Le Fire-Fly (Pont-Jest)/XIX

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XIX


Le fleuve des Perles. — De Macao à Canton. — Le Chop. — Le mouillage de Whampoa. — Les embarcations qui sont des maisons, et les bateaux qui sont tout autre chose que des embarcations.

— Saluez, cher ami, me dit Canon un matin qu’après un mois de mer nous étions tous les deux sur le pont ; voici la terre du Céleste-Empire, l’illustre royaume du cousin germain du soleil et de la lune.

Je m’inclinai respectueusement.

À l’avant du Fire-Fly se dessinaient sur le bleu de l’horizon, deux petits points noirs embrumés, c’étaient les sommets des îles Ladrones, que les Chinois nomment, eux, Yong-Ngao.

Les îles Saint-Jean (Schang-Tscheu-Schan) que nous avions à bâbord nous abritant en partie des rafales, nous pûmes forcer de toile. Laissant derrière nous alors Poulo-Babi, c’est-à-dire l’île aux porcs, nous nous rapprochâmes rapidement des Ladrones, dont les roches noires et crevassées furent bientôt visibles à l’œil nu.

Le nom portugais qu’à conservé ce groupe d’îles, indique suffisamment de quelle mauvaise réputation elles jouissent. Sentinelles avancées de la rivière de Canton, elles étaient encore, à l’époque où j’arrivais en Chine, le refuge des pirates chinois.

Nous dépassâmes rapidement ces îles. Le Fire-Fly était connu depuis trop longtemps de leurs habitants pour qu’ils ne s’écartassent pas à son approche.

Malgré le courant que nous commençâmes à sentir fortement par le travers d’Aponi (Ko-ho), nous franchîmes cependant assez vite les vingt-cinq milles qui séparent les Ladrones de Macao. Vers deux heures de l’après-midi, quittant les îles Tylo-Tschao, Tylock et Samlok à l’arrière, nous mîmes le cap sur la rade, où bientôt nous laissâmes tomber l’ancre, en face de la factorerie anglaise et du fort San-Pedro, au mât de signaux duquel flottait, en assez triste état, le pavillon portugais.

Comme nous devions, dès le soir même, continuer notre course vers Bocca Tigris, sir John et moi, laissant le service à Morton, nous sautâmes dans la yole.

Une demi-heure après, car nous étions mouillés fort loin de terre[1] je mettais le pied sur le sol du Céleste-Empire.

Hélas ! la colonie portugaise est bien loin de sa splendeur d’autrefois. Je fus tout surpris du silence qui régnait sur ce large quai s’étendant tout le long du rivage. Les grilles de presque toutes les maisons étaient fermées ; les seuls personnages qui animaient un peu la solitude étaient une demi-douzaine de soldats portugais grotesquement accoutrés, qui, sur les bancs de pierre du poste du fort San-Pedro, dormaient ou fumaient.

Nous passâmes devant eux sans qu’ils daignassent faire attention à nous. Laissant à gauche alors le quartier chinois, nous montâmes droit devant nous une rue escarpée qui nous conduisit en face d’un grand bâtiment d’aspect sombre et triste, que mon compagnon m’apprit être le collège royal de Saint-Joseph.

Je plains fort, pour ma part, les élèves que les jésuites retiennent entre ces grands murs qui ont bien l’air d’être ceux d’une prison ou d’un couvent.

Du reste, les couvents ne manquent pas à Macao.

Dans notre promenade de quelques heures, j’en comptai une demi-douzaine dont le plus important est celui des Dominicains, tout au nord de la ville.

En suivant une route parallèle au rivage et en tournant le dos au collège Saint-Joseph, nous trouvâmes le cloître des Augustins, le Sénat en face duquel jaillissait une admirable fontaine de style mauresque, la chapelle de la Miséricorde, très-gracieux monument gothique, la cathédrale qui me parut un assez pauvre temple, l’église et encore l’hôpital de la Miséricorde, et nous sortîmes par la porte Saint-Lazare pour nous trouver, enfin, après avoir dépassé une chapelle du même nom, dans ces admirables jardins qui s’étendent au nord de Macao et qui étaient vraiment le but de notre promenade.

À notre droite, s’élevait le fort de Guia avec ses embrasures à moitié détruites et sa petite tourelle d’observation.

Une délicieuse allée plantée d’arbres nous conduisit jusqu’à la grotte de Camoëns, amas de rochers sur lesquels s’élève un petit kiosque chinois où nous montâmes pour jouir du charmant point de vue qu’offre, aux yeux, cette luxuriante végétation qui couvre, en s’étendant de l’un à l’autre rivage, toute cette partie de la presqu’île, depuis le fort Saint-Paul-del-Monte jusqu’au Shang-Miau, le temple chinois.

Un pilier naturel soutient la masse des rochers et forme l’entrée d’une grotte peu profonde et tapissée de mousse. Nous y prîmes place sur un petit banc de pierre où Camoëns composa peut-être ses Lusiades, et, alors, dans ce calme et frais retrait, toute la vie du pauvre poète me revint à l’esprit.

Après un instant de repos, nous traversâmes le parc dans toute sa largeur pour rentrer en ville par la porte San-Antonio.

Nous rencontrâmes encore sur notre route deux ou trois chapelles et couvents, puis, traversant la place du bazar chinois sans nous arrêter, nous redescendîmes sur le quai par de petites et tortueuses rues en face du fort San-Pedro.

Une demi-heure après nous étions de retour à bord du Fire-Fly.

En nous éloignant du mouillage, je pus juger de l’aspect général de Macao.

Hélas ! la gracieuse nymphe qui vint mêler sa voix aux instruments du festin de Gama, se voilerait le visage de honte, elle qui prédit de si grands destins aux Portugais, si elle pouvait voir la tristesse et la solitude de la colonie. — Des églises, des couvents, des forts, telle est la ville aujourd’hui !

La marée nous conduisit bientôt au-delà de Lintin, cette ancienne station des contrebandiers d’opium, au milieu de ce grand bassin extérieur que les Anglais ont nommé Outer-Waters, au nord duquel commence seulement le Si-Kiang.

Comme la contrebande d’opium était, à cette époque, tout particulièrement protégée et par les mandarins et par la révolte, le Fire-Fly ne songea guère à mouiller à Lintin. Bientôt nous donnâmes dans le fameux passage de Bocca Tigris entre les îles Tycocktow et Chuenpee.

Le coup-d’œil que présente le fleuve à cet endroit est admirable. C’est bien là, avec d’autres artilleurs que les Chinois et une autre artillerie que l’artillerie chinoise, la position la plus formidable qui se puisse rencontrer.

Comme pour augmenter encore les facilités de la défense, les bancs de sable vous forcent à longer le rivage sur un bord ou sur l’autre.

De la pointe Chuenpee à la rade de Canton, il y a bien douze ou quinze cents pièces de canon sur les rives du fleuve des Perles, mais les forts où sont ces canons sont de si singulières constructions et les batteries sont si sottement disposées, que toute cette formidable artillerie lance des boulets de pierre et de marbre, d’une rive à l’autre, sans défendre le moins du monde le passage.

En doublant la pointe Keshen, j’aperçus de nombreuses trouées dans les murailles du fort d’Anunghoy. Il est probable qu’elles sont dues à la générosité et à la maladresse des artilleurs de la batterie ouest de Tycocktow qui, en voulant faire sombrer quelque contrebandier d’opium, n’ont réussi à rien de mieux qu’à bombarder leurs vis-à-vis.

Imaginez-vous des embrasures fermées par des portes en fer qui s’ouvrent à l’explosion des pièces pour permettre aux servants de charger, et qu’on a bien soin de refermer immédiatement. Quant au pointage, il n’en est pas question, c’est à la grâce de Dieu ! Et comme Dieu, à ce qu’il paraît, se soucie fort peu de l’artillerie chinoise, les boulets vont tout autre part qu’à leur destination.

