Le Folk-lore de l’Île-Maurice (Bilingue)/Le lièvre et la tortue au bord du bassin du roi

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Maisonneuve et Cie, éditeurs (Les Littératures populaires, tome XXVII), 1888
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I

LE LIÈVRE ET LA TORTUE
AU BORD DU BASSIN DU ROI

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Il y a bien bien longtemps, il y avait au pays de Maurice un roi qui avait un grand bassin. C’est là qu’il prenait son bain tous les matins comme son médecin le lui avait ordonné. Un jour il arrive au bord du bassin ; l’eau est sale : impossible de se baigner. Le roi appelle le gardien et le gronde. Le lendemain, l’eau est sale. Le troisième jour, l’eau est sale. Le roi prend le gardien par le cou, le secoue et lui dit :

— Et toi, enfant de chien ! tu veux que j’attrape la gale dans cette eau-là ? Si demain le bassin n’est pas propre, tu verras quelle pile !

Le gardien a peur. Le soir venu, il prend son fusil, il se cache dans les feuilles de songe au bord du bassin ; la nuit était noire, pas de lune. Au coup de canon, il entend qu’on vient : tac, tac, tac : c’était un lièvre. Avant que le gardien ait le temps de lever son fusil, le lièvre vient droit à lui et lui dit :

— Bonjour, bonjour, gardien ! Comme je suis heureux de vous voir ! il y a longtemps que je cherchais à vous rencontrer, parce que j’ai quelque chose d’excellent à vous donner. Goûtez-moi ce miel que mes parents m’ont envoyé des Trois-Îlots ! vous me direz si vous avez jamais vu du miel comme ça.

Le gardien prend la calebasse et avale une gorgée :

— Oui, certes ! c’est exquis !

Le gardien reste attaché à la calebasse, et la vide. Mais je ne sais trop quelle espèce d’herbe le lièvre avait mêlée au miel : le gardien n’a que le temps de s’allonger au bord du bassin, le sommeil le prend, il ronfle. Le lièvre se déshabille en riant, et pique une tête dans l’eau.

Ce lièvre était plein de malice. Quand il en a assez, il sort du bassin, casse un long bâton, remue la vase, fait du bassin une vraie tasse de chocolat, et s’en va.

Au point du jour, le roi arrive. Il n’a besoin que d’un coup d’œil à son bassin. Quelle colère ! Le gardien dormait encore au bord de l’eau. Le roi prend le bâton même dont le lièvre s’était servi pour troubler l’eau, et tombe sur le gardien. Sous cette grêle de coups, le gardien tarde peu à s’éveiller. Une fois debout, il prend ses jambes à son cou, détale, et se sauve dans le bois d’où il n’est jamais ressorti.

Le roi fit sonner la trompette : « On demande un gardien pour un bassin, huit piastres par mois, une demi-balle de riz et les vivres du magasin. Mais si le gardien laisse quelqu’un troubler l’eau du bassin, on lui tranchera la tête. » Les animaux entendant cette menace ont tous peur, personne ne demande la place : le coq a peur, le chien a peur, l’oie a peur.

Trois jours se passent. Le lièvre se baigne et trouble l’eau. Le roi ne sait quoi faire : son corps commence à démanger ferme ; voilà sept jours qu’il n’a pu prendre son bain.

Le quatrième jour, l’officier du roi vient lui dire qu’il y a là quelqu’un qui demande la place de gardien du bassin : « Fais entrer. » C’était une tortue de rien du tout. Le roi la regarde, il a bien envie de se fâcher :

— C’est toi qui pourras empêcher les gens de salir mon eau ?

— Oui, mon roi ; c’est moi.

— Tu sais les conditions : si l’eau est trouble, je te coupe le cou.

— Oui, mon roi, je sais les conditions, et comme la viande de tortue est bonne à manger, vous pourrez faire de moi un cari. Mais je ne crois pas que vous ayez chance de me goûter cette fois-ci : mieux vaut dire à votre cuisinier de plumer une mère poule.

— Bon, ma commère, nous verrons demain matin. Entre en place ce soir.

La tortue sort. Elle va chez une amie et fait bien enduire de goudron toute son écaille. Au coucher du soleil elle arrive au bord du bassin. Elle se tapit dans le sentier où doit passer le lièvre, et elle attend.

Tac, tac, tac, le lièvre vient. Le lièvre voit cet objet noirâtre au milieu du chemin, il s’arrête et regarde. La tortue a rentré sa tête sous son écaille : rien ne bouge. Tac, tac, tac, le lièvre approche avec précaution : rien ne bouge. Il reste là un bon moment, immobile ; la tortue ne remue pas plus qu’une pierre. Le lièvre médite. Il tourne autour, regarde : rien ne bouge. Cette fois les battements de son cœur se calment. Il n’a plus peur et dit :

— C’est bien une roche, donc ! j’en suis sûr maintenant. Hé vous autres ! c’est un brave homme que ce roi-là. Voici un petit banc qu’il a, j’en suis sûr, ordonné à son domestique de mettre au bord du bassin, afin que j’aie de quoi m’asseoir quand il me faudra tirer ma culotte pour me baigner dans son eau.

Le lièvre rit et s’assied sur la roche. Voilà la roche qui remue un peu. Le lièvre, la sentant bouger :

— Ah ! dit-il, voilà bien comme les domestiques travaillent à Maurice ! ils ont oublié de caler mon fauteuil.

Et il veut descendre pour mettre une cale à son petit banc : impossible ! il est collé par le goudron. La tortue sort la tête de son écaille :

— Qu’en penses-tu, compère ? Pour moi, je pense que cette fois-ci tu es bien pris.

Le lièvre a le nez cassé. Mais il faut bien essayer de sauver sa vie :

— Hé toi, commère ! hé toi, dit-il, tu veux rire, n’est-ce pas ? J’entends la plaisanterie, tu le vois, et je te parle avec douceur. Lâche-moi, te dis-je, lâche-moi ; ne me mets pas en colère.

La tortue s’était mise en marche pour le porter chez le roi. Elle se contente de lui dire :

— À ton aise ! parle, si ça doit te soulager.

— Une fois ! deux fois ! tu ne veux pas me lâcher ?

Bâm ! le lièvre lui donne un coup d’une de ses pattes de derrière : voilà la patte collée. Bâm ! et l’autre patte se colle aussi. La tortue ne s’en préoccupe pas ; elle marche et suit son chemin. Le lièvre lui dit :

— Eh toi ! j’ai plus de force dans mes pattes de devant, oui ! Écoute-moi : lâche-moi de bon cœur.

La tortue marche et ne répond pas. Boum ! un coup de la patte gauche. Boum ! un coup de la patte droite. Collée ! collée ! Voilà le lièvre les quatre pattes attachées comme un cochon que les chinois portent au bazar. Mais le pauvre malheureux doit encore essayer de s’en tirer. Il dit à la tortue d’un ton menaçant :

— Écoute bien : je parle pour la dernière fois. Toute ma force est dans ma tête, ma tête est un marteau de fer. Si je t’en donne un coup, je t’écrase comme une papaye mûre. Lâche-moi, te dis-je, lâche-moi !

La tortue marche et ne répond pas.

Le lièvre lève la tête aussi haut qu’il peut, rassemble toutes ses forces et frappe. Boum ! la tête est collée.

Les voilà arrivés chez le roi. La tortue rit, le lièvre pleure.

Quand le roi voit le lièvre ainsi collé sur la tortue, malgré sa colère il est forcé de rire. La tortue lui dit :

— Le voici, mon roi. Ce n’est pas de la tortue que vous aurez à votre dîner, mais du lièvre. Cuit au vin, ça n’est pas mauvais.

