Le Fou Yégof, épisode de l’invasion/01

La bibliothèque libre.

LE FOU YÉGOF
ÉPISODE DE L’INVASION


I.

Si vous tenez à connaître l’histoire du fou Yégof et de la grande invasion de 1814 telle que me l’a racontée le vieux chasseur Frantz du Hengst, il faut vous transporter au village des Charmes, dans les Vosges. Une trentaine de maisonnettes couvertes de chaume et de joubarbe vert sombre se suivent à la file le long de la Sarre. Vous en apercevez les pignons tapissés de lierre et de chèvrefeuille flétris, — car l’hiver approche, — les ruchers fermés avec des bouchons de paille, les petits jardins, les palissades, les bouts de haie qui les séparent les unes des autres.

À gauche, sur une haute montagne, s’élèvent les ruines de l’antique château de Falkenstein, détruit, il y a deux cents ans, par les Suédois. Ce n’est plus qu’un amas de décombres hérissés de ronces ; un vieux chemin de schlitte[1], aux échelons vermoulus, y monte à travers les sapins. À droite, sur la côte, on aperçoit la ferme du Bois-de-Chênes : une large construction avec grange, écuries et hangars, la toiture plate chargée de grosses pierres, pour résister aux vents du nord. Quelques vaches se promènent dans les bruyères, quelques chèvres dans les rochers.

Tout cela est calme, silencieux. Des enfans, en pantalon de toile grise, la tête et les pieds nus, se chauffent autour de leurs petits feux sur la lisière des bois ; les spirales de fumée bleue s’effilent dans l’air, de grands nuages blancs et gris restent immobiles au-dessus de la vallée ; derrière ces images, on découvre les cimes arides du Grosmann et du Donon.

Or il faut savoir que la dernière maison du village, dont le toit en équerre est percé de deux lucarnes vitrées, et dont la porte basse s’ouvre sur la rue fangeuse, appartenait, en 1813, à Jean-Claude Hullin, un ancien volontaire de 92, mais alors sabotier au village des Charmes, et jouissant d’une grande considération parmi les montagnards, Hullin était un homme trapu et charnu, avec des yeux gris, de grosses lèvres, un nez court fendu par le bout, et d’épais sourcils grisonnans. Il était d’humeur joviale et tendre, et ne savait rien refuser à sa fille Louise, une enfant qu’il avait recueillie jadis de ces misérables heimathslôs, ferblantiers, forgerons, sans feu ni lieu, qui vont de village en village étamer les casseroles, fondre les cuillers et raccommoder la vaisselle fêlée. Il la considérait comme sa propre fille, et ne se souvenait plus qu’elle était d’une race étrangère.

Outre cette affection naturelle, le brave homme en avait encore d’autres : il aimait surtout sa cousine, la vieille fermière du Bois-de-Chênes, Catherine Lefèvre, et son fils Gaspard, enlevé par la conscription de cette année, un beau garçon fiancé avec Louise, et dont toute la famille attendait le retour à la fin de la campagne. Hullin se rappelait avec enthousiasme ses campagnes de Sambre-et-Meuse, d’Italie et d’Égypte. Il y pensait toujours, et souvent le soir, après le travail, il se rendait à la scierie du Valtin, cette sombre usine formée de troncs d’arbres encore revêtus de leur écorce, et que vous apercevez là-bas au fond de la gorge. Il s’asseyait au milieu des bûcherons, des charbonniers et des schlitteurs, en face du grand feu de sciure, et tandis que la roue pesante tournait, que l’écluse tonnait et que la scie grinçait, lui, le coude sur le genou, la pipe aux lèvres, il leur parlait de Hoche, de Kléber, et finalement du général Bonaparte, qu’il avait vu cent fois, et dont il peignait la figure maigre, les yeux perçans, le profil d’aigle, comme s’il eut été présent.

Tel était Jean-Claude Hullin. C’était un homme de la vieille souche gauloise, aimant les aventures extraordinaires, les entreprises héroïques, mais cloué au travail par le sentiment du devoir depuis le jour de l’an jusqu’à la Saint-Sylvestre.

Quant à Louise, la fille des heimathslôs, c’était une créature svelte, légère, les mains longues et délicates, les yeux d’un bleu d’azur si tendre qu’ils allaient jusqu’au fond de l’âme, le teint d’une blancheur de neige, les cheveux d’un blond paille, semblables à de la soie, les épaules inclinées comme celles d’une vierge en prière. Son naïf sourire, son front rêveur, enfin toute sa personne rappelait le vieux lied du minnesinger Erhart, lorsqu’il dit : « J’ai vu passer un rayon de lumière, mes yeux en sont encore éblouis… Était-ce un regard de la lune à travers le feuillage ? Était-ce un sourire de l’aurore au fond des bois ? — Non,… c’était la belle Édith, mon amour qui passait… Je l’ai vue, et mes yeux en sont encore éblouis. »

Louise n’aimait que les champs, les jardins et les fleurs. Au printemps, les premières notes de l’alouette lui faisaient répandre des larmes d’attendrissement. Elle allait voir naître les bluets et l’aubépine derrière les buissons de la côte ; elle guettait le retour des hirondelles au coin des fenêtres de la mansarde. C’était toujours la fille des heimathslôs errans et vagabonds, seulement un peu moins sauvage. Hullin lui pardonnait tout ; il comprenait sa nature et lui disait parfois en riant : — Ma pauvre Louise, avec le butin que tu nous apportes, tes belles gerbes de fleurs et d’épis dorés, nous mourrions de faim dans trois jours ! — Alors elle lui souriait si tendrement et l’embrassait de si bon cœur, qu’il se remettait à l’ouvrage en disant : — Bah ! qu’ai-je besoin de gronder ? Elle a raison, elle aime le soleil… Gaspard travaillera pour deux, il aura du bonheur pour quatre… Je ne le plains pas, au contraire… Des femmes qui travaillent, on en trouve assez, et ça ne les rend pas plus belles ; mais des femmes qui aiment !… Quelle chance d’en rencontrer une, quelle chance ! — Ainsi raisonnait le brave homme, et les jours, les semaines, les mois, se suivaient dans l’attente prochaine du retour de Gaspard.

La mère Lefèvre, femme d’une extrême énergie, partageait les idées de Hullin au sujet de Louise. — Moi, disait-elle, je n’ai besoin que d’une fille qui nous aime ; je ne veux pas qu’elle se mêle de mon ménage. Pourvu qu’elle soit contente !… Tu ne me gêneras pas, n’est-ce pas, Louise ? — Et toutes deux s’embrassaient !… Mais Gaspard ne revenait toujours pas, et depuis deux mois on n’avait plus de ses nouvelles.

Or ce jour-là, vers le milieu du mois de décembre 1813, entre trois et quatre heures de l’après-midi, Hullin, courbé sur son établi, terminait une paire de sabots ferrés pour le bûcheron Rochart. Louise venait de déposer une écuelle de terre fleuronnée sur le petit poêle de fonte, qui pétillait et bruissait d’un ton plaintif, tandis que la vieille horloge comptait les secondes de son tic tac monotone. Au dehors, tout le long de la rue, on remarquait de ces petites flaques d’eau recouvertes d’une couche de glace blanche et friable, annonçant l’approche des grands froids. Parfois on entendait courir de gros sabots sur la terre durcie ; on voyait passer un feutre, un capuchon, un bonnet de coton, puis le bruit s’éloignait, et le sifflement plaintif du bois vert dans la flamme, le bourdonnement du rouet de Louise et le bouillonnement de la marmite reprenaient le dessus. Cela durait depuis deux heures, lorsque Hullin, jetant par hasard un coup d’œil à travers les petites vitres de la fenêtre, suspendit sa besogne, et resta les yeux tout grands ouverts, comme absorbé par un spectacle inusité.

En effet, au tournant de la rue, en face du cabaret des Trois Pigeons, s’avançait alors, au milieu d’une bande de gamins sifflant, sautant et criant : — Le roi de carreau ! le roi de carreau ! — s’avançait, dis-je, le plus étrange personnage qu’il soit possible d’imaginer. Figurez-vous un homme roux de barbe et de cheveux, la figure grave, l’œil sombre, le nez droit, les sourcils joints au milieu du front, un cercle de fer-blanc sur la tête, une peau de chien-berger gris de fer aux longs poils flottant sur le dos, les deux pattes de devant nouées autour du cou ; la poitrine couverte de petites croix de cuivre en breloques, les jambes revêtues d’une sorte de caleçon de toile grise noué au-dessus de la cheville, et les pieds nus. Un corbeau de grande taille, les ailes noires lustrées de blanc, était perché sur son épaule. On aurait dit, à sa démarche imposante, un de ces anciens rois mérovingiens tels que les représentent les images de Montbéliard ; il tenait de la main gauche un gros bâton court, taillé en forme de sceptre, et de la main droite il faisait des gestes magnifiques, levant le doigt au ciel et apostrophant son cortége.

Toutes les portes s’ouvraient sur son passage ; derrière toutes les vitres se pressaient les figures des curieux. Quelques vieilles femmes, sur l’escalier extérieur de leurs baraques, appelaient le fou, qui ne daignait pas tourner la tête, d’autres descendaient dans la rue et voulaient lui barrer le passage ; mais lui, la tête haute, le sourcil relevé, d’un geste et d’un mot les forçait de s’écarter.

— Tiens ! fit Hullin, voici Yégof… Je ne m’attendais pas à le revoir cet hiver… Cela n’entre pas dans ses habitudes… Que diable peut-il avoir pour revenir par un temps pareil ?

Et Louise, déposant sa quenouille, se hâta d’accourir pour contempler le roi de carreau. C’était tout un événement que l’arrivée du fou Yégof à l’entrée de l’hiver ; les uns s’en réjouissaient, espérant le retenir et lui faire raconter sa fortune et sa gloire dans les cabarets ; d’autres, et surtout les femmes, en concevaient une vague inquiétude, car les fous, comme chacun sait, ont des idées d’un autre monde, ils connaissent le passé et l’avenir, ils sont inspirés de Dieu : le tout est de savoir les comprendre, leurs paroles ayant toujours deux sens, l’un grossier pour les gens ordinaires, l’autre profond pour les âmes délicates et les sages. Ce fou-là d’ailleurs, plus que tous les autres, avait des pensées vraiment extraordinaires et sublimes. On ne savait ni d’où il venait, ni où il allait, ni ce qu’il voulait, car Yégof errait à travers le pays comme une âme en peine ; il parlait des races éteintes, et se prétendait lui-même empereur d’Austrasie, de Polynésie et autres lieux. On aurait pu écrire de gros livres sur ses châteaux, ses palais et ses places fortes, dont il connaissait le nombre, la situation, l’architecture, et dont il célébrait la grandeur, la beauté, la richesse d’un air simple et modeste. Il parlait de ses écuries, de ses chasses, des officiers de sa couronne, de ses ministres, de ses conseillers, des intendans de ses provinces ; il ne se trompait jamais ni sur leurs noms ni sur leur mérite, mais il se plaignait amèrement d’avoir été détrôné par la race maudite, et la vieille sage-femme Sapience Coquelin, chaque fois qu’elle l’entendait gémir à ce sujet, pleurait à chaudes larmes, et d’autres aussi. Alors lui, levant le doigt au ciel, s’écriait : — Ô femmes ! ô femmes ! souvenez-vous,… souvenez-vous… L’heure est proche,…l’esprit des ténèbres s’enfuit… La vieille race,… les maîtres de vos maîtres s’avancent comme les flots de la mer !

Et chaque printemps il avait l’habitude de faire un tour dans les vieux nids de hiboux, les antiques castels et tous les décombres qui couronnent les Vosges au fond des bois, au Nideck, au Géroldseck, à Lutzelbourg, à Turkestein, disant qu’il allait visiter ses leudes et parlant de rétablir l’antique splendeur de ses états, et de remettre les peuples révoltés en esclavage, avec l’aide du grand Gôlo, son cousin.

Jean-Claude Hullin riait de ces choses, n’ayant pas l’esprit assez élevé pour entrer dans les sphères invisibles ; mais Louise en éprouvait un grand trouble, surtout lorsque le corbeau battait de l’aile et faisait entendre son cri rauque.

Yégof descendait donc la rue sans s’arrêter nulle part, et Louise, tout émue, voyant qu’il regardait leur maisonnette, se prit à dire : — Papa Jean-Claude, je crois qu’il vient chez nous.

— C’est bien possible, répondit Hullin ; le pauvre diable aurait grand besoin d’une paire de sabots fourrés par un froid pareil, et s’il me la demande, ma foi, je serai bien en peine de la lui refuser.

— Oh ! que vous êtes bon ! fit la jeune fille en l’embrassant avec tendresse.

— Oui,… oui,… tu me câlines, dit-il en riant, parce que je fais ce que tu veux… Qui me paiera mon bois et mon travail ?… Ce ne sera pas Yégof.

Louise l’embrassa de nouveau, et Hullin, la regardant d’un œil attendri, murmura : — Cette monnaie en vaut bien une autre…

Yégof se trouvait alors à cinquante pas de la maisonnette, et le tumulte croissait toujours. Les gamins, s’accrochant aux loques de sa veste, criaient : — Carreau ! — Pique ! — Trèfle ! Tout à coup il se retourna levant son sceptre, et d’un air digne, quoique furieux, il s’écria : — Retirez-vous, race maudite !… Retirez-vous,… ne m’assourdissez plus,… ou je déchaîne contre vous la meute de mes molosses !

Cette menace ne fit que redoubler les sifflets et les éclats de rire ; mais comme au même instant Hullin parut sur le seuil avec sa longue tarière, et que, distinguant cinq ou six des plus acharnés, il les prévint que le soir même il irait leur tirer les oreilles pendant le souper, chose que le brave homme avait déjà faite plusieurs fois avec l’assentiment des parens, toute la bande se dispersa, consternée de cette rencontre. Alors, se tournant vers le fou : — Entre, Yégof, lui dit le sabotier, viens te réchauffer au coin du feu.

— Je ne m’appelle pas Yégof, répondit le malheureux d’un air offensé, je m’appelle Luitprandt, roi d’Austrasie et de Polynésie.

— Oui, oui, je sais, fit Jean-Claude, je sais ! Tu m’as déjà raconté tout cela. Enfin n’importe… Que tu t’appelles Yégof ou Luitprandt, entre toujours : il fait froid ; tâche de te réchauffer.

— J’entre, reprit le fou, mais c’est pour une affaire bien autrement grave, c’est pour une affaire d’état,… pour former une alliance indissoluble entre les Germains et les Triboques.

— Bon,… nous allons causer de tout cela.

Yégof, se courbant alors sous la porte, entra tout rêveur, et salua Louise de la tête en abaissant son sceptre ; mais le corbeau ne voulut pas entrer. Déployant ses grandes ailes creuses, il fit un vaste circuit autour de la baraque et vint s’abattre de plein vol contre les vitres pour les briser. — Hans, lui cria le fou, prends garde ! J’arrive !… j’arrive !…

Mais l’oiseau ne détacha point ses griffes aiguës des mailles de plomb, et ne cessa pas d’agiter aux fenêtres ses grandes ailes tant que son maître resta dans la cassine. Louise ne le quittait pas des yeux : elle en avait peur. Quant à Yégof, il prit place dans le vieux fauteuil de cuir, derrière le poêle, les jambes étendues, comme sur un trône, et, promenant autour de lui des regards superbes, il s’écria : — J’arrive de Jérômé en ligne droite pour conclure une alliance avec toi, Hullin. Tu n’ignores pas que j’ai daigné jeter les yeux sur ta fille, et je viens te la demander en mariage.

Louise, à cette proposition, rougit jusqu’aux oreilles, et Hullin partit d’un éclat de rire retentissant.

— Tu ris ! s’écria le fou d’une voix creuse… Eh bien ! tu as tort de rire… Cette alliance peut seule te sauver de la ruine qui te menace, toi, ta maison et tous les tiens… En ce moment même mes armées s’avancent ;… elles sont innombrables ;… elles couvrent la terre… Que pouvez-vous contre moi ? Vous serez vaincus, anéantis ou réduits en esclavage, comme vous l’avez déjà été pendant des siècles, car moi, Luitprandt, roi d’Austrasie et de Polynésie, j’ai décidé que tout rentrerait dans l’ancien ordre de choses… Souviens-toi !

Ici le fou leva le doigt d’un air solennel : — Souviens-toi de ce qui s’est passé !… Vous avez été battus… Et nous, les vieilles races du Nord, nous vous avons mis le pied sur la tête… Nous vous avons chargé les plus grosses pierres sur le dos, pour construire nos châteaux-forts et nos prisons souterraines… Nous vous avons attelés à nos charrues ; vous avez été devant nous comme la paille devant l’ouragan… Souviens-toi, souviens-toi, Triboque, et tremble !

— Je me souviens très bien, dit Hullin toujours en riant ; mais nous avons pris notre revanche… Tu sais ?

— Oui, oui, interrompit le fou en fronçant le sourcil ; mais ce temps est passé. Mes guerriers sont plus nombreux que les feuilles des bois,… et votre sang coule comme l’eau des ruisseaux… Toi, je te connais ; je te connais depuis plus de mille ans !

— Bah ! fit Hullin.

— Oui, c’est cette main, entends-tu ? cette main qui t’a vaincu, lorsque nous sommes arrivés la première fois au milieu de vos forêts… Elle t’a courbé la tête sous le joug, elle te la courbera encore ! Vous êtes braves,… vous êtes forts… Vous vous croyez à tout jamais les maîtres de ce pays et de toute la France… Eh bien ! nous vous avons partagés, et nous vous partagerons encore… Nous rendrons l’Alsace et la Lorraine à l’Allemagne, la Bretagne et la Normandie aux hommes du Nord avec les Flandres, et le midi à l’Espagne. Nous ferons un petit royaume de France autour de Paris,… un tout petit royaume, avec un descendant de la vieille race à votre tête,… et vous ne remuerez plus,… vous serez bien tranquilles… Hé ! hé ! hé !

Yégof se prit à rire. Hullin, qui ne connaissait guère l’histoire, s’étonnait que le fou sût tant de noms. — Bah ! laisse cela, Yégof, dit-il, et tiens, mange un peu de soupe pour te réchauffer l’estomac.

— Je ne te demande pas de soupe, je te demande cette fille en mariage, la plus belle de mes états… Donne-la-moi volontairement, et je t’élève aux marches de mon trône ; sinon, mes armées la prendront de force, et tu n’auras pas le mérite de me l’avoir donnée.

En parlant ainsi, le malheureux regardait Louise d’un air d’admiration profonde. — Qu’elle est belle !… fit-il. Je la destine aux plus grands honneurs… Réjouis-toi, ô jeune fille, réjouis-toi… Tu seras reine d’Austrasie !

— Écoute, Yégof, dit Hullin, je suis très flatté de ta demande,… cela prouve que tu sais apprécier la beauté… C’est très bien ;… mais ma fille est déjà fiancée à Gaspard Lefèvre.

— Et moi, s’écria le fou d’un accent irrité, je ne veux pas entendre parler de cela !

Puis se levant : — Hullin, dit-il en reprenant son air solennel, c’est ma première demande… Je la renouvellerai deux fois encore… entends-tu ?… deux fois ! Et si tu persistes dans ton obstination,… malheur,… malheur sur toi et sur ta race !

— Comment ! tu ne veux pas manger de soupe ?

— Non ! non ! hurla le fou, je n’accepterai rien de toi tant que tu n’auras pas consenti… Rien ! rien !

Et se dirigeant vers la porte à la grande satisfaction de Louise, qui voyait toujours le corbeau battre de l’aile contre les vitres, il dit en levant son sceptre : — Deux fois encore !… — Et il sortit.

Hullin partit d’un immense éclat de rire. — Pauvre diable ! s’écria-t-il. Malgré lui, son nez se tournait vers la marmite… Il n’a rien dans l’estomac,… ses dents claquent de misère… Eh bien ! la folie est plus forte que le froid et la faim.

— Oh ! qu’il m’a fait peur ! dit Louise.

— Allons, allons, mon enfant, remets-toi… Le voilà dehors… Il te trouve jolie, tout fou qu’il est. Il ne faut pas que cela t’effraie.

Malgré ces paroles et le départ du fou, Louise tremblait encore et se sentait rougir en songeant aux regards que le malheureux dirigeait vers elle.

Yégof avait repris la route du Valtin. On le voyait s’éloigner gravement, son corbeau sur l’épaule, et faire ses gestes bizarres, quoiqu’il n’y eût plus personne autour de lui. La nuit approchait ; bientôt la haute taille du roi de carreau se fondit dans les teintes grises du crépuscule d’hiver et disparut.


II.

Le soir du même jour, après le souper, Louise, ayant pris son rouet, était allée faire la veillée chez la mère Rochart, où se réunissaient les bonnes femmes et les jeunes filles du voisinage jusqu’à près de minuit. On y racontait de vieilles légendes, on y causait de la pluie, du beau temps, des mariages, des baptêmes, du départ ou du retour des conscrits,… que sais-je ? Et cela vous aidait à passer les heures d’une manière agréable.

Hullin, resté seul en face de sa petite lampe de cuivre, ferrait les sabots du vieux bûcheron ; il ne songeait déjà plus au fou Yégof : son marteau s’élevait et s’abaissait, enfonçant les gros clous dans les épaisses semelles de bois, et tout cela machinalement, à force d’habitude. Cependant mille idées lui passaient par la tête ; il était rêveur sans savoir pourquoi. Tantôt il songeait à Gaspard, qui ne donnait plus signe de vie, tantôt à la campagne, qui se prolongeait indéfiniment. La lampe éclairait de son reflet jaunâtre la petite cassine enfumée. Au dehors, pas un bruit. Le feu commençait à s’éteindre ; Jean-Claude se leva pour y remettre une bûche ; puis il se rassit en murmurant : — Bah ! tout cela ne peut durer,… nous allons recevoir une lettre un de ces jours.

La vieille horloge se mit à tinter neuf heures, et comme Hullin reprenait sa besogne, la porte s’ouvrit, et Catherine Lefèvre, la vieille fermière du Bois-de-Chênes, parut sur le seuil à la grande stupéfaction du sabotier, car elle ne venait pas d’habitude à pareille heure.

Catherine Lefèvre pouvait avoir soixante ans, mais elle était encore droite et ferme comme à trente ; ses yeux gris clair, son nez crochu tenaient de l’oiseau de proie ; ses joues tirées et les coins de sa bouche abaissés par la réflexion avaient quelque chose de sombre et d’amer. Deux ou trois grosses mèches de cheveux d’un gris verdâtre tombaient le long de ses tempes ; une capuche brune rayée descendait de sa tête sur ses épaules et jusqu’au bas des coudes. En somme, sa physionomie annonçait un caractère ferme, tenace, et je ne sais quoi de grand et de triste, qui inspirait le respect et la crainte. — C’est vous, Catherine ? dit Hullin tout surpris.

— Oui, c’est moi, répondit la vieille fermière d’un ton calme. Je viens causer avec vous, Jean-Claude… Louise est sortie ?

— Elle fait la veillée chez Madeleine Rochart.

— C’est bien.

Alors Catherine rejeta sur son cou la capuche, et vint s’asseoir au coin de l’établi. Hullin la regardait fixement ; il lui trouvait quelque chose d’extraordinaire et de mystérieux qui le saisissait. — Que se passe-t-il donc ? dit-il en déposant son marteau.

Au lieu de répondre à cette question, la vieille, regardant vers la porte, sembla prêter l’oreille ; puis, n’entendant rien, elle reprit son expression méditative : — Le fou Yégof a passé la nuit dernière à la ferme, dit-elle.

— Il est aussi venu me voir cette après-midi.

— Oui, reprit la vieille à voix basse, il a passé la nuit chez nous, et hier soir, à cette heure,… dans la cuisine, devant tout le monde, cet homme, ce fou nous a raconté des choses épouvantables !

Elle se tut, et les coins de ses lèvres semblèrent s’abaisser davantage. — Des choses épouvantables ! murmura Hullin, de plus en plus étonné, — car il n’avait jamais vu la vieille fermière dans cet état. — Mais quoi donc, Catherine, dites,… quoi ?

— Des rêves que j’ai eus !

— Des rêves ?… Vous voulez rire de moi, sans doute !

— Non. — Puis, après un instant de silence, regardant Hullin ébahi, elle poursuivit lentement : — Hier soir donc, tous nos gens étaient réunis après souper dans la cuisine, sous le manteau de la cheminée ; la table restait encore là avec les écuelles vides, les assiettes et les cuillers. Yégof avait soupé avec nous, et il nous avait réjouis de l’histoire de ses trésors, de ses châteaux et de ses provinces. Il pouvait être alors neuf heures ; le fou venait de s’asseoir sur le coin de l’âtre, qui flamboyait… Duchêne, mon garçon de labour, repiquait la selle de Bruno, le pâtre Robin tressait une corbeille, Annette rangeait ses pots sur l’étagère ; moi, j’avais approché mon rouet du feu. Au dehors, les chiens aboyaient à la lune ; il devait faire très froid. Nous étions là, causant de l’hiver qui vient ; Duchêne disait qu’il serait rude, car il avait vu de grandes bandes d’oies sauvages. Et le corbeau de Yégof, sur le rebord du manteau de la cheminée, sa grosse tête dans ses plumes ébouriffées, semblait dormir ; mais de temps en temps il allongeait le cou, se nettoyait une plume du bec, puis nous regardait, écoutant une seconde, et se renfonçant ensuite la tête dans les épaules.

La fermière se tut un moment comme pour recueillir ses idées ; elle baissa les yeux, son grand nez crochu se recourba jusque sur ses lèvres, et une pâleur étrange parut s’étendre sur sa face.

— Et puis, Catherine ? demanda Hullin, devenu attentif.

La vieille poursuivit : — Yégof au bord de l’âtre, avec sa couronne de fer-blanc, son bâton court entre les genoux, rêvait à quelque chose. Il regardait la grande cheminée noire, le grand manteau de pierre, où l’on voit taillés des figures et des arbres, et la fumée qui montait en grosses boules autour des quartiers de lard. Tout à coup, comme nous y pensions le moins, il frappa du bout de son bâton sur la dalle, et s’écria comme en rêve : « — Oui,… oui,… j’ai vu ça… il y a longtemps,… longtemps ! » Et comme nous le regardions tous stupéfaits : « Dans ce temps-là, reprit-il, les forêts de sapins étaient des forêts de chênes… Le Nideck, le Dagsberg, le Falkenstein, le Géroldseck, tous les vieux châteaux en ruine n’existaient pas… Dans ce temps-là, on chassait les bœufs sauvages au fond des bois,… on pêchait le saumon dans la Sarre, et vous autres, les hommes blonds, enterrés dans les neiges six mois de l’année, vous viviez de lait et de fromage, car vous aviez de grands troupeaux sur le Hengst, le Schnéeberg, le Grosmann, le Donon. En été, vous chassiez,… vous descendiez jusqu’au Rhin, à la Moselle, à la Meuse : je me rappelle bien tout cela ! »

Chose étrange, Jean-Claude, à mesure que le fou parlait, il me semblait revoir ces pays d’autrefois, et m’en souvenir comme d’un songe… J’avais laissé tomber ma quenouille, et le vieux Duchêne, Robin, Jeanne, enfin tout le monde écoutait. « Oui, il y a longtemps, reprit le fou… Dans ce temps-là, vous bâtissiez déjà ces grandes cheminées, et tout autour, à deux ou trois cents pas, vous plantiez vos palissades hautes de quinze pieds et la pointe durcie au feu… Et là dedans vous teniez vos grands chiens aux joues pendantes, qui aboyaient nuit et jour. »

Ce qu’il disait, Jean-Claude, nous le voyions… Lui ne semblait pas faire attention à nous, il regardait les figures de la cheminée, la bouche béante ; mais au bout d’un instant, ayant baissé la tête et nous voyant tous attentifs, il se prit à rire d’un rire de fou, en criant : « Et vous autres, dans ces temps, vous croyiez être les seigneurs du pays, vous, hommes blonds, aux yeux bleus, à la chair blanche, nourris de lait et de fromage, et ne buvant le sang qu’en automne, aux grandes chasses… Vous vous croyiez les maîtres de la plaine et de la montagne, lorsque nous, les hommes roux aux yeux verts, venus de la mer,… — nous qui buvions le sang toujours et n’aimions que la bataille, — un beau matin nous sommes arrivés avec nos haches et nos épieux, en remontant la Sarre à l’ombre des vieux chênes !… Oh ! ce fut une rude guerre, et qui dura des semaines et des mois… Et la vieille… là, — dit-il en me montrant avec un sourire étrange, — la Margareth du clan des Kilbérix, cette vieille au nez crochu, dans ses palissades, au milieu de ses chiens et de ses guerriers, elle s’est défendue comme une louve ! Mais au bout de cinq lunes la faim arriva… Les portes des palissades s’ouvrirent pour la fuite, et nous, embusqués dans le ruisseau, nous avons tout massacré !… tout !… excepté les enfans et les belles jeunes filles !… La vieille seule, avec ses ongles et ses dents, se défendit la dernière. Et moi, Luitprandt, je lui fendis sa tête grise, et je pris son père, l’aveugle, le vieux des vieux, pour l’enchaîner à la porte de mon château-fort comme un chien. »

— Alors, Hullin, poursuivit la vieille fermière en courbant la tête, alors le fou se mit à chanter une longue chanson, la plainte du vieillard enchaîné à sa porte. Attendez que je me la rappelle… C’était triste,… triste comme un miserere ! Je ne puis me la rappeler, Jean-Claude ; mais il me semble encore l’entendre : elle nous faisait froid dans les os. Et comme il riait toujours, à la fin tous nos gens poussèrent un cri terrible ; la colère les prit tous à la fois. Le vieux Duchêne sauta sur le fou pour l’étrangler ; mais lui, plus fort qu’on ne pense, le repoussa, et, levant son bâton d’un air furieux, il nous dit : « À genoux, esclaves, à genoux ! Mes armées s’avancent… Entendez-vous ? la terre en tremble ! Ces châteaux, le Nideck, le Haut-Barr, le Dagsberg, le Turkestein, vous allez les rebâtir… À genoux ! »

— Je n’ai jamais vu de figure plus épouvantable que celle de ce Yégof en ce moment ; mais pour la seconde fois, voyant mes gens se jeter sur lui, il me fallut le défendre, — C’est un fou, leur dis-je ; n’avez-vous pas honte de croire aux paroles d’un fou ? Ils s’arrêtèrent à cause de moi ; mais moi, je ne pus fermer l’œil de la nuit. Ce que ce misérable m’avait dit me revenait d’heure en heure. Il me semblait entendre le chant du vieillard, l’aboiement de nos chiens et des bruits de bataille. Depuis longtemps je n’ai pas éprouvé de pareilles inquiétudes. Voilà pourquoi je suis venue vous voir… Que pensez-vous de tout cela, Hullin ?

— Moi ! fit le sabotier, dont la figure rouge et charnue trahissait une sorte d’ironie triste et de pitié ; si je ne vous connaissais pas aussi bien, Catherine, je dirais que vous avez perdu la tête, vous, Duchêne, Robin, et tous les autres. Tout cela me produit l’effet d’un conte de Geneviève de Brabant, une histoire faite pour effrayer les petits enfans, et qui nous montre la bêtise de nos anciens.

— Vous ne comprenez pas ces choses-là, dit la vieille fermière d’un ton calme et grave ; vous n’avez jamais eu d’idées de ce genre ?

— Alors vous croyez à ce que Yégof vous a chanté ?

— Oui, j’y crois.

— Comment, vous, Catherine, vous, une femme de bon sens ! Si c’était la mère Rochart, je ne dis pas ; mais vous !

Il se leva comme indigné, détacha son tablier, haussa les épaules, puis se rassit brusquement en s’écriant : — Ce fou, savez-vous ce que c’est ? Je vais vous le dire, moi : c’est bien sûr un de ces maîtres d’école allemands qui se farcissent la tête de vieilles histoires de ma tante l’Oie, et vous les débitent gravement. À force d’étudier, de rêvasser, de ruminer, de chercher midi à quatorze heures, leur cervelle se détraque ; ils ont des visions, des idées biscornues, et prennent leurs rêves pour des vérités. J’ai toujours regardé Yégof comme étant un de ces pauvres diables ; il sait une foule de noms, il parle de la Bretagne et de l’Austrasie, de la Polynésie et du Nideck, et puis du Géroldseck, du Turkestein, des bords du Rhin, enfin de tout au hasard ; ça finit par avoir l’air de quelque chose et ça n’est rien. Dans des temps ordinaires, vous penseriez comme moi, Catherine ; mais vous souffrez de ne recevoir aucune nouvelle de Gaspard… Ces bruits de guerre, d’invasion, qu’on fait courir, vous tourmentent et vous dérangent… Vous ne dormez plus,… et ce qu’un pauvre fou vient vous raconter, vous le regardez comme parole d’Évangile.

— Non, Hullin, ce n’est pas cela… Vous-même, si vous aviez entendu Yégof…

— Allons donc ! s’écria le brave homme. Si je l’avais entendu, je lui aurais ri au nez comme tantôt… Savez-vous qu’il me demandait Louise pour la faire reine d’Austrasie ?

Catherine Lefèvre ne put s’empêcher de sourire ; mais, reprenant aussitôt son air sérieux : — Toutes vos raisons, Jean-Claude, dit-elle, ne peuvent me convaincre ; mais, je l’avoue, le silence de Gaspard m’effraie… Je connais mon garçon, il m’a certainement écrit. Pourquoi ses lettres ne me sont-elles point arrivées ?… La guerre va mal, Hullin, nous avons tout le monde contre nous. On ne veut pas de notre révolution, vous le savez comme moi. Tant que nous étions les maîtres, que nous remportions victoire sur victoire, on nous faisait bonne mine ; mais depuis nos malheurs de Russie ça prend une vilaine tournure.

— Là, là, Catherine, comme votre tête s’emporte !… Vous voyez tout en noir.

— Oui, je vois tout en noir, et j’ai raison… Ce qui m’inquiète le plus, c’est de ne recevoir aucune nouvelle du dehors ; nous vivons ici comme dans un pays de sauvages, on ne sait rien de ce qui se passe… Les Autrichiens et les Cosaques nous tomberaient sur le dos du jour au lendemain, qu’on en serait tout surpris.

Hullin observait la vieille femme, dont le regard s’animait, et malgré lui il subissait l’influence des mêmes craintes. — Écoutez, Catherine, dit-il tout à coup ; lorsque vous parlerez d’une manière raisonnable, ce n’est pas moi qui viendrai vous contredire… Tout ce que vous dites maintenant est possible… Je n’y crois pas, mais il faut en avoir le cœur net… Je me proposais d’aller à Phalsbourg, dans la huitaine, acheter des peaux de mouton pour faire des garnitures de sabots : j’irai demain. À Phalsbourg, place forte et bureau de poste, on doit avoir des nouvelles sûres… Croirez-vous alors à celles que je vous rapporterai de là-bas ?

— Oui.

— C’est donc entendu… Je partirai demain de bonne heure… Il y a cinq lieues, vers six heures je serai de retour… Vous verrez, Catherine, que toutes vos idées tristes n’ont pas le sens commun.

— Je le souhaite, répondit la fermière en se levant, je le souhaite ! Vous m’avez un peu rassurée, Hullin… Maintenant je remonte à la ferme, et j’espère mieux dormir que la nuit dernière… Bonne nuit, Jean-Claude !


III.

Le lendemain, au petit jour, Hullin, revêtu de sa culotte de gros drap bleu des dimanches, de son ample veste de velours brun, de son gilet rouge à boutons de cuivre, et coiffé du large feutre montagnard, relevé en cocarde sur le devant de sa face vermeille, se mettait en route pour Phalsbourg, un grand bâton de cormier au poing.

Phalsbourg est une petite place forte à cheval sur la route impériale de Strasbourg à Paris ; elle commande la côte de Saverne, les défilés du Haut-Barr, de la Roche-Plate, de la Bonne-Fontaine et du Graufthal. Ses bastions, ses avancées et ses demi-lunes se découpent en zigzag sur un plateau rocheux : de loin on croirait pouvoir en franchir les murs d’une enjambée ; mais en arrivant on découvre le fossé large de cent pieds, profond de trente, et les sombres remparts taillés dans le roc en face. Sauf l’église, la maison commune, les deux portes de France et d’Allemagne en forme de mitre, les aiguilles des deux poudrières, tout le reste se cache derrière les lacis. Telle est la petite ville de Phalsbourg, qui ne manque pas d’un certain caractère de grandeur, surtout lorsqu’on traverse ses ponts et qu’on pénètre sous ses portes trapues, garnies de herses à dents de fer. À l’intérieur, les maisons se distribuent par quartiers réguliers ; elles sont basses, bien alignées, construites en pierres de taille ; tout y porte le cachet militaire.

Hullin, poussé par sa robuste nature et son humeur joyeuse à ne jamais trop s’alarmer pour les choses à venir, considérait tous les bruits de retraite, de débâcle et d’invasion qui circulaient dans le pays comme autant de mensonges propagés par la mauvaise foi. Aussi qu’on juge de sa stupéfaction lorsqu’au sortir de la montagne et sur la lisière des bois, il vit le tour de la ville rasé comme un ponton : plus un jardin, plus un verger, plus une promenade, plus un arbre, plus une broussaille ; tout était abattu à portée de canon. Quelques pauvres diables ramassaient les derniers débris de leurs maisonnettes et les portaient en ville. On ne voyait plus rien à l’horizon que le cordon des remparts traçant sa ligne sombre au-dessus des chemins couverts. Ce fut un coup de foudre pour Jean-Claude ; durant quelques minutes, il ne put articuler une parole ni faire un pas. — Oh ! dit-il enfin, cela va mal, très mal ! On attend l’ennemi !

Puis, ses instincts guerriers reprenant le dessus, un flot de sang colora ses joues brunes. — Ce sont pourtant ces gueux d’Autrichiens, de Prussiens, de Russes, et tous ces misérables ramassés jusqu’au fond de l’Europe qui sont cause de tout cela ! s’écria-t-il en agitant sa trique ; mais gare ! nous leur ferons payer le dégât !…

Il était possédé d’une de ces colères blanches telles qu’en éprouvent les honnêtes gens lorsqu’on les pousse à bout. Malheur à celui qui l’aurait regardé de travers en ce moment ! Vingt minutes après, il entrait en ville, à la suite d’une longue file de voitures attelées de cinq et six chevaux, tramant à grand’peine d’énormes troncs d’arbres destinés à construire des blockhaus sur la place d’armes. Entre les conducteurs, les paysans et les chevaux hennissant, tempêtant, faisant feu des quatre pieds, marchait gravement un gendarme à cheval, le père Kels, qui semblait ne rien entendre et disait d’un ton rude : — Courage, courage, mes amis,… nous ferons encore deux tournées jusqu’à ce soir… Vous aurez bien mérité de la patrie !

Jean-Claude franchit le pont. Un nouveau spectacle s’offrit à lui dans la ville. Là régnait l’ardeur de la défense : toutes les portes étaient ouvertes ; hommes, femmes, enfans allaient, couraient, aidaient à transporter les poudres et les projectiles. On s’arrêtait par groupes de trois, quatre, six, pour s’informer des nouvelles.

— Hé ! voisin !

— Quoi donc ?

— Un courrier vient d’arriver ventre à terre… Il est entré par la porte de France.

— Alors il vient annoncer la garde nationale de Nancy.

— Ou peut-être un convoi de Metz.

— Vous avez raison… Les boulets de seize manquent… Il faudrait aussi de la mitraille. On va casser les fourneaux pour en faire.

Quelques bons bourgeois en manches de chemise, debout sur des tables, le long des trottoirs, s’occupaient à blinder leurs fenêtres avec de grosses pièces de bois et des paillasses ; d’autres roulaient devant leurs portes des cuves d’eau. Cet enthousiasme ranima Hullin. — À la bonne heure ! s’écria-t-il, tout le monde est de la fête ici… Les alliés seront bien reçus.

En face du collège, la voix glapissante du sergent de ville Harmentier criait : « Faisons savoir que les casemates vont être ouvertes, à cette fin que chacun puisse y faire transporter un matelas et deux couvertures par personne. — Et que messieurs les commissaires de la place vont commencer leur tournée d’inspection, pour reconnaître que chaque habitant a trois mois de vivres d’avance, dont il devra justifier. — Cejourd’hui 20 décembre 1813. — Jean-Pierre Meunier, gouverneur. »

Tout cela, Hullin le vit et l’entendit en moins d’une minute, car toute la ville était en l’air. Des scènes étranges, sérieuses, comiques, se succédaient sans interruption. Vers la ruelle de l’arsenal, quelques gardes nationaux traînaient une pièce de vingt-quatre. Ces braves gens avaient une pente assez rapide à gravir ; ils n’en pouvaient plus.

— Hue ! de l’ensemble, mille tonnerres ! Encore un coup d’épaule !… En avant !

Tous criaient à la fois, poussaient aux roues, et la grosse pièce, allongeant son long cou de bronze sur son immense affût, au-dessus des têtes, roulait lentement et faisait frémir le pavé. Hullin, tout réjoui, n’était plus le même homme : ses instincts de soldat, le souvenir du bivac, des marches, de la fusillade et de la bataille, tout cela lui revenait au pas de charge ; son regard étincelait, son cœur battait plus vite, et déjà des idées de défense, de retranchemens, de lutte à mort, allaient et venaient dans sa tête. — Ma foi ! se disait-il, tout va bien ! J’ai fait assez de sabots dans ma vie, et puisque l’occasion se présente de reprendre le mousquet, eh bien ! tant mieux ; nous allons montrer aux Prussiens et aux Autrichiens que nous n’avons pas oublié la charge en douze temps.

Devant l’église, sur la place d’armes, stationnaient quinze ou vingt charrettes de blessés, arrivant de Leipzig et de Hanau. Ces malheureux, pâles, hâves, l’œil sombre, les uns déjà amputés, les autres n’ayant pas même été pansés, attendaient tranquillement la mort. Auprès d’eux, quelques vieilles haridelles rousses, le dos couvert d’une peau de chien, mangeaient leur maigre pitance, tandis que les conducteurs, de pauvres diables mis en réquisition en Alsace, enveloppés de leurs grands manteaux troués, dormaient, malgré le froid, le feutre rabattu et les bras repliés, sur les marches de l’église. On frissonnait à voir ces groupes d’hommes mornes, avec leurs grandes capotes grises, entassés sur la paille sanglante, l’un portant son bras cassé sur ses genoux, l’autre la tête bandée d’un vieux mouchoir. Un troisième, déjà mort, servait de siège aux vivans, les mains noires pendant entre les échelles. Hullin, en face de ce lugubre spectacle, resta cloué au sol. Il ne pouvait en détacher ses yeux. Les grandes douleurs humaines ont ce pouvoir étrange de nous fasciner : nous voulons voir comment les hommes meurent. Les meilleurs ne sont pas exempts de cette affreuse curiosité. Il semble que l’éternité va nous livrer son secret !

Là donc, près du timon de la première charrette, à droite de la file, étaient accroupis deux carabiniers en petite veste bleu de ciel, deux véritables colosses, dont la puissante nature fléchissait sous l’étreinte du mal : on eût dit deux cariatides écrasées sous le poids d’une masse énorme. L’un, aux grosses moustaches rousses, les joues terreuses, vous regardait de ses yeux ternes, comme du fond d’un affreux cauchemar ; l’autre, plié en deux, les mains bleues, l’épaule déchirée d’un coup de mitraille, s’affaissait de plus en plus, puis se relevait par sursaut en parlant tout bas comme au milieu d’un rêve. Derrière étaient étendus deux à deux des soldats d’infanterie, la plupart frappés d’une balle, une jambe, un bras fracassés. Ils semblaient supporter leur sort avec plus de fermeté que les colosses. Ces malheureux ne disaient rien ; quelques-uns seulement, les plus jeunes, demandaient d’un air furieux de l’eau et du pain. Puis, dans la charrette voisine, une voix plaintive, la voix d’un conscrit, appelait : — Ma mère ! ma mère !… Les vieux souriaient d’un air sombre, comme pour dire : — Oui,… oui,… elle va venir, ta mère ! Peut-être aussi ne pensaient-ils à rien.

De temps en temps une sorte de frisson parcourait tout le convoi. Alors on voyait plusieurs blessés se lever à demi avec de longs gémissemens et retomber aussitôt, comme si la mort eût fait sa tournée en ce moment. Puis tout redevenait silencieux.

Comme Hullin les regardait ainsi, sentant ses entrailles frémir, voilà qu’un bourgeois du voisinage, Sôme le boulanger, sortit de chez lui portant une grande marmite pleine de bouillon. Alors il fallut voir tous ces spectres s’agiter, leurs yeux étinceler, leurs narines se dilater ; ils semblaient renaître : les malheureux mouraient de faim !

Le bon père Sôme, les larmes aux yeux, s’approcha disant : — J’arrive, mes enfans ! Un peu de patience… C’est moi, vous me reconnaissez !

Mais à peine fut-il près de la première charrette, que le grand carabinier aux joues verdâtres, se ranimant, plongea le bras jusqu’au coude dans la marmite bouillante, y saisit la viande et la cacha sous sa veste. Cela se fit avec la rapidité de l’éclair ; des hurlemens sauvages s’élevèrent aussitôt de tous côtés. Ces gens, s’ils avaient eu la force de bouger, auraient dévoré leur camarade. Lui, les deux bras serrés contre la poitrine, la dent sur sa proie, l’œil louche, épiant en tout sens, ne semblait rien entendre. À ces cris, un vieux soldat, un sergent, s’élança de l’auberge voisine. C’était un vieux routier ; il comprit tout d’abord ce dont il s’agissait, et sans réflexions inutiles il arracha la viande à la bête féroce en lui disant : — Tu mériterais de ne pas en avoir !… On va faire les parts. Nous allons découper dix rations !

— Nous ne sommes que huit ! dit un des blessés, fort calme en apparence, mais l’œil étincelant sous son masque de bronze.

— Comment, huit ?

— Vous voyez bien, sergent, que ces deux sont en train de battre de l’aile… Ce serait de la nourriture perdue !

Le vieux sergent regarda. — C’est juste, fit-il, huit parts !

Hullin ne put en voir davantage, et il se retira chez l’aubergiste Wittmann, plus pâle que la mort. Wittmann était aussi marchand de cuir et de fourrures. En le voyant entrer : — Hé ! c’est vous, maître Jean-Claude ! s’écria-t-il, vous arrivez plus tôt qu’à l’ordinaire… Je ne vous attendais que la semaine prochaine. — Puis, le voyant chanceler : — Mais dites donc,… vous avez quelque chose ?

— Je viens de voir les blessés.

— Ah ! oui, les premières fois, cela vous tombe dans les jambes ; mais si vous en aviez vu passer quinze mille, comme nous autres, vous n’y penseriez plus !

— Une chopine de vin, bien vite ! dit Hullin, qui se sentait mal. Oh ! les hommes, les hommes !… Et dire que nous sommes frères !

— Oui, frères jusqu’à la bourse, répondit Wittmann. Tenez, buvez un coup, ça vous remettra !

— Ainsi vous en avez vu passer quinze mille ? reprit le sabotier.

— Au moins,… depuis un mois,… sans parler de ceux qui sont restés en Alsace et de l’autre côté du Rhin ; car, vous comprenez, on ne trouve pas de charrettes pour tous, et puis beaucoup ne valent pas la peine d’être emportés.

— Oui, je comprends ! mais pourquoi sont-ils là, ces malheureux ? Pourquoi n’entrent-ils pas à l’hôpital ?

— L’hôpital ! qu’est-ce qu’un hôpital, dix hôpitaux, pour cinquante mille blessés ? Tous les hôpitaux, depuis Mayence et Coblentz jusqu’à Phalsbourg, sont encombrés. Et d’ailleurs cette mauvaise maladie, le typhus, voyez-vous, Hullin, vous tue plus de monde que le boulet. Tous les villages de la plaine, à vingt lieues d’ici, en sont infectés ; on meurt partout comme des mouches. Heureusement la ville est en état de siège depuis trois jours, on va fermer les portes, il n’entrera plus personne. J’ai perdu pour ma part mon oncle Christian et ma tante Lisbeth, des gens aussi sains, aussi solides que vous et moi, maître Jean-Claude. Enfin le froid est venu : il y a eu cette nuit gelée blanche.

— Et les blessés sont restés sur le pavé toute la nuit ?

— Non, ils sont arrivés de Saverne ce matin : dans une heure ou deux, le temps de laisser reposer les chevaux, ils partiront pour Sarrebourg.

En ce moment, le vieux sergent qui venait de rétablir l’ordre dans les charrettes entra en se frottant les mains. — Hé ! hé ! dit-il, ça fraîchit, papa Wittmann, vous avez bien fait d’allumer du feu au poêle. Un petit verre de cognac pour rabattre le brouillard. Hum ! hum !

Ses petits yeux plissés, son nez en bec de corbin, les pommettes de ses joues séparées du nez par deux grosses rides en paraphe, lesquelles se perdaient dans une large impériale roussâtre, tout riait dans la physionomie du vieux soldat, tout respirait une bonne humeur joviale. C’était une vraie figure militaire, hâlée, brunie par le grand air, pleine de franchise, mais aussi de finesse goguenarde ; son grand schako, sa grosse capote gris bleu, le baudrier, l’épaulette, semblaient faire partie de son individu. On n’aurait pu se le représenter autrement. Il se promenait de long en large dans la salle, continuant à se frotter les mains, tandis que Wittmann lui versait un petit verre d’eau-de-vie ; Hullin, assis près de la fenêtre, avait remarqué d’abord le numéro de son régiment : 6e d’infanterie légère. Gaspard, le fils de la mère Lefèvre, servait dans ce régiment. Jean-Claude allait donc avoir des nouvelles du fiancé de Louise ; mais, au moment de parler, son cœur battit avec force : — Si Gaspard était mort ! s’il avait péri comme tant d’autres !

Le brave sabotier se sentit comme étranglé ; il se tut. — Mieux vaut, pensait-il, ne rien savoir.

Pourtant au bout de quelques instans il ne put y tenir. — Sergent, dit-il d’une voix enrouée, vous êtes du 6e léger ?

— Mais oui, mon bourgeois, fit l’autre en se retournant au milieu de la salle.

— Ne connaîtriez-vous pas un nommé Gaspard Lefèvre ?

— Gaspard Lefèvre, de la deuxième du premier, parbleu ! si je le connais… C’est moi qui l’ai mis au port d’armes ; un brave soldat, morbleu ! dur à la fatigue… Si nous en avions cent mille de cette trempe…

— Alors il vit ?… Il se porte bien ?

— Mais oui, mon bourgeois. Après ça, depuis huit jours que j’ai quitté le régiment à Frédéricsthal, pour escorter ce convoi de blessés… Vous comprenez, cela chauffe… On ne peut répondre de rien… D’un moment à l’autre, chacun de nous peut recevoir son affaire… Mais il y a huit jours, à Frédéricsthal, le 12 décembre, Gaspard Lefèvre répondait encore à l’appel.

Jean-Claude respira. — Mais alors, sergent, faites-moi l’amitié de me dire pourquoi Gaspard n’a pas écrit au village depuis deux mois ?

Le vieux soldat sourit, ses petits yeux clignotèrent. — Ah çà ! mon bourgeois, croyez-vous par hasard qu’on n’ait rien de mieux à faire en route que d’écrire ?

— Non, j’ai servi, j’ai fait les campagnes de Sambre-et-Meuse, d’Égypte et d’Italie ; mais cela ne m’empêchait pas de donner de mes nouvelles.

— Un instant, camarade, interrompit le sergent, moi j’ai passé par l’Égypte et l’Italie comme vous… La campagne que nous venons de finir est tout à fait particulière.

— Elle a donc été bien rude ?

— Rude ?… c’est-à-dire qu’il faut avoir l’âme chevillée dans tous les membres pour ne pas y avoir laissé ses os. Tout était contre nous : la maladie, les traîtres, les paysans, les bourgeois, nos alliés, enfin tout ! De notre compagnie, au grand complet lorsque nous sommes partis de Phalsbourg le 21 janvier dernier, il n’est revenu que trente-deux hommes. Je crois que Gaspard Lefèvre est le seul conscrit qui reste… Ces pauvres conscrits ! ils se battaient bien ; mais ils n’avaient pas l’habitude de se serrer le ventre, ils fondaient comme du beurre dans la poêle.

Ce disant, le vieux sergent s’approcha du comptoir et prit son petit verre d’un seul coup : — À votre santé, mon bourgeois. Seriez-vous par hasard le père de Gaspard ?

— Non, je suis un parent.

— Eh bien ! on peut se vanter d’être solidement bâti dans votre famille. Quel homme à vingt ans ! Aussi, malgré tout, il a tenu bon, lui, pendant que les autres descendaient la garde par douzaines.

— Mais, reprit Hullin après un instant de silence, je ne vois pas encore ce qu’il y avait de si particulier dans la dernière campagne ; car nous aussi, nous avons eu des maladies, des traîtres…

— De particulier ! s’écria le sergent ; mais tout était particulier. Autrefois, si vous avez fait la guerre en Allemagne, vous devez vous rappeler qu’après une ou deux victoires c’était fini ; les gens vous recevaient bien ; on buvait du petit vin blanc, on mangeait de la choucroute et du jambon avec les bourgeois, on faisait danser les grosses commères. Les maris, les vieux parens riaient de bon cœur, et quand le régiment partait, tout le monde pleurait d’attendrissement… Mais cette fois, après Lutzen et Bautzen, au lieu de se radoucir, les gens vous faisaient des mines de cinq cents diables ; on ne pouvait rien en obtenir que par la force ; enfin on se serait cru en Espagne ou en Vendée. Je ne sais pas ce qu’on leur a fourré dans la tête contre nous. Encore si nous n’avions été que des Français, si nous n’avions pas eu des tas de Saxons et d’autres alliés qui n’attendaient que le moment de nous sauter à la gorge, nous en serions venus à bout tout de même, un contre cinq ; mais les alliés, ne me parlez pas des alliés ! Tenez, à Leipzig, le 18 octobre dernier, au beau milieu de la bataille, nos alliés se tournent contre nous et nous tirent des coups de fusil dans le dos : c’étaient nos bons amis les Saxons ! Huit jours après, nos anciens bons amis les Bavarois viennent se mettre en travers de notre retraite ; il faut leur passer sur le ventre à Hanau. Le lendemain, près de Francfort, une autre colonne de bons amis se présente ; il faut les écraser. Enfin, plus on en tue, plus il en repousse ! Nous voilà maintenant de ce côté-ci du Rhin. Eh bien ! il y en a bien sûr en marche depuis Moscou de ces bons amis… Ah ! si nous avions prévu cela après Austerlitz, Iéna, Friedland, Wagram !

Hullin était devenu tout pensif. — Et maintenant où en sommes-nous, sergent ?

— Nous en sommes qu’il a fallu repasser le Rhin, et que toutes nos places fortes de l’autre côté sont bloquées. Le 10 novembre dernier, le prince de Neuchâtel a passé la revue du régiment à Bleckheim. Le 3e bataillon a versé ses soldats dans le 2e, et le cadre a reçu l’ordre de se tenir prêt à partir pour le dépôt. Les cadres ne manquent pas, mais les hommes !… Depuis plus de vingt ans qu’on nous saigne aux quatre membres, ce n’est pas étonnant. Toute l’Europe s’avance… L’empereur est à Paris… Il dresse son plan de campagne… Pourvu qu’on nous laisse respirer jusqu’au printemps !…

En ce moment, Wittmann, debout près de la fenêtre, se prit à dire : — Voici le gouverneur qui vient d’inspecter les abatages autour de la ville.

En effet le commandant, Jean-Pierre Meunier, coiffé d’un grand chapeau à cornes et l’écharpe tricolore autour des reins, traversait la place. — Ah ! dit le sergent, je vais lui faire signer la feuille de route… Pardon, bourgeois, il faut que je vous quitte.

— Faites, mon sergent, et merci. Si vous revoyez Gaspard, dites-lui que Jean-Claude Hullin l’embrasse, et qu’on attend de ses nouvelles au village.

— Bon,… bon,… je n’y manquerai pas.

Le sergent sortit, et Hullin vida sa chope tout rêveur. — Père Wittmann, dit-il au bout d’un instant, et mon paquet ?

— Il est prêt, maître Jean-Claude.

Puis se penchant à la porte de la cuisine : — Grédel !… Grédel !… apporte le paquet de Hullin.

Une petite femme parut et déposa sur la table un rouleau de peaux de mouton. Jean-Claude y passa son bâton et le mit sur son épaule.

— Comment ! vous allez partir tout de suite ?

— Oui, Wittmann, les journées sont courtes, et les chemins difficiles par les bois après six heures ; il faut que j’arrive à temps…

— Alors bon voyage, maître Jean-Claude.


IV.

Tandis que Hullin apprenait le désastre de nos armées, et qu’il s’acheminait lentement, la tête basse, le front soucieux, vers le village des Charmes, tout suivait son train habituel à la ferme du Bois-de-Chênes. On ne songeait plus au récit bizarre d’Yégof, on ne pensait pas à la guerre : le vieux Duchêne menait ses bœufs à l’abreuvoir, le pâtre Robin retournait la litière du bétail, Annette et Jeanne écrémaient leurs pots de lait caillé. Catherine Lefèvre seule, sombre et silencieuse, songeait aux temps passés, tout en surveillant d’un visage impassible les allées et les venues de son monde. Elle était trop vieille, trop sérieuse, pour oublier d’un jour à l’autre ce qui l’avait si fortement agitée. La nuit venue, après le repas du soir, elle entra dans la salle voisine, où ses gens l’entendirent tirer le grand registre de l’armoire, et le déposer sur la table, pour régler ses comptes comme d’habitude. Du vivant même de Pierre Lefèvre son mari, elle avait la haute main sur toutes les affaires de la ferme.

On se mit aussitôt à charger la voiture de blé, de légumes et de volaille, car c’était le lendemain marché à Sarrebourg, et Duchêne devait partir au petit jour.

Représentez-vous la grande cuisine et tous ces braves gens en train de finir leur ouvrage avant d’aller se coucher : la grosse marmite noire, pleine de betteraves et de pommes de terre destinées au bétail, fumant sur un immense feu de sapin en tulipes pourpre et or ; les plats, les écuelles, les soupières étincelant comme des soleils sur l’étagère ; les bottes d’ail et d’oignons mordorés suspendues à la file aux poutres brunes du plafond, parmi les jambons et les quartiers de lard ; Jeanne, en cornette bleue et petite jupe coquelicot, remuant le contenu de la marmite de sa grande cuiller de bois ; les cages d’osier où caquettent les poules avec le grand coq roux, qui passe la tête à travers les barreaux et regarde la flamme d’un œil émerveillé, la crête sur l’oreille ; le dogue Michel, la tête plate, les joues pendantes, en quête d’une écuelle oubliée. On voyait aussi, pendu aux pattes de derrière contre la muraille, un vieux lièvre roux apporté par le chasseur Heinrich pour être vendu au marché, et un beau coq de bruyère, moiré de vert et de roux, l’œil terne, une goutte de sang au bout du bec.

Il était environ sept heures et demie, lorsqu’un bruit de pas se fit entendre à l’entrée de la cour. Le dogue s’avança sur le seuil en grondant… Il écouta,… aspira l’air de la nuit, puis revint tranquillement se remettre à lécher son écuelle. — C’est quelqu’un de la ferme, dit Annette, Michel ne bouge pas.

Et presque aussitôt le vieux Duchêne cria : — Bonne nuit, maître Jean-Claude. C’est vous ?

— Oui, j’arrive de Phalsbourg, et je viens me reposer un instant avant de descendre au village… Catherine est-elle là ?

Et l’on vit le brave homme apparaître à la vive lumière, son large feutre sur la nuque, et son rouleau de peaux de mouton sur l’épaule.

— Bonne nuit, mes enfans, dit-il, bonne nuit !… Toujours à l’ouvrage ?

— Mon Dieu, oui, monsieur Hullin, comme vous voyez, répondit Jeanne en riant. Si l’on n’avait rien à faire, la vie serait bien ennuyeuse !

— C’est vrai, ma jolie fille, c’est vrai, il n’y a que le travail pour vous donner ces fraîches couleurs et ces grands yeux brillans.

Jeanne allait répondre, quand la porte de la salle s’ouvrit, et Catherine Lefèvre s’avança, jetant un regard profond sur Hullin, comme pour deviner d’avance les nouvelles qu’il apportait : — Eh bien ! Jean-Claude, vous êtes de retour ?

— Oui, Catherine… Il y a du bon et du mauvais.

Ils entrèrent dans la salle, haute et vaste pièce boisée jusqu’au plafond, avec ses armoires de vieux chêne à ferrures brillantes, son poêle de fonte en pyramide s’ouvrant dans la cuisine, sa vieille horloge marquant les secondes dans son étui de noyer, des traverses au plafond chargées de claies où séchaient les pruneaux et les raisins, la table à jambes torses, les chaises de vieux buis, et le fauteuil de cuir à crémaillère, usé par dix générations de vieillards : tout cela était bruni, sombre. Jean-Claude n’entrait jamais dans cette salle sans se rappeler le grand-père de Catherine, qu’il lui semblait voir encore avec sa tête blanche, assis dans l’ombre derrière le fourneau.

— Eh bien ?… lui demanda la vieille fermière.

— Eh bien !… de Gaspard, les nouvelles sont bonnes,… le garçon se porte bien. Il en a vu des dures !… Tant mieux,… cela forme la jeunesse !… Mais quant au reste, Catherine, ça va mal : la guerre ! la guerre !…

Il hocha la tête, et la vieille, les lèvres serrées, s’assit en face de lui, droite dans son fauteuil, les yeux fixes, attentifs : — Ainsi ça va mal… décidément… Nous allons avoir la guerre chez nous ?

— Oui, Catherine, du jour au lendemain il faut nous attendre à voir les alliés dans nos montagnes.

— Je m’en doutais,… j’en étais sûre ; mais parlez, Jean-Claude.

Hullin alors, les coudes en avant, ses grosses oreilles rouges entre les mains et baissant la voix, se mit à raconter tout ce qu’il avait vu dans les moindres détails : les abatages autour de la ville, l’organisation des batteries sur les remparts, la publication de l’état de siége, les charrettes de blessés sur la place d’armes. De temps en temps il faisait une pause, et la vieille fermière clignait des yeux lentement, comme pour graver les faits dans sa mémoire. Puis à la fin de cette lugubre histoire il y eut un long silence, et tous deux se regardèrent sans murmurer une parole.

Au bout de quelques instans : — Vous le voyez, Jean-Claude, dit Catherine d’un ton grave, Yégof n’avait pas tort !

— Sans doute, sans doute, il n’avait pas tort, répondit Hullin ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Un fou qui va de village en village, qui descend en Alsace, qui remonte en Lorraine, qui vague à droite, à gauche, ce serait bien étonnant s’il ne voyait rien, s’il ne disait pas de temps en temps une vérité parmi ses folies. Tout s’embrouille dans sa tête, et les autres croient comprendre ce qu’il ne comprend pas lui-même… Mais il ne s’agit pas de ces histoires de fou, Catherine. Les Prussiens et les Autrichiens arrivent. Il s’agit de savoir si nous les laisserons passer, ou si nous aurons le courage de nous défendre.

— De nous défendre ? s’écria la vieille, dont les joues pâles frémirent ; si nous aurons le courage de nous défendre ? Ce n’est pas à moi, Hullin, que vous croyez parler. Comment ?… mais est-ce que nous valons moins que nos anciens ? Est-ce qu’ils ne se sont pas défendus, eux ?… Est-ce qu’il n’a pas fallu les exterminer, hommes, femmes et enfans ?

— Alors vous êtes pour la défense, Catherine ?

— Oui, oui,… tant qu’il me restera un morceau de chair sur les os ! Qu’ils arrivent ! qu’ils arrivent ! La vieille Catherine est là.

Ses grands cheveux gris s’agitaient sur sa tête, ses joues pâles et rigides frémissaient, et ses yeux lançaient des éclairs. Elle était belle à voir, belle comme cette vieille Margareth dont avait parlé le fou. Hullin lui tendit la main ; il souriait d’un air enthousiaste. — À la bonne heure, s’écria-t-il, à la bonne heure… Nous sommes toujours les mêmes dans la famille. Je vous reconnais, Catherine : vous voilà debout ; mais un peu de calme, écoutez-moi. Nous allons nous battre… et par quels moyens ?

— Par tous les moyens ;… tous sont bons, les haches, les faux, les fourches…

— Sans doute, mais les meilleurs sont les fusils et les balles. Nous avons des fusils, chaque montagnard garde le sien au-dessus de sa porte ; mais la poudre et les balles nous manquent.

La vieille fermière s’était calmée tout à coup ; elle regardait devant elle comme au hasard, mais l’œil pensif. — Oui, reprit-elle d’un ton brusque, la poudre et les balles nous manquent, c’est vrai ; mais nous en aurons. Marc Divès le contrebandier en a. Vous irez le voir demain de ma part. Vous lui direz que Catherine Lefèvre achète toute sa poudre et toutes ses balles, qu’elle paie ; qu’elle vendra son bétail, sa ferme, ses terres, tout,… tout,… pour en avoir… Comprenez-vous, Hullin ?

— Je comprends ; c’est beau ce que vous faites là, Catherine.

— C’est tout simple, répliqua la vieille. Je veux me venger ! Ces Autrichiens, ces Prussiens,… ces hommes roux qui nous ont déjà exterminés,… eh bien ! je leur en veux… Je les exècre de père en fils… Voilà !… Vous achèterez la poudre,… et ce gueux de fou verra si nous rebâtissons ses châteaux !

Hullin s’aperçut alors qu’elle songeait toujours à l’histoire d’Yégof ; mais voyant combien elle était exaspérée, que d’ailleurs son idée contribuait à la défense du pays, il ne fit aucune observation à ce sujet, et dit simplement : — Ainsi, Catherine c’est entendu, je vais chez Marc Divès demain ?

— Oui : vous achèterez toute sa poudre et son plomb. Il faudrait aussi faire un tour dans les villages de la montagne, prévenir les gens de ce qui se passe, et convenir avec eux d’un signal pour se réunir en cas d’attaque.

— Soyez tranquille, dit Jean-Claude.

Tous deux s’étaient levés et se dirigeaient vers la porte. Depuis une demi-heure, le bruit avait cessé dans la cuisine ; les gens de la ferme étaient allés se coucher. La vieille femme déposa sa lampe au coin de l’âtre et tira les verroux. Au dehors, le froid était vif, l’air calme et limpide. Toutes les cimes d’alentour et les sapins du Jägerthâl se détachaient sur le ciel par masses sombres ou lumineuses. Au loin, bien loin derrière la côte, un renard à la chasse glapissait dans la vallée du Blanru. — Bonne nuit, Hullin, dit la mère Lefèvre.

— Bonne nuit, Catherine.

Jean-Claude s’éloigna rapidement sur la pente des bruyères, et la fermière, après l’avoir suivi des yeux une seconde, referma sa porte.

Je vous laisse à penser la joie de Louise lorsqu’elle apprit que Gaspard était sain et sauf. La pauvre fille, depuis deux mois, ne vivait plus. Hullin se garda bien de lui montrer le nuage sombre qui s’avançait à l’horizon. Toute la nuit, il l’entendit caqueter dans sa petite chambre, se parler à elle-même comme pour se féliciter, murmurer le nom de Gaspard, et ouvrir ses tiroirs, ses boîtes, sans doute afin d’y retrouver quelques souvenirs et leur parler d’amour. Ainsi la fauvette inondée par l’orage, tout en grelottant, se met à chanter et à sautiller de branche en branche au premier rayon de soleil.


V.