Pour les murailles des forts, ce sont le plus souvent des enceintes de cinq ou six pieds de haut qui grimpent en grimaçant des zig-zags le long des collines, parfois jusqu’aux sommets, et qui ressemblent à s’y méprendre à ces murs non cimentés dont on entoure dans nos campagnes les vergers ou les vignes, uniquement pour que les pillards tombent sous l’application du Code pénal pour délit d’escalade ou bris de clôture.

Le soir de notre départ de Macao, nous laissâmes tomber l’ancre à peu de distance de la pointe Vyner. Le courant était trop violent pour que nous pussions, de nuit, continuer à remonter le fleuve.

Le lendemain, aux premières lueurs du jour, une jolie brise du sud-est chassait le Fire-Fly dans le haut du Si-Kiang, et lui faisait rapidement dépasser la pagode et le fort de la seconde barre et la pointe Ladrone.

J’étais appuyé sur le garde-corps de l’arrière et je suivais avec curiosité les découpures du rivage, en faisant cette réflexion que, dans un parcours d’une vingtaine de lieues, j’avais déjà vu plusieurs fois ce mot ladrone employé, lorsque j’entendis sir John qui m’appelait.

Je me retournai. Il avait une grande lettre à la main. Le bâtiment venait sur bâbord ; à son avant se dessinait sur la rive droite du fleuve une petite maison rouge de la plus chinoise tournure.

— Faites armer la baleinière pour porter ce pli à un personnage habillé de jaune que vous trouverez dans cette maison, me dit-il en me la désignant du doigt. C’est le chop-house.

— Comment le chop-house ! repris-je en riant : un restaurant où l’on trouve des côtelettes ?

Canon partit d’un éclat de rire.

Évidemment je venais de dire une grosse bêtise.

— Mon cher ami, reprit-il, vous êtes devenu d’une jolie force en anglais, je vous en fais mon sincère compliment ; mais si, sur les rives de la Tamise, chop-house veut dire restaurant où l’on trouve des côtelettes, en anglo-chinois, cela se traduit par petite maison rouge où l’on trouve un gros homme jaune auquel on remet un grand pli blanc, et qui vous rend en échange un chop ou permis de passage avec un large cachet vert.

Franchement, je pouvais bien ignorer cela.

Pendant l’explication du commandant, la yole avait été amenée et armée.

Après avoir reçu ses instructions, qui ne me recommandaient qu’une chose assez facile : de me taire et de ne donner que le moins d’explications possible, je me laissai glisser par une des échelles de l’arrière.

Le Fire-Fly mit en travers afin de m’attendre.

En vingt coups d’aviron, je franchis la distance qui le séparait de la petite maison rouge.

Je trouvai à un débarcadère en pierre, lance à la main, arc en bandoulière, chapeau pointu sur la tête, et au nez duquel j’eus bien de la peine à ne pas éclater de rire, un grotesque soldat chinois qui, gravement, me fit monter quelques marches et m’introduisit dans une petite salle où se trouvait le gros homme jaune en question.

C’était le premier personnage chinois devant lequel j’avais l’honneur de me présenter ; j’eus bon besoin de la provision de gravité que j’avais faite, pour ne pas compromettre mes fonctions d’ambassadeur de sir John.

Très-poliment, du reste, il se leva à mon entrée, et, laissant sa petite pipe de cuivre, s’avança vers moi.

Imaginez-vous un gros corps informe revêtu d’une tunique de soie jaune boutonnant sur le côté, tenu en équilibre sur deux petites jambes englouties dans un large pantalon bleu, avançant sur des pieds chaussés de babouches avec des semelles d’un pouce d’épaisseur, et surmonté d’une petite tête coiffée d’un de ces chapeaux en feutre dont l’élasticité permet aux propriétaires de leur faire prendre toutes les formes.

