de Dieu ! répétait Millette, comme si elle se parlait à elle-même.

– Rappelez votre raison, ma mère, je vous en conjure ! calmez-vous.

– La main de Dieu ! disait encore la pauvre femme.

– Vous voulez donc que je devienne fou à mon tour, fit le jeune homme en s’arrachant les cheveux. Éclaircissez pour moi ce mystère. Pourquoi trembler, mère bien-aimée ? Quelle est cette faute dont vous me parliez tout à l’heure ? Quelle qu’elle soit, j’en supporterai avec vous le fardeau ; s’il y a opprobre, nous le partagerons ensemble et je ne vous bénirai pas moins. Dites, mère, pourquoi étiez-vous à mes genoux, lorsque ce misérable est venu nous interrompre ?

Cette évocation du souvenir du mendiant redoubla les angoisses de Millette ; elle joignit les mains et les leva vers le ciel avec une expression de désespoir indicible.

– Pourquoi l’avez-vous permis, mon Dieu ? pourquoi l’avez-vous permis ? s’écria-t-elle ; et toi, mon pauvre enfant, qu’as-tu fait !

– De quoi vous préoccupez-vous, ma mère ? J’ai chassé un insolent drôle qui, pour prix d’un service que je lui avais rendu, n’a pas craint de vous insulter, voilà tout. Voyons, nous n’avons déjà que trop peu de temps à nous. Le père peut rentrer d’un instant à l’autre. Hâtez-vous, mère, que je vous console ; hâtez-vous, que je souffre avec vous ; qu’est-il arrivé ? Parlez.

– Ah ! tu ignores ce qu’il en coûte à une mère d’avoir à rougir devant son enfant. Mais cet homme de tout à l’heure, ce malheureux, dis-moi, qu’est-il devenu ?

– Eh ! que vous importe ? C’est de vous et non de lui qu’il s’agit, ma mère.

Millette ne répondit pas ; elle cacha son visage entre ses genoux.

Ce silence de la pauvre Millette augmenta l’anxiété du jeune homme en doublant ses incertitudes. Il n’avait exagéré ni le respect ni la tendresse qu’il ressentait pour celle dont il avait reçu le jour. Plus grave, plus réfléchi qu’on ne l’est ordinairement à son âge, il avait pu apprécier la grandeur de cette vie si modeste et si humble ; il l’avait admirée comme il l’avait imitée dans la résignation stoïque avec laquelle elle se pliait à l’humeur capricieuse de celui qu’il croyait son père, dans la douceur angélique avec laquelle elle supportait les boutades de ce dernier. Millette était pour son fils une sainte digne de la vénération de toute la terre ; il ne pouvait imaginer quelle action pouvait troubler à ce point cette âme jusque-là si calme et si pure.

Mais, devant ce mutisme, lorsqu’il parla du mendiant, lorsqu’il se rappela l’impression violente que l’apparition de celui-ci avait produite sur sa mère, il lui revint en mémoire quelques paroles qui, au milieu de la lutte, étaient parvenues à ses oreilles, et il commença à penser que cet homme pourrait bien être pour quelque chose dans les malheurs qui accablaient Millette, et, par une sorte de pudeur instinctive, il n’essaya plus de l’interroger.

Il s’assit sur le bord du divan, il prit la main de sa mère entre ses mains, et ils demeurèrent, pendant quelques instants, muets tous deux, tous deux immobiles.

Ce fut la pauvre femme qui rompit la première ce silence, qui finissait par lui peser plus encore qu’à Marius.

– Ce n’est donc pas la première fois que tu rencontres cet homme ? dit Millette d’une voix tremblante.

– Non, mère ; une fois déjà, je l’avais trouvé sur les collines.

Alors Marius raconta à sa mère ce qu’il avait fait pour le mendiant, en lui taisant la part que Mlle Riouffe avait prise à cet acte de charité, et la présence de celle-ci sur le promontoire.

– Pauvre malheureux ! murmura Millette lorsqu’il eut fini.

– Est-ce que vous le connaissez, ma mère ? fit Marius en frissonnant.

La femme de Pierre Manas hésita un instant ; elle rassembla tout son courage, mais elle n’en trouva point assez dans son âme pour triompher de l’horreur que lui causait cet aveu ; elle hocha négativement la tête.

Marius ne pouvait croire qu’un mensonge sortît jamais de la bouche de sa mère ; il soupira longuement comme si son cœur eût été soulagé d’un grand poids.

– Eh bien, tant mieux, dit-il, car ce qui s’est passé aujourd’hui confirme mes soupçons de l’autre jour, et je suis très convaincu qu’en le sauvant j’ai rendu un triste service à la société…

– Marius !

– Que ce prétendu mendiant n’est qu’un bandit…

– Marius !

– À l’affût de quelque nouveau crime.

– Oh ! tais-toi, tais-toi !

– Pourquoi me taire, ma mère ?

– Oh ! si tu savais qui tu blasphèmes ! si tu savais à qui s’adressent tes paroles, s’écria Millette éperdue.

– Ma mère, quel est cet homme ? Nommez-le, il le faut. Lorsqu’il s’agit de notre honneur, que seul j’ai le droit de défendre, il m’est permis de commander et je commande.

Puis, effrayé de la stupeur avec laquelle Millette écoutait la voix, ordinairement tendre de son fils, devenir sévère et menaçante, celui-ci reprit :

– Non, je ne commande pas ; mes prières et mes larmes ne sont-elles pas sur vous toutes-puissantes ? Je pleure et je supplie. Je me jette à mon tour à vos genoux et je vous conjure. Ma mère, expliquez-moi par quel affreux hasard il peut exister quelques rapports entre vous, si sage, si honnête, si vertueuse, et cet horrible personnage !

– Tu sauras tout, mon enfant ; mais tais-toi, je t’en supplie une fois encore ; ne parle pas ainsi. Tu me disais tantôt : « Une mère, c’est un Dieu pour son enfant : comme lui, elle est infaillible. » Eh bien, Marius, cet homme aussi, tu dois déplorer et soulager sa misère ; les torts qu’il peut avoir, tu n’as pas le droit d’y porter les yeux ; ses crimes, tu dois les absoudre ; infâme pour le monde, pour toi il doit rester sacré, cet homme…

– Ma mère !

– Cet homme, c’est ton père, Marius !

Ces derniers mots expirèrent sur les lèvres de Millette, qui retomba accablée sur le divan après les avoir prononcés. Marius était devenu livide en les entendant ; il demeura pendant quelques instants anéanti ; puis, se jetant au cou de Millette, l’étreignant dans ses bras, la pressant sur son cœur, couvrant son visage de caresses et de larmes :

– Vous voyez bien, ma mère, s’écria-t-il, que je vous aime encore !

Pendant quelques instants, on n’entendit que le bruit des baisers et des sanglots de la mère et du fils.

Alors Millette raconta à Marius ce que nos lecteurs savent déjà.

Lorsqu’elle eut terminé ce triste récit, souvent interrompu par les spasmes de son désespoir, il resta pensif, accoudé contre le divan, la tête appuyée sur sa main, tandis que Millette penchait son front sur son épaule pour se rapprocher davantage de celui qui allait devenir, elle le pressentait, son seul soutien.

– Mère, lui dit-il d’un accent grave et tendu, il ne faut plus pleurer. Vos larmes sont autant d’accusations contre celui qui nous a fait ces mauvais destins, et il ne m’est pas permis de m’y associer. Je ne peux que déplorer le sort de Pierre Manas, de mon père. Votre faute sera bien légère lorsque Dieu la placera dans la balance où il pèse toutes nos actions. Il ne sera pas pour vous plus sévère qu’il ne le serait pour un ange qui, comme vous, eût failli, j’en suis sûr. Quant à votre enfant, depuis que vous lui avez révélé toutes ces douleurs de votre vie, il vous aime cent fois plus qu’il ne le faisait auparavant, parce qu’il vous sait malheureuse : prenez donc courage.