Lorsque Jean-Claude Hullin, en manches de chemise, poussa le lendemain les contrevens de sa maisonnette, il vit toutes les montagnes voisines, — le Jägerthâl, le Grosmann, le Donon, — couvertes de neige. Ce premier aspect de l’hiver survenu pendant notre sommeil a quelque chose de saisissant : les vieux sapins, les rochers moussus, parés encore la veille de leur verdure et maintenant scintillans de givre, remplissent notre âme d’une tristesse indéfinissable. — Encore une année finie, se dit-on, encore une rude saison à passer avant le retour des fleurs ! Et l’on s’empresse de revêtir la grosse houppelande, d’allumer le feu.

Hullin mit ses gros souliers ferrés à double semelle, et passa sur sa veste la grande camisole de bure. Il entendait Louise marcher au-dessus de sa tête dans la petite mansarde. — Louise, cria-t-il, je pars !

— Comment ! vous sortez encore aujourd’hui ?

— Oui, mon enfant, il le faut ; mes affaires ne sont pas terminées.

Puis, s’étant coiffé de son large feutre, il monta l’escalier et dit à demi-voix : — Tu ne m’attendras pas de si tôt, mon enfant… J’ai des courses à faire assez loin… Ne sois pas inquiète… Si l’on te demande où je suis, tu répondras : Chez le cousin Mathias, à Saverne.

— Vous ne déjeunez donc pas avant de partir ?

— Non : j’ai mis une croûte de pain et la petite gourde d’eau-de-vie dans ma poche. Adieu, mon enfant… Réjouis-toi, rêve à Gaspard.

Et, sans attendre de nouvelles questions, il prit son bâton et sortit de la maisonnette en se dirigeant vers la colline des Roches, à gauche du village. Au bout d’un quart d’heure environ, il l’avait dépassée et gagnait le sentier des Trois-Fontaines, qui tourne autour du Falkenstein en suivant le petit mur de pierres sèches de l’ancien burg. Les premières neiges, qui ne tiennent jamais à l’ombre humide des vallons, commençaient à se fondre et s’écoulaient dans le sentier. Hullin monta sur le mur pour gravir la côte. Jetant alors par hasard un coup d’œil sur le village, à deux portées de carabine, il vit quelques commères balayer le devant de leur porte, quelques têtes grises se souhaiter le bonjour en fumant leur première pipe sur le seuil des chaumières. Ce calme profond de la vie en présence des pensées qui l’agitaient le saisit : il poursuivit sa route tout songeur, se disant : — Comme tout est tranquille là-bas !… Personne ne se doute de rien, et dans quelques jours quelles clameurs, quels roulemens de fusillade vont déchirer l’air !

Comme il s’agissait d’abord de se procurer de la poudre, Catherine Lefèvre avait tout naturellement jeté les yeux sur Marc Divès, le contrebandier, et sa vertueuse épouse, Hexe-Baizel.

Ces gens vivaient de l’autre côté du Falkenstein, sous la roche même du vieux burg en ruine ; ils s’étaient creusé là dedans une sorte de tanière fort commode, laquelle n’avait qu’une porte d’entrée et deux lucarnes, mais qui, d’après certaines rumeurs, communiquait à de vieux souterrains par une crevasse. Jamais les douaniers n’avaient pu la découvrir malgré de nombreuses visites domiciliaires. Jean-Claude et Marc Divès se connaissaient depuis leur enfance ; ils avaient déniché ensemble des éperviers et des chouettes, et ils se voyaient presque toutes les semaines au moins une fois à la scierie du Valtin. Hullin se croyait donc sûr du contrebandier, mais il doutait un peu de Mme Hexe-Baizel, personne fort circonspecte, et qui n’abonderait peut-être pas dans le sens de la bataille. — Enfin, se disait-il tout en marchant, nous allons voir.

Il avait allumé sa pipe, et de temps en temps il se retournait pour contempler l’immense paysage, dont les limites s’étendaient de plus en plus. Rien de beau comme ces montagnes boisées s’élevant les unes par-dessus les autres dans le ciel pâle, comme ces vastes bruyères s’étendant à perte de vue toutes blanches de neige, comme ces ravins noirs encaissés entre les bois, leur torrent au fond courant sur les galets verdâtres polis comme du bronze. Et puis le silence, ce grand silence de l’hiver !… cette neige encore tendre tombant de la cime des hauts sapins sur les branches inférieures qui s’inclinent, les oiseaux de proie tourbillonnant par couple au-dessus des forêts en jetant leur cri de guerre, voilà ce qu’il faut voir, voilà ce qu’on ne peut décrire !

Environ une heure après son départ du village des Charmes, Hullin, grimpant le sommet du pic, atteignait la base du rocher des Arbousiers. Tout autour de cette masse granitique s’étend une sorte de terrasse rocailleuse, large de trois ou quatre pieds. Cet étroit passage, entouré des plus hautes cimes des sapins élancés du précipice, a quelque chose de sinistre, mais il est sûr : à moins de vertige, on ne risque rien à le parcourir. Au-dessus s’avance en demi-voûte la roche couverte de ruines.

Jean-Claude approchait de la retraite du contrebandier. Il s’arrêta quelques secondes sur la terrasse, remit sa pipe en poche, puis s’avança sur le passage, qui décrit un demi-cercle et se termine de l’autre côté par une brèche. Tout au bout et presque au bord de cette brèche, il aperçut les deux lucarnes de la tanière et la porte entr’ouverte. Un gros tas de fumier se trouvait amoncelé sur le seuil. Dans le même instant apparut Hexe-Baizel, repoussant avec un grand balai de genêts verts le fumier dans l’abîme. Cette femme était petite, sèche ; elle avait les cheveux roux épars, les joues creuses, le nez pointu, les yeux petits, brillans comme deux étincelles, la bouche mince, garnie de dents très blanches, et le teint rougeâtre. Quant à son costume, il se composait d’une jupe de laine très courte et très sale, d’une chemise de grosse toile assez blanche ; ses petits bras bruns musculeux, recouverts d’une sorte de duvet jaune, étaient nus jusqu’aux coudes malgré le froid excessif de l’hiver à cette hauteur ; enfin pour toute chaussure elle traînait deux longues savates en lambeaux.

— Hé ! bonjour, Hexe-Baizel, lui cria Jean-Claude d’un ton de bonne humeur railleuse. Vous êtes donc toujours grosse et grasse, contente et réjouie ? Ça me fait plaisir !

Hexe-Baizel s’était retournée comme une belette surprise à l’affût ; sa chevelure rousse avait frémi, et ses petits yeux lançaient des éclairs. Cependant elle se calma tout de suite et s’écria d’une voix brève, comme se parlant à elle-même : — Hullin !… le sabotier !… Qu’est-ce qu’il veut ?

— Je viens voir mon ami Marc, belle Hexe-Baizel, répondit Jean-Claude ; nous avons à causer d’affaires.

— Quelles affaires ?

— Ah ! cela nous regarde… Voyons, laissez-moi passer, que je lui parle.

— Marc dort.

— Eh bien ! il faut l’éveiller, le temps presse.

Ce disant, Hullin se courbait sous la porte et pénétrait dans une sorte de caveau dont la voûte, au lieu d’être ronde, affectait des courbes irrégulières sillonnées de fissures. Tout près de l’entrée, à deux pieds du sol, la roche formait une sorte d’âtre naturel ; sur l’âtre brûlaient quelques charbons et des branches de genévrier. Tous les ustensiles de cuisine de Hexe-Baizel consistaient en une marmite de fonte, un pot de grès rouge, deux assiettes ébréchées et trois ou quatre fourchettes d’étain, tout son mobilier en un escabeau de bois, une hachette à fendre des bûches, une boîte à sel accrochée contre la roche, et son grand balai de genêts verts. À gauche de cette cuisine s’ouvrait une autre caverne, dont la porte irrégulière, plus large du haut que du bas, se fermait au moyen de deux planches et d’une traverse.

— Eh bien ! où est donc Marc ? dit Hullin en s’asseyant au coin de l’âtre.

— Je vous ai déjà dit qu’il dort. Il est revenu hier très tard… Il faut que mon homme dorme, entendez-vous ?

— J’entends très bien, chère Hexe-Baizel ; mais je n’ai pas le temps d’attendre.

— Alors allez-vous-en.

— Allez-vous-en, c’est bientôt dit ; seulement je ne veux pas m’en aller… Je n’ai pas fait une lieue pour m’en retourner les mains dans les poches.

— C’est toi, Hullin ? interrompit une voix brusque sortant de la cave voisine.

— Oui, Marc.

— Ah ! j’arrive.

On entendit un brait de paille remuée, puis le couvercle de bois fut tiré. Un grand corps, large de trois pieds d’une épaule à l’autre, sec, osseux, voûté, le cou et les oreilles couleur de brique, ses cheveux bruns touffus, se courba sous l’ouverture, et Marc Divès se dressa devant Hullin en bâillant et détirant ses longs bras avec un soupir saccadé.

Au premier abord, la physionomie de Marc Divès semblait assez pacifique. Son front large et bas, les tempes dégarnies, ses cheveux courts, frisés, s’avançant en pointe jusque près des sourcils, son nez droit et long, son menton allongé, surtout l’expression calme de ses yeux bruns, l’eussent fait classer dans la famille des ruminans plutôt que des fauves ; mais on aurait eu tort de s’y fier. Certains bruits couraient dans le pays que Marc Divès, en cas d’attaque des douaniers, ne se faisait nul scrupule de se servir de la hache et de la carabine pour en finir plus vite : c’est à lui qu’on attribuait plusieurs accidens graves survenus aux agens du fisc ; mais les preuves manquaient absolument. Le contrebandier, grâce à sa connaissance approfondie de tous les défilés de la montagne et de tous les chemins de traverse du Dagsberg à Sarrebrück, et de Raon-L’Étape à Bâle en Suisse, se trouvait toujours à quinze lieues de tous les endroits où l’on avait commis un mauvais coup. Et puis il avait l’air bonasse, et ceux qui faisaient courir sur son compte de mauvais bruits finissaient toujours mal, ce qui prouve bien la justice du Seigneur en ce monde.

— Ma foi, Hullin, s’écria Marc après être sorti de son trou, je pensais à toi hier soir, et, si tu n’étais pas venu, j’aurais été tout exprès à la scierie du Valtin pour te rencontrer. Assieds-toi ; Hexe-Baizel, donne la chaise à Hullin !

Puis il s’assit lui-même sur l’âtre, le dos au feu, en face de la porte ouverte, où soufflaient tous les vents de l’Alsace et de la Suisse. Par cette ouverture, on jouissait d’une vue magnifique. On aurait dit un véritable tableau encadré dans le roc, mais un tableau immense, embrassant toute la vallée du Rhin, et par-delà des montagnes qui se fondaient dans la brume.

— Marc, dit Hullin, puis-je parler devant ta femme ?

— Elle et moi, nous ne faisons qu’un.

— Eh bien ! Marc, je viens t’acheter de la poudre et du plomb.

— Pour tirer des lièvres, n’est-ce pas ? fit le contrebandier en clignant des yeux.

— Non, pour nous battre contre les Allemands et les Russes.

Il y eut un instant de silence.

— Et il te faudra beaucoup de poudre et de plomb ?

— Tout ce que tu pourras fournir.

— Je puis en fournir aujourd’hui pour trois mille francs, dit le contrebandier.

— Je les prends.

— Et autant dans huit jours, ajouta Marc du même ton calme et l’œil attentif.

— Je les prends.

— Vous les prenez, s’écria Hexe-Baizel, vous les prenez, je le crois bien ; mais qui est-ce qui les paie ?

— Tais-toi, dit Marc d’un ton rude, Hullin les prend ; sa parole me suffit.

Puis, lui tendant sa large main avec une expression cordiale : — Jean-Claude, voici ma main, la poudre et le plomb sont à toi ; mais je veux en dépenser ma part, tu comprends !

— Oui, Marc ; seulement j’entends te payer tout de suite.

— Il paiera, dit Hexe-Baizel, tu l’entends ?

— Eh ! je ne suis pas sourd ! Baizel, va nous chercher une bouteille de brimbelle-wasser, que nous nous réchauffions un peu le cœur. Ce que Hullin vient de me dire me réjouit. Ces gueux de kaiserliks n’auront pas aussi beau jeu contre nous que je le croyais. Il paraît qu’on veut se défendre, et solidement ?

— Oui, solidement !

— Et il y a des gens qui paient ?

— C’est Catherine Lefèvre qui paie, et c’est elle qui m’envoie, dit Hullin.

Alors Marc Divès se leva, et d’une voix grave, la main étendue vers les précipices, il s’écria : — C’est une femme ! une femme aussi grande que ce rocher là-bas, l’Oxenstein, le plus grand que j’aie jamais vu de ma vie. Je bois à sa santé ! Bois aussi, Jean-Claude !

Hullin but, puis la vieille.

— Maintenant tout est dit, s’écria Divès ; mais écoute, Hullin, il ne faut pas croire que ce sera facile de se mettre en travers ; tous les braconniers, tous les ségares[2], tous les schlitteurs, tous les bûcherons de la montagne ne seront pas de trop. J’arrive de l’autre côté du Rhin. Il y en a… des Russes, des Autrichiens, des Bavarois, des Prussiens, des Cosaques, des houzards, il y en a ! La terre en est toute noire. Les villages ne peuvent pas les tenir. Ils campent dans les plaines, dans les vallons, sur les hauteurs, dans les villes, en plein air, partout, partout… Il y en a !…

En ce moment, un cri aigu traversa l’air.

— C’est un busard à la chasse ! fit Marc en s’interrompant.

Mais au même instant une ombre passa sur le rocher. Un nuage de pinsons franchissait l’abîme, et des centaines de busards, d’éperviers, de faucons, se débattaient au-dessus d’eux d’un vol rapide, anguleux, avec des cris stridens pour effrayer leur proie, tandis que la masse semblait immobile, tant elle était dense. Le mouvement régulier de ces milliers d’ailes produisait dans le silence un bruit semblable à celui des feuilles mortes traînées par la bise.

— Voici le départ des pinsons d’Ardennes, dit Hullin.

— Oui, c’est le dernier passage : la faîne est enterrée dans la neige et les semailles aussi. Eh bien ! regarde : il y a plus d’hommes là-bas que d’oiseaux dans cette passe… C’est égal, Jean-Claude, nous en viendrons à bout, pourvu que tout le monde s’en mêle !…

— Hexe-Baizel, allume la lanterne, je vais montrer à Hullin nos provisions de poudre et de plomb.

Mais Hexe-Baizel, à cette proposition, ne put retenir une grimace.

— Personne depuis vingt ans, dit-elle, n’est entré dans la cave. Il peut bien nous croire sur parole… Nous croyons bien, nous, qu’il nous paiera… Je n’allumerai pas la lanterne,… non !

Marc, sans rien dire, étendit la main et saisit près du bûcher une grosse trique ; alors la vieille femme, toute hérissée, disparut dans le trou voisin comme un furet, et deux secondes après elle en sortait avec une grande lanterne de corne que Divès alluma tranquillement au feu de l’âtre.

— Baizel, dit-il en replaçant le bâton dans son coin, tu sauras que Jean-Claude est mon vieil ami d’enfance, et que je me fie beaucoup plus à lui qu’à toi, vieille fouine ; car si tu n’avais pas peur d’être pendue le même jour que moi, il y a longtemps que je me balancerais au bout d’une corde. — Allons, Hullin, suis-moi.

Ils sortirent, et le contrebandier, tournant à gauche, se dirigea droit vers la brèche, qui formait saillie sur le Valtin, à trois cents pieds dans les airs. Il écarta de la main le feuillage d’un petit chêne enraciné au-dessous, allongea la jambe et disparut comme lancé dans l’abîme. Jean-Claude frémit, mais presque aussitôt il vit contre la paroi du roc s’avancer la tête de Divès, qui lui cria : — Hullin, pose ta main à gauche, il y a un trou ; étends le pied hardiment, tu sentiras une marche, et puis tourne sur le talon.

Maître Jean-Claude obéit, non sans trembler ; il sentit le trou dans le roc, il rencontra la marche, et, faisant un demi-tour, il se trouva face à face avec son camarade dans une sorte de niche en ogive, aboutissant autrefois sans doute à quelque poterne. Au fond de la niche s’ouvrait une voûte basse.

— Comment diable as-tu découvert cela ? s’écria Hullin tout émerveillé.

— C’est en cherchant des nids il y a trente-cinq ans. J’étais un jour sur la roche, et j’avais vu sortir souvent de là un grand-duc avec sa femelle, deux oiseaux magnifiques, la tête grosse comme mon poing et les ailes larges de six pieds. J’entendais crier leurs petits, et je me disais : « Ils sont près de la caverne, au bout de la terrasse. Si je pouvais tourner un peu plus loin que la brèche, je les aurais ! » À force de regarder, de me pencher, je finis par voir un coin de la marche au-dessus du précipice. Il y avait un houx solide à côté. J’empoigne le houx, j’étends la jambe, et ma foi j’arrive ici… Quelle bataille, Hullin ! Le vieux et la vieille voulaient m’arracher les yeux. Heureusement il faisait jour. Ils sautaient sur moi comme des coqs, ouvraient le bec, sifflaient ; mais le soleil les éblouissait. Je leur donnais des coups de pied. À la fin, ils allèrent tomber sur la pointe d’un vieux sapin, là-bas, et tous les geais du pays, les grives, les pinsons, les mésanges, volèrent autour d’eux jusqu’à la nuit pour leur arracher des plumes. Tu ne peux pas te figurer, Jean-Claude, la masse d’os, de peaux de rats, de levreaux, de charognes de toute espèce qu’ils avaient entassées dans cette niche. C’était une véritable peste. Je pousse tout ça dans le Jägerthâl, et je vois ce conduit. Il faut te dire qu’il y avait trois petits. Je commençai par leur tordre le cou et par les fourrer dans mon sac. Après cela, bien tranquille, j’entre, et tu vas voir ce que je trouve… Arrive !