Ajoutez à ce portrait général quelques détails : deux petits yeux brillants, à l’abri derrière un splendide pince-nez, des lèvres minces et pincées, une magnifique queue de cheveux, coquettement terminée par une tresse de soie et tombant jusqu’aux jarrets, un teint que je n’avais vu jusqu’alors qu’aux bonshommes de pain d’épice de ma ville natale, un éventail à la ceinture, une plaque brodée sur la poitrine, et, sur le chapeau, surmontant tout ce grotesque édifice d’architecture éclectique, ainsi qu’un dôme sur une mosquée, une petite boule rouge au milieu d’une houppe de soie de même couleur, qui me disait que j’avais devant moi un kouan ou mandarin de troisième classe.

Je m’inclinai respectueusement en lui tendant la lettre de mon capitaine.

Il n’avait pas décacheté le pli, qu’il m’offrait un siège, une tasse de thé et une lilliputienne pipe en cuivre pareille à celle qu’il fumait à mon arrivée.

Le commandant du contrebandier d’opium était, à ce qu’il paraît, au mieux avec lui.

Je pris place sur une chaise en rotins où je me trouvai fort mal, je goûtai une espèce de légère décoction jaune qui n’était pas sucrée, et je bourrai le petit fourneau de la pipe de cuivre d’un tabac haché menu, couleur paille, d’un goût fade et des plus désagréables.

Je faisais là un assez triste apprentissage des us et coutumes du Céleste-Empire.

Lorsqu’il eut pris connaissance entière du pli, le kouan, directeur du chop-house, — traduisez toujours, maison où l’on délivre le permis de passage et non pas restaurant où l’on trouve des côtelettes, — le kouan donc parut me dire les choses, les plus gracieuses ; je dis parut, parce que, grâce à son langage anglo-chinois-portugais, je ne compris pas grand’chose à tout ce qu’il lui plut de me débiter. Il finit par me remettre une large pancarte chargée d’hiéroglyphes et ornée du cachet vert en question.

Je m’étais aussi promptement que possible débarrassé de la petite pipe de cuivre, et, me souvenant que sir John m’avait recommandé de me hâter, j’allais prendre congé du kouan, lorsque, tirant d’un des tiroirs de sa table un éventail en ivoire, il me l’offrit en me faisant comprendre que c’était un cadeau qu’il désirait me faire et qu’il me priait d’accepter.

Pour provenir d’un Chinois, le procédé n’en était pas moins délicat. Cependant, comme je ne croyais pas avoir fait quoi que ce fût qui l’autorisât, je refusai. Il insista, je refusai encore. Mais un coup-d’œil jeté furtivement sur l’objet offert me décida. En remerciant de mon mieux, je quittai alors le mandarin et je sortis de la petite maison rouge, à la porte de laquelle je retrouvai le même grotesque soldat, avec la même lance, le même arc et le même chapeau pointu, qui, aussi avec la même gravité, m’escorta jusqu’à mon embarcation.

Dix minutes après, j’étais de retour à bord du Fire-Fly qui fit aussitôt servir sa grand’voile pour continuer sa course vers le mouillage de Whampoa.

— Eh bien ! me dit Canon, lorsqu’il eut reconnu que la pièce que je lui apportais était parfaitement en règle, que dites-vous de mon ami King-Ko ?

Pour toute réponse, car vraiment je ne pouvais pas dire trop de mal de celui qui venait de se conduire si gracieusement à mon égard, je tirai l’éventail de ma poche.

C’était un délicieux bijoux d’ivoire, fouillé d’une admirable façon. Chacune de ses faces représentait des scènes de la vie chinoise, sculptées en relief sur les lames, et cela avec tant d’adresse que, quoiqu’elles fussent découpées à jour, aucun sujet ne se confondait avec un autre. C’était vraiment d’une finesse d’exécution inouïe.

— Bravo ! reprit-il, je vois qu’il est toujours le même !

— Comment ! ce n’est donc pas par faveur spéciale qu’il m’a fait ce cadeau ? répliquai-je un peu désenchanté.

— Pas le moins du monde ! Descendons nous mettre à table ; je vais vous conter dans quels termes je suis avec King-Ko et pourquoi il vous a donné un éventail.

Je suivis le commandant du Fire-Fly dans la dunette, en me reprochant presque de n’avoir pas ri au nez du mandarin chinois, et de m’être donné tant de mal pour ne pas faire la grimace en fumant sa petite pipe de cuivre et en ingurgitant sa mauvaise tasse de thé sans sucre.

Sir John m’apprit, pendant le dîner, que King-Ko était un mandarin chargé spécialement de délivrer les permis de passage aux navires marchands et de faire poursuivre les contrebandiers d’opium, et que c’était pour cela même qu’il m’avait envoyé lui porter la liste de notre nombre de caisses.

Moyennant un prix fixé entre lui et le mandarin, le Fire-Fly pouvait tranquillement remonter le Si-Kiang jusqu’à Whampoa, comme s’il avait été sur lest.

Ce qui se passait, à cette époque en Chine, à propos de l’opium, était absolument copié sur ce qui a lieu depuis si longtemps sur certaines frontières d’Italie, où on ne laisse visiter ses malles qu’autant qu’elles ne renferment rien de soumis aux droits, et où, dans le cas contraire, on donne au chef du poste un léger cadeau pour qu’il ne les fasse pas ouvrir.

Je compris parfaitement alors l’aimable réception du kouan infidèle, et son cadeau en échange du bon profit dont j’étais venu lui apporter la nouvelle.

Pendant que nous étions à table, le Fire-Fly franchit la distance qui sépare la maison de la douane de l’île des Danois.

Morton vint prévenir Canon que nous faisions route vers le mouillage.

Nous montâmes sur la dunette.

Notre bâtiment doublait le cap Matheson de l’île des Danois ; par-dessus la pointe Alceste, nous pouvions déjà apercevoir la mâture des bâtiments en rade.

Le peu de tirant d’eau du Fire-Fly lui permettait de choisir à son gré entre les nombreuses passes que forment les six îles de la première barre. Il prit sagement le chemin le plus court. Côtoyant l’île des Danois, puis venant brusquement à l’ouest en louvoyant au milieu des bâtiments anglais à l’ancre, il vint bientôt mouiller en dedans de l’île de Whampoa, c’est-à-dire en face du village et par le travers de la rivière des Français.

La rade de Whampoa, cet avant-port de Canton, est bien une des plus curieuses choses qu’il soit possible de voir. Chaque nation y a son mouillage : les Anglais entre l’île de Whampoa et celle des Danois, les Français entre cette même île des Danois et celle qui porte leur nom. Les Américains mouillent, eux, le long de l’île Honan. Ce mouillage représente assez bien une croix, dont le plus long côté, en séparant les îles d’Honan et de Whampoa, se dirige vers Canton en faisant face à la branche la plus courte où mouillent les Français, et dont les deux bras s’étendent en travers du fleuve.

Il était trop tard pour que je songeasse le jour même à descendre à terre, je me contentai d’examiner la rade et l’aspect général de Whampoa.

Le long du rivage, sur une longueur de trois cents à quatre cents mètres au plus, s’élevaient sur pilotis et en bambous de malheureuses cases qui, à la haute mer, semblaient sortir de l’eau. Chacune d’elles avait, amarrée au pied d’une échelle qui descendait de l’intérieur, une petite embarcation pour conduire son propriétaire à bord des navires, mais ni portes ni fenêtres ne donnaient sur la rade. À l’extrémité nord du village, tenus au rivage par de fortes cordes, de grands bateaux surmontés de toits et des tentes renfermaient toute la population intéressante des blanchisseuses. À l’extrémité opposée, s’élevait un grand bâtiment de la plus misérable tournure qui pouvait bien être un temple.

