Le Fire-Fly (Pont-Jest)/IX

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CHAPITRE IX


Les rives du Tanoor. — Les étrangleurs. — Un drame dans la nuit.

Le Panoor, qui prend sa source dans les montagnes du Mysore et qui, après s’être divisé en trois bras à une trentaine de milles de son embouchure, se jette dans le golfe du Bengale en enveloppant Cuddalore, nous offrait sur ses rives le plus délicieux campement pour passer la nuit.

Ses eaux, augmentées des pluies torrentielles des jours précédents, roulaient avec fracas entre ses bords escarpés, que des tecks, des banians et des sapans ornaient en laissant pendre leurs feuillages jusque dans les flots.

Une rapide exploration des lieux nous permit de choisir rapidement l’endroit où devait s’installer notre tente. À vingt pas du pont, triste construction que le torrent minait chaque jour, un bouquet d’amandiers aux branches disposées par étages semblait placé là tout exprès pour nous recevoir.

Roumi et le houkabadar eurent vite disposé la place. Dix minutes après notre arrivée, notre tente pendait aux branches des amandiers et couvrait nos trois palanquins. Mon palkee, ainsi que celui de sir John, en garnissait un des côtés, celui de Goolab-Soohbee en tenait le fond et faisait par conséquent face à l’entrée. Des nattes tapissaient le sol. Nous avions là pour la nuit une chambre à coucher fort présentable, à la porte de laquelle veilleraient, fidèles gardiens, et Dieck, la danoise de Canon, et son compagnon, mon brave Duburk.

Laissant la bayadère et son adorateur veiller aux derniers emménagements intérieurs, j’allai jeter un coup-d’œil sur les dispositions de nos nouveaux compagnons de voyage.

Leur camp était à dix pas du nôtre, mais plus rapproché du fleuve. Le marchand de diamants, Nana-Seader, comme je l’entendis appeler, donnait ses ordres pour la nuit. Malgré ma curiosité, je ne pus apercevoir l’habitant, ou mieux, l’habitante du palanquin qui, ainsi que les nôtres, avait été abrité sous la tente. L’éléphant broutait à quelques pas les jeunes pousses des canneliers et se régalait des baies des siaikais[1] ; les chevaux étaient déjà couchés sous les benjoins ; les musiciens accordaient leurs instruments pour charmer la soirée du maître ; les bawurchee, à quelques pas, préparaient le souper, les bahîs, enveloppés dans leurs pièces de mousseline, se séchaient des ablutions qu’ils venaient de faire à la rivière ; les domestiques empressés allaient et venaient, attachant les chevaux, cuisant le riz, obéissant enfin avec ce silence habituel du serviteur hindou.

Cette animation était évidemment celle de gens qui ne pensaient qu’à leurs propres affaires. Je me plaisais à observer tous ces détails si nouveaux pour moi, qui m’auraient rassuré complètement sur notre nouvelle connaissance si j’avais eu quelques soupçons.

Grâce à mon ignorance, ma conversation avec Nana-Seader ne pouvait être que des plus courtes. Dès qu’il m’aperçut, il m’envoya de la main un salut que je lui rendis ; puis, pour ne pas lui donner une trop mauvaise idée de ma discrétion, fort enchanté de mon exploration, je m’en retournai bien vite vers notre tente, où m’attendaient sir John et Goolab-Soohbee pour prendre notre repas du soir.

Nous en étions au thé, ce compagnon inséparable de tous les Anglais en voyage, lorsque des sons d’instruments nous attirèrent hors de la tente.

C’étaient les musiciens de Nana-Seader qui commençaient leur service.

La jolie fille de l’Inde, à ces mesures précipitées qui lui rappelaient ses triomphes chorégraphiques, pouvait à peine contenir sa joie. Ses petits pieds battaient avec impatience les nattes qui tapissaient le sol. Il ne fallut rien moins que la crainte qu’elle avait d’être vue pour l’empêcher d’aller se livrer, sous les massifs d’amandiers, à sa danse si voluptueuse.

Sir John resta auprès d’elle, mais moi, que rien ne retenait, j’allai me joindre à la foule des bahîs et des domestiques enchantés de ce concert improvisé.

Je laissai ainsi venir la nuit, sans avoir aperçu une seule fois notre compagnon de route, qui, plus blasé que moi sur le mérite de ses musiciens, reposait déjà sans doute.

La musique envoya enfin ses derniers accords aux échos du Panoor, et chacun se prépara au sommeil. Je vis les porteurs du marchand s’envelopper dans leurs grandes pièces de mousseline, puis s’étendre autour de la tente de leurs maîtres. Je me retournai vers nos gens : ils formaient comme un large ruban blanc de défense autour de notre demeure, et nos chiens dormaient dans des poses de sphynx.

Tout me disait que l’heure du repos était venue.

Je jetai un dernier regard vers le camp de nos voisins. Pas la moindre lumière ne sortait de leur tente ; les chevaux seuls et l’éléphant remuaient dans les hautes herbes ; tout semblait endormi.

Je rentrai alors en passant par dessus Roumi et le houkabadar qui partageaient la même natte. Sans adresser la parole à Canon, qui déjà reposait, non plus qu’à notre charmante compagne dont le palanquin était fermé, je m’étendis dans mon palkee en allumant un cigare, et en laissant mes rideaux ouverts, comme j’avais fait de ceux de la porte, afin que l’air circulât plus librement.

De la façon dont j’étais couché, je voyais jusqu’à la rivière que la lune, qui se levait alors, éclairait çà et là de ses pâles reflets. La nuit était délicieuse de fraîcheur et de poésie, je ne songeais guère au sommeil. Peu fait encore à la nouvelle existence que je menais depuis quelques mois, ce qui surtout pour moi avait toujours de nouveaux charmes, c’étaient ces soirées embaumées des grands bois des régions tropicales. Je ne m’endormais jamais qu’avec regret, j’aimais toujours à m’enivrer des parfums âcres et pénétrants de ces riches natures ; j’adorais suivre, dans le silence, ces mille bruits indéfinissables de la nuit.

J’étais donc dans ces dispositions d’esprit, rêvant, écoutant le murmure des flots, le chant du bulbul, le sifflement du gaya, cet oiseau mignon dont les Indiens font un petit serviteur ailé et qui, disent-ils, éclaire son nid, en forme de bouteille, avec des vers luisants ; j’aspirais de tous mes poumons cette atmosphère chargée des émanations du sandal, du parfum du perempalk[2], le bois d’aigle, et de la fraîcheur des flots du Panoor. Parfois un léger bruit me tirait brusquement de mon demi-sommeil ; c’était un couple amoureux de gros pigeons d’Agra qui se posaient en roucoulant sur les branches d’amandiers qui couronnaient mon palkee, ou une pierre qu’un chacal, en longeant les rives du fleuve, faisait tomber dans l’eau.

Dans un de ces brusques rappels à la réalité, je m’éveillai plus complètement. En jetant machinalement les yeux sur le palanquin de Goolab-Soohbee, il me parut que les rideaux s’étaient séparés, et que, par cet intervalle qu’ils laissaient entre eux, un regard brillant parcourait l’intérieur de la tente. Je devais être le jouet d’un rêve : il me semblait distinguer une main maigre, noire et crispée qui faisait glisser sans bruit les tentures sur leurs tringles.

Je fis un mouvement en m’appuyant sur mon coude et je secouai la tête pour reprendre plus complètement mes esprits : la vision disparut. Je regardai autour de moi : rien ne troublait le silence de la tente ; nos chiens étaient toujours étendus immobiles sur le seuil. En prêtant attentivement l’oreille, j’entendais la respiration calme et régulière de la bayadère et le jeu des puissants poumons de Canon ; cependant, comme le bruit d’un corps glissant dans les herbes parvint aussi jusqu’à moi ; mais ce pouvait être un de nos bahîs se retournant sur sa natte. M’en prenant alors à ma sotte imagination de me tenir ainsi éveillé, je laissai retomber ma tête appesantie sur les coussins.

J’essayai pendant quelques instants de m’endormir, mais, j’eus beau faire et me tenir tous les raisonnements, je ne pus chasser les craintes vagues qui s’étaient emparées de moi. Si je fermais les paupières, je revoyais ces yeux brillants et cette main osseuse qu’il m’avait semblé apercevoir entre les rideaux de Goolab-Soohbee ; si je les ouvrais, au contraire, mes regards voulaient trouver à tout ce qui m’entourait des formes étranges. Ce silence si complet qui m’environnait en ce moment m’effrayait, j’aurais voulu du bruit, du mouvement. Avec ma croyance aux pressentiments, croyance qui ne m’a jamais quitté, quelque chose que je ne pouvais définir me disait qu’un danger nous menaçait.

Tout à coup le souvenir du Malabar de Tanjore me revint à l’esprit. Ce fut comme un éclair dans les ténèbres épaisses.

Au risque d’être la risée de mes amis, je m’assis sur mon palkee et j’allais mettre pied à terre quand j’aperçus, se glissant entre nos chiens qui, à mon étonnement, n’aboyèrent pas, un Indien rampant de mon côté. J’avais saisi une arme et ma bouche s’ouvrait pour pousser un cri d’alarme, lorsque je reconnus la voix de Roumi qui s’approchait toujours de moi et qui me disait tout bas :

Chop ! Sahib, neend lug. (Pas un mot, maître, fais semblant de dormir.)

Comprenant qu’il y avait dans ces quelques mots du fidèle serviteur un avertissement sérieux, j’obéis en me laissant retomber de tout mon long sur mon palanquin.

Il continua sa course en rampant. Sans qu’un des rotins des nattes ait rendu le moindre son sur son passage, il fut bientôt auprès de moi, caché par les tentures.

— Qu’y-a-t-il donc ? dis-je, en lui prenant une main qui était glacée.

Il mit un doigt sur ses lèvres, puis, après un moment de silence pendant lequel il écouta si rien n’avait trahi son passage dans la tente et pendant lequel je pus entendre battre nos deux cœurs :

— Les thugs, murmura-t-il, à voix basse, les thugs !

Un frisson me parcourut tout le corps ; je restai quelques instants sans comprendre ; puis la lumière se fit dans mon esprit.

— Comment les thugs ? demandai-je.

— Oui, les thugs, maître, les étrangleurs ! Ils sont là, autour de nous.

— Mais alors, Goolab-Soohbee a été leur première victime ! Et sir John ?

— Le houkabadar est dans ce moment même auprès du maître, il s’est chargé de le prévenir ; mais ne craignez rien pour la bayadère, les lois de Kâli défendent à ses serviteurs de porter la main sur une danseuse. C’est à nous seuls qu’ils en veulent.

— Que faire ?

— Ils ne sont pas prêts encore, nous avons jusqu’au coucher de la lune ; jamais ils n’attaquent quand elle brille. Dans cinq minutes, lorsque je vais être de nouveau étendu sur ma natte, vous ferez semblant de vous éveiller et vous m’appellerez. Le maître en fera autant ; vous pourrez prendre ensemble une décision.