Ils se glissèrent alors sous la voûte étroite et basse, formée de pierres rouges énormes, où la lumière projetait en fuyant sa lueur vacillante. Au bout de trente pas environ, un vaste caveau de forme circulaire, effondré par le haut, bâti sur le roc vif, apparut à Hullin. Au fond s’élevaient une cinquantaine de petites tonnes en pyramide, et sur les côtés un grand nombre de lingots de plomb, des sacs de tabac, dont la forte odeur imprégnait l’air. Marc avait déposé sa lanterne à l’entrée de la voûte, et regardait son repaire le front haut, le sourire aux lèvres. — Voilà ce que je découvris, dit-il ; dans ce temps-là, Jean-Claude, j’avais douze ans. Je pensai tout de suite que cette cachette pourrait m’être utile un jour. Je n’en dis rien au village, mais j’y pensais toujours. Plus tard, quand j’eus fait mes premières tournées de contrebande à Landau, Kehl, Bâle, avec Jacob Zimmer, et que durant deux hivers tous les douaniers furent à nos trousses, alors l’idée de mon vieux caveau se mit à me poursuivre du matin au soir. J’avais fait la connaissance de Hexe-Baizel, qui était alors servante à la ferme du Bois-de-Chênes, chez le père de Catherine. Elle m’apporta vingt-cinq louis en dot, et nous vînmes nous établir dans la caverne des Arbousiers.

Divès se tut, et Hullin tout rêveur lui demanda : — Ce trou te plaît donc beaucoup, Marc ?

— S’il me plaît ?… c’est-à-dire que je ne voudrais pas aller demeurer dans la plus belle maison de Strasbourg, quand on me ferait deux mille livres de rente. Il y a vingt-trois ans que je cache ici mes marchandises : sucre, café, poudre, tabac, eau-de-vie, tout y passe. J’ai huit chevaux toujours en route.

— Mais tu ne jouis de rien.

— Je ne jouis de rien ! Tu trouves donc que ce n’est rien de se moquer des gendarmes, des rats de cave, des douaniers, de les faire enrager, de les dépister, d’entendre dire partout : — Ce gueux de Marc,… est-il fin !… Comme il vous mène ses affaires !… Il mettrait toute la régie sur les dents,… et ceci,… et cela… Hé ! hé ! hé ! — Je te réponds, moi, que c’est le plus grand plaisir du monde. Et puis les gens vous aiment : on leur vend tout à moitié prix ; on rend service aux pauvres, et l’on s’entretient l’estomac chaud… On fume tranquillement sa pipe, on est un homme considéré, on se caresse la barbe.

— Oui, mais quels dangers !

— Bah ! jamais un douanier n’aura l’idée de passer la brèche.

— Je le crois bien ! pensa Hullin en songeant qu’il lui faudrait de nouveau franchir le précipice.

— C’est égal, reprit Marc, tu n’as pas tout à fait tort, Jean-Claude. Dans les premiers temps, lorsqu’il me fallait entrer ici avec ces petites tonnes-là sur l’épaule et ces lingots de plomb, je suais à grosses gouttes ; maintenant j’y suis habitué.

— Et si le pied te glissait ?

— Eh bien ! ce serait fini ! Autant mourir embroché dans un sapin que de tousser des semaines et des mois sur une paillasse.

Divès éclairait alors de sa lanterne les piles de tonnes entassées jusqu’à la voûte. — C’est de la poudre fine anglaise, dit-il ; ça coule comme des grains d’argent sur la main, et ça chasse en diable. Il n’en faut pas beaucoup, un dé à coudre suffit. — Et voici du plomb sans mélange d’étain Dès ce soir, Hexe-Baizel fondra des balles. Elle s’y connaît : tu verras.

Ils s’apprêtaient à reprendre le chemin de la brèche, lorsque tout à coup un bruit confus de paroles se mit à bourdonner dans l’air. Marc souffla sa lanterne, et ils restèrent plongés dans les ténèbres. — Quelqu’un marche là-haut, dit tout bas le contrebandier ; qui diable a pu grimper sur le Falkenstein par ce temps de neige ?

Ils écoutèrent, retenant leur haleine, l’œil fixé sur le rayon de lumière bleuâtre qui descendait d’une étroite fissure au fond de la caverne. Autour de cette fente croissaient quelques broussailles scintillantes de givre ; plus loin, on apercevait la crête d’un vieux mur. Comme ils regardaient ainsi dans le plus profond silence, voilà qu’au pied du mur apparut une grosse tête ébouriffée, le front serré dans un cercle luisant, la face allongée, puis un nez rouge, une barbe rousse en pointe, le tout se découpant en silhouette bizarre sur le ciel blanc de l’hiver,

— C’est le roi de carreau ! fit Marc en riant.

— Oui, c’est Yégof, murmura Hullin d’un ton grave. Pauvre diable ! il vient se promener dans son château les pieds nus sur la glace, et sa couronne de fer-blanc sur la tête ! Tiens, regarde, le voilà qui parle : il donne des ordres à ses chevaliers, à sa cour, en grelottant ; il étend son sceptre au nord et au midi, tout est à lui : il est maître du ciel et de la terre !… Pauvre diable ! rien qu’à le voir avec son caleçon et sa peau de chien râpée sur le dos, j’ai froid le long des reins.

— Oui, Jean-Claude, ça me produit l’effet d’un bourgmestre ou d’un maire de village, qui s’arrondit le ventre comme un bouvreuil et souffle dans ses joues rouges en disant : — Moi, je suis Hans Aden, j’ai dix arpens de beaux prés, j’ai deux maisons, j’ai une vigne, mon verger, mon jardin, hum ! hum ! j’ai ceci, j’ai cela ! — Le lendemain il lui arrive une petite colique, et bonsoir !… Les fous, les fous,… qu’est-ce qui n’est pas fou ?… Allons-nous-en, Hullin, la vue de ce malheureux qui parle au vent et de son corbeau qui chante la famine me font claquer les dents.

Ils entrèrent alors dans le couloir, et l’éclat du jour au sortir des ténèbres faillit éblouir Hullin. Heureusement la haute taille de son camarade, debout devant lui, le préserva du vertige.

— Appuie-toi solidement, dit Marc, imite-moi : la main droite dans le trou, le pied droit en avant sur la marche, un demi-tour ; nous y sommes !

Ils revinrent dans la cuisine, où Hexe-Baizel leur dit que Yégof était dans les ruines du vieux burg.

— Nous le savons, répondit Marc, nous venons de le voir prendre le frais là-haut ; chacun son goût.

Au même instant, le corbeau, planant au-dessus de l’abîme, passa devant la porte en poussant un cri rauque. On entendit les broussailles raidies par la glace secouer leur grésil, et le fou apparut sur la terrasse. Il était tout hagard, et, lançant un coup d’œil vers le foyer, il dit : — Marc Divès, tâche de déménager bientôt. Je t’en préviens, je suis las de ce désordre… Les fortifications de mes domaines doivent être libres… Je ne souffrirai pas que la vermine se niche chez moi… Prends tes mesures en conséquence… — Puis, apercevant Jean-Claude, son front se dérida. — Toi ici, Hullin ? dit-il. Serais-tu enfin assez clairvoyant pour accepter les propositions que j’ai daigné te faire ? Sentirais-tu qu’une alliance telle que la mienne est le seul moyen de vous préserver de la destruction totale de votre race ? S’il en est ainsi, je te félicite ; tu montres plus de bon sens que je ne t’en supposais.

Hullin ne put s’empêcher de rire. — Non, Yégof, non, le ciel ne m’a pas encore assez éclairé, dit-il, pour que j’accepte l’honneur que tu veux bien me faire. D’ailleurs Louise n’est pas encore d’âge à se marier.

Le fou leva son sceptre, fronça le sourcil et s’écria : — Donc c’est pour la seconde fois, Hullin, que je te réitère ma demande, et c’est pour la seconde fois que tu oses me refuser ! Maintenant je la renouvellerai encore une fois,… une fois, entends-tu ? Puis, que les destinées s’accomplissent !

Et le fou tourna gravement les talons ; le pas ferme, la tête haute et droite malgré l’extrême rapidité de la pente, il descendit le sentier de la roche. Hullin, Marc Divès et Hexe-Baizel elle-même partirent d’un grand éclat de rire.

— C’est un grand fou, dit Hexe-Baizel.

— Je crois que tu n’as pas tout à fait tort, lui répondit le contrebandier. Ce pauvre Yégof, décidément il perd la tête ; mais il ne s’agit pas de ça : Baizel, écoute-moi bien ; tu vas commencer à fondre des balles de tous les calibres. Moi, je vais me mettre en route pour la Suisse. Dans huit jours au plus tard, le reste de nos munitions sera ici. Donne-moi mes bottes.

Puis, frappant du talon et se liant autour du cou une grosse cravate de laine rouge, il décrocha de la muraille un de ces manteaux vert sombre comme en portent les pâtres, le jeta sur ses épaules, se coiffa d’un vieux feutre râpé, prit un gourdin et s’écria : — N’oublie pas ce que je viens de te dire, vieille,… ou gare ! En route, Jean-Claude !

Hullin le suivit sur la terrasse sans souhaiter le bonjour à Hexe-Baizel, qui de son côté ne daigna pas même s’avancer sur le seuil pour les voir partir. Lorsqu’ils furent à la base du rocher, Marc Divès, s’arrêtant, dit : — Tu vas dans les villages de la montagne, n’est-ce pas, Hullin ?

— Oui, c’est la première chose à faire : il faut que je prévienne les bûcherons, les charbonniers, les flotteurs, de ce qui se passe.

— Sans doute ; n’oublie pas Materne du Hengst et ses deux garçons, Labarbe du Dagsberg, Jérôme de Saint-Quirin. Dis-leur qu’il y aura de la poudre, des balles, et que j’en suis, moi, Marc Divès, la mère Lefèvre, tous les braves gens du pays.

— Sois tranquille, Marc, je connais mes hommes.

— Alors à bientôt !

Ils se donnèrent une vigoureuse poignée de main. Le contrebandier prit le sentier à droite, vers le Donon, Hullin le sentier à gauche, vers la Sarre. Ils s’éloignaient d’un bon pas, lorsque Hullin rappela son camarade : — Hé ! Marc, avertis en passant Catherine Lefèvre que tout marche bien. Dis-lui que je vais dans la montagne. — L’autre répondit par un signe de tête qu’il avait compris, et tous deux poursuivirent leur route.


VI.

Une agitation extraordinaire régnait alors sur toute la ligne des Vosges ; le bruit de l’invasion prochaine se répandait de village en village, jusque dans les fermes et les maisons forestières du Hengst et du Nideck. Les colporteurs, les rouliers, les chaudronniers, toute cette population flottante qui va sans cesse de la montagne à la plaine, et de la plaine à la montagne, apportait chaque jour de l’Alsace et des bords du Rhin une foule de nouvelles étranges : « Les places, disaient ces gens, se mettent en état de défense ; on fait des sorties pour les approvisionner en blé, en viande ; les routes de Metz, de Nancy, de Huningue, de Strasbourg, sont sillonnées de convois. On ne rencontre partout que des caissons de poudre, de boulets et d’obus, de la cavalerie, de l’infanterie, des artilleurs se rendant à leur poste. Le maréchal Victor, avec ses douze mille hommes, tient encore la route de Saverne ; mais les ponts des places fortes sont déjà levés de sept heures du soir à huit heures du matin. »

Chacun pensait que tout cela n’annonçait rien de bon. Cependant, si plusieurs éprouvaient une crainte sérieuse de la guerre, si les vieilles femmes levaient les mains au ciel en criant : « Jésus-Marie-Joseph ! » le plus grand nombre songeait au moyen de se défendre. Jean-Claude Hullin en de telles circonstances fut bien reçu partout. Ce jour même, vers cinq heures du soir, il atteignit la cime du Hengst, et s’arrêta chez le patriarche des chasseurs forestiers, le vieux Materne. C’est là qu’il passa la nuit, car en temps d’hiver les journées sont courtes et les chemins difficiles. Materne promit de surveiller le défilé de la Zorn avec ses deux fils, Kasper et Frantz, et de répondre au premier signal qui lui serait fait du Falkenstein. Le lendemain, Jean-Claude se rendit de bonne heure au Dagsberg pour s’entendre avec son ami Labarbe le bûcheron. Ils allèrent ensemble visiter les hameaux du voisinage, ranimer dans les cœurs l’amour du pays, et le jour suivant Labarbe accompagna Hullin jusque chez l’anabaptiste Christ-Nickel, le fermier de la Painbach, homme respectable et de grand sens, mais qu’ils ne purent pas entraîner dans leur glorieuse entreprise. Christ-Nickel n’avait qu’une réponse à toutes les observations : — C’est bien,… c’est juste ;… mais l’Évangile a dit : « Remettez votre bâton en son lieu… Celui qui se sert de l’épée périra par l’épée. » Il leur promit cependant de faire des vœux pour la bonne cause ; c’est tout ce qu’ils purent obtenir. Ils allèrent de là jusqu’à Walsch échanger de solides poignées de main avec Daniel Hirsch, ancien canonnier de marine, qui leur promit d’entraîner tous les gens de sa commune. En cet endroit, Labarbe laissa Jean-Claude poursuivre seul sa route. Durant huit jours encore, il ne fit que battre la montagne de Soldatenthal au Leonsberg, à Meienthâl, à Aberschwiller, Voyer, Loëttenbach, Cirey, Petit-Mont, Saint-Sauveur, et le neuvième jour il se rendit chez le cordonnier Jérôme, à Saint-Quirin. Ils visitèrent ensemble les défilés du Blanru, après quoi Hullin, satisfait de sa tournée, reprit enfin le chemin du village.

Il marchait depuis environ deux heures d’un bon pas, se représentant la vie des camps, le bivac, la fusillade, les marches et les contre-marches, toute cette existence du soldat qu’il avait regrettée tant de fois, et qu’il voyait revenir après quatorze ans avec enthousiasme, quant au loin, bien loin encore, dans les ombres du crépuscule, il découvrit le hameau des Charmes aux teintes bleuâtres, sa petite cassine déroulant sur la nuée blanche un écheveau de fumée presque imperceptible, les petits jardins entourés de palissades, les toits de chaume, et sur la gauche, à mi-côte, la grande ferme du Bois-de-Chênes, avec la scierie du Valtin au fond, dans le ravin déjà sombre.

Alors tout à coup, et sans savoir pourquoi, son âme fut remplie d’une grande tristesse. Il ralentit le pas, songeant à la vie calme, paisible, qu’il abandonnait peut-être pour toujours, à sa petite chambre si chaude en hiver et si gaie au printemps, lorsqu’il ouvrait les petites fenêtres à la brise des bois, au tic tac monotone de la vieille horloge, et surtout à Louise, à sa bonne petite Louise, filant dans le silence, les paupières baissées, en chantant quelque vieil air de sa voix pure et pénétrante, aux heures du soir où l’ennui les gagnait tous deux. Ce souvenir le saisit si vivement que les moindres objets, chaque instrument de son métier, les longues tarières luisantes, la hachette à manche courbe, les maillets, le petit poêle, la vieille armoire, les écuelles de terre vernissée, l’antique image de saint Michel clouée au mur, le vieux lit à baldaquin au fond de l’alcôve, l’escabeau, le bahut, la lampe à bec de cuivre, tout se retraça dans son esprit comme une vivante peinture, et les larmes lui en vinrent aux yeux.

Mais c’est surtout Louise, sa chère enfant, qu’il plaignait. Qu’elle allait répandre de larmes ! qu’elle allait le supplier de renoncer à la guerre !… Et comme elle allait se pendre à son cou, lui disant : — Oh ! ne me quittez pas, papa Jean-Claude ! Oh ! je vous aimerai bien !… Oh ! n’est-ce pas que vous ne voulez pas m’abandonner ?

Et le brave homme voyait ses beaux yeux effrayés ; il sentait ses bras à son cou. Il songeait à la tromper, à lui faire croire quelque chose, n’importe quoi, pour expliquer son absence et la rassurer ; mais de tels moyens n’entraient pas dans son caractère, et sa tristesse en devenait plus grande.