Marius se leva et fit quelques pas dans la chambre.

– Demain, mère, dit-il, nous aurons deux devoirs à remplir.

– Lesquels ? demanda Millette, qui écoutait le jeune homme avec une attention presque religieuse.

– Le premier sera de quitter cette maison.

– Nous partirons !

– Soyez tranquille, mère, sur votre sort à venir ; je suis fort, courageux, et avec le sentiment du devoir que vous avez si fortement gravé dans mon âme, vous pouvez, sans crainte, vous appuyer sur moi et ne compter désormais que sur votre fils.

– Oh ! je te le promets, cher enfant.

– Ensuite, reprit le jeune homme d’une voix sourde, il nous faudra chercher… celui que vous savez.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria Millette en tressaillant d’épouvante.

– Ne croyez pas, mère, que je veuille vous condamner à associer de nouveau votre existence à celui qui fut envers vous si coupable. Non ; mais il souffre ; il n’a pas d’asile, pas de pain, peut-être, et il est mon père, et je dois partager entre vous et lui le fruit de mon travail. Puis, reprit plus bas Marius, qui sait ? mes supplications l’amèneront peut-être à rompre avec ses déplorables antécédents, et à revenir à une existence plus régulière.

Marius disait tout cela sans emphase, simplement, et quoique avec une énergie qui révélait en même temps la fermeté et l’élévation de son caractère. L’admiration que Millette éprouvait pour son noble enfant lui faisait un peu oublier ses douleurs.

Il en était une cependant qui restait aiguë et cuisante.

Millette n’avait jamais cherché à approfondir les théories sociales ; mais, sans se douter de ce qu’elle faisait, elle les avait battues en brèche. Abandonnée de son mari, il lui avait semblé que la société ne pouvait pas la laisser sans appui. Cet appui se présentant, elle croyait de son devoir d’être aussi dévouée, aussi soumise, aussi fidèle vis-à-vis de celui qui lui avait tendu la main qu’elle l’avait été dans l’union que Dieu et les hommes avaient consacrée. Par suite, elle en était arrivée à douter de l’irrégularité de sa position. Elle ne l’avait reconnue que dans ces derniers temps, alors que la loi, ne pouvant pas admettre, pour Marius, les bénéfices de cette union illicite, et se refusant à voir en lui un autre que le fils de Pierre Manas, lui en avait clairement démontré les inconvénients.

Mais, si sa raison avait cédé à l’évidence, il n’en était pas de même de son cœur.

Millette n’avait jamais eu pour M. Coumbes ce que l’on appelle de l’amour. Le sentiment qu’elle ressentait pour lui ne peut se définir qu’en le nommant attachement, sentiment vague, aux causes souvent peu appréciables et toujours diverses, mais sentiment infiniment plus puissant que le premier, parce que, comme lui, il n’est point sujet à ces tempêtes qui laissent des nuages dans les plus beaux horizons, et parce que le temps, l’âge, l’habitude l’augmentent et le font croître à l’inverse de l’autre.

Après vingt ans de cohabitation, malgré les singulières façons que M. Coumbes apportait dans ses tendresses, son égoïsme, sa sotte fierté, ses dédains, ses boutades et son avarice, l’affection de Millette pour lui venait dans son âme immédiatement après celle qu’elle portait à son fils.

Si résignée qu’elle parût, cette idée qu’elle allait quitter la maison de l’ex-portefaix et ne plus voir ce dernier la bouleversait ; elle ne pouvait se figurer que ce fût possible.

– Mais, dit-elle timidement, et après beaucoup d’hésitation, à son fils, comment ferons-nous pour annoncer notre détermination à M. Coumbes ?

– Je m’en chargerai, ma mère.

– Mon Dieu ! que deviendra-t-il lorsqu’il sera seul ?

Le jeune homme lut dans l’âme de sa mère ; il vit ce que lui coûtait ce sacrifice.

– Mère, lui dit-il respectueusement, mais fermement, je n’oublierai jamais ce que je dois à mon bienfaiteur : toute ma vie, je me souviendrai qu’il m’a bercé, enfant, sur ses genoux ; que, pendant vingt ans, j’ai mangé son pain ; soir et matin, son nom reviendra dans mes prières, et j’espère que Dieu ne me laissera pas mourir sans que j’aie prouvé tout ce qu’il y a pour cet homme de reconnaissance et d’amour dans mon cœur ; mais je ne crois pas possible que nous prolongions davantage notre séjour dans cette maison.

Puis, voyant qu’à cette phrase les pleurs de Millette avaient redoublé :

– Il ne m’appartient pas de peser davantage sur vos résolutions ! ma bonne mère, ajouta-t-il ; je comprends qu’il vous soit pénible de quitter une maison où vous avez été si heureuse, pour entrer dans une existence incertaine. Je comprends qu’il vous soit cruel de renoncer à une amitié qui vous était chère ; je suis prêt à m’incliner devant votre volonté ; ne craignez pas que je murmure ou que je me plaigne. Si vous restez ici, je serai privé du bonheur de vous embrasser, mais mon cœur restera plein de vous et tout à vous.

Millette embrassa son fils avec un élan qui indiquait qu’il avait triomphé de ses indécisions, de ses regrets.

– Oh ! ma mère, croyez-le bien, vous ne pouvez pas plus souffrir que je ne souffre.

Et, s’arrachant de ses bras, il s’élança hors de l’appartement comme s’il eût voulu dérober à sa mère le spectacle d’une émotion sous laquelle succombait son énergie morale.

Jusque-là, il n’avait pas songé à Madeleine :

Mais les dernières paroles de sa mère avaient évoqué dans son âme l’image de la jeune fille.

En présence de cette image, le sentiment de la situation qui lui était faite s’était présenté à son esprit.

Fils, non point de M. Coumbes, artisan honorable, estimé, riche, mais fils de Pierre Manas, flétri une fois, à coup sûr, plusieurs fois peut-être par la justice humaine, il ne pouvait plus, à moins de lâcheté ou de folie, songer à une union avec Mlle Madeleine Riouffe.

C’était cette pensée qui venait de lui porter une épouvantable secousse.

Il se roula sur le sable du jardin, il enfonça ses ongles dans la terre, il lança dans la nuit ses malédictions et ses sanglots : la chute était trop haute et trop imprévue pour ne pas être bien douloureuse. Pendant quelques instants, il ne put se rendre compte de ce qui se passait dans sa tête ; le nom de Madeleine était le seul que pussent prononcer ses lèvres.

Puis peu à peu ses idées se fixèrent et reprirent forme ; il rougit de s’être abandonné à son désespoir ; il résolut de lutter contre lui.

– Soyons homme, pensa-t-il, et, s’il faut souffrir, souffrons en homme. J’avais parlé à ma mère de deux devoirs que nous avions à remplir ; j’en trouve un troisième, à mon compte : celui d’avouer la vérité à mademoiselle Madeleine, et de lui rendre ses serments.

Étouffant un dernier sanglot, comprimant les larmes qui, malgré sa volonté, s’échappaient encore de ses yeux, Marius alla chercher l’échelle et l’appliqua contre la muraille.

Lorsqu’il fut arrivé au dernier échelon, il jeta un coup d’œil sur le chalet : une des fenêtres du premier étage était éclairée.

– Elle est là, se dit-il.

Et s’asseyant sur le faîte du mur, il tira son échelle à lui et la fit passer du jardin de M. Coumbes dans celui de mademoiselle Riouffe, où il descendit aussi résolu, quoique le cœur gonflé de sentiments bien différents, que le soir où il avait pris ce chemin pour se rendre à son premier rendez-vous avec la jeune fille.


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