Le Foyer/Acte supprimé
ACTE SUPPRIMÉ à la représentation.
Scène première
Si vous voulez des jours heureux,
Mademoiselle Oriflorette (bis)
Méfiez-vous des amoureux
Qui vous content fleurette.
Surtout retenez la leçon.
Quand refleuriront
Quand refleuriront
Quand refleuriront les rhododendrons.
Si vous voulez des jours heureux,
Mademoiselle Oriflorette (bis)
Quittez matin lit paresseux,
N’perdez pas d’heure à vot’ toilette.
Surtout retenez la leçon,
etc.
Elle est partie… (Elle revient avec ses compagnes.) Dis donc, Lapar ?
Quoi ?
On ne fait pas les révérences ?
Et ta sœur ?… (Les fillettes rient.) Si ça t’amuse de faire le singe… (À une fillette au-dessous d’elle qui l’aide.) Mais non, moule, la grosse agrafe…
Elle se remet au travail, chantant, sans se retourner.
Si vous voulez des jours heureux.
Mademoiselle Oriflorette…
Mademoiselle Oriflorette…
Mézy n’est pas avec vous autres ?
Non… mais non…
Tiens… c’est vrai… Où qu’elle est, Mézy… depuis deux jours ?
Personne ne l’a vue, Mézy ?
Non… on te dit.
Quelle Mézy ?
Elle en a une couche, cette Sarlat !… (Imitant Sarlat.) Quelle Mézy ?… Caroline Mézy… donc ! Y en a pas trente-six.
Qu’est-ce que tu lui veux ?
C’est une lettre pour elle…
Une lettre ?… (Haussant les épaules.) Avec ça !
Bien sûr, une lettre.
Oh ! là là !… Une lettre d’amour ?… Tais-toi, mon cœur.
Va voir aux ateliers !
J’en viens.
Va aux cuisines…
C’est ça… Chouette ! J’y vas…
Voyez-vous qu’elle se soit caltée !
Ça serait rigolo…
Elle est bien trop gourde… On la retrouvera.
Au moins… aujourd’hui… on va bouffer… (Elle se frotte l’estomac.) On va bouffer.
Les autres se frottent les mains… Ribanel et Fleurance tournent en rond, en se tenant par les poignets.
Des bonnes choses…
On boira… on boira…
… du vin.
… du bon vin.
Alors, vous croyez que c’est pour vous la bonne boustife ?… Vous n’avez pas peur !
Pardon, madame.
Y a erreur, madame…
Vous n’avez pas fini de tourner ?… Quelle grande idiote que cette Ribanel !… T’es plus gosse que les gosses !
Et moi… J’te dis que nous en aurons !
Des fayots, oui… Ça, c’est bourratif !
Mais c’est dimanche…
Alors, mes amours, le joli petit bifteck de cheval du dimanche.
Pouah !… pouah !…
Fleurance, elle… préférerait des sandiches ? Pas, Fleurance ?
Tiens !… Pour sûr !…
Faut te faire une raison… Les sandiches c’est pour les dames… pas pour les purées…
Moi… j’en voulais… moi, j’en voulais…
T’as pas honte de gueuler comme ça, Sarlat ?
Elle est trop mauvaise aussi, leur carne !
Demande-lui du vol-au-vent, à la Rambert.
Fous-lui la paix !
Blague dans l’coin !… si qu’on réclamerait ?
Contre ?
La nourriture, tiens !…
À quoi ça sert ?
Pas de danger que tu réclames, toi !… T’as trop la frousse.
Ça sert à rien…
T’as trop la frousse…
Eh là, mesdemoiselles ?… (Elle frappe des mains l’une contre l’autre. Toutes s’immobilisent comme au bruit de la claquette.)… Je ne sais vraiment pas ce qui vous prend, mesdemoiselles… Ah ! tu veux manger, Ribanel ?… Tu veux ?… Le roi dit : « Nous voulons », ma fille… Sans doute, vous étiez mieux nourries, dans la rue où l’on vous a recueillies, mesdemoiselles ? Vous n’avez pas honte de vous plaindre ?… Vous ne devriez pas oublier, petites malheureuses, que vous n’êtes ici que par charité…
Toutes les fillettes se mettent à rire, pendant que Louisette fait un geste de menace à une personne imaginaire, puis un geste plus libre.
Ah ! t’as la langue bien pendue… pour ça !… Celui qui t’a coupé le sifflet n’a pas volé sa galette…
Dommage que t’aies pas été finie ce jour-là…
Enfin… c’est trop dégoûtant, tout de même… On travaille, on peut manger.
On s’esquinte assez.
Puisqu’on te le dit !… T’en as une caboche !
Si on parlait à l’abbé Laroze ?
L’ratichon ?… Ce qu’il s’en fiche !… C’est un autre genre de boniment, voilà tout.
Eh bien ?… Le patron ?…
Ça, c’est trouvé !… Le patron ?… veux-tu savoir, l’patron ? Il vous fera un beau discours et vous vous mettrez toutes à pleurer comme des veaux… (Protestations.) Je blague ?… Quand on a réclamé pour le linge… Ribanel, tu voulais lui montrer un drap de lit… et toi, Sarlat, ta chemise !
Oh ! Sarlat !
Sa chemise !
Vous n’avez rien montré du tout… Moi, j’ai bafouillé… et au bout de deux minutes qu’il jaspinait, l’patron… Oh ! là là… l’robinet de la pompe, quoi !
Avec ça !
Tiens ! pour l’patron !… (Elle fait un pied de nez.) Tiens ! pour la Rambert !… (Même jeu.) Tiens ! pour l’ratichon !
Oui… oui… va toujours !… On le connaît… Ah ! malheur !… Si vous aviez seulement pour deux ronds d’estomac !…
Paix, paix !… La Quintolle qui s’amène avec des mômes.
Louisette remonte vivement sur l’échelle, toutes regagnent leur place, en chantant.
Si vous voulez des jours heureux…
Scène II
Mlle Quintolle est entrée par la droite, suivie des cinq fillettes. Le chœur s’est arrêté.
Vous ne chantiez pas… Pourquoi ne chantiez-vous pas ?
Mais si, on chantait.
On ne fait que ça !
Taisez-vous… Enfin, vous ne chantiez pas… Combien de fois vous a-t-on dit qu’il fallait chanter, quand vous étiez seules ?… (Remontant.) Qu’est-ce qui est monitrice, ici ?
C’est Louisette… C’est Louisette Lapar… C’est Lapar…
Lapar ?… Ça ne m’étonne plus !…
Les fillettes rient, se poussent du coude, font la grimace à Lapar, sourient à Mlle Quintolle.
C’est toujours moi… Je ne peux pourtant pas les battre.
Assez !… ton bec !… (Aux fillettes qu’elle a amenées.) Mettez-vous là, vous autres… sur un rang… dépêchons !… (Elle les place avec brusquerie.) Là !… (S’éloignant à reculons.) Vous allez toutes venir à moi… l’une après l’autre… (Les premières s’arrêtent de travailler, regardent.) Je suis la duchesse !… (Rire parmi les spectatrices.) Allez-vous travailler ?… Faites ce que vous avez à faire… Et la paix, hein !
Elle en fait un foin !
Aubry !… Oui, toi… Commence… Allons… (Aubry interpellée se détache du rang et vient très gauchement faire la révérence. Geste de désespoir de la surveillante.) Ah ! on m’a vraiment donné les plus stupides !… (Secouant rudement la petite par le bras, la pinçant.) Idiote, va !… Et tes cheveux ?… On t’avait pourtant dit…
Elle tire cruellement les cheveux de la petite, qui pousse un cri de douleur, s’agenouille, joint les mains, pendant que les quatre autres se serrent les unes contre les autres, effrayées, et que les spectatrices ricanent.
Mademoiselle !… Mademoiselle !…
As-tu fini de crier ?… Est-ce qu’on t’écorche ?… Tais-toi !… (Appelant.) Lapar !
Quoi ?
Viens lui montrer… (Louisette descend.) Et vous aussi, regardez bien… (Louisette fait la révérence avec beaucoup de grâce.) Tâchez de faire comme elle… D’ailleurs, celles qui ne sauront pas, au cachot… et le fouet !… (Quelques-unes pleurnichent.) Et ne pleurnichez pas… Apprenez… ou sinon… (Elle menace la petite Aubry.) Recommence… Au fait, non… tu es trop bête… (Elle la renvoie dans le rang en la brutalisant.) À toi, Lacave… attention… quand tu voudras ?… (La petite vient très maladroitement faire la révérence. La surveillante lui tire les oreilles.) Oh ! ça… c’est réussi !… tout à fait distingué… C’est bien la peine !
Puisque j’peux pas ?… Puisque j’peux pas !
Quelle dinde !… (À Louisette.) Montre-lui encore… lentement !… (Retenant Louisette par le bras, bas.) Tu n’as pas vu la petite Caroline Mézy, toi ?
Non…
Elle ne s’est pas plaint de moi ?
Non… Pourquoi ?
Pour rien… (Changeant de ton et plus haut.) Montre-lui… (Après que Louisette a fait la révérence, la petite Lacave recommence encore plus maladroitement.) Mon Dieu ! quelle idiote !
Toutes les fillettes entourent Lacave, rient, se moquent. Brouhaha ! Entre Mlle Rambert, venant du parloir.
Scène III
Eh là, mesdemoiselles ?… (Elle frappe sa claquette. Toutes s’immobilisent.) Je ne sais vraiment pas ce qui vous prend… (À Mlle Quintolle.) En voilà un endroit, pour les faire répéter !… Pourquoi pas au préau ?
Mais, madame la directrice…
Il n’y a pas de mais… C’est inouï !… Tout va de travers, aujourd’hui… Oh ! mais prenez garde… (Elle fait un geste de menace.) Et vous autres, là-bas, vous n’avez pas fini ?
On se dépêche…
On a fini…
Alors ?… Qu’est-ce que vous attendez pour enlever cette échelle ?… (Toutes se précipitent vers l’échelle.) Pas toutes à la fois… Viens ici, Sarlat… Es-tu fagotée, mon Dieu !…
À ce moment l’abbé Laroze, pâle, effaré, entre en courant et bousculant quelques fillettes.
Scène IV
Mademoiselle Rambert !… (L’apercevant.) Ah ! Je vous cherche partout…
Eh ! là, monsieur l’abbé ?… Qu’est-ce qui vous prend ?
Je… je… ne peux pas.
Mais qu’est-ce qu’il y a ?…
Il y a… La justice…
Quoi ?
La justice… la police… je ne sais pas… Enfin… la justice… est ici.
Les petites manifestent de la joie. On les entend chuchoter, en se poussant du coude : « La police… la police !… » Une, derrière Mlle Rambert, saute en se tapant les cuisses.
Qu’est-ce que vous dites ?… Vous êtes fou !…
Fou ?… De ma fenêtre, je les ai vus… deux messieurs, en noir, cravate blanche, longs favoris… C’est terrible !…
Vous avez la berlue… Des invités…
Des invités !… des invités !… Vous êtes incroyable… Puisque je les ai vus… descendre de fiacre… sonner.
Vous ne savez pas ce que vous dites…
En ce moment… ils parlementent avec Mme Antoinette… ils vont venir…
Il regarde vers le préau, toutes les fillettes tendent le cou vers le préau.
Mais… mais… voyons… voyons…
Ça devait finir comme ça !… Ah ! ça ne m’étonne pas !
Mais taisez-vous donc !… (Elle frappe de sa claquette. Toutes s’immobilisent.) Si j’apprends quelle est la malheureuse…
Nouveau coup de claquette. Elles se mettent en rang. Mlle Quintolle les emmène à droite.
Les voilà !… Les voilà !…
Un jour pareil !…
Scène V
Messieurs…
Soyez les bienvenus au Foyer…
Madame… monsieur le curé… Nous venons de la part de la maison Potel et Chabot.
Potel et Chabot ?… Alors vous êtes ?…
Alors vous n’êtes pas ?…
Nous sommes les maîtres d’hôtel…
Nous venons pour le buffet.
Pour le buffet ?… C’est évident… (Toisant l’abbé qui se détourne.) Ça, par exemple !
Si vous voulez bien nous indiquer ?…
Je… je vous conduis… (Elle leur indique la porte du réfectoire. À l’abbé.) Où aviez-vous la tête, vous ?… Attendez-moi là… (Aux maîtres d’hôtel.) Venez, vous autres…
Si, au moins, ça pouvait lui servir de leçon !…
Scène VI
L’abbé Laroze, en voulant s’en aller, aperçoit Louisette Lapar qui descend les degrés du parloir.
Alors, monsieur l’abbé, il paraît que ça n’est pas encore pour aujourd’hui ?
Quoi donc ?… (Louisette désigne du doigt le réfectoire, en s’empêchant de rire.) Tu n’es qu’une effrontée… Tu écoutes donc aux portes ?… C’est joli.
Oh ! monsieur l’abbé !
Tu te permets… Au lieu de te moquer de ton prochain, tu ferais bien mieux…
Les magistrats sont installés… (Louisette s’est écartée.) Ah ! vous en aviez un œil !… Tous mes compliments !
Malheureux ceux qui ont des yeux pour ne point voir !…
Heureux les pauvres d’esprit !… (À Louisette). Est-ce moi que vous cherchiez ?