— C’est cela, lui dis-je, retourne alors à ta natte.

L’intelligent serviteur se coucha sur le sol, et, se glissant le long des parois de la tente, eut bientôt regagné sa place, sans que moi-même, qui l’avais suivi du regard, j’eusse entendu le moindre bruit.

Je m’aperçus, en tournant les yeux du côté de sir John, que lui aussi devait être éveillé et prévenu, car ses rideaux étaient agités.

Roumi m’avait quitté depuis quelques instants, lorsque mon ami, plus impatient que moi, l’appela à haute voix.

Le domestique, comme s’il avait été réveillé en sursaut, fit un bond de sa natte au palanquin de son maître et, allumant une torche, répandit brusquement la lumière autour de nous.

Canon, ainsi que moi, sauta à bas de sa couche, et son premier soin fut d’aller soulever les rideaux du palkee de sa maîtresse. Elle dormait toujours d’un calme et profond sommeil, bercée probablement par de doux rêves, car la charmante enfant avait sur ses lèvres entr’ouvertes le plus délicieux sourire. Comment l’Indien que j’avais cru voir à travers ses rideaux avait-il pu se glisser auprès d’elle sans la réveiller ? Je ne savais rien encore de l’agilité de reptiles et des ruses de ces sanglants sectateurs de Kâli.

Un massalchi, appelé par Roumi dont nous pouvions avoir besoin, avait pris la torche. Le houkabadar était aussi près de nous.

Sir John avait doucement laissé retomber les rideaux de Goolab-Soohbee.

— Eh bien ! me dit-il en s’approchant de moi et en me parlant en français par plus grande précaution, vous savez où nous en sommes ! Roumi vous a tout appris. Je ne sais pas vraiment comment nous allons nous tirer de là.

— Mais, répondis-je, réveillons nos bahîs.

— Nos bahîs ne nous défendront pas contre les thugs. Ils prendront la fuite dès qu’ils s’apercevront quels ennemis ils ont à combattre, et nous resterons seuls.

— Comment Roumi les a-t-il reconnus, demandai-je ?

— Par le plus grand des hasards. En allant faire au lever de la lune ses ablutions sur le bord du fleuve, il a trouvé sur le sable ce mouchoir de soie, Vous voyez ce nœud qu’il a à cette extrémité, c’est le signe de reconnaissance des thugs.

L’objet qu’il me présentait était un foulard à un des coins duquel était un nœud de forme particulière qui enveloppait une roupie.

— Que faire alors ? repris-je.

— Voir d’abord où en sont nos ennemis et quel est leur nombre. Le houkabadar va se glisser jusqu’à leur camp, car ce sont tout simplement nos voisins ; nous verrons après. Je vais veiller, moi, sur Goolab-Soohbee. Tant qu’ils verront de la lumière dans notre tente, nous n’aurons rien à craindre, surtout s’ils ne se doutent pas que nous sommes prévenus.

— Grâce à leurs superstitions, ils ont à remplir, avant le meurtre, certaines formalités qui, je l’espère bien, nous donneront le temps de trouver un moyen de leur échapper.

— Je vais moi-même accompagner le houkabadar.

— Y pensez-vous, mon ami ? s’écria sir John en me prenant la main.

— Sans aucun doute ! Dans les circonstances où nous nous trouvons, nous devons tout voir de nos propres yeux. Le serviteur de Goolab-Soohbee est un Hindou de l’appréciation duquel nous devons nous défier ; le pauvre garçon voit peut-être un peu le danger plus grand qu’il n’est réellement. Puisque vous n’avez rien à craindre ici, dans dix minutes je vous dirai, moi, l’exacte vérité sur ce qui nous menace.

— Soit ! cela vaut mieux, mais soyez prudent, et armez-vous.

Je pris dans mon palanquin un revolver à six coups, et je glissai dans ma ceinture un large poignard que je tenais de la générosité de Sonda-Bohadoor, notre aimable hôte de Ceylan.

Pendant que je faisais ces préparatifs, sir John donnait ses instructions au houkabadar, et Roumi préparait le thé, comme si son maître, en l’appelant au milieu de la nuit, n’avait eu d’autre intention que de se faire servir.

Toutes ces dispositions avaient été prises en moins de cinq minutes.

J’allais me glisser hors de la tente lorsque, m’étendant à terre pour ne pas être aperçu, je touchai de la main la chienne de l’amant de la bayadère. L’animal ne bougea pas. Un soupçon me traversa l’esprit. Je pris Dieck par une patte en l’appelant à voix basse. Elle ne répondit pas. Je m’approchai davantage : la pauvre bête n’était plus qu’une masse inerte, elle était morte. J’étendis le bras, et, saisissant Duburk par une oreille, je l’attirai près de moi : sa gueule était blanche d’écume. Ainsi que la danoise de Canon, il avait été empoisonné par nos ennemis, qui nous avaient enlevé ainsi nos deux plus fidèles gardiens.

Je me retournai vers sir John ; il me fit signe qu’il avait vu et compris.

Le laissant avec Roumi et la bayadère qui dormait toujours, et longeant les parois de la lente, je suivis le houkabadar en rampant comme lui dans les hautes herbes et dans les lianes, pour nous approcher du camp des thugs.

Le silence le plus profond y régnait.

Nous eûmes bientôt gagné le bord du fleuve. Nous nous préparions à remonter vers la tente de Nana-Seader, lorsque tout à coup le houkabadar me tira violemment en arrière et me força de me cacher dans les roseaux.

Il était temps ; un pas de plus en avant, nous étions découverts.

À une portée de pistolet de nous passaient, en glissant comme des ombres dans les eaux du fleuve, une demi-douzaine d’Indiens qui gagnaient la rive opposée, qu’ils gravirent pour se perdre derrière un bouquet de sapans.

— Suis-moi, maître, me dit le houkabadar, et tu vas voir ce que sont les serviteurs de Kâli. Laisse-toi, comme moi, aller au courant sans faire un mouvement.

Il s’était laissé glisser jusqu’au milieu de la rivière, où il se cachait entre les branches d’un teck que le torrent entraînait. N’oubliant pas de tenir hors de l’eau mon revolver, je le rejoignis en deux brasses. Nous descendîmes ainsi le fleuve, paraissant faire partie des troncs d’arbres qu’il charriait.

Mon guide voulait évidemment prendre les thugs par derrière afin de les observer.

Cent pas en-dessous de l’endroit où nous nous étions jetés à l’eau, le Panoor faisait brusquement un coude et un banian s’étendait jusqu’au milieu des flots. Nous en saisîmes les branches pendantes, et prîmes pied.

Le lieu où nous étions était la petite île à l’autre extrémité de laquelle nous avions vu disparaître les étrangleurs.

Nous reprîmes alors notre course en rampant, évitant de passer sur des branches et des feuilles sèches dont le craquement aurait pu nous trahir, avançant d’un mètre peut-être en cinq minutes, prêtant attentivement l’oreille à tout ce qui nous environnait.

Le houkabadar me précédait. Un reptile n’aurait pas fait moins de bruit dans les lianes, une panthère à l’affût ne se serait pas plus légèrement glissée à travers les futaies. Je l’imitai de mon mieux, me déchirant parfois le visage à des bambous à épines, frissonnant malgré moi à certains bruissements qui s’échappaient des hautes herbes, d’où notre passage chassait le peuple rampant.

Tout à coup, le serviteur de Goolab-Soohbee s’arrêta. Moins adroit que lui, je venais, en franchissant un badamier[3] couché à terre, d’en casser une des branches. À vingt pas de nous, je pouvais apercevoir les thugs qui, étonnés de ce bruit, cherchaient à percer les ténèbres des massifs.

Nous nous blottîmes dans les hautes herbes, et nous ne bougeâmes pas plus que si nous avions fait partie des lianes et des bambous.

La lune commençait à descendre sur la forêt.

Les thugs avaient fait quelques pas en avant ; nous crûmes qu’ils nous avaient découverts. Il n’en était rien. Après avoir écouté quelques instants, ils s’étaient rassurés et se groupaient non loin de nous.

Ils étaient huit, complètement nus, leurs longs cheveux noirs tombant sur leurs épaules.

Je sentis auprès de moi frissonner le houkabadar, qui voulait voir dans ces hommes autre chose que des assassins, et qui, comme le font encore aujourd’hui tous les Hindous, les prenait pour les instruments d’un Dieu vengeur. Je le rassurai, car la curiosité avait vraiment chez moi remplacé la crainte.

Je m’étais blotti derrière un tronc de cocotier ; là, la main armée de mon revolver, je m’efforçais de distinguer et de comprendre.

Deux des thugs surtout captivaient mon attention.

L’un, quoique déjà vieillard, ainsi que me l’indiquaient ses cheveux blancs, était encore fort et agile ; devant lui s’inclinaient avec respect les autres misérables en l’appelant burka, mot qui désigne dans la hiérarchie des étrangleurs un grade élevé. L’autre était un jeune homme des yeux brillants duquel semblaient s’échapper des éclairs, et dont les membres amaigris laissaient voir le puissant tissu musculaire. Ses mains longues et nerveuses tenaient un foulard de soie qu’il présentait au vieux thug.

Je compris que l’Hindou demandait au burka la faveur de devenir son disciple, son cheyla, et de s’essayer sur l’un de nous.

Je sentis un frisson autour de mon cou, comme si déjà s’en approchaient ces doigts amaigris qui s’étendaient crispés vers le maître.

Les occupations des autres thugs me disaient assez quelles étaient leurs fonctions dans la troupe. Les uns creusaient une fosse profonde sous les racines mêmes d’un gigantesque banian ; les autres, les schumsecas ou porteurs, attendaient les ordres du burka.

Le silence le plus profond régnait entre le cheyla et son futur gooroo ou précepteur. Le calme de la forêt n’était troublé que par le bruit du hideux travail des fossoyeurs, par le murmure des eaux du fleuve et par le hennissement des chevaux dans le lointain.

Le vieux thug, qui depuis quelques instants tenait les yeux levés vers le ciel comme pour en attendre le signal du bon plaisir de la déesse, les baissa tout à coup vers l’Hindou agenouillé devant lui, et, prenant de ses mains le foulard qu’il lui tendait, y enferma dans un des coins une pièce d’argent, en y faisant le goor-knat, le nœud sacré. Puis, se tournant du côté de notre camp, il le lui remit en disant :

« Oh ! Kâly, Kur-Kâly, Burd-Kâly » ; oh ! Kâli, Maha-Kâly, Calcutta Valy ! veuille que les voyageurs périssent par les mains de tes esclaves. Permets-nous le thibao ! »

Le cheyla avait reçu le mouchoir de la main droite ; respectueusement, il avait porté à son front le nœud qui renfermait la pièce d’argent, nœud qu’il ne pouvait défaire qu’après le résultat heureux de son expédition, ensuite il s’était relevé, et, debout auprès de son maître, il attendait que Kâli eût manifesté sa volonté.