Le roi tire son sabre, fait voler la tête du lièvre et l’envoie à la cuisine. Puis il appelle son domestique :

— Hé toi ! je vais au bain. Viens me frotter dans l’eau. J’ai le corps sale, oui ! [1]


Gardien peir. Asoir li prend fisil, li cacié dans feilles sonzes bord bassin ; lanouite noir noir, napas laline. Lheire canon tiré, li tende doumoumde vini ; li couté : tac, tac, tac ; ça ti éne iève ! Avant gardien gagne létemps lève fisil, iève vine drette av li, li dire li :

— Bonzour, bonzour, gardien ! Comment mo content trouve vous ! longtemps ça même mo rôdé, à cause mo iéna bon bon quiqueçose pour donne vous. Goûte ça dimiel mo famiie fine envôyé moi Trois Zilots ! vous va dire moi sipas zamais vous ti trouve dimiel comment ça.

Gardien prend calebasse, li avale éne gorzée :

— Si fait va ! li goût même.

Gardien tacé sembe calebasse là, li vide li. Mais mo sipas qui zespèce féyaze iève fine mété dans dimiel là : gardien nèque létemps allonze so lécorps dans bord bassin ; sôméye pèse li, li ronflé. Iève rié, li tire so linze, li pique dans bassin.

Iève là malice ; lhére li assez, li sourti dans bassin, li casse ène longue bâton, li brouille la boue, li faire éne dileau çocolat dans bassin là ; li allé.

Grand bômatin léroi vini. Li nèque guette so

dileau : napas appelle en colère ça ! Gardien encore dourmi dans bord bassin ; léroi touque ça bâton là même qui iève té brouille dileau, li tombe làhaut gardien, beirré, ronflé, manman ! Gardien napas longtemps pour levé ; lézailes av li ! li vanné même, li sauve dans bois, zamais li fine tourne encore.

Léroi faire sonne trompette : « Bisoin éne gardien pour veille éne bassin : houite piasses par mois, dimi balle douriz, vivres magasin. Mais quand gardien là laisse doumounde brouille dileau dans bassin, va coupe so licou. » Zanimaux tende ça crié là, zaute tout peir, personne napas dimande pour prend place : coq peir, licien peir, lazoie peir.

Trois zours passé. Iève baigné, brouille dileau ; léroi napas coné qui li va faire, so lécorps commence gratté môme dipis septe zours qui li napas capave baingné.

Quatrième zour, zofficier léroi vine dire li qui iéna éne doumounde qui dimande gardien bassin. Léroi dire : faire rentré ! Ça ti éne faye tourtie. Léroi guette li, li comence en colère :

— Toi ça qui va fouti empèce doumounde sale mo dileau ?

— Oui, mo roi ! moi-même ça !

— To conne condition : quand dileau brouillé, mo va saute to licou !

— Oui, mo roi ! mo conne condition ; et coment la viande tourtie bon pour manzé, vous va capabe faire cari avmoi. Mais mo crois pas qui vous pour goûte moi ça voyaze là ! vaut mié vous dire vous cousinier plime éne manman poule.

— Bon, mo commère ! dimain bomatin nous va guété. Rente dans to louvraze àsoir.

Tourtie allé. Li alle lacase so camrade ; li faire li frotte so lacoque partout partout av goudron. Lheire soleye coucé, li arrive bord bassin, li pelote dans ptit cimin à cote iève pour passé, li aspéré.

Tac, tac, tac, iève vini. Iève trouve ça quiqueçose noir noir là dans milié cimin, li arrêté, li guété. Latête tourtie fine ramasse en bas lacoque : narien bouzé. Tac, tac, tac, iève approce doucement doucement, narien bouzé. Iève maziné ; li vire viré, li guété, li guété : narien bouzé. Bon moment li reste tranquille, tranquille ; tourtie coment roce même. Ça coup là, lékeir iève arrête batté, li naplis gagne peir, li dire :

— Roce même ça, donc ! mo conné astheire ! Eh vous zaute ! léroi là éne bon doumounde oui ! bien sîr ça éne ptit banc qui li fine comande so

domestique amène dans bord bassin pour mo capabe assisé, lhere mo bisoin tire quilotte pour alle baingne mo lécorps dans son dileau !