En passant devant la ferme du Bois-de-Chênes, il entra pour dire à Catherine Lefèvre que tout allait bien et que les montagnards n’attendaient plus que le signal. Un quart d’heure après, maître Jean-Claude débouchait par le sentier des Houx en face de sa maisonnette. Avant de pousser la porte criarde, l’idée lui vint de voir ce que faisait Louise en ce moment. Il jeta donc un coup d’œil dans la petite chambre, par la fenêtre. Louise était debout contre les rideaux de l’alcôve ; elle semblait fort animée, arrangeant, pliant et dépliant des habits étendus sur le lit. Sa douce figure rayonnait de bonheur, et ses grands yeux bleus brillaient d’une sorte d’enthousiasme ; elle parlait même tout haut. Hullin prêta l’oreille, mais une charrette passait justement dans la rue, il ne put rien entendre.

Prenant alors sa résolution à deux mains, il entra en disant d’une voix ferme : — Louise, me voilà de retour.

Aussitôt la jeune fille, toute joyeuse et bondissant comme une biche, accourut l’embrasser. — Ah ! c’est vous, papa Jean-Claude ;… je vous attendais. Mon Dieu !… mon Dieu ! que vous êtes donc resté longtemps !… Enfin vous voilà.

— C’est que, mon enfant,… répondit le brave homme d’un accent moins décidé en déposant son bâton derrière la porte et son chapeau sur la table, c’est que…

Il ne put en dire davantage.

— Oui, oui, vous êtes allé voir nos amis, dit la jeune fille en riant ; je sais tout, maman Lefèvre m’a tout dit.

— Comment tu sais ?… Et ça ne te fait rien ? Tant mieux, tant mieux, cela prouve ton bon sens. Moi qui craignais de te voir pleurer…

— Pleurer ! et pourquoi donc, papa Jean-Claude ? Oh ! j’ai du courage ; vous ne me connaissez pas, allez !

Elle prit un petit air résolu qui fit sourire Hullin, mais ce sourire s’effaça bien vite quand elle ajouta : — Nous allons faire la guerre,… nous allons nous battre,… nous allons courir la montagne…

— Comment ? nous allons ! nous allons !… s’écria le brave homme tout ébahi.

— Mais oui. Est-ce que nous ne partons pas ? dit-elle d’un ton de regret.

— C’est-à-dire… il faut que je te quitte pour quelque temps, mon enfant.

— Me quitter… Oh ! que non ; je pars avec vous, c’est convenu… Tenez, voyez, mon petit paquet est déjà prêt, et voici le vôtre que j’arrange… Ne vous inquiétez de rien, laissez-moi faire, et vous serez content !

Hullin ne revenait pas de sa stupeur. — Mais, Louise, s’écria-t-il, tu n’y songes pas… Réfléchis donc ; il faudra passer des nuits dehors, marcher, courir, et le froid, la neige, les coups de fusil ! Cela ne se peut pas.

— Voyons, s’écria la jeune fille d’une voix pleine de larmes en se jetant dans ses bras, ne me faites pas de peine ! Vous voulez rire de votre petite Louise ;… vous ne pouvez pas l’abandonner !

— Mais tu seras bien mieux ici,… tu auras chaud,… tu recevras de nos nouvelles tous les jours.

— Non, non, je ne veux pas, moi ; je veux sortir. Le froid ne me fait rien… Il y a trop longtemps que je suis enfermée. Je veux prendre un peu d’air aussi. Est-ce que les oiseaux ne sortent pas ? Les bouvreuils, les rouges-gorges sont dehors tout l’hiver. Est-ce que je n’ai pas senti le froid toute petite ? et la faim encore !

Elle frappait du pied, puis pour la troisième fois entourant le cou de Jean-Claude de ses bras : — Allons, papa Hullin, dit-elle d’une voix tendre, maman Lefèvre a dit oui,… serez-vous plus méchant qu’elle ? Ah ! si vous saviez comme je vous aime !

Le brave homme tout attendri s’était assis, et détournait la tête, comme pour ne pas se laisser fléchir et ne pas permettre qu’on l’embrassât.

— Oh ! que vous êtes méchant aujourd’hui, papa Jean-Claude !

— C’est pour toi, mon enfant.

— Eh bien ! tant pis,… je me sauverai, je courrai après vous ! Le froid,… qu’est-ce que le froid ? Et si vous êtes blessé, si vous demandez à voir votre petite Louise pour la dernière fois, et qu’elle ne se trouve pas là, près de vous, pour vous soigner, pour vous aimer jusqu’à la fin !… Oh ! vous me croyez donc bien mauvais cœur !

Elle sanglotait. Hullin ne put y tenir davantage. — Est-ce bien vrai que maman Lefèvre consent ? demanda-t-il.

— Oh ! oui, oh ! oui, elle me l’a dit… Elle m’a dit : « Tâche de décider papa Hullin ; moi, je ne demande pas mieux ; je suis contente ; je trouve que c’est très bien. »

— Eh bien !… tu viendras avec nous ;… c’est entendu.

Alors ce fut un cri de joie dont toute la cassine retentit : — Oh ! que vous êtes bon ! — Et d’un tour de main les larmes furent essuyées : — Nous allons partir, courir les bois, faire la guerre !

— Hé ! s’écria Hullin en hochant la tête, je le vois maintenant, tu es toujours la petite heimathslôs. Allez donc apprivoiser une hirondelle !

Puis, l’attirant de nouveau sur ses genoux : — Tiens, Louise, voilà maintenant douze ans passés que je t’ai trouvée dans la neige ;… tu étais toute bleue, pauvre petite ! Et quand nous fûmes dans la baraque, près d’un bon feu, et que tu revins tout doucement, la première chose que tu fis, ce fut de me sourire. Et depuis j’ai toujours voulu ce que tu as voulu. Avec ce sourire-là, tu m’as conduit par tous les chemins.

Alors Louise se mit à lui sourire, et ils s’embrassèrent.

— Eh bien ! donc, regardons les paquets, dit le brave homme avec un soupir. Sont-ils bien faits au moins ?

Il s’approcha du lit et regarda tout émerveillé ses plus chauds habits, ses gilets de flanelle, tout cela bien brossé, bien plié, bien empaqueté, puis le paquet de Louise avec ses bonnes robes, ses jupes et ses gros souliers en un bel ordre. À la fin, il ne put s’empêcher de rire et de s’écrier : — Ô heimathslôs, heimathslôs, il n’y a que vous pour faire les beaux paquets, et vous en aller sans tourner la tête !

Louise sourit. — Vous êtes content ?

— Il le faut bien !… Mais, pendant tout ce bel ouvrage, tu n’as pas songé, j’en suis sûr, à préparer mon souper.

— Oh ! ce sera bientôt fait ! Je ne savais pas que vous reviendriez ce soir, papa Jean-Claude.

— C’est juste, mon enfant… Apprête-moi donc quelque chose, n’importe quoi, mais vite, car j’ai bon appétit. En attendant, je vais fumer une pipe.

Il s’assit au coin de l’établi et battit le briquet tout rêveur. Louise courait à droite, à gauche, comme un véritable lutin, ranimant le feu, cassant les œufs dans la poêle, et faisant sauter une omelette en un clin d’œil. Jamais elle n’avait été si leste, si riante, si jolie. Hullin, le coude sur la table, la joue dans la main, la regardait faire gravement, pensant à tout ce qu’il y avait de volonté, de fermeté, de résolution, dans ce petit être, léger comme une fée et décidé comme un hussard. Au bout d’un instant, elle vint lui servir l’omelette sur un grand plat fleuronné, le pain, le verre et la bouteille. — Voilà, papa Jean-Claude, régalez-vous !

Elle le regardait manger d’un œil tendre. La flamme sautait dans le poêle, éclairant de sa vive lumière les poutres basses, l’escalier de bois dans l’ombre, le grand lit au fond de l’alcôve, toute cette demeure tant de fois égayée par l’humeur joyeuse du sabotier, les chansonnettes de sa fille et l’entrain au travail. Et tout cela, Louise le quittait sans peine ; elle ne songeait qu’aux bois, au sentier neigeux, aux montagnes sans fin allant du village à la Suisse, et bien plus loin encore. Ah ! maître Jean-Claude avait bien raison de crier : heimathslôs ! heimathslôs ! L’hirondelle ne peut s’apprivoiser, il lui faut le grand air, le ciel immense, le voyage éternel ! Ni l’orage, ni le vent, ni la pluie par torrens ne l’effraient à l’heure du départ… Elle n’a plus qu’une pensée, plus qu’un soupir, un cri : en route ! en route !

Le repas terminé, Hullin se leva et dit à sa fille : — Je suis las, mon enfant ; embrasse-moi, et allons nous coucher.

— Oui, mais n’oubliez pas de m’éveiller, papa Jean-Claude, si vous partez avant le jour.

— Sois donc tranquille. C’est entendu, tu viendras avec nous. — Puis, la regardant grimper l’escalier et disparaître dans la petite mansarde : — A-t-elle peur de rester au nid ! se dit-il.

Le silence était grand au dehors. Onze heures sonnaient à l’église du village. Au bout d’un quart d’heure, tout bruit ayant cessé, le bonhomme s’assit pour défaire ses souliers. En ce moment, ses regards rencontrèrent par hasard son fusil de munition au-dessus de la porte. Il le décrocha, puis il l’essuya lentement et en fit jouer la batterie. Toute son âme était à cette besogne. — Cela va bien encore, murmurait-il. Et d’une voix grave : — C’est drôle, c’est drôle ; la dernière fois que je le tenais,… à Montenotte, il y a quinze ans,… il me semble que c’était hier !

Tout à coup au dehors la neige durcie cria sous un pas rapide. Il prêta l’oreille : — Quelqu’un !… Presque aussitôt deux petits coups secs retentirent aux vitres. Il courut à la fenêtre et l’ouvrit. La tête de Marc Divès, avec son large feutre tout raide de glace, se pencha dans l’ombre. — Eh bien ! Marc, quelles nouvelles ?

— As-tu prévenu les montagnards, Materne, Jérôme, Labarbe ?

— Oui, tous.

— Il n’est que temps : l’ennemi a passé.

— Passé ?

— Oui,… sur toute la ligne… J’ai fait quinze lieues dans les neiges depuis ce matin pour te l’annoncer.

— Bon ! dit Jean-Claude, il faut donner le signal : un grand feu sur le Falkenstein.

Hullin était tout pâle ; il remit ses souliers. Deux minutes après, sa grosse camisole sur les épaules et son bâton au poing, il ouvrait doucement la porte, et suivait Marc Divès à grands pas dans le sentier du Falkenstein.


VII.

À partir de minuit jusqu’à six heures du matin, une flamme brilla dans les ténèbres sur la cime du Falkenstein, et toute la montagne fut debout. Tous les amis de Hullin, de Marc Divès et de la mère Lefèvre, les hautes guêtres aux jambes, le vieux fusil sur l’épaule, s’acheminèrent, dans le silence des bois, vers les gorges du Valtin. La pensée de l’ennemi traversant les plaines de l’Alsace pour venir surprendre les défilés était présente à l’esprit de tous. Le tocsin du Dagsberg, d’Aberschwiller, de Walsch, de Saint-Quirin, ne cessait point d’appeler les défenseurs du pays aux armes.

Maintenant il faut se représenter le Jägerthâl au pied du vieux burg, par un temps de neige extraordinaire, à cette heure matinale où les grands massifs d’arbres commencent à sortir de l’ombre, où le froid excessif de la nuit s’adoucit à l’approche du jour. Il faut se figurer la vieille scierie avec sa large toiture plate, sa roue moussue, ses lucarnes ternes, et sa hutte trapue vaguement éclairée par un feu de sapin, dont la lumière pâlit aux lueurs du crépuscule, et tout autour du feu des bonnets de peau, des feutres, de noirs profils regardant les uns par-dessus les autres et se serrant comme une muraille ; plus loin, le long des bois, dans toutes les sinuosités du vallon, d’autres feux éclairant des groupes d’hommes et de femmes accroupis dans la neige.

L’agitation commençait à se calmer. À mesure que le ciel grisonnait, les gens se reconnaissaient. — Tiens, le cousin Daniel de Soldatenthal, vous êtes donc aussi venu ?

— Mais oui, comme vous voyez, Heinrich, avec ma femme encore…

— Comment ! la cousine Nanette !… Mais où donc est-elle ?

— Là-bas, près du grand chêne, au feu de l’oncle Hans.

On se serrait la main. D’autres faisaient entendre de longs bâillemens, d’autres jetaient au feu des débris de planches. On se passait les gourdes ; on se retirait du cercle pour faire place aux voisins qui grelottaient. Cependant l’impatience gagnait la foule. — Ah çà ! criait-on, nous ne sommes pas venus ici pour nous roussir la plante des pieds. Il serait temps de voir,… de s’entendre.

— Oui, oui, qu’on s’entende ! qu’on nomme des chefs !

— Non ! tout le monde n’est pas encore réuni. Voyez, il en arrive toujours du Dagsberg et de Saint-Quirin.

En effet, plus le jour grandissait, plus ou découvrait de gens accourant de tous les sentiers de la montagne. Il y avait bien alors quelques centaines d’hommes dans la vallée : bûcherons, charbonniers, flotteurs, sans compter les femmes et les enfans.

Rien de pittoresque comme cette halte au milieu des neiges, au fond du défilé encaissé de hauts sapins jusqu’aux nuages, à droite les vallées s’engrenant les unes dans les autres à perte de vue, à gauche les ruines du Falkenstein debout dans le ciel. On aurait dit de loin des bandes de grues abattues sur les glaces; mais de près il fallait voir ces hommes rudes, la barbe hérissée comme la soie du sanglier, l’œil sombre, les épaules larges et carrées, les mains calleuses. Quelques-uns, plus hauts de taille, appartenaient à cette race des roux ardens, blancs de peau, poilus jusqu’au bout des doigts et forts à déraciner des chênes. De ce nombre étaient le vieux Materne du Hengst et ses deux fils Frantz et Kasper. Ces gaillards-là, tous trois armés de petites carabines d’Insprück, les hautes guêtres de toile bleue à boutons de cuir remontant au-dessus des genoux, les reins couverts d’une sorte de casaque en peau de chèvre, le feutre rabattu sur la nuque, n’avaient pas même daigné s’approcher du feu. Depuis une heure, ils étaient assis sur une tronce[3] au bord de la rivière, l’œil au guet, les pieds dans la neige comme à l’affût. De temps en temps le vieux disait à ses fils : — Qu’ont-ils donc à grelotter là-bas ? Je n’ai jamais vu de nuit plus douce pour la saison ; c’est une nuit de chevreuils… Les rivières ne sont pas même prises !

Tous les chasseurs forestiers du pays, en passant, venaient leur serrer la main, puis se réunissaient autour d’eux, et formaient en quelque sorte bande à part. Ces gens-là causaient peu, ayant l’habitude de se taire des journées et des nuits entières, de peur d’effaroucher le gibier.

Marc Divès, debout au milieu d’un autre groupe qu’il dominait de toute la tête, parlait et gesticulait, désignant tantôt un point de la montagne, tantôt un autre. En face de lui se tenait le vieux pâtre Lagarmitte, avec sa longue souquenille de toile grise, sa houlette et son chien. Il écoutait le contrebandier la bouche béante, et de temps en temps inclinait la tête. Du reste, toute la bande semblait attentive ; elle se composait surtout de bûcherons et de flotteurs, avec lesquels le contrebandier se trouvait journellement en rapport.

Entre la scierie et le feu, sur la traverse de l’écluse, était assis le cordonnier Jérôme de Saint-Quirin, un homme de cinquante à soixante ans, la face longue, brune, les yeux caves, le nez gros, les oreilles couvertes d’un bonnet de peau de loutre, la barbe jaune descendant en pointe jusqu’à la ceinture. Ses mains, couvertes de gants de grosse laine vert grenouille, s’appuyaient sur un énorme bâton de cormier noueux. Il était vêtu d’une longue capote de bure ; on l’aurait pris pour un ermite. Chaque fois que des rumeurs s’élevaient quelque part, le père Jérôme tournait lentement la tête, et prêtait l’oreille en fronçant le sourcil.

Jean Labarbe, lui, le coude sur le manche de sa hache, restait impassible. C’était un homme aux joues pâles, au nez aquilin, aux lèvres minces. Il exerçait une grande influence sur ceux du Dagsberg par sa résolution et la netteté de son esprit. Quand on criait autour de lui : « Il faut délibérer ! nous ne pouvons rester là sans rien faire ! » il se bornait simplement à dire : « Attendons ; Hullin n’est pas encore arrivé, ni Catherine Lefèvre… Rien ne presse. » Tout le monde alors se taisait, regardant avec impatience vers le sentier des Charmes.

Le ségare Piorette, petit homme sec, maigre, énergique, les sourcils noirs joints sur le front, un bout de pipe aux dents, se tenait sur le seuil de sa hutte, et contemplait d’un œil vif et profond à la fois l’ensemble de cette scène.

Cependant l’impatience grandissait de minute en minute. Quelques maires de village, en habit carré et chapeau à cornes, se dirigeaient vers la scierie, appelant leurs communes à délibérer. Fort heureusement la charrette de Catherine Lefèvre apparut enfin dans le sentier des Bouleaux, et mille cris d’enthousiasme s’élevèrent aussitôt de tous côtés : « Les voilà ! les voilà ! ils arrivent ! » Le vieux Materne se dressa sur une tronce, et descendit gravement, disant : « Ce sont eux ! »

Il se fit une grande agitation. Les groupes éloignés se rapprochèrent ; chacun accourut. Une sorte de frisson d’impatience dominait la foule. À peine vit-on distinctement la vieille fermière, le fouet en main, sur sa botte de paille avec la petite Louise, que de toutes parts retentirent jusqu’au fond des échos les cris de : « Vive la France ! vive la mère Catherine ! »

Hullin, resté en arrière, son grand chapeau sur la nuque, le fusil de munition en bandoulière, traversait alors la prairie de l’Eichmath, distribuant des poignées de main énergiques : — Bonjour, Daniel ! bonjour, Colon ! bonjour, bonjour !

— Hé ! cela va chauffer, Hullin.

— Oui, oui, nous allons entendre éclater les marrons cet hiver. Bonjour, mon vieux Jérôme, nous voilà dans les grandes affaires.

— Mais oui, Jean-Claude. Il faut espérer que nous en sortirons avec la grâce de Dieu.

Catherine, arrivée devant la scierie, disait alors à Labarbe de déposer à terre une petite tonne d’eau-de-vie qu’elle avait amenée de la ferme, et de chercher la cruche du ségare dans la hutte.

Quelque temps après, Hullin, en s’approchant du feu, rencontra Materne et ses deux garçons.

— Vous arrivez tard ! lui dit le vieux chasseur.

— Hé ! oui. Que veux-tu ? il a fallu descendre du Falkenstein, prendre le fusil, embarquer les femmes… Enfin nous voilà, ne perdons plus de temps… Lagarmitte, souffle dans ta corne, que tout le monde se réunisse ! Avant tout, il faut s’entendre,… il faut nommer des chefs.

Lagarmitte soufflait déjà dans sa longue trompe d’écorce, les joues gonflées jusqu’aux oreilles, et les bandes encore dispersées le long des sentiers, sur la lisière des bois, hâtaient le pas pour arriver à temps. Bientôt tous ces braves gens furent réunis en face de la scierie. Hullin, devenu grave, monta sur une pile de tronces, et, promenant sur la foule des regards profonds, il dit au milieu du plus grand silence : — L’ennemi a passé le Rhin avant-hier soir ; il marche sur la montagne pour entrer en Lorraine : Strasbourg, Schlestadt, Huningue sont bloqués. Il faut nous attendre à voir les Allemands et les Russes demain ou après-demain.

Il y eut un cri général de « vive la France ! »

— Oui, vive la France ! reprit Jean-Claude, car si les alliés arrivent à Paris, ils sont maîtres de tout : ils peuvent rétablir les corvées, les dîmes, les couvens, les privilèges et les potences ! Si vous voulez avoir tout ça, vous n’avez qu’à les laisser passer.

On ne saurait peindre la fureur sombre de toutes ces figures en ce moment.

— Voilà ce que j’avais à vous dire ! cria Hullin tout pâle. Puisque vous êtes ici, c’est pour vous battre.

— Oui ! oui !

— C’est bien ; mais écoutez-moi. Je ne veux pas vous prendre en traître. Il y a parmi vous des pères de famille. Nous serons un contre dix, contre cinquante : il faut nous attendre à périr ! Ainsi que les hommes qui n’auraient pas réfléchi à la chose, qui ne se sentiraient pas le cœur de faire leur devoir jusqu’à la fin, s’en aillent. On ne leur en voudra pas. Chacun est libre.

Puis il se tut, regardant autour de lui. Tout le monde restait immobile ; c’est pourquoi d’une voix plus ferme il finit ainsi :

— Personne ne se retire ; tous, tous vous êtes d’accord pour vous battre ! Eh bien ! cela me réjouit. Maintenant il faut nommer un chef. Dans les grands dangers, la première chose est l’ordre, la discipline. Le chef que vous allez nommer aura tous les droits de commander et d’être obéi. Ainsi réfléchissez bien, car de cet homme va dépendre le sort de chacun.

Ayant dit cela, Jean-Claude descendit des tronces, et l’agitation fut extrême. Chaque village délibérait séparément, chaque maire proposait son homme ; cependant l’heure avançait, Catherine Lefèvre se consumait d’impatience. Enfin, n’y tenant plus, elle se leva sur son siège et fit signe qu’elle voulait parler.

Catherine jouissait d’une grande considération. D’abord quelques-uns, puis un grand nombre s’approchèrent pour savoir ce qu’elle voulait leur communiquer. — Mes amis, dit-elle, nous perdons trop de temps… Que vous faut-il ? Un homme sûr, n’est-ce pas ? un soldat, un homme qui ait fait la guerre, et qui sache profiter de nos positions… Eh bien ! pourquoi ne choisissez-vous pas Hullin ? En est-il un seul qui puisse trouver mieux ? Qu’il parle tout de suite et l’on décidera. Moi, je propose Jean-Claude Hullin. Hé ! là-bas ! entendez-vous ? Si cela continue, les Autrichiens seront ici avant qu’on ait un chef.

— Oui, oui, Hullin ! s’écrièrent Labarbe, Divès, Jérôme et plusieurs autres. Voyons, qu’on vote pour ou contre !

Marc Divès, grimpant alors sur les tronces, s’écria d’une voix tonnante : — Que ceux qui ne veulent pas de Jean-Claude Hullin pour chef lèvent la main.

Pas une main ne se leva.

— Que ceux qui veulent Jean-Claude Hullin pour chef lèvent la main.

On ne vit que des mains en l’air. — Jean-Claude, dit le contrebandier, monte ici… Regarde, c’est toi qu’on veut !

— J’accepte ! dit Jean-Claude d’un ton ferme. Que Materne le vieux, Labarbe du Dagsberg, Jérôme de Saint-Quirin, Marc Divès, Piorette le ségare et Catherine Lefèvre entrent dans la scierie. Nous allons délibérer… Dans un quart d’heure ou vingt minutes, je donnerai les ordres. En attendant, chaque village va fournir deux hommes à Marc Divès pour chercher de la poudre et des balles au Falkenstein.


VIII.

Tous ceux que Jean-Claude Hullin avait désignés se réunirent dans la hutte du ségare sous le manteau de l’immense cheminée. Une sorte de bonne humeur rayonnait sur la figure de ces braves gens. — Depuis vingt ans que j’entends parler de Russes, d’Autrichiens et de Cosaques, disait le vieux Materne en souriant, je ne serai pas fâché d’en voir quelques-uns au bout de mon fusil ; ça change les idées.

— Oui, répondait Labarbe, nous allons en voir de drôles : les petits enfans de la montagne pourront en raconter sur leurs pères et leurs grands-pères… Et les vieilles, à la veillée, vont-elles en faire des histoires dans cinquante ans d’ici !

— Camarades, dit Hullin, vous connaissez tous le pays, vous avez la montagne sous les yeux, depuis Thann jusqu’à Wissembourg ; vous savez que deux grandes routes, deux routes impériales, traversent l’Alsace et les Vosges. Elles partent toutes les deux de Bâle ; l’une longe le Rhin jusqu’à Strasbourg, de là elle va remonter la côte de Saverne et entre en Lorraine. Huningue, Neuf-Brisach, Strasbourg et Phalsbourg la défendent. L’autre tourne à gauche et passe à Schlestadt ; de Schlestadt, elle entre dans la montagne et gagne Saint-Dié, Raon-l’Étape, Baccarat et Lunéville. L’ennemi voudra d’abord forcer ces deux routes, les meilleures pour la cavalerie, l’artillerie et les bagages ; mais, comme elles sont défendues, nous n’avons pas à nous en inquiéter. Si les alliés font le siège des places fortes, — ce qui traînerait la campagne en longueur, — alors nous n’aurons rien à craindre ; mais c’est peu probable. Après avoir sommé Huningue de se rendre, Belfort, Schlestadt, Strasbourg et Phalsbourg de ce côté des Vosges, Bitche, Lutzelstein et Sarrebrück de l’autre, je crois qu’ils tomberont sur nous. Maintenant écoutez-moi bien. Entre Phalsbourg et Saint-Dié, il y a plusieurs défilés pour l’infanterie ; mais il n’y a qu’une route praticable au canon : c’est la route de Strasbourg à Raon-les-Leaux par Urmath, Mutzig, Lutzelhouse, Phramond, Grandfontaine. Une fois maîtres de ce passage, les Autrichiens pourraient déboucher en Lorraine. Cette route passe au Donon, à deux lieues d’ici, sur notre droite. La première chose à faire est de s’y établir solidement, dans l’endroit le plus favorable à la défense, c’est-à-dire sur le plateau de la montagne, de la couper, de casser les ponts et de jeter en travers de solides abatis. Quelques centaines de gros arbres en travers d’un passage, avec toutes leurs branches, valent des remparts. Ce sont les meilleures embuscades, on est bien à couvert, et l’on voit venir. Ces gros arbres tiennent en diable ! Il faut les dépecer morceau par morceau ; on ne peut jeter des ponts dessus ; enfin c’est ce qu’il y a de mieux. Tout cela, camarades, sera fait demain soir ou après demain matin au plus tard : je m’en charge ; mais ce n’est pas tout d’occuper une position et de la mettre en bon état de défense, il faut encore faire en sorte que l’ennemi ne puisse la tourner…

— Justement j’y pensais, dit Materne ; une fois dans la vallée de la Bruche, les Autrichiens peuvent entrer avec de l’infanterie dans les collines de Haslach et tourner notre gauche. Rien ne les empêchera d’essayer la même manœuvre sur notre droite, s’ils parviennent à gagner Raon-l’Étape…

— Oui, mais, pour leur ôter ces idées-là, nous avons une chose bien simple à faire : c’est d’occuper les défilés de la Zorn et de la Sarre sur notre gauche, et celui du Blanru sur notre droite. On ne garde un défilé qu’en tenant les hauteurs ; c’est pourquoi Piorette va se mettre, avec cent hommes, du côté de Raon-les-Leaux, Jérôme, sur le Grosmann, avec un même nombre, pour fermer la vallée de la Sarre, et Labarbe, à la tête du reste, sur la grande côte, pour surveiller les collines de Haslach. Vous choisirez votre monde parmi ceux des villages les plus voisins. Il ne faut pas que les femmes aient beaucoup de chemin à faire matin et soir pour apporter des vivres. Et puis les blessés seront plus près de chez eux, ce qu’il faut aussi considérer. Voilà provisoirement tout ce que j’avais à vous dire. Les chefs de poste auront soin de m’envoyer chaque jour au Donon, où je vais établir ce soir notre quartier-général, un bon marcheur pour m’avertir de ce qui se passe et recevoir le mot d’ordre. Nous organiserons aussi une réserve ; mais, comme il faut aller au plus pressé, nous parlerons de cela quand vous serez tous en position, et qu’il n’y aura plus de surprise à craindre de la part de l’ennemi.

— Et moi, s’écria Marc Divès, je n’aurai donc rien à faire ?… Je resterai les bras croisés à regarder les autres se battre ?…

— Toi, tu surveilleras le transport des munitions ; aucun de nous ne saurait traiter la poudre comme toi, la préserver du feu et de l’humidité, fondre des balles, faire des cartouches.

— Mais c’est un ouvrage de femme cela, s’écria le contrebandier ; Hexe-Baizel le ferait aussi bien que moi. Comment ! je ne tirerai pas un coup de fusil ?

— Sois tranquille, Marc, répondit Hullin en riant, les occasions ne te manqueront pas. D’abord le Falkenstein est le centre de notre ligne, c’est notre arsenal et notre point de retraite en cas de malheur. L’ennemi saura par ses espions que nos convois partent de là ; il essaiera probablement de les enlever : les balles et les coups de baïonnette ne te manqueront pas. D’ailleurs, quand tu serais à couvert, cela n’en vaudrait que mieux, car on ne peut confier tes caves au premier venu. Cependant, si tu voulais absolument…

— Non, dit le contrebandier, que la réflexion de Hullin sur ses caves avait touché, non, tout bien considéré, je crois que tu as raison, Jean-Claude ; j’ai mes hommes, ils sont bien armés, nous défendrons le Falkenstein, et si l’occasion de placer une balle se présente, je serai plus libre.

— Voilà donc une affaire entendue et bien comprise ? demanda Hullin.

— Oui, oui, c’est entendu.

— Eh bien ! camarades, s’écria le brave homme d’un accent joyeux, allons nous réchauffer le cœur avec quelques bons verres de vin. Il est dix heures, que chacun retourne à son village et fasse ses provisions. Demain matin au plus tard, il faut que tous les défilés soient occupés solidement.

Ils sortirent alors de la hutte, et Hullin, en présence de tout le monde, nomma Labarbe, Jérôme et Piorette chefs de défilés ; puis il dit à tous ceux de la Sarre de se réunir le plus tôt possible près de la ferme du Bois-de-Chênes avec des haches, des pioches et des fusils. — Nous partirons à trois heures, leur dit-il, et nous camperons sur le Donon, en travers de la route. Demain au petit jour nous commencerons les abatis.

Il retint le vieux Materne et ses deux garçons Frantz et Kasper, leur annonçant que la bataille commencerait sans doute au Donon, et qu’il fallait de ce côté de bons tireurs, ce qui leur fit plaisir.

Au moment où les partisans allaient se séparer pour regagner leurs villages, voilà que tout au loin on vit poindre dans le sentier des Trois-Fontaines un homme grand, maigre, enfourché sur une longue bique rousse, la casquette de peau de lièvre à large visière plate enfoncée jusqu’au cou, le nez en l’air. Un grand chien à longs poils noirs bondissait près de lui, et les pans de son immense redingote flottaient comme des ailes. Tout le monde s’écria : — C’est le docteur Lorquin de la plaine, celui qui soigne les pauvres gens gratis ; il arrive avec son chien Pluton : c’est un brave homme !

En effet, c’était bien lui ; il galopait en criant : — Halte ! arrêtez… halte !…

Et sa face rouge, ses gros yeux vifs, sa barbe d’un brun roussâtre, ses larges épaules voûtées, son grand cheval et son chien, tout cela fendait l’air et grandissait à vue d’œil. En deux minutes, il eut atteint le pied de la montagne, traversé la prairie, et il déboucha du pont en face de la hutte. Alors d’une voix essoufflée il se prit à dire : — Ah ! les sournois !… qui veulent entrer en campagne sans moi ! Ils me le paieront !…

Et frappant sur un petit coffre qu’il portait en croupe : — Attendez, mes gaillards, attendez… J’ai là dedans quelque chose dont vous me donnerez des nouvelles. J’ai là dedans de petits couteaux et des grands, des ronds et des pointus, pour vous repêcher les balles, les biscaïens, les mitrailles de toute sorte dont on va vous régaler.

Alors il partit d’un grand éclat de rire, et tous les assistans eurent la chair de poule.

Ayant fait cette plaisanterie agréable, le docteur Lorquin reprit d’un ton plus grave : — Hullin, il faut que je vous tire les oreilles. Comment ! lorsqu’il s’agit de défendre le pays, vous m’oubliez !… Il faut que d’autres m’avertissent… Il me semble pourtant qu’un médecin n’est pas de trop ici ! Je vous en veux.

— Pardonnez-moi, docteur, j’ai tort, dit Hullin en lui serrant la main. Depuis huit jours il s’est passé tant de choses ! On ne pense pas toujours à tout… Et d’ailleurs un homme comme vous n’a pas besoin d’être prévenu pour remplir son devoir.

Le docteur se radoucit : — Tout cela est bel et bon, s’écria-t-il, mais cela n’empêche pas que par votre faute j’arrive trop tard. Les bonnes places sont prises, les croix distribuées. Voyons, où est le général, que je me plaigne !

— C’est moi.

— Oh ! vraiment.

— Oui, docteur, c’est moi, et je vous nomme notre chirurgien en chef.

— Chirurgien en chef des partisans des Vosges… Eh bien ! cela me va. Sans rancune, Jean-Claude.

S’approchant alors de la voiture, le brave homme dit à Catherine qu’il comptait sur elle pour l’organisation des ambulances. — Soyez tranquille, docteur, répondit la fermière, tout sera prêt. Louise et moi, nous allons nous en occuper dès ce soir ; n’est-ce pas, Louise ?

— Oh ! oui, maman Lefèvre, s’écria la jeune fille, ravie de voir qu’on entrait décidément en campagne, nous allons bien travailler, nous passerons la nuit s’il le faut. Monsieur Lorquin sera content.

— Eh bien donc ! en route ! Vous dînez avec nous, docteur ?

La charrette partit au trot. Tout en la suivant, le brave docteur racontait en riant à Catherine comment la nouvelle du soulèvement général lui était parvenue, la désolation de sa vieille gouvernante Marie, qui voulait absolument l’empêcher d’aller se faire massacrer par les kaiserlicks, enfin les différens épisodes de son voyage depuis Quibolo jusqu’au village des Charmes. Hullin, Materne et ses garçons marchaient à quelques pas en arrière, la carabine sur l’épaule, et c’est ainsi qu’ils montèrent la côte, se dirigeant vers la ferme du Bois-de-Chênes.

Erckmann-Chatrian.
  1. On appelle chemins de schlitte les chemins où l’on transporte les troncs d’arbres abattus en pleine forêt.
  2. Les ségares sont les ouvriers d’une scierie.
  3. Tronc d’arbre non équarri.