Le silence s’était fait de nouveau autour de nous.

J’allongeai la tête à travers les lianes. Les fossoyeurs avaient terminé leur lugubre travail, les schumsecas s’étaient éloignés, nous étions seuls avec les deux misérables dont j’étais désigné comme une des victimes.

Il ne faut pas que ces deux hommes retournent au camp, dis-je tout bas à l’oreille du houkabadar, qui s’était glissé près de moi.

Il fit un mouvement d’effroi dont le bruit nous aurait trahi si les deux thugs n’avaient point été aussi absorbés dans l’attente du thibao, qui devait leur manifester les désirs de Kâli.

J’avais à lutter dans l’esprit de mon compagnon contre quelque chose, de plus difficile encore à vaincre que la peur ; j’avais à combattre la superstition.

— Mais tu n’aimes donc pas ta maîtresse ? repris-je en le prenant par le bras.

Son tressaillement m’apprit que je venais de frapper juste.

— Ils ne la tueront peut-être pas, poursuivis-je alors ; mais ils n’épargneront pas sir John, et, tu le sais, elle en mourra.

Je surpris un éclair de colère dans les yeux du fidèle serviteur : la mort des deux étrangleurs était décidée. Seulement, je désirais maintenant leur départ le plus promptement possible. Nous ne pouvions les attaquer ouvertement, le houkabadar n’avait pas d’arme ; je ne voulais pas me servir de mon pistolet dont les détonations eussent donné l’éveil, et je savais combien tombent rapidement la colère et le courage des Hindous. J’avais laissé le burka au domestique de la bayadère, mon poignard devait avoir raison du cheyla.

J’étais dans ces dispositions depuis plus d’un quart d’heure, impatient d’en finir, lorsque la lune disparut complètement derrière les arbres. Les thugs n’attendaient probablement que ce signal de leur déesse, car, quittant brusquement leur immobilité, ils se dirigèrent, aussitôt la disparition de l’astre, vers l’extrémité de l’île où ils avaient mis pied à terre.

— Courage, dis-je au houkabadar, et songe à ta maîtresse.

Nous nous couchâmes alors contre terre, gardant une ligne parallèle à celle que parcouraient sans défiance les étrangleurs. Nous les suivions, séparés d’eux parfois seulement de quelques pas, rampant dans les hautes herbes, nous arrêtant lorsqu’ils s’arrêtaient, retenant notre haleine, étouffant les battements de nos cœurs, ne les quittant pas des yeux, épiant leurs moindres mouvements, prêts à bondir sur eux s’ils s’apercevaient de notre présence.

Je ne crois pas avoir jamais éprouvé dans le cours de ma vie aucune émotion semblable à celle dont je me rendis maître, pendant les dix minutes que dura cette épouvantable poursuite.

Nous arrivâmes avant les thugs sur le bord du fleuve dont les flots, que les pâles rayons de la lune n’éclairaient plus, roulaient sombres et lugubres entre leur barrière de roseaux.

Le houkabadar était dans l’eau jusqu’aux épaules ; je m’étais, moi, blotti derrière un tronc d’arbre que devaient franchir les étrangleurs. Le poignard à la main, j’attendais.

Le burka marchait le premier ; de son pied il m’effleura la main.

Je me sentis frissonner au contact de cette chair froide et nue. L’œil fixé sur son compagnon, je le laissai passer. Il ouvrit sans bruit, comme un fantôme, les eaux du Panoor, et j’entendis presque aussitôt, ou plutôt je devinai qu’un second corps fendait les flots.

Le cheyla n’était plus qu’à une longueur de bras de mon poignard.

Je m’affermis sur mes jarrets, tournant l’arbre derrière lequel j’étais caché au fur et à mesure qu’il le dépassait, et, au moment où il s’accroupissait dans les roseaux pour se laisser glisser sur la pente du rivage, mon bras relevé retomba entre ses deux épaules. Je sentis un flot de sang brûlant jaillir sur ma main, pendant que mon visage se couvrait d’une sueur glacée.

C’est une terrible chose que de tuer un homme, même pour défendre sa vie !

Le thug n’avait pas fait entendre un gémissement, la mort avait dû être instantanée ; le misérable au moins n’avait pas souffert. Je poussai du pied le cadavre dans le fleuve, et, me jetant moi-même au milieu du torrent, j’en atteignis en quelques secondes la rive opposée.

Le houkabadar m’attendait sur le rivage.

— Il a été fait suivant ta volonté, maître, dit-il en m’apercevant ; que Kâli me pardonne, son esclave est resté dans le Panoor.

— C’est bien, répondis-je en lui prenant la main, tu es un fidèle serviteur. Allons maintenant rejoindre les nôtres ; tout, peut-être, n’est pas encore terminé.

En effet, ces deux étrangleurs dont nous venions de nous défaire n’étaient évidemment qu’une faible partie de la bande, un burka ne voyageant jamais seul ; nous allions probablement avoir d’autres ennemis à combattre.

Nous venions de dépasser la tente de Nana-Seader que le plus profond silence entourait, et nous nous dirigions vers la nôtre, en nous glissant le long des talus de la route, lorsqu’un cri puissant, immédiatement suivi d’une double détonation, éveilla les échos de la forêt.

Je reconnus avec effroi la voix de sir John et m’élançai vers notre camp d’où partait le bruit d’une lutte. Malgré nos prévisions, les thugs y commençaient probablement déjà leurs épouvantables attentats.

En dix secondes, je fus sur le seuil de notre tente.

Sir John y luttait contre une douzaine d’étrangleurs.

Placé entre les assassins et sa maîtresse, il s’était fait un rempart de son palanquin au pied duquel gisait, tout sanglant, Roumi. Armé de sa carabine dont il se servait comme d’une massue, il tenait tête aux assaillants dont plusieurs déjà, le crâne ouvert, étaient étendus sur le sol. Des torches, jetées çà et là par les massalchi effrayés, et menaçant d’incendier la tente, éclairaient le combat. Les tentures du palkee de Goolab-Soohbee étaient déchirées. La pauvre enfant évanouie, à demi morte de frayeur, ses lèvres pâles entr’ouvertes par son dernier cri d’effroi, y était couchée inanimée.

Les bahîs, ainsi que l’avait prévu Canon, s’étaient enfuis dès qu’ils avaient reconnu les thugs. Les visages épouvantés de quelques massalchis se reconnaissaient seuls dans la masse des étrangleurs.

— À moi ! à moi ! s’écria Canon, dès qu’il nous aperçut ; chargez-moi ces canailles-là.

Cinq ou six des misérables me firent face aussitôt, cela si brusquement que je fus obligé de rompre. Un des thugs venait de m’ouvrir la cuisse avec son poignard, je sentais mon sang couler abondamment. Comprenant que si je faiblissais un instant nous étions perdus, ceux qui firent un pas de plus vers moi trouvèrent à la hauteur de leurs poitrines mon revolver, qui deux fois envoya la mort dans leurs rangs. Pendant ce temps, le houkabadar, fendant la toile de la tente s’était glissé jusqu’à mon palanquin et m’en avait rapporté ma carabine. Il n’avait pas oublié de s’armer d’un large sabre d’abordage. En deux bonds, franchissant nos ennemis, il se précipita vers le palkee de sa maîtresse, prêt à mourir en la défendant.

Les assassins étaient ainsi entre deux feux. Ils faisaient face à sir John et à son domestique ; je les chargeais, moi, par derrière. Le peu d’étendue du terrain, nous donnait un réel avantage sur eux. Pressés les uns contre les autres, ils n’étaient pas libres de leurs mouvements, tandis que mon compagnon, à l’abri derrière son palanquin, pouvait faire des bonds pour atteindre l’ennemi le plus éloigné, et que moi, fermant l’ouverture de la tente, je pouvais rompre ou charger à mon aise.

Pendant le moment de frayeur qu’avait causée la détonation de mon arme, j’avais pu me serrer la jambe avec un foulard.

Le trouble commençait à se mettre dans les rangs des étrangleurs, auxquels notre sang-froid imposait, lorsqu’un cri de désespoir de sir John domina le bruit de la lutte.

Un Indien pénétrant par-dessous la tente jusqu’au palanquin de la bayadère, venait d’arracher la jeune femme de sa couche, et avait disparu avec elle dans les massifs d’amandiers.

J’avais reconnu cet homme, c’était le Malabar de Tanjore ; mais je n’avais pas eu le temps de faire feu tant avait été rapide son action.

Le houkabadar, avec un rugissement de colère, franchit le palanquin et se mit à la poursuite du ravisseur.

— À son secours, ami, à son secours, me criait Canon ; les misérables vont me la tuer !

La rage avait donné à la physionomie du commandant une telle expression d’énergie et de cruauté que les thugs reculèrent épouvantés. Le contrebandier d’opium n’était plus un homme, c’était une bête fauve, ses yeux étaient injectés de sang. Chaque fois que son bras retombait sur un étrangleur, il en faisait un cadavre. Il s’était facilement ouvert un chemin jusqu’à moi, en renversant ceux qui avaient voulu s’opposer à son passage.

Nous nous élancions hors de la tente, lorsque le houkabadar apparut tout à coup.

Avec la rapidité d’un tigre il avait rejoint le Malabar. Que s’était-il passé ? Il rapportait dans ses bras Goolab-Soohbee toujours évanouie, les cheveux en désordre, les vêtements déchirés et souillés du sang qui coulait d’une large blessure qu’il avait reçue à l’épaule.

Sir John prit la jeune femme dans ses bras, et, la posant doucement à terre, s’agenouilla en se penchant sur elle.

Mon revolver, dont plusieurs coups encore étaient chargés, tenait en respect les thugs, qui s’étaient retirés aux extrémités de la tente.

Le houkabadar et moi nous suivions leurs mouvements, attendant leur attaque ; mais ils se comptèrent, et, comprenant qu’ils n’auraient pas maintenant bon marché de nous trois, ils disparurent brusquement en se glissant sous la toile de la tente, et en abandonnant cinq cadavres sur le lieu de la lutte.

Nous entendîmes leurs pas se perdre dans les fourrés.

Nous n’avions pas à craindre d’être attaqués de nouveau ; jamais les thugs ne font deux tentatives sur les mêmes victimes. Nous étions vainqueurs ; mais à quel prix !

Roumi était mort ; le houkabadar perdait son sang par une affreuse plaie à l’épaule gauche ; je souffrais horriblement de ma blessure à la cuisse ; Goolab-Soohbee, la cause involontaire de tous ces malheurs, gisait à nos pieds, inanimée, morte peut-être, sir Canon était fou de douleur et de désespoir ; nos bahîs nous avaient abandonnés, nos palanquins étaient brisés, et nous étions seuls au milieu de la nuit, loin de toute habitation, sans secours, à la merci des tigres ou des panthères, que l’odeur du sang pouvait attirer hors des jungles.

Anéanti, brisé d’émotion et de fatigue, je m’étais laissé tomber sur un des coussins de mon palkee. Le menton dans les deux mains, je regardais sans voir, j’écoutais sans entendre. Les pieds dans une mare de sang, je ne me rappelais plus ce que faisaient là ces cadavres cuivrés aux crânes ouverts, aux plaies béantes, aux visages crispés par les douleurs de l’agonie.

Un sanglot me fit revenir à moi.

— Ami, me disait sir John en me prenant la main, pardonnez-moi, vous souffrez et c’est moi qui suis cause de vos douleurs.

Je me levai en serrant sa main dans la mienne, et je pensai alors que je devais avoir du courage pour deux. Mon compagnon si fort dans la lutte, si énergique devant le danger, si terrible en face de l’ennemi, n’avait plus ni force, ni énergie devant le corps inanimé de sa maîtresse : il pleurait.

Le houkabadar tenait sur ses genoux la tête pâle de la bayadère : il la regardait les yeux secs, le visage impassible. Cette douleur muette, résignée, était une chose terrible.

Je me penchait sur Goolab-Soohbee et mis la main sur son coeur ; il battait encore. J’approchai mon visage de ses lèvres, un souffle léger en sortait.

— Mais elle vit ! m’écriai-je, tout n’est pas perdu. Voyons, ami, du calme, donnez-moi de l’eau et quelques gouttes de rhum.

Le houkabadar, posant doucement la tête de la bayadère sur un coussin, s’élança jusqu’au fleuve. Dix secondes après cette parole d’espoir, il était près de moi avec un verre. Sir John s’était jeté à genoux auprès de sa maîtresse, dont je séparais les dents avec un poignard pour lui faire boire quelques gouttes du breuvage. Tous trois, haletants, nous attendions, les yeux fixés sur ses lèvres.

Nous passâmes un quart-d’heure ainsi sans échanger une parole. Je commençais à désespérer lorsque la pauvre enfant tressaillit. Je lui versai encore dans la bouche quelques gouttes de rhum. Je sentis bientôt son coeur battre avec plus de force, en même temps que ses joues se coloraient.

Le fidèle serviteur avait repris la tête de la jeune fille sur ses genoux ; Canon tenait une de ses mains dans les siennes. Nous suivions, sans nous communiquer nos pensées d’espérance ou de crainte, les progrès de la vie qui revenait en elle.

Après quelques instants, ses paupières s’ouvrirent. Ses yeux hagards se dirigèrent sur chacun de nous, mais sans nous reconnaître. J’imbibai d’eau un linge que je lui étendis sur le front, je lui frottai les mains et les poignets pour activer la circulation du sang. Bientôt un triste sourire qui parut sur ses lèvres vint nous dire qu’elle reprenait ses esprits. Cependant, malgré la pesanteur de l’atmosphère, tout son corps était glacé. Je l’enveloppai dans une couverture et nous la portâmes doucement dans mon palanquin. Pour moi, la pauvre enfant, pour être revenue à la vie, n’en était peut-être que plus près de la mort. La secousse avait été trop violente, je n’osais conserver l’espoir de la sauver. Ses lèvres et ses narines avaient une teinte bleuâtre dont je ne pouvais me rendre compte ; ses petites mains crispées se portaient toujours à son front, comme s’il eût été le siège du mal qui la tuait.

Le houkabadar qui avait, comme moi, remarqué ces taches bleues, avait disparu depuis un instant derrière le palanquin où, pendant la lutte contre les thugs, reposait la bayadère, de cet étrange et profond sommeil qui m’avait frappé.

Tout à coup il revint vers nous, l’œil hagard, les lèvres tremblantes, tenant dans ses mains des feuilles, des fleurs et des baies d’un rose vif. Je ne fis qu’un bond jusqu’à lui, et je ne pus retenir un cri de désespoir. Goolab-Soohbee, dont le ravisseur n’avait voulu que rendre plus profond le sommeil afin de l’enlever sans bruit, avait été empoisonnée par les émanations délétères des plantes narcotiques jetées sur sa couche. Je reconnaissais, dans les mains crispées de l’Hindou, des feuilles d’upas et de mancenillier. La jeune femme devait mourir.

Sir John nous suivait du regard. Aux premiers mots du houkabadar, il comprit, lui aussi, que tout espoir était perdu.

Ce fut alors une scène affreuse.

La bayadère, chez laquelle la vie semblait lutter avant de la quitter, avait repris quelque force, et elle avait attiré son amant auprès d’elle.

— Je t’aimais, sahib, lui disait-elle d’une voix qui ne s’échappait qu’en sifflant de ses poumons brûlés par le poison, mais Brahma n’a pas voulu que je fusse heureuse avec toi. Pardonne-moi et n’oublie pas la pauvre bayadère qui, pour te suivre, avait abandonné son dieu.

Sir John, fou de douleur, n’avait plus de larmes. Il avait saisi la pauvre enfant dans ses bras ; sans pouvoir prononcer une parole, il couvrait de baisers ses lèvres déjà glacées.

— Que j’ai froid et que je souffre ! répétait-elle. Oh ! oui, presse-moi contre ton cœur, je sens que je vais mourir ! Tu me feras élever un beau bûcher, n’est-ce pas, sahib, afin qu’Indra me reçoive auprès de lui. Lorsque tu passeras devant la pagode de Vischnou, tu lui offriras des fleurs et des fruits pour qu’il me pardonne. Oh ! le feu ! le feu qui me brûle !