Çà et là, le long du rivage, du côté du village, se balançaient sur les flots des constructions bizarres qui n’étaient ni des navires ni des maisons, ou plutôt qui étaient, en même temps, ces deux choses. J’appris que ces objets flottants étaient tout simplement des maisons de commerce.

Imaginez-vous des navires rasés, sur le pont desquels ont été construits des magasins, avec leurs rayons, leurs comptoirs, tout leur attirail de vente, enfin. De la porte d’entrée, — au-dessus de laquelle est écrit : Roberson and C° ship, candlers ; Morrisson, boot-maker ; ou Peterson, tailor, — partent des escaliers qui conduisent aux embarcations des acheteurs ; puis tout autour du bateau-magasin brillent de petits pierriers qui imposent aux Chinois ce saint respect de la propriété qu’ils possèdent si peu. Le capitaine-propriétaire-marchand, bottier ou tailleur, peut ainsi, à sa volonté, grâce à cette invention tout anglaise, transporter ses pénates et son établissement en lieu de sûreté. Il ne s’agit pour cela que de lever l’ancre et de se laisser aller au courant.

Ces précautions sont si nécessaires, qu’il n’existe pas à Whampoa un seul établissement européen qui ne soit dans ces conditions de sauvegarde. Un étranger n’oserait passer la nuit à terre.

Certains petits bateaux que je voyais louvoyer à l’arrière du Fire-Fly, contribuaient encore à augmenter le pittoresque de l’aspect de la rade.

L’un d’eux se hasarda jusque sous notre couronnement où j’étais appuyé.

Je reconnus les sampanes, dont m’avait parlé mon ami et commandant depuis déjà longtemps comme d’une institution toute particulière à la Chine.

Ce sont de petites embarcations montées ordinairement par deux femmes seules. Lorsque j’aurai ajouté à ce premier renseignement que la moitié du bateau est recouvert d’un rouf soigneusement clos avec des tentures, et tapissé de nattes fines et de coussins ; lorsque, de plus, vous saurez que des deux femmes l’une est jeune et jolie, tandis que l’autre est laide et vieille, vous comprendrez facilement quel genre d’industrie exercent les matelots des sampanes sur la rade de Whampoa.

Ces pauvres filles, vendues le plus souvent à des misérables qui spéculent sur leur prostitution, sont parfois jolies et la finesse de leurs extrémités surtout est remarquable. Seulement, leurs immorales promenades sur le fleuve où, de navire en navire, elles vont offrir leurs caresses, disent assez combien est grande leur misère.

Pendant que je faisais cette première inspection du mouillage, la nuit était venue, et, avec elle, pour nous, le travail.

À minuit, nous n’avions plus une caisse d’opium à bord.

À une heure, tout le monde dormait sur le Fire-Fly, sauf les factionnaires, fusils chargés, pour le défendre des voleurs de cuivre, ces habiles nageurs qui, pendant la nuit, traversent la rade entre deux eaux pour venir déclouer les feuilles du doublage des bâtiments à l’ancre. Bientôt tout fut calme autour de nous, et le silence de la nuit n’était troublé, à intervalles réguliers, que par le cri des hommes de veille : — Bon quart devant, bon quart derrière, — que répétaient les échos des rives dans toutes les langues du globe.


  1. Cette obligation où sont les bâtiments marchands de mouiller fort loin de terre et d’opérer leur déchargement lentement et seulement avec des embarcations du pays, a été une des principales causes de la décadence de la colonie portugaise. À Vittoria, l’heureuse rivale de Macao, les navires sont, au contraire, et parfaitement à l’abri et très-près du rivage. Aussi le premier comptoir européen sur les côtes de la Chine ne se compose-t-il plus que de maisons de second ordre, tandis qu’à Hong-Kong sont venus s’établir tous les riches négociants portugais et anglais.