Scène VII
Non… c’est mes ciseaux et ma ficelle que j’ai oubliés là…
Toujours désordonnée ?
On m’appelle de tous les côtés à la fois. (Elle ramasse ciseaux et ficelle.) Faut que je fasse tout !…
Eh là !… Ne vous fâchez pas, mon petit… Je ne voulais pas vous faire de reproches, aujourd’hui… Au contraire… Je suis contente de vous… (Regardant la porte décorée.) Votre porte est très bien… elle est très bien, votre porte… (Elle recule pour juger de l’effet, prend son face à main.) Très bien !
Elle n’est pas mal…
Et puis… vous… vous êtes bien coiffée, au moins… à la bonne heure ! (À peine lui a-t-elle touché les cheveux que Louisette recule.) Et votre robe ?… C’est vous qui l’avez faite ?… Toute seule ?
Dame ! j’ai pas de couturière.
Tournez-vous un peu !… (Elle la fait tourner.) Est-elle coquette ?… Ah ! elle fait bien tout ce qu’elle veut !… Mais voilà !… il faut que mademoiselle veuille… Vous ne voulez pas souvent… (Louisette détourne les yeux.) Vous avez votre tête, Lapar… Ah ! je voudrais bien savoir ce qu’il y a dans cette petite tête-là !… Ne froncez pas les sourcils, vous cachez vos yeux… C’est dommage… (Louisette sourit.) Vous êtes donc bien malheureuse, ici ?
Où voulez-vous que j’aille ?
Mais je ne veux pas que vous vous en alliez… (S’asseyant sur le banc de gauche.) Ah ! que c’est donc bon de s’asseoir un instant. (Elle tire sa montre.) Mes pauvres jambes ont bien mérité un instant de repos. (Reniflant). Mon Dieu ! qu’il vient donc une bonne odeur de ce jardin.
C’est les lilas…
Elle a bien dit ça. (L’imitant.) C’est les lilas !… (Louisette se met à rire.) Pourquoi me faites-vous toujours la tête ?…
S’il vous plaît ? (Si ou plet ?)
Je vous demande pourquoi vous me faites toujours la tête ?
Je ne vous fais pas la tête.
On dirait que je ne vous connais pas… Vous me faites la tête… (Changeant de ton.) Dites donc, ma petite, vous n’êtes pas maigre ?
Je suis comme Fleurance… j’suis à point…
J’suis à point… (Changeant de ton). Venez vous asseoir là.
Je suis pas fatiguée.
Vous avez donc peur que je vous fasse du mal ?… Je ne vous mangerai pas…
Oh ! je me mettrais en travers.
Vous avez peur, tout de même ? Non ?… Alors, c’est votre jolie robe qui vous rend si fière ?… Écoutez…
Quoi ?
Enfin… vous êtes tout de même la seule qui ne veniez jamais me voir, dans ma chambre ?… Vous n’avez donc jamais rien à me dire ?… Jamais besoin d’un chiffon… d’un livre ?…
J’sais pas lire…
Alors, de causer un peu ?
C’est pas mon affaire… Le soir, j’ai envie de dormir…
Les autres viennent bien…
C’est des hypocrites… Et puis ça les regarde…
Tenez… voilà justement pourquoi je vous aime bien, Louisette… J’aime votre caractère… Vous valez mieux que les autres… Vous êtes fière… Ça vous va… Et gentille !… Je pourrais faire beaucoup de choses pour vous… je pourrais être une famille pour vous… sans que vous vous humiliiez… Je ne demande qu’à m’intéresser à vous. Mais voilà… Je veux savoir où je vais… (Elle pose la main sur les hanches de Louisette.) Il faut qu’on soit pour moi, ou contre moi… ma fille ou mon ennemie…
J’suis pas vot’fille… J’suis la fille de personne…
Allons !… allons !… (Elle essaye de la retenir. Louisette se débat et son tablier reste dans les mains de Mlle Rambert, qui se lève, colère. Pendant ce temps, Courtin, qu’elles n’ont pas vu venir, monte doucement les marches du perron.) Ah ! tu fais la mauvaise tête ?
Mais non…
Voilà comment tu reçois mes gentillesses !… Eh bien, ma petite, nous allons voir qui sera la plus forte… et si je vais te mater… On te fouettera comme une autre, morveuse !
Morveuse ?
On te fouettera !… Nous verrons…
Morveuse… ou non… je ne conseille à personne…
Scène VIII
Qu’est-ce qui se passe ? (Louisette pousse un cri et s’arrête interdite, les yeux baissés. Mlle Rambert, interloquée, esquisse un salut.) Qu’est-ce qu’il y a donc, madame la directrice ?
Une mauvaise tête, monsieur le président… (Louisette secoue la tête en signe de dénégation.) Une de nos plus mauvaises têtes… Mais je ne veux pas vous importuner, monsieur le baron… Je referai, à un autre moment, mes observations à cette petite révoltée…
Je vous en sais gré… (À Louisette.) Vous pouvez rejoindre vos compagnes, mon enfant.
Eh bien ?… Qu’est-ce que vous attendez ?
Mon tablier…
Le baron considère Mlle Rambert qui tend le tablier avec embarras. Louisette, penchée, ne l’atteignant pas, le baron se décide à le prendre et à le transmettre, en souriant un peu, à la petite qui remercie, hésite, fait une révérence et sort. Le baron, que Mlle Rambert observe, suit des yeux Louisette, jusqu’à ce qu’elle soit sortie.
Scène IX
Je ne pense pas qu’il soit besoin de vous faire remarquer combien de scènes du genre de celle-ci sont regrettables, pénibles…
Je vous assure, monsieur le président, que cette petite…
Madame la directrice, je n’ai ni le désir, ni le loisir d’examiner quelle sorte de grief vous pouvez avoir contre cette enfant… Je m’interdis, ici, d’affaiblir, en rien, votre autorité. Rendez-moi aussi cette justice que je n’interviens jamais dans les détails…
C’est vrai, monsieur le président…
Ce n’est pourtant pas que je sois sûr que vos façons, votre manière d’être avec nos pensionnaires… toutes ces punitions…
À Saint-Denis, monsieur le président…
Laissons-là Saint-Denis, je vous prie, et toutes les maisons d’éducation de la Légion d’honneur… nous sommes au Foyer… D’ailleurs, je me réserve d’examiner tout cela, avec vous, un de ces jours…
Quand vous voudrez, monsieur le président…
Voyons ! Tout devait être parfait… et c’est à peine si l’établissement est présentable… (Remontant vers la porte.) Ici, naturellement, ces fleurs de papier… ces banderoles… c’est très joli… (Changeant de ton.) Qu’est-ce que c’est que celle échelle ?… Qu’est-ce qu’elle fait là ?
Elle a servi pour la décoration… On va l’enlever… j’ai donné des ordres…
Jamais nous ne serons prêts… (Changeant de ton.) Je suis allé à la lingerie… Rien ne devait clocher, disiez-vous ?…
Oui… Eh bien ?
C’est inouï !… C’est d’un désordre inouï !… Ah ! je serais curieux d’en refaire l’inventaire… Il n’y a là qu’une femme… C’est trop d’ouvrage… Elle paraît, d’ailleurs, n’y entendre absolument rien.
Vous savez, monsieur le président, que la lingère en chef, Mlle Marguerite, est partie… et vous savez pourquoi ?
Sans doute… En tout cas, j’ai dit qu’on ferme tout un pan d’armoires… tout le fond… et n’ai permis d’ouvrir que le côté gauche… près de la porte… où nous passerons… On achève de le ranger… (Très nerveux, indiquant le plafond avec sa canne.) Elles font un bruit, là-haut… C’est l’atelier de couture ?
Non, monsieur le président, le pailletage…
C’est agaçant… (Reprenant.) Ah ! les cuisines !… Par l’escalier, il venait, des cuisines, une odeur… une odeur, à n’y pas tenir… Je descends… J’ai été suffoqué, mademoiselle… véritablement suffoqué… J’ai dû faire vider deux grandes marmites…
Toute la soupe !… Ah !
C’était la soupe !… Ma foi !… J’ai cru que c’étaient des eaux grasses… Je regrette…
Vous n’avez pas l’habitude…
En tout cas, j’ai fait établir un grand courant d’air… Nous allons voir… Maintenant, madame la directrice, voulez-vous me dire ce qui se passe à l’infirmerie…
À quel propos ?
J’ai eu beau crier, frapper… C’est comme une tombe… Impossible de me faire ouvrir… On me dit que c’est vous qui avez ordonné de verrouiller l’infirmerie ?
C’est vrai…
Pourquoi ?… Et si, tout à l’heure, quelqu’un demande à la visiter ?
On ne visitera pas l’infirmerie… Il est impossible de la montrer dans l’état où elle est… (Appuyant.) On ne visitera pas l’infirmerie… (Changeant de ton.) À moins, monsieur le président, que vous n’en donniez l’ordre… Si vous en donnez l’ordre…
C’est bien… c’est bien… On ne visitera pas l’infirmerie… Au moins, vous auriez pu me prévenir… (On entend un grand cri qui semble venir de la porte de droite. Courtin et Mlle Rambert écoutent, se regardent. Un silence.) Qu’est-ce que c’est ?…
Rien… ce n’est rien… (Un second cri éclate, s’éloigne, cesse.) Voulez-vous que j’aille voir ?
Non, non… restez !… Il faut absolument que nous fassions ensemble une inspection rapide, pour remédier à ce qui est remédiable… J’aurais voulu pouvoir vous adresser des compliments…
Ah ! il faut être juste, à la fin… Je ne peux pas tout faire… être partout à la fois… Je suis à bout de forces, et aidée… il faut voir !… Presque plus de personnel… pas d’argent… jamais d’argent !… Aucun n’est payé… Hier soir, j’ai dû renvoyer deux surveillantes, et prendre, sur ma bourse à moi, l’argent de leurs gages. Ce n’est pas pourtant qu’on ne me doive rien… Vous m’aviez promis quinze cents francs, pour ce matin. Je ne les ai pas, naturellement… Voilà plus de trois semaines que vous m’annoncez une somme sur l’allocation des cent mille francs du Pari mutuel… Je ne les ai pas davantage…
Vous savez bien que j’ai dû payer les entrepreneurs…
Six mille francs… je le sais… Non… non… (Elle tamponne ses yeux.) il faut être juste…
Vous vous méprenez, mademoiselle, je n’ai pas voulu dire…
Les fournisseurs viennent me faire des scènes tous les jours… On me menace… On m’insulte, ici, en plein vestibule, devant les petites… jusque dans la rue !… Pour obtenir, dans le quartier, la moindre chose, il faut une diplomatie !… Et encore, on n’obtient plus rien… Tenez, ce matin, faute du peintre, qui a refusé de venir, l’abbé Laroze a remis deux carreaux qui manquaient au réfectoire… Il aura au moins servi à cela, le saint homme. Pas d’aide… plus de ressources… Obligée de tout supporter… et c’est à moi qu’on vient s’en prendre !
Du monde… prenez garde !…
Scène X
Ah ! mon cher président, que notre Foyer est donc pimpant, joli… (À Mlle Rambert.) Mademoiselle, tous mes compliments !…
Vous nous gâtez !…
Tout à fait réussi…
Tout à fait…
Nous essayons de nous rendre dignes de la confiance dont le comité a bien voulu nous honorer…
Avez-vous vu toutes les inscriptions en sable dans le préau ?… les ateliers ?
Parfaitement : Vive la duchesse de Saragosse ! en rouge et jaune… Ce sera très remarqué.
Vous savez que c’est mon piqueur qui a tout fait… avec un garçon d’écurie ?
Vous avez toujours les idées les plus délicates…
Ce sont de véritables artistes… Et ils font ce que vous avez vu avec un petit entonnoir… (Geste didactique.) rien qu’un petit entonnoir et du sable… (Geste didactique.) rien qu’un petit entonnoir…
Oui… oui… je sais.
Et vous êtes toujours aussi sûr que la duchesse fera un don à notre œuvre ?
C’est une chose absolument certaine. Elle ne visite jamais un établissement sans laisser une obole.
Si ce n’est qu’une obole !…
Une façon de parler… (Grave.) J’attends une somme…
Ah ! tant mieux !
Mais si vous voulez bien nous permettre, nous allons, Mme la directrice et moi…
Faites… Faites…
Tout ira à merveille… (haut.) Passez, mademoiselle… (Mlle Rambert sort.) Les cuisines d’abord, n’est-ce pas ?…
Scène XI
Alors, vous avez déjeuné chez vous ?… Mais à quelle heure ?
À onze heures… figurez-vous…
C’est inouï… Comment avez-vous fait ? Nous, nous avons déjeuné, tout près d’ici, dans un endroit canaille… en bande… les Ribras, les Challenge… Caméloni, ma belle-sœur…
Bien !
Exquis !… Il y avait là des filles et des apaches… Très amusant… beaucoup de caractère…
Si j’avais su !… (Touchant la robe de Mme de Chalais.) Vous aimez ces quatre boutons ?… D’ailleurs, assez de chic… mais ma chérie, je ne savais pas qu’on s’habillait… On avait d’abord dit qu’on ne s’habillerait pas.
Oui… mais au dernier comité…
Aubry, Lacave, Chichette, entrent par la droite, chacune avec un balai ; elles se dirigent vers la porte du vestibule et commencent à balayer.
Ah ! voilà !… je n’y étais pas…
Vous êtes très bien, comme vous êtes…
Ma foi, tant pis… (Changeant de ton.) Allons voir le buffet…
Pardon, mesdames… vous n’auriez pas vu Mme la directrice ?
Elle était avec nous…
Elle vient de sortir de là… avec le président…
Merci…
Sont-elles affolées !
Ma chère, ces petites gens… pour un rien… ça s’affole… (Aux fillettes.) Petites !…
On a beau faire… elles ont toujours l’air de souillons… Comme c’est difficile !… (Aux fillettes.) Le buffet, mes enfants ?
C’est au réfectoire, madame.
Par ici, madame.
Chichette s’interrompt de balayer et regarde Mme Lubin-Lafare et la comtesse qui sortent.
Eh toi… là-bas… prends garde d’attraper une indigestion.
Elles reviennent balayer le perron du vestibule au dehors. Mlle Barandon entre en courant par la petite porte de droite, s’arrête, se retourne, attend. Entre Mlle Rambert.
Scène XII
AUBRY, LACAVE, CHICHETTE, puis COURTIN.
Mais où l’a-t-on mise ? Vous courez… Vous courez… Où l’a-t-on mise ?
Dès que la pauvre petite (Elle soupire.) a eu repris, à peu près, sa connaissance… je l’ai portée dans ma chambre… Elle n’était pas lourde !…
Dans votre chambre ?… Enfermée ?…
Oui… avec Mme Antoinette, que j’ai prévenue aussitôt…
Bon !… Rien ne presse tant, alors ?
Ah !… Eh bien ?
La petite est sous clef, gardée par la concierge… Nous avons un instant… (Plus bas.) Il faut bien savoir ce qu’on va faire… (Apercevant les petites qui balayent.) Faites-moi le plaisir d’aller balayer dans le préau, et un peu vite.
Pourvu qu’on la sauve, mon Dieu !… (Changeant de ton.) Comment s’appelle-t-elle, déjà ?
Mézy…
Caroline Mézy !… Mon Dieu !… Mon Dieu !…
Laisser une petite toute une journée et toute une nuit, dans un placard !… (Mlle Barandon se cache la tête dans son mouchoir.) Je n’ai jamais vu ça !… On n’a jamais vu ça !… (À Mlle Rambert.) A-t-elle des parents ?
Sa mère…
À Paris ?
Elle était placée à Paris… Une coureuse… Elle est partie, en province, je ne sais où…
Personne ne vient la voir ?
Personne… Heureusement… (À Mlle Barandon qui s’est remise à sangloter.) Ce n’est guère le moment de pleurer, ma fille… mais de tâcher à réparer le mal que vous avez fait.
C’est effrayant !… C’est effrayant !…
Taisez-vous donc, à la fin !… On va vous entendre.
C’est effrayant !… C’est effrayant !… Personne ne l’a vue, au moins ?
Personne, monsieur le président… (À Mlle Rambert.) C’était dans l’atelier de découpage… Quand j’ai couru au placard… j’y ai couru dès que je me suis rappelée… elle était à peine tiède… et jaune… jaune !… (Elle frissonne.) Nous l’avons emportée… couchée sur mon lit… frottée avec du vinaigre… Enfin… elle a poussé un grand cri…
Un cri ?
Puis un autre…
Les cris que nous avons entendus, parbleu !… (À Mlle Rambert.) Alors, d’autres ont pu entendre…
Mais non… On est habitué ici… Personne n’y fait attention… (À Mlle Barandon.) Et puis ?
Et puis… elle a eu une grande crise de larmes… (Un temps.) à présent, elle dort.
Êtes-vous sûre qu’elle dorme ?
Elle respire faiblement… mais elle respire. (Elle soupire.) Madame la directrice, je vous en prie, il faudrait un médecin. Laissez-moi aller chercher le docteur.
Encore ?… vous êtes folle !… Pourquoi pas le commissaire de police ?
Cependant…
Je vous en prie, mademoiselle…
Pour que tout le monde sache, n’est-ce pas ?
Nous avons une responsabilité terrible…
On peut attendre… Mme Antoinette a été infirmière. D’elle, au moins, je suis sûre…
Mais si cette petite allait mourir !… (Mlle Barandon sanglote.) Ce serait du joli !… du joli !
Elle ne mourra pas… Elles en ont vu d’autres… (Un silence.) D’ailleurs, j’y vais…
Enfin… comment peut-on oublier une petite fille dans un placard ?… (Mlle Barandon se remet a pleurer.) C’est inimaginable (Mlle Barandon s’est arrêtée.) On nous traitera de bourreaux… de tortionnaires… C’est de la folie !
Monsieur le président, c’est une punition réglementaire…
Mlle Barandon tombe assise sur une caisse d’arbuste, la tête dans son mouchoir.
Joli règlement…
Approuvé par le comité… Deux heures de placard !
Deux heures !… quatre heures de placard, bien !… Mais tout un jour ! tout une nuit !
Un accident… Il arrive des accidents… Il n’y a pas qu’ici… (De très près.) Je vous en prie, monsieur le président, laissez cette fille… La voilà déjà aux trois quarts idiote… Elle fera une sottise ou un malheur…
Ah ! j’oubliais… Elle a demandé M. l’aumônier.
Là !… Qu’est-ce que je disais ?… (À Mlle Barandon.) Pourquoi faire ?
Elle était si pieuse !
« Elle était… elle était… » Elle n’est pas morte… Elle est pieuse, c’est vrai… Elle est paresseuse aussi… (Énergique.) En tout cas, je vous défends de dire un mot… un seul mot à l’abbé. L’abbé ! Ah ! ce serait le bouquet.
On ne peut pourtant pas la priver des secours de la religion…
Mais, monsieur le président, vous ne savez pas dans quel état est, aujourd’hui, ce pauvre abbé Laroze. Il va ameuter toute la maison… tout le quartier. Il fera une cérémonie…
Peu importe… Il ne sera pas dit qu’on a refusé un prêtre à cette enfant… Refuser un prêtre ici ?… Songez donc ! Et dans ma situation !
Je m’incline… Seulement, monsieur le président, vous pourrez décommander la fête… fermer le buffet, renvoyer la duchesse, les invités… tout le monde… et la presse… la presse…
C’est effrayant !… C’est effrayant !
Laissez-moi faire… vous n’aurez pas à vous en repentir. (À Mlle Barandon.) Allons… Venez !
Le préau commence à se remplir, et l’on voit parmi les groupes l’abbé qui pérore et gesticule.
On nous a vus… Restez, mademoiselle, restez… (Plus bas.) Surtout pas un mot à la baronne… Elle est tellement impressionnable !… (S’exclamant.) Et cette échelle qui est toujours là !…
Il s’avance jusqu’à la porte du vestibule, puis descend les degrés du perron, à la rencontre d’un groupe parmi lequel Thérèse, l’abbé, Biron, d’Auberval, et, par-ci par-là, d’autres groupes, et Mme Tupin, Mme Pivin, très raides, très dignes.
Allez vite. Je vous rejoindrai tout à l’heure, si je peux… Et vous savez… (Elle barre ses lèvres d’un doigt.) Votre sort est entre vos mains…
Mlle Barandon sort. À la porte du vestibule, Mlle Rambert joint les autres qui, conduits par elle, par Courtin, par l’abbé, traversent la scène en causant, et entrent au parloir. Pendant ce temps, des fillettes, parmi lesquelles Ribanel, Miche, Fleurance, Chichette, Aubry, Lacave, entrent par la droite et par la porte du vestibule, et restent seules en scène.
Scène XIII
Où est-elle, cette échelle de malheur ?… Ah ! la voilà ! (Se dirigeant vers l’échelle.) Aidez-moi, vous autres… Trois seulement… (Aidée des trois fillettes, elle enlève l’échelle, et l’emporte lentement. L’exercice rythme ses paroles.) La Rambert m’a menacée du fouet… Qu’elle y vienne !…
La rosse !… La rosse !…
Pas si vite, donc !… Oui, qu’on y vienne !… Je les mords, je les griffe… Des coups de pied dans le ventre… Je leur crève les yeux… je crache… Elles verront !…
Je les mords…
Je les griffe…
Je les mords… je les griffe…
Attention !… L’ratichon… Chantez !…
Si vous voulez des jours heureux,
Mademoiselle Oriflorette…
Louisette sort par la droite, avec les trois autres, emportant l’échelle.
Scène XIV
Eh bien ! Eh bien !… (À Chichette.) Comme te voilà rouge !
C’est toujours pas d’avoir mangé, m’sieu l’abbé !…
D’avoir mangé… d’avoir mangé… Tu ne penses qu’à manger !… (Tapant dans ses mains.) Venez, toutes, ici… (Il les groupe autour de lui.) C’est l’heure, mes enfants !… Ah ! ah ! ah ! Il va falloir défendre l’honneur de la maison… (Levant un doigt au plafond.) l’honneur de la maison… Pas de plaintes, surtout… Tout est bien… tout est excellent. On est bon pour vous… (Léger murmure.) On est très bon pour vous… On est très bon pour vous…
On sait… on sait…
Tu as l’air bien agité, toi… Toujours l’esprit de rébellion… (Tapant dans ses mains.) Allons, mes enfants… rappelez-vous…
C’est bon… c’est bon, monsieur l’abbé…
Elle passe. Les fillettes riochent. Des invites arrivent, traversent la scène en causant.
Comment ! vous voilà ?… Je vous croyais en Espagne ?
Revenu d’hier.
Oui… on part ce soir… Ainsi, à demain !
Bien-aimée !
Taisez-vous… vous êtes dégoûtant !
Ces répliques doivent se faire dans un brouhaha de conversations. Elles peuvent se modifier à la mise en scène.
La duchesse ! Voilà la duchesse !
Presque sur les pas de Flandrin, Mlle Rambert revient du préau, agitée traverse la scène, pour entrer au parloir, et se croise avec Courtin qui, sorti du parloir, se précipite au préau.
Allons, allons. (Coup de claquette.) À vos places… vite… vite !
La scène se vide presque instantanément. Tout le monde, l’abbé Laroze, les fillettes, pêle-mêle, gagnent le parloir en causant et chuchotant. Un peu de désordre, de bousculade, de petits cris. Thérèse, qui a repoussé et renvoyé au parloir Biron et d’Auberval, se promène à petits pas, à gauche, avec une amie. La comtesse de Chalais et Mme Lubin-Lafare se placent sur la droite, à mi-chemin de la porte du vestibule et de celle du parloir. On aperçoit, débordant du parloir, sur les degrés, dans le vestibule, les deux rangs de fillettes qui font la haie. On ne voit d’un côté que Chichette et Aubry, de dos, de l’autre côté, Louisette, Lacave, Ribanel, Sarlat. Deux ou trois dames, sur la droite, se tiennent avec deux messieurs, à distance de la comtesse de Chalais et de Mme Lubin-Lafare.
Scène XV
La duchesse paraît à la porte du vestibule, accompagnée du baron à droite, suivie du marquis de Trabaldanas et de deux dames d’honneur. Deux surveillantes ferment la marche.
Très joli… Figurez-vous, cher varon, j’avais peur d’être en retard. (Elle s’arrête, se retourne un peu vers le marquis.) N’est-ce pas ?
Ah ! Votre Altesse n’est jamais en retard…
Votre Altesse est mille fois trop bonne… Votre Altesse peut-elle me permettre de lui présenter deux membres les plus zélés de notre comité ?… (La comtesse de Chalais et Mme Lubin-Lafare, à hauteur de qui la duchesse vient d’arriver, font une profonde révérence.) La comtesse de Chalais ! Mme Lubin-Lafare !…
À mesure qu’elles ont été présentées, elles font une révérence et baisent la main que leur tend la duchesse.
Vous avez remplacé votre tante… je vois ?
Votre Altesse est mille fois trop bonne. Mais on ne remplace pas la marquise d’Ormailles.
C’est très gentil ça, mon enfant… Oui, la marquise d’Ormailles est une… voyons… gaillarde… (Au baron.) On peut dire ?
Je crois bien… C’est un mot vif… pittoresque…
Tant mieux… Vous savez, cher varon, je ne distingue pas assez dans les mots français… (À Mme Lubin-Lafare.) C’est votre beau-père que j’ai connu à Bienne ?… ambassadeur ?… Oun homme charmant… si parisien !…
Votre Altesse est mille fois trop bonne. Mon mari est neveu de l’ambassadeur et fils du général.
Ah ! (Elle s’éloigne. Au baron.) Lubin-Lafare était oun très bel homme !… (S’avançant vers Thérèse qui lui fait la révérence.) J’ai bien regretté, mon enfant, d’avoir manqué votre bonne visite.
Votre Altesse est mille fois trop bonne.
C’est là ?…
Elle s’arrête au bas des degrés. Sur la plus haute marche, on voit Mlle Rambert repousser l’abbé Laroze, et faire une profonde révérence. Les fillettes font la révérence.
Notre directrice !
Voyons, madame, montrez-nous vos chers enfants… (S’adressant à Aubry qu’on voit de dos.) Vous, ninia… (Elle sourit. On sourit respectueusement.) Pardon… vous… petite… Comment vous appelez-vous ?…
Aubry a baissé la tête, ne répond pas, et tout à coup éclate en sanglots.
Voyons… Aubry… Répondez…
Eh bien… petite ?…
Votre Altesse les intimide… Elles n’ont pas l’habitude…
Je leur fais peur ?… C’est curieux !… (À Mlle Rambert.) En êtes-vous contente ?
Très contente, Votre Altesse… (Tapotant les joues d’Aubry.) Ah ! la voilà calmée…
Quel travail faites-vous, petite ?
J’suis… j’suis… d’l’atelier… des… paillettes…
Eh bien ?
Votre Altesse…
Elle est gentille !… (À Mlle Rambert.) Est-ce que ce n’est pas un travail pénible ?
Du tout… Votre Altesse… du tout !… Une récréation… D’ailleurs, nous prenons un soin particulier…
Naturellement !… (Changeant de ton.) Elle sait faire autre chose !…
Non… Votre Altesse… Elle n’a encore appris que ce métier…
Ah ! (Se tournant vers Courtin.) Et si la mode change ?
Elle changera de métier… (Emphatique.) C’est l’adaptation… la loi d’adaptation…
Très bien… (Elle monte les degrés en touchant les cheveux de Louisette.) Les beaux cheveux !… Bonjour… Bonjour, mes enfants… (Du dehors.) Et celle-ci ?…
Le cortège disparaît, emmenant les fillettes. Le bruit s’atténue. Thérèse qui, avec les autres dames du comité, a assisté, du vestibule, à l’interrogatoire, les laisse entrer au parloir, et reste seule en scène. Au moment où elle va entrer au réfectoire, elle aperçoit d’Auberval qui monte les degrés du perron.
Scène XVI
Comment ?… D’où venez-vous ?
Ma foi ! Je n’en sais rien… Des salles, des couloirs, des escaliers… et me voici, comme par enchantement, près de vous… Puisqu’il faut que je visite quelque chose aujourd’hui, voulez-vous que je visite ce très beau vestibule ?
Je vais donc vous y laisser… (D’Auberval fait la moue.) Allons… si vous avez besoin d’un guide…
Ah ! madame !… vous êtes gentille !…
Trop !…
Vous me traiteriez sévèrement… ce serait la même chose… Je serais malheureux en plus… voilà tout… Pourquoi faire ?
Avec vos façons de bon apôtre… (L’imitant.) Pourquoi faire ?… Je n’aurais plus qu’à me plier à vos fantaisies…
Oh ! image délicieuse !… Certains mots que vous dites… Vous plier… Je sens mon cœur battre jusqu’à ma gorge…
Comment trouvez-vous notre bonne duchesse ?
Une grosse dame… qui parle trop… (Plus aimable.) Mais tant mieux… plus elle est grosse, moins elle va vite, plus elle parle, plus tard elle sera descendue… (Exultant.) Moi, pendant ce temps-là… je m’imagine que nous visitons ensemble, tout seuls… un palais… dans un pays… étranger.
Seulement, voilà, nous sommes à Paris, 184, rue de la Chapelle.
Pas de danger que vous l’oubliiez…
Vous l’oubliez pour deux…
Vous vous moquez de moi… c’est mal…
Mais non !… (Penchée, elle s’appuie sur son ombrelle, le menton au pommeau.) Après tout, vous me dites des choses très gentilles…
Si je pouvais… Voyez-vous… je voudrais être spirituel comme il y en a, pour vous faire rire… voir vos dents… Et je voudrais aussi trouver des mots très tendres… Oh ! mais tendres, tendres, comme personne n’en a jamais entendu… (Geste de Thérèse.) et que pourtant vous puissiez écouter… Seul, c’est plus facile… Le soir, parfois, je vous dis des choses dont la douceur me met les larmes dans les yeux… Et vous êtes ravie…
Ravie ?
Pas vous… La vous que j’imagine… dont je rêve…
Réveillez-vous et taisez-vous… Comme c’est malin de me forcer toujours à faire le croquemitaine !… On peut parler aussi, sans rien dire… N’entendez-vous pas comme on vous écoute ?
Ah ! madame !… madame chérie !… (Thérèse se rembrunit.) Qu’avez-vous ?
M. Biron qui traverse le préau… éloignez-vous, je vous en prie…
De quel droit, ce monsieur ?…
Prenez garde… vous allez devenir inutilement impertinent. (D’Auberval s’éloigne.) Restez… restez… à présent qu’il vous a vu…
Scène XVII
Je ne vous dérange pas ?… (D’Auberval s’éloigne encore, d’un air indifférent.) Je ne suis pas de trop ?
Et la visite ?… Où en est-on ?…
Eh bien, voilà !… Je les ai laissés, dans le premier dortoir… Ils n’en finissent pas… (Regardant d’Auberval.) Pauvre Courtin !… (Regardant Thérèse.) Je le plains ! quelle corvée… Je le plains !…
Et la duchesse ?
La duchesse ?… Lorsque je suis parti, elle se faisait expliquer… les soins d’hygiène… mais à la façon d’une personne… comment dire cela ?
Insuffisamment informée ?… Le fait est… ce que j’ai vu de ses mains et de son cou.
Voulez-vous vous taire !… Elle est si bonne !… (Grave.) Elle a été si malheureuse !
Ça n’empêche pas !… (Thérèse hausse les épaules.) Je ne l’avais vue qu’à l’Opéra… Eh bien, ici… elle gagne… elle gagne…
Et le chambellan ?
Trabaldanas est un de vos amis ?
Un très bon ami, à moi…
Est-ce qu’il n’a pas été prévôt d’armes ?… garçon de bains ?
Des potins… (Après réflexion.) En tout cas, il y a très longtemps… et je sais bien qu’il y a plus de sept ans qu’il est marquis.
C’est quelque chose…
Il n’a rien fait d’extraordinaire, là-haut, votre ami ?…
Mais si… justement… C’est-à-dire qu’il a fait scandale dans le dortoir…
Contez-nous ça…
En voulant éprouver les ressorts d’un lit…
Avec la main ?
Pas du tout… avec… oui… enfin… carrément… (Geste didactique.) en s’asseyant dessus… Naturellement, il l’a cassé… (Ils rient.) Ce n’est pas tout… Comme il prenait le menton d’une fillette, il a essuyé, de la duchesse, un sermon !… Heureusement que c’était en espagnol !
Vous savez donc l’espagnol ?
Assez pour reconnaître les noms d’animaux et les appels à Dieu !… Je fais beaucoup d’affaires en Espagne… (Changeant de ton.) Cette duchesse est une luronne !…
J’ai promis de donner un dernier coup d’œil au buffet… Vite, monsieur d’Auberval, allez les rejoindre… Vous nous rapporterez des nouvelles… Allez !
Allez !
Vous ne venez pas ?
Allez donc !
Mais je ne sais pas l’espagnol, moi…
Il y a les gestes !
Scène XVIII
Tapez-moi sur les doigts.
Vous êtes fou !
Tapez-moi sur les doigts, comme vous faisiez à d’Auberval… (Elle s’éloigne, il la suit.) Tapez-moi sur les doigts.
Finissez… Vous êtes stupide…
Non, un instant… Je voudrais vous dire quelque chose ?
Eh bien ?… (Écoutant le bruit qui vient du réfectoire.) Ah !… mon Dieu !… Mais les voila déjà !… (Levant sa robe pour courir, elle gagne le réfectoire.) Je manque à tous mes devoirs.
Je ne vous le fais pas dire…
Scène XIX
Mlle Rambert et le marquis entrent par la porte du parloir en causant.
Oh ! monsieur le marquis !… Un établissement comme celui-ci… en plein cœur de Paris !…
Rue de la Paix… Évidemment… Évidemment… Un peu loin tout de même… pas assez central… Mais ça ne fait rien… je suis très content… Par exemple… vos lits ne sont pas assez solides. (Il rit.) Enfin, ç’a été parfait !… les petites sont intéressantes, et, ma foi !… quelques-unes piquantes… assez piquantes…
Nous faisons ce que nous pouvons…
Évidemment… Je reviendrai… (Plus bas.) Je reviendrai… (Silence.) Autre chose… Voilà !… Voulez-vous, à l’occasion de cette visite… (Il tire son portefeuille.) Voulez-vous me faire le plaisir… (Après une hésitation, il prend un billet de cinq cents francs.) le grand plaisir d’accepter… (Il le plie.) ce souvenir…
En vérité, monsieur le marquis, je suis confuse.
Du tout… du tout…
C’est trop…
Trop ?
Vous êtes très généreux.
Sans doute… je… Mais je ne vous ai pas dit ?… C’est de la part de Son Altesse…
De Son Altesse… de… Son… Al… tesse !
Évidemment… Un souvenir de Son Altesse…
Cinq cents francs ! le don de Son Altesse au Foyer ?
Le don !… le don !… C’est un souvenir… en passant… Vous paraissez surprise… Vous n’attendiez pas ?
Si… si… je vous demande pardon… Je… je n’avais pas bien compris… Je vais prévenir monsieur le président.
Inutile… Une bagatelle… Son Altesse n’aime pas… Son Altesse a horreur des démonstrations… des remerciements… Elle est très simple… C’est une personne très simple… Elle est comme ça… (Il rit.) Il ne faudrait même pas que notre absence fût remarquée…
Nous voici au buffet…
Ah ! très bien !… (Offrant son bras à Mlle Rambert.) Allons-y… (Ils se dirigent vers le réfectoire. Montrant le fond.) C’est égal… Un peu loin… un peu triste… Toutes ces cheminées !… Ces petites doivent bien s’ennuyer dans ce quartier… Eh, dites-moi, comment passez-vous vos soirées ici ?…
Ils entrent au réfectoire, où l’on entend, parmi le bruit des voix, le bruit des bouchons de Champagne qui sautent.
Scène XX
Un peu avant la fin de la scène précédente, on a vu, à plusieurs reprises, derrière les baies du fond, se montrer et disparaître Louisette Lapar. Elle est accompagnée d’une petite très sale, très pâle, dont la figure tuméfiée est enveloppée de linges. Quand Mlle Rambert et le marquis ont disparu, Louisette, suivie de Fine, s’avance le long des baies, au dehors, et s’arrête à la porte du vestibule.
Viens… Fine… viens donc !…
J’ai peur…
Elle avance avec précaution, tendant le col vers le réfectoire. Mlle Barandon paraît, à la porte de droite, en larmes, se tamponnant les yeux de son mouchoir, Louisette et Fine s’enfuient dans le préau. Mlle Barandon va jusqu’au réfectoire, dit un mot bas à une surveillante et se met à l’écart. Mlle Rambert paraît à la porte du buffet, la bouche pleine, un gâteau à la main.
Eh bien ?… (Mlle Barandon éclate en sanglots.) Non ?…
Morte !
Morte ?…
Morte !… morte !… La pauvre petite !… La pauvre petite !…
Ne criez pas comme ça !… (Se retournant vers le buffet.) Si on vous entendait… (Impérative.) Vite, vite… allez !… (Mlle Barandon s’éloigne.) Je vous rejoindrai dès qu’on sera parti… Surtout…
Elle met un doigt sur sa bouche, et puis, de ce doigt, menace Mlle Barandon qui, sans la quitter des yeux, disparaît à droite en pleurant. Mlle Rambert entre au réfectoire.
Scène XXI
À présent, je te dis que tu peux venir… Viens !
J’ai peur…
Avance donc… Là !… Est-ce que tu vois ?
Je vois un monsieur qui parle… qu’est-ce qu’il dit ?…
Des blagues !…
Je vois des dames… de belles toilettes… Oh !…
Quoi ?
C’est beau !… C’est beau !…
Oui… c’est très beau… Peux-tu voir le buffet ?
Non… y a trop de monde…
Avance encore… Les fleurs ?
Oui… oui… C’est comme la chapelle au mois de Marie…
Et les grands machins, en argent et en verre… Vois-tu ?… tout pleins de bonbons et de fruits ?
Non… je ne vois pas bien… Tu as vu le buffet… toi ?
J’t’écoute !… Je me suis appuyée dessus…
Tu en as de la veine !…
J’ai vu aussi un grand plateau, tout en or…
Oh ! Cette dame-là… toute rose… Sa chaîne ?… C’est des diamants ?
Tiens !…
Et la duchesse ? Où qu’elle est ?
Tu sais… elle n’est pas belle…
Pas belle ?… (Tirant Louisette qui regarde.) Toutes ces dames-là… est-ce qu’elles ont des enfants ?
Probable.
Pourquoi qu’elles les amènent pas ?…
Gourde !… C’est pas des pauvres !…
On entend un roulement de pas sur un escalier. Fine et Louisette tendent l’oreille. Une bande de fillettes fait irruption à droite, Ribanel en tête.
Oh ! oh !… Regardez… Regarde… Tiens… c’est là !… Regarde !…
Attention, toi !…
Oh ! les belles robes !
Comme ils mangent !
Voulez-vous vous taire ?… Voulez-vous rentrer ?… (Elle les pousse à la porte. À Lacave, qu’elle tire par l’oreille.) Toi…
Oooh !…
Mlle Rambert, une surveillante, Courtin, Mme de Chalais, attirés par le bruit, paraissent à la porte du réfectoire, pendant que Mlle Quintolle essaye de faire, à grands coups de poing, rentrer les petites.