Et elle se tordait dans les bras de son amant, se déchirant la poitrine, faisant craquer ses muscles à les briser, ses grands yeux ouverts et ne voyant plus, ses mains cherchant à chasser les ténèbres qui déjà obscurcissaient sa vue, et redisant des mots sans suite : « Les thugs, Kâli, je t’aime, le feu, le poison ! »

Puis, le calme se fit tout à coup sur son visage ; une expression de bonheur suprême rayonna dans ses regards, ses lèvres souriantes semblèrent demander un baiser, et un cri de sir John nous dit qu’il ne pressait plus sur son cœur que le cadavre de sa maîtresse.

J’avais tout lieu de craindre une explosion de désespoir de la part de mon ami ; il n’en fut rien. Se relevant, le visage pâle, mais calme, il coucha doucement le corps dans mon palanquin, mit un dernier baiser sur ces lèvres froides et entr’ouvertes, enveloppa la morte dans un long voile de mousseline, tira les rideaux du palkee et se tourna vers moi.

— Vous aviez raison, ami, me dit-il, j’aurais dû laisser cette enfant à ses danses et à ses compagnes. J’ai agi comme un malhonnête homme ; Dieu me punit.

— Du courage ! sir John, répondis-je en lui prenant la main, il y a vraiment de la force à ne pas se laisser abattre par le malheur ; quittons promptement ces lieux et ne songeons qu’à donner à la pauvre fille les honneurs de la sépulture.

— Oh ! je la vengerai ! Dussé-je y périr, c’est une haine à mort que je voue à ces races maudites que la superstition enveloppe. Vous souvenez-vous d’hier ? Comme elle était gracieuse et aimante, car elle vous aimait bien aussi ; comme ses sourires étaient charmants, comme ses yeux avaient de doux regards, et maintenant ! Tenez, c’est moi qui suis cause de tout le mal. Lorsque ce misérable marchand nous a arrêtés sur la route, comment n’ai-je pas deviné que sa proposition cachait un piège ? Je ne croyais pas aux thugs ; je traitais de fables ces récits des épouvantables attentats des sectateurs de Kâli. Oh ! je crois maintenant ! Les cadavres de Goolab-Soohbee et de Roumi me disent, de leurs bouches muettes et froides : tout est vrai !

Je voulus l’arrêter.

— Oh ! laissez-moi, ami, laissez-moi me maudire, continua-t-il. Ce n’est pas la perte d’une maîtresse que j’eusse bien aimée que je pleure, c’est la mort d’une femme, c’est l’assassinat d’un fidèle serviteur. Avais-je le droit de disposer de ces deux existences ? En étais-je le maître ? Tenez ! cela est affreux ! Quand je pense qu’une sotte et brutale passion m’a rendu si misérable, que cette passion a coûté la vie à deux êtres jeunes et forts, qu’elle a failli causer votre mort…

— Voyons ! revenez à vous, sir John, et songeons à partir, repris-je en m’efforçant de lui rendre un peu de calme.

Un léger bruit dans le feuillage me fit retourner.

Aux premières lueurs du jour qui commençait à paraître, je distinguai les figures inquiètes de quelques bahîs qui cherchaient à voir sans être aperçus. Je les appelai.

Après un premier mouvement d’effroi, ils se décidèrent à se rapprocher de nous. Faisant taire alors en face des Hindous la colère et les tourments de son cœur, par un suprême effort de volonté, sir John arrêta ses sanglots pour leur donner ses ordres.

J’entendais le mot na-murd[4] sortir à chaque instant de ses lèvres ; les bahîs courbaient la tête en l’écoutant.

Au bout d’un instant, tous nos porteurs, qui ne s’étaient éloignés que jusque sur l’autre rive du Panoor, étaient autour de nous, prêts à nous obéir, nous prenant pour des êtres surnaturels, puisque nous avions échappé aux thugs, et nous faisant des protestations de dévouement.

Je voulus empêcher mon ami de rentrer dans la tente, mais il refusa de me laisser à moi seul les tristes préparatifs du départ. Avec un courage inouï, une force d’âme inébranlable, sans une larme, sans un soupir, il voulut, au contraire, tout diriger.

Pendant qu’au pied d’un amandier deux hommes creusaient une fosse profonde où nous descendîmes le pauvre Roumi, les bahîs raccommodaient les palanquins. Celui de la bayadère fut soigneusement fermé à clé.

Deux heures après, nous traversions le Panoor, en laissant sur ses rives les cadavres des étrangleurs qui avaient succombé dans la lutte, et que leurs frères ne devaient pas manquer de venir enlever dès qu’ils nous sauraient éloignés.

Le houkabadar, depuis la mort de sa maîtresse, n’avait pas prononcé un mot, Comme si ses services lui étaient encore nécessaires, il suivait son palkee qui courait en avant des nôtres.

Ce fut une triste journée que ces dix heures que trottèrent nos bahîs, sans se reposer un instant, et sans que sir John et moi eussions échangé dix paroles, étouffées parfois chez lui par les larmes.

À quatre heures, nous dépassâmes Willamore. Avant le coucher du soleil nous entrâmes à Pondichéry, et notre lugubre cortège s’arrêta dans la cour de l’hôtel Royal, en face du palais du gouverneur et à une portée de fusil de la rade, sur les flots bleus de laquelle nous n’aperçûmes pas le Raimbow.


  1. Arbre dont le fruit infusé dans l’eau bouillante a la propriété de rendre une écume savonneuse qui nettoie les étoffes de soie sans en altérer la couleur.
  2. Cet arbre, connu sous le nom d’agolocum, renferme dans son écorce un parfum fort estimé des Chinois qui l’achètent au poids de l’or.
  3. Amandier qui produit un fruit très-délicat et dont les branches sont disposées par étages.
  4. Lâche, misérable !