Iève rié ; li assise làhaut roce. Coment dire roce là bouze bouze morceau. Iève senti ça, li nèque dire :

— Comme ça même domestiques travaille dans paye Maurice ! zaute fine blié cale mo fauteil.

Ene coup là li vlé dicendé pour cale son ptit banc : napas moyen bouzé, li fine tace av goudron. Tourtie sourti so latète en bas lacoque : — Qui to croire, compère ? Moi, mo croire qui ça voyaze là to maillé même !

Iève sec. Mais li bisoin sayé pour çappe so lavie ; li dire tourtie :

— Hé toi ! hé toi, commère ! to voulé badine av moi, hein ? Avlà mo cause doucement : largue moi, largue moi, mo dire toi ! napas faire mo colère lévé !

Tourtie tè comence marcé pour amène li lacase léroi ; li nèque dire li :

— Quand to content : causé pour soulaze to lécorps.

— Ene fois ! dé fois ! to napas voulé largue moi ?

Bam ! iève flanque li éne coup lapatte derrière : lapatte côlé ! Bam ! laute lapatte oussi tacé. Tourtie napas oquipe ça, li marcé, li sive so cimin. Iève dire li :

— Et toi ! mo plis fort dans mo lapatte divant, oui ! Coute moi ! largue moi bon keir !

Tourtie marcé, napas réponde. Boum ! éne coup lapatte gauce. Boum ! éne coup lapatte droite : collé ! collé ! Iève so quate lapattes amarre coment éne coçon qui camilas amène dans bazar. Mais pauve malhéré là bisoin saye encore. Li faire vantard av tourtie, li dire li :

— Acoute bien : mo cause éne dernière fois. Tout mo laforce dans mo latête, éne marteau fer ça ! Quand mo tape éne coup lhaut toi, mo crase toi coment éne papaye mir. Largue moi, mo dire toi, largue moi !

Tourtie marcé, napas réponde narien. Iève lève lève la tête, ramasse tout so la force, tape éne coup, Bôm ! latête côlé.

Avla zaute fine arrive lacase léroi : tourtie rié, iève ploré.

Quand léroi trouve ça iève là colle collé làhaut tourtie, quamême li en colère li blizé rié. Tourtie dire li :

— Avlà li là, mon roi ! Napas tourtie qui vous pour manze dans vous diné, mais iève qui vous va manzé ; quand couit li av divin li bien bon.

Léroi tire so sabe, li saute la tête iève, li envôye lacousine. Après ça li appelle so domestique :

— Et toi ! Mo alle baingné. Vine frotte moi dans dileau : mo lécorps sale, oui !

  1. C’est peut-être le plus répandu de nos contes créoles, le plus incontestablement populaire : nous en avons recueilli jusqu’à sept versions différentes. C’est là une preuve de fait, preuve concluante, que le conte créole est une matière éminemment plastique que chacun est libre de reprendre pour la repétrir à sa guise. Là où la propriété littéraire est ignorée, tout sujet appartient à tous ; serait-il trop ambitieux de rappeler la littérature du haut moyen-âge tout entier ?
    Pour le conte qui nous occupe, on le retrouverait probablement dans toutes nos colonies des Indes occidentales, et quelques-uns de nos lecteurs peuvent en avoir lu une version
    martiniquoise dans un roman de Bentzon, Yette, paru il y a quelques années.
    Le dénouement de notre histoire change singulièrement d’une de nos versions à l’autre. Le plus souvent le lièvre meurt de male mort, ici par le sabre, là par le fusil ; mais parfois il trouve encore moyen de s’en tirer, et c’est la tête de la tortue qu’abat le sabre du roi.
    Nous avons adopté entre les rédactions qui donnent tort au lièvre, celle dont la physionomie nous paraît plus particulièrement nôtre : le roi dont le bain est la préoccupation incessante nous semble une conception éminemment mauricienne de la royauté.