Le Français/04

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Éditions Édouard Garand (p. 69-90).


IV


Quelques semaines après cet événement, nous voyons Jean-Baptiste Morel affaissé sous l’aveu d’amour tombé des lèvres de sa fille pour son engagé… Durant un moment, on l’a vu, il demeura comme assommé ainsi qu’un bœuf sous le coup du merlin, puis il sentit sourdre en lui une grande colère qu’il sut toutefois réprimer. Enfin, il crut qu’il allait se mettre à pleurer comme un enfant. Il vit en lui un homme désespéré, un homme douloureux ; ce fut comme quelque chose qui s’écroulait dans sa poitrine. Il exagéra la gravité de la catastrophe dont il se croyait victime et il fut injuste envers celui qui était la cause innocente de son désespoir. Certes, il estimait Léon Lambert qu’il savait solide travailleur et qui à l’ouvrage valait, comme avait dit Marguerite, deux hommes. Le Français d’ailleurs avait prouvé sa valeur au jour mémorable de la corvée des foins. Depuis, comme avant, il ne l’avait jamais vu faiblir au labeur. Il ne regrettait pas encore de l’avoir adopté ; grâce à lui, il avait pensé pouvoir conserver la terre paternelle et repousser plus énergiquement les offres insultantes de M. Larivé. Mais, — c’était une obsession — encore fallait-il conserver à la terre son âme, cette âme faite de tous les souvenirs qui s’en dégageaient ; cette âme qui ne devait s’incarner que dans le mari de sa fille et qui serait un gas de la race. Partir, en laissant sa terre entre les mains d’un étranger, non, c’est impossible ; il ne fera jamais cela !… Un instant, tel fut son désespoir qu’il eut la pensée atroce de sacrifier finalement sa terre, de la vendre, d’accepter même les offres de M. Larivé, et de s’en aller ailleurs, n’importe où, loin du théâtre de son malheur, loin de sa maison, de sa chère maison !…

Pour les cultivateurs bas-canadiens, pour Jean-Baptiste Morel surtout qui tient à la terre par tous ses fibres, la maison, c’est leur vie entière, vie de travail sans répit… C’est d’abord la misérable bicoque, le camp de bois rond qui s’élève en un coin de la forêt, avant les premiers coups de hache du défrichement de la terre ; c’est encore, un peu plus tard, l’espèce d’appentis en planches d’épinette qui indique, après les premiers morceaux de terre neuve, les premières moissons ; c’est, enfin, le bâtiment confortable, lambrissé, peinturé, au toit couvert de bardeaux de cèdre, ponctué de lucarnes, entouré de beaux arbres et d’un gras jardin mi-potager, mi-parterre et qui apprend à ceux qui passent sur le chemin du Roi que l’ancien colon défricheur est devenu un cultivateur aisé possédant des prairies, des chaumes, des jardins et des champs de grain qui s’étendent jusqu’à la limite du trécarré, c’est-à-dire à perte de vue. Le camp en pièces de bois rond posées en queue d’aronde, la soupente en planches d’épinette blanche, le bâtiment badigeonné au lait de chaux, c’est la Maison. Il y aura d’autres bâtisses aux entours, mais il n’y aura toujours pour chacun des habitants du « pays de Québec » que la maison, qui est la sienne. Elle est sacrée et elle a une âme immortelle, comme ceux qui l’occupent. On y croit et l’on a le devoir de la conserver. Depuis la cahute du défricheur jusqu’à la maison peinturée et sur laquelle pèse l’ombre de grands arbres, bien des années se sont écoulées ; il y a eu des morts, et c’est leur souvenir qui doit rendre éternelle l’âme de la maison : « La foi dans la maison », a dit Henry Bordeaux, « est la foi dans la Maison Éternelle où revivent les morts dans la paix ».

La maison se modifie à mesure que passent les générations ; l’on n’a pas toujours su conserver les habitudes et les goûts des anciens, mais pour celui qui y est né, qui y a demeurance, c’est toujours et quand même la Maison. C’est comme un petit royaume qui s’agrandit, qui se modifie mais où ne doit pas s’éteindre la dynastie régnante. L’honneur de porter la couronne passe, d’ordinaire, du père au plus jeune des garçons. Les autres sont établis, souvent, depuis longtemps, sur des terres des environs, quand le père ayant succombé à la tâche, la maison est passée automatiquement, sans révolution, sous le règne du benjamin de la famille. Si les garçons font défaut, c’est à la plus jeune des filles de placer la couronne du roi défunt sur la tête de celui que son cœur choisira pour régner ; mais encore faudra-t-il que le nouveau roi soit du même sang, de la même condition que ceux de la maison… autrement, la dynastie s’éteindrait. D’autres souvenirs s’attacheraient aux vieux murs, aux arbres, aux champs…

À la mort de son père, Jean-Baptiste Morel avait ceint avec fierté la couronne de la dynastie établie au Témiscamingue, après avoir régné pendant plus d’un siècle dans l’une des plus vieilles paroisses du Richelieu. Le père de Jean-Baptiste, sous le coup d’une malheureuse expropriation nécessitée par la construction d’un nouveau chemin de fer, avait dû vendre cette terre ancestrale du Richelieu, désormais morcelée, brisée, dilapidée, et, avec sa femme et son fils, il était venu recommencer au Témiscamingue l’œuvre de ses ancêtres. La dynastie continuait de régner mais sur un autre royaume. L’âme de la maison du Richelieu planait encore au jeune Témiscamingue. Voici tout à coup que la couronne se trouve en danger. Jean-Baptiste Morel, qui sentait tout le poids de la responsabilité du royaume, entrevit soudain la honte de la chute ou de la décadence… Il exagéra la gravité du malheur dont il se croyait menacé. Il en vint à penser qu’il ne souffrirait pas plus de voir son pays envahi par l’ennemi qu’à savoir aux mains d’un étranger, sa terre, coin infime de la patrie laurentienne.

La chute d’une ambition longtemps caressée s’ajoutait à sa désillusion. Les ambitions ne sont-elles pas, le plus souvent, la cause de grands chagrins ? Tout en cherchant à conserver sa terre, Jean-Baptiste Morel rêvait sans cesse de la voir plus grande, plus belle, plus riche, et la maison familiale plus attrayante. Comme tous les paysans, il était un peu âpre au gain. Aussi, on l’a vu, désirait-il ardemment pour gendre, le fils d’un riche cultivateur qui apporterait quelque bien à Marguerite, ce qui augmenterait la valeur de la terre ; l’on pourrait ainsi agrandir le domaine en achetant le lot d’un voisin. N’était-ce pas ce que tentait de faire M. Larivé ? Jusqu’à présent, c’est vrai, il avait su déjouer les plans accapareurs de son voisin. Mais les tentatives de ce « gentleman farmer » contrecarraient quand même ses rêves d’agrandissement. D’autres fois cependant Jean-Baptiste Morel ne se sentait guère de foi dans le caractère permanent de cette exploitation agraire de M. Larivé. Il se prenait même à croire que le morcellement futur, à peu près certain pour lui, de la ferme de son puissant voisin aiderait singulièrement, un jour qu’il ne croyait pas très éloigné, à la réalisation du projet d’agrandir sa terre, grâce aux écus sonnants que lui apporterait le gendre désiré. Et ces deux grands projets, le mariage de Marguerite et l’agrandissement de sa terre, continuaient d’occuper l’esprit de Jean-Baptiste Morel. Il y pensait jour et nuit. Souvent, la nuit, il se levait et s’en allait fumer sa pipe sur le seuil de la porte. L’obscurité nivelait l’échine de sa terre qu’il cherchait à entrevoir jusqu’au trécarré. Il entendait dans ses étables ou autour de la maison les bêtes qui remâchaient ; et lui aussi remâchait ses souvenirs et ressassait ses projets. Le jour, quand ses pensées le tenaient, son activité diminuait et il devenait faible au travail. La culture de sa terre en souffrait. Il était continuellement sombre. On l’avait vu sourire, une fois, et c’était lors de cette corvée des foins quand il avait assisté au triomphe de son engagé qui était pourtant en ce moment l’unique objet de sa rancœur.

Un jour, Jean-Baptiste Morel sentit s’élever en son cœur un grand espoir. Un prétendant, entre maints autres, était venu qui réaliserait tous ses désirs. C’était Jacques Duval. Marguerite et lui avaient fait connaissance au cours d’une veillée au village. Le jeune homme paraissait sérieux et, dans les rencontres qui suivirent, Marguerite sembla lui manifester plus de sympathie qu’elle n’en avait montré aux autres.

Jacques Duval était un joli garçon, aux belles manières, qui parlait bien et fort, et à qui son père réservait un bel avenir. Il avait des cheveux noirs crépus qu’il savait relever haut, et le teint toujours frais. Tout jeune encore, il était grand, fort, noueux comme un érable… Mais quoique ses épaules fussent solidement attachées, il ne représentait pas le type du jeune cultivateur canadien, athlète aux bras musculeux et aux mains larges et épaisses, apte à livrer à une terre opiniâtre la lutte courageuse et sans répit qui lui arrache le pain qui perpétue la vie. Il avait quelque chose de mièvre et d’emprunté. Il était un peu maniéré et cela tenait à de fréquents voyages qu’il avait faits à Montréal, à Ottawa, et dans les petites villes du Témiscamingue ontarien, de l’autre côté du lac, à Cobalt, à Haileybury, à North Bay. Il était même, un jour, allé aux États-Unis où son père l’avait envoyé pour voir des parents émigrés depuis un quart de siècle dans la Nouvelle-Angleterre. À cause des souvenirs qu’il avait rapportés de ces voyages, des anecdotes qu’il racontait, des récits de mœurs qu’il se plaisait à faire, Jacques Duval était devenu le roi de toutes les veillées de la paroisse. Les jeunesses de Ville-Marie ne pouvaient organiser ni un pique-nique, ni une veillée, ni une excursion à Kipawa ou aux Quinze, ou à Haileybury, que Jacques Duval ne fut de la partie. Il possédait des talents de société qui en faisaient la coqueluche de toutes les jeunes filles de la paroisse et des villages circonvoisins ; sa réputation s’étendait de Fabre à Témiscamingue-Nord. Outre qu’il savait toutes les danses américaines à la mode, pas un ne pouvait, comme lui, « caller » un quadrille, un lancier ou toute autre danse carrée. Il savait même toucher l’harmonium aussi bien que l’institutrice de l’école modèle du village qui était organiste à l’église, et il chantait des chansons comiques et des romances à la mode de façon à lui conquérir tous les cœurs. Il excellait à dire des compliments aux jeunes filles. Il avait eu un joli succès, un soir, dans une veillée des Fêtes, au village, quand il avait demandé à la jeune fille du maire : Mademoiselle, préférez-vous que je vous dise : vos beaux yeux me font mourir d’amour, ou bien ; d’amour, vos beaux yeux me font mourir ? » On parla longtemps dans la paroisse de ce trait d’esprit probablement importé de Montréal, et des jeunes filles, dans la suite, ne rêvèrent plus que de faire d’amour mourir Jacques Duval…

Mais ces jolis talents de société ne contribuaient guère à attacher Jacques Duval à la terre qui demande moins de souplesse apte aux manifestations chorégraphiques que la musculature solide de jarrets hardis, durs au labourage. Aussi, les travaux de la terre semblaient-ils, pour le moins, assez indifférents à Jacques qui n’aimait pas, du reste, à en parler dans les conversations des veillées ; n’empêche cependant que l’occasion présentée, il se prétendait avec ostentation expert à tous les travaux des champs. À l’entendre, il excellait en tout : au labourage et au hersage, au fauchage ou au coupage des grains. Il coupait à la faucille aussi bien qu’il jouait de l’harmonium et il dirigeait l’attelage du labour aussi aisément qu’il « callait » un quadrille double.

Ce fut un événement dans la paroisse quand on apprit que Jacques Duval faisait sérieusement la cour à Marguerite Morel : « Quel mariage bien assorti cela va faire ! » disait-on généralement. Mais, pour quelques-uns. parmi les plus intimes, Marguerite paraissait bien sérieuse à côté de Jacques. La jeune fille était toute au devoir de la ferme, aimait la terre autant et même plus que son père, tandis que Jacques Duval ne pensait qu’à s’amuser et à voyager ; c’était vrai. Mais on concluait tout de même qu’ils allaient bien ensemble. De là à s’attendre, chaque dimanche, à la publication des bancs à l’église, il n’y avait pas plus loin que de la Saint-Sylvestre au Jour de l’An. Et l’on rêvait d’une noce qui mettrait en révolution toute la jeunesse de la paroisse.

Cette perspective, bien entendu, enchantait Jean-Baptiste Morel toujours hanté par ses ambitieux projets. Un moment, il vit tout en rose : sa fille mariée à l’aîné de son ami André Duval, l’avenir de sa terre assuré par ce gendre qui avec sa part d’héritage tiendrait, sans doute, à agrandir le domaine devenu le sien. Il en vint même à entendre gambader sur le plancher de la salle des enfants qui seraient, plus tard, à leur tour, les héritiers de la couronne… et la terre se perpétuerait ainsi, de père en fils, pendant des générations, après lui… Mais il y eut bientôt des hauts et des bas dans la nouvelle orientation des projets d’avenir de Jean-Baptiste Morel. Durant ses heures sombres, les « talents de société » de Jacques Duval n’étaient pas sans l’effrayer un peu ; ils lui faisaient même pressentir que tout n’irait pas selon ses désirs. Il se demandait souvent si Jacques Duval aimait bien la terre ; — pour lui tout était là — et il ne trouvait pas toujours réponse satisfaisante. Jacques Duval était léger, insouciant pour les intérêts de la terre paternelle et il se plaignait des travaux qu’elle exigeait de lui ; il parlait souvent des villes, même en sa présence, quand le fils d’André Duval n’ignorait pas que ce sujet de conversation le mettait hors de lui. Que présageait tout cela ?… Jacques, peu soucieux pour la terre du père, ne l’aimant pas plus qu’il ne fallait, serait-il plus intéressé, plus enthousiaste une fois sur la sienne ? D’un autre côté, en observant bien, il n’a pas été sans remarquer chez sa fille plutôt de l’indifférence à l’égard de Jacques Duval. Et il ne lui était jamais venu à la pensée de marier sa fille contre son gré avec quelqu’un qu’elle n’aimerait pas. Marguerite aimait-elle Jacques ? se demandait-il parfois. Voilà un point assurément où il fallait s’arrêter. Pour le bonheur de sa fille, c’était important ; et pour tout l’or du monde il n’eut voulu passer outre. Un peu plus tard, il remarqua que la froideur de sa fille s’accrut sensiblement, surtout pendant l’été qui suivit l’adoption du Français. Alors Marguerite lui semblait plus énigmatique que jamais ; et cela l’obsédait, l’inquiétait, le faisait plus que jamais faiblir au travail… « Qu’est-ce qui peut bien l’tracasser comme ça, Jean-Baptiste ? » se demandaient souvent les voisins. En effet, Jean-Baptiste Morel, cet été-là, entre les foins et les récoltes, n’y était plus du tout…

C’est quelques jours avant les récoltes qu’en un moment d’épanchement il avait voulu confier à Marguerite tous ses chers projets et connaître les siens. Il était le père, enfin, le maître !… Il avait ce droit-là, quoi ! Mais, à l’heure qu’il est, maintenant qu’il est fixé, il n’est plus qu’un homme douloureux, misérable, déprimé. Et c’est avec accablement, avec ennui, que, voyant par la fenêtre, arriver son engagé, il avait murmuré presque avec dépit : « le Français !… »

Le jeune homme entra dans la cuisine mais n’y demeura qu’un instant. Il avait regardé l’heure à l’horloge de la salle, avait lampé un grand coup d’eau fraîche à la pompe dont il avait manœuvré le volant en quelques coups vifs et énergiques, et, sans dire un mot, sans jeter un regard sur Marguerite et sur son père, il était sorti aussitôt pour vaquer à un travail d’urgence aux étables.

Il y eut encore quelques minutes de silence après le départ de l’engagé. Enfin, sentant qu’il ne lui fallait pas éternellement rester en cet état de mutisme, Jean-Baptiste Morel chercha à se mettre en travers des idées de sa fille.

Il était de son devoir de père et de patriote, essaya-t-il de démontrer à Marguerite, de s’opposer à cet amour qu’elle venait de lui annoncer. C’était pour son bien, uniquement, de même que dans ses intérêts. Ce parti qu’elle avait choisi ne pouvait pas être le sien… Elle n’avait assurément pas réfléchi et s’était laissée aller trop vite à un mouvement de son cœur. D’ailleurs, Léon Lambert était-il bien un parti ? Il était un jeune homme solide, travailleur, honnête, c’est vrai ; il le savait mieux que tout autre. Mais qu’était-il au bout du compte ? un enfant trouvé, un étranger, dont on ne savait rien, dont on ne connaissait rien de la famille, du passé… Voyons, il fallait réfléchir !…

Il avait l’habitude, dans tous ses projets d’associer intimement l’avenir de Marguerite au sort de sa terre :

« Je t’ai souvent parlé de ton avenir, Marguerite, et de ce que notre terre sera ; c’est grave, ça ! c’est une chose qui m’occupe et qui m’tracasse continuellement. J’veux surtout qu’tu sois heureuse, Marguerite ; et tu vas pas t’imaginer, j’suppose, que j’voudrais faire quelque chose qui serait contre ton bonheur. Tu sais qu’c’est l’contraire, hein ? J’veux ton bien autant et plus que celui de ma terre… »

Le père se faisait tendre, plaintif, larmoyant…

« Me v’là seul, tout fin seul avec toi, Marguerite, sur not’terre. Toi et ma terre c’est tout ce qu’il y a pour moi de plus cher au monde. Penses-tu que je pourrais être content si je m’en allais, comme ça, en te laissant avec ma terre entre les mains d’un homme que j’connais quasiment pas ; penses-tu que j’vivrais tranquille tout l’reste de ma vie en pensant que celui qui cultive ma terre avec moi, c’est un homme sur lequel tout ce que j’sais, c’est que je l’ai trouvé dans la neige à la Pointe-au-Vin ! Non, tu comprends ça, Marguerite, j’l’sais ! Mais l’connais-tu, toi, Léon ?… Il peut avoir des ambitions, ce garçon-là ; il peut avoir des pensées d’en arrière d’là tête. On sait jamais avec ces étrangers qui nous arrivent !… M’est avis que c’est ces étrangers-là qui en veulent à nos biens. T’a-t-il dit qu’il t’aimait, au moins ?… Moi, c’que j’ai peur, c’est qu’il aime surtout mon lot… Lui qu’a laissé son pays, comme il nous l’a dit, pour venir gagner d’l’argent, ce serait une si belle occasion pour lui de tomber, comme ça, à pic sur une terre toute faite qui lui appartiendrait, et ça, rien que pour t’avoir fait des yeux doux !…

Jean-Baptiste Morel ne dit pas cela seulement pour contrecarrer les idées de sa fille ; non, il le répète, il veut seulement son bonheur, à elle, et à sa terre, la gloire de rester aux siens, à ceux de son pays. On ne peut pas lui en vouloir pour cela…

« Dis que tu m’en veux pas, Marguerite, que t’es pas fâchée contre moi », supplie le malheureux père, en terminant son larmoyant plaidoyer. Il se faisait plus misérable qu’il ne l’était ; son caractère le portait à exagérer son malheur… Il y a en nous quelque chose qui, parmi toutes les vicissitudes de la vie, survit à tout, se mêle à tout, marque de son empreinte nos sentiments et nos idées, nos chagrins et nos joies ; c’est notre caractère. Nous ne souffrons pas seulement à cause de notre cœur ; nous souffrons aussi et surtout à cause de notre caractère. Nous ne ressentons pas, grâce à lui, les chagrins de la même façon. Certaines natures sont faites pour ne ressentir que des désespoirs. Quand un malheur, même léger, les atteint, elles s’y plongent avec amertume et rien ne les en détourne. C’est un chagrin fixe, comme il y a une idée fixe. Jean-Baptiste Morel était une de ces natures. Mais, heureusement, il savait modifier ce caractère quelque peu farouche par une docilité d’enfant à se laisser ouvrir à la conviction. On lui faisait assez facilement une raison.

Marguerite se fit audacieuse.

Elle mit dans la réponse aux observations de son père l’énergie de ceux qui ne parlent pas plus souvent qu’à leur tour, qui ont réfléchi longuement et qui se sentent forts de la défense d’une cause qu’ils croient bonne.

Elle déclara carrément à son père qu’en contrariant cet amour qu’elle venait de lui avouer, en cherchant à lui en imposer un autre, il était loin d’assurer son bonheur et la survivance de sa terre. Et elle aborda en toute franchise, crânement, le sujet principal de ce litige familial, sujet auquel son père avait à peine osé faire allusion mais qu’elle avait deviné parmi toutes ses paroles :

« Je sais, père, que vous avez fait un rêve ; celui de voir Jacques Duval vous remplacer sur la ferre en m’épousant. Je vous ai dit que je n’aime pas Jacques et qu’il ne peut être le mari que je voudrais… Non, Jacques n’est pas digne d’incarner l’âme de la maison, tant s’en faut ! Qui vous dit que ce n’est pas lui qui convoite la terre ? Et ce ne sera pas pour la garder, non, je vous le dis franchement ; c’est pour la vendre plus tard, quand vous ne serez plus là. Oui, pour la vendre, afin de réaliser un rêve qu’il fait, lui aussi, et qui est de s’en aller dans les villes avec le plus d’argent possible. Il voudrait bien, allez, avoir de son père, immédiatement, la part qui lui revient !… »

Jean-Baptiste Morel esquissa un geste de protestation :

« Je connais Jacques Duval par cœur » repartit la jeune fille ; « je l’ai étudié et je vous assure, père, qu’il est facile à comprendre. D’ailleurs, il ne fait pas de cachotteries de ses projets et il me les a exposés souvent. N’a-t-il pas même essayé de me convertir, de me faire détester notre terre ? Et, quand nous nous rencontrons, de quoi me parle-t-il ? Des villes, toujours des villes et des amusements qu’on y trouve. J’ai cherché de toutes les façons de le décourager et lui faire voir que son devoir c’était de rester sur la terre de son père ou de s’établir sur un autre lot, de continuer la carrière de ses ancêtres. Tout a été inutile. Il a même dit, un jour, qu’il aimerait mieux être journalier au village que de passer sa vie à travailler dans les champs… Jacques est pris par la ville, bel et bien pris ; croyez-moi, père, essayer de lui arracher cela de la tête, c’est peine inutile… Des fois, il fait mine de prendre du plaisir à nos travaux, mais il ne faut pas se laisser tromper !… Ce qu’il veut c’est sa part au plus vite et, si c’est possible, une autre terre… qu’il s’empresserait de vendre… Le voilà, votre Jacques !… »

Marguerite argumenta encore longtemps sur ce ton, tourna la question sur toutes ses faces. Elle se représenta aux yeux de son père mariée à Jacques Duval et obligée, plus tard, de s’en aller dans l’enfer d’une ville, de quitter la terre qu’elle verrait vendre… Non, cela, jamais !…

« M. Larivé, est toujours là, vous savez », fit-elle encore. « Il a les moyens d’attendre longtemps. Si vous ne voulez pas lui vendre votre terre, c’est Jacques qui la lui vendra, si jamais vos projets se réalisent… Et encore », continua la jeune fille, exagérant des gestes de mépris, « qu’est-ce que Jacques Duval peut bien être capable de faire sur un lot, je vous le demande ? Il est paresseux, lambin ; un traîne-la-patte du moment qu’il s’agit de travaux des champs… Ce n’est pas pour rien, allez, père, qu’il était le dernier à la corvée des foins, au mois de juillet. Et pourtant, il était le plus fort, le plus jeune, le plus vigoureux du groupe… Le vieux père Gauthier, qui a soixante-quinze ans, était en avant de lui. Ah ! oui… en voilà un homme de terre ! Non, père, quand on n’a pas le cœur à une chose, vous savez… »

Jean-Baptiste Morel était tout surpris du ton soudainement agressif de sa fille dont, en effet, la petite tête exprimait une énergie, une volonté qu’il ne lui avait jamais soupçonnées. Il fut à la fois fier et contrarié. Malléable à la conviction, il eut la pensée de capituler. Mais il lui vint à l’idée qu’il avait encore quelque chose à dire et, un instant, il se prit à se réjouir intérieurement des ressources cachées de son raisonnement.

« C’est bon, c’est bon », fit-il, après quelques secondes, « Jacques Duval est tout ce que tu viens de dire qu’il est. Mais c’est un gas de chez nous, quand même, lui !… On connaît ses parents, lui !… C’est l’garçon d’un habitant qu’est le plus aisé de la paroisse. Son père pourrait être maire d’là place, s’il voulait… C’est quelque chose, ça, quoi !… »

Et Jean-Baptiste Morel, d’un geste de triomphe, tira d’une poche de sa veste, sa pipe qu’il alla bourrer de tabac dans une boîte placée sur une tablette de la pièce et qu’il alluma en claquant goulûment de la langue et des lèvres. Marguerite, pendant ce temps, avait riposté :

« Oui, je ne dis pas, tout cela, c’est quelque chose ; mais à quoi tout cela servira-t-il à Jacques Duval s’il s’en va dans les villes ? Il ne sera plus rien de rien alors… Et moi, si j’étais sa femme, qu’est-ce que je deviendrais dans ces villes ?… Faut pas croire, vous savez, père, que nous appartiendrons tout de suite à la bourgeoisie dans les villes ! » ajouta, malicieusement. la jeune fille.

« Oui, mais l’autre, celui qu’t’as nommé, tantôt. Marguerite, est-ce qu’il l’est, lui, de la bourgeoisie ?… On connaît pas même sa famille. C’est un enfant trouvé ; on sait rien de rien de lui… C’est un étranger, un étranger ! »

Cette idée fixe était plantée comme un clou dans son cerveau douloureux.

Marguerite, piquée au vif, répondit d’abondance aux dernières remarques de son père et entreprit la défense de l’émigré :

Hé, quoi ! il était facile d’obtenir des renseignements sur la famille de Léon Lambert comme l’on en avait eus sur lui-même. Il ne venait pas de l’autre monde, en somme. Il n’était pas un gas de chez nous, c’est vrai ; mais devait-on, à cause de cela, le tenir pour un vagabond ? Il n’est pas un Canadien !… Mais de qui donc descendons-nous, nous, les Canadiens ? Quel est donc le sang qui coule dans nos veines ? N’est-ce pas du sang de France ? Voilà deux siècles, les habitants de la Nouvelle-France n’étaient-ils pas des Français, comme Léon Lambert ? Et ceux-là ne sont-ils pas nos ancêtres ? Voyons, il n’y a pas cent ans, des Écossais, des Anglais, des Irlandais, qui sont venus s’établir chez nous ne sont-ils pas, aujourd’hui, des Canadiens-Français, malgré leur nom ?… Ne peut-on tenir le vieux Joe Smith dont la terre est au bout du rang pour un pur Canadien ? Et pourtant ses ancêtres étaient des Anglais d’Angleterre. Léon Lambert, un étranger pour nous, allons donc ! autant dire que le grand-père Morel était un Anglais. Léon Lambert ne parle-t-il pas la même langue que nous, ne pratique-t-il pas la même religion ? N’est-il pas, au bout du compte, ce qu’étaient nos arrière grands-pères ? Et on l’appellerait un étranger ? Et puis, en bonne vérité, ne lit-on pas dans les gazettes qu’il faut encourager l’immigration française au pays de Québec ? N’est-ce pas pour conserver à notre peuple, sans autre lutte, sa survivance française, sa foi, sa langue et ses traditions, tout en fournissant au pays des bras de plus pour finir de le défricher ?… Marguerite Morel a appris tout cela au couvent et elle assure que c’est bien vrai, que cela ne peut être autrement. Une sœur française lui a même dit, un jour, que les Canadiens-français portés à s’anglifier, grâce à leur entourage toujours de plus en plus entreprenant et riche en moyens d’assimilation, ne resteront français que grâce au contact de nouveaux arrivants du pays des ancêtres. Ingénuement, avec des mots simples et des idées dont elle se souvenait avoir entendu d’expression, Marguerite, devant son père étonné, embarrassé, détailla son plaidoyer, en souligna, à l’esprit simpliste de Morel, quelques traits parmi les plus frappants.

« Nous sommes », disait-elle, encore, « perdue en cette Amérique, une race issue de la France. Nous vivons de la France ; nous nous sommes battus et nous nous battons encore pour conserver la langue, la religion, les traditions et les coutumes de la France ; nous devons accueillir, aujourd’hui, ceux qui nous viennent de France comme des frères dont nous avons été longtemps éloignés. Ne devrions-nous pas remplacer chacun des nôtres que nous perdons grâce à cet affreux mal des villes américaines par un frère de France ? Ce serait le seul remède à appliquer contre l’engouement des villes qui ronge nos campagnes, celui dont est si profondément atteint Jacques Duval. Dans cette voie, pour un de perdu, l’on peut en retrouver deux… Que ces deux-là se recrutent parmi la population saine du pays ancestral ! Ils sauront nous aider, tout naturellement, à aviver notre survivance qui s’affaiblit trop sensiblement au contact de la race conquérante… »

L’élève des religieuses des Sœurs Grises de la Croix s’exalta, s’éleva sans le savoir aux plus hautes conceptions du patriotisme. Son amour pour le jeune Français lui donnait des ailes. À la fin, elle voulut résumer la question générale qu’elle posa, victorieuse, devant son père, mettant ainsi clairement en regard la position des deux jeunes gens :

« Père », demanda-t-elle, « quel est celui que vous devez aimer le mieux : Jacques Duval qui, Canadien du pays de Québec comme vous, veut déserter la terre pour s’en aller vivre de la vie anglaise ou américaine dans les villes, ou Léon Lambert, Français de France qui, venu ici, ignoré du pays des ancêtres, consent à vivre notre vie commune, aidant de cette façon à conserver ce qu’elle est notre petite patrie, en cultivant la terre, en vivant la vie que nous ont faite nos ancêtres qui sont les siens ?… dites, père, quel est le plus digne de garder, de défendre l’âme de la Maison ?… »

Jean-Baptiste Morel était depuis longtemps comme stupéfié ; jamais il n’avait pensé à ce que venait de lui dire sa fille qui lui parut, en cet instant, comme une sorte de divinité imbue de toutes les sciences… Ce qu’elle venait de lui développer, c’était si bien ce qu’il croyait maintenant avoir pensé toute sa vie. Entêté, il aurait eu à faire encore quelques objections ; son patriotisme de clocher eut voulu résister encore. Il eut la pensée de dire que l’amour de Marguerite peut-être ferait de Jacques Duval un bon fils, un homme sérieux, un cultivateur ambitieux, un patriote ; qu’elle seule pourrait le conserver à la terre québécoise… Mais il n’osa pas. Une sorte de timidité l’avait saisi devant la fière allure de sa fille. Il se contenta de hasarder encore une fois l’expression timide et peu convaincue de l’ambition dont pourrait être animé son engagé pour sa terre. Mais Marguerite défendit derechef l’émigré contre ce soupçon. Ayant épuisé, enfin, tous ses arguments, elle lança, ardente, téméraire :

« Léon Lambert continuerait de m’aimer, j’en suis sure, père, quand même il serait certain de rester toute sa vie garçon de ferme !… »

« Tu l’aimes donc bien ? » fit le père, après quelques instants de silence.

Et Marguerite précisa :

« Oui, parce que je le sais bon ; parce qu’il est doux et sérieux ; parce qu’il aime la terre et qu’il est travailleur. Il est un vrai fils de terrien. Pour l’avoir vu au travail pendant quelques semaines seulement, j’ai appris à le connaître mieux que je n’ai connu tous les autres en plusieurs années. La terre l’attire, surtout notre belle terre canadienne. Il en aime autant que nous les aspects variés et toujours beaux, le travail dur et fatiguant. Avec quelle belle et bonne volonté il a su accepter d’avance tous les ennuis qu’il lui faut subir pour s’accommoder à sa vie nouvelle ! Il a de l’ambition, père, mais c’est donc un crime, ça ?… Dieu commande que chacun fasse son état…

Jean-Baptiste Morel semblait vaincu de la tête aux pieds.

Le père et la fille se turent. Ils se mirent à regarder par la fenêtre pour voir le jour qui s’en allait en une grande clarté rouge qui inondait l’horizon. Le soleil, avant de disparaître, étendait sur la campagne ses rayons les plus longs et les plus lumineux… Au tronc des saules et des érables du jardin une sorte de pourpre qui semblait venir de leur sève et transparaître à travers leur écorce grise, brillait.

L’on voyait s’élever, de plusieurs endroits des champs et au long de la route, des troupes d’oiseaux qui s’en allaient du côté du trécarré où ils savaient trouver un gîte pour la nuit.

C’était, à la campagne, l’heure des vaches.

Marguerite y pensa soudain ; elle tressaillit et courut dans le fourni, saisit deux seaux de ferblanc et s’en alla vite vers un petit clos, derrière la grange où, le pis gonflé à éclater, Caillette, Rougette, la Grise, Blondette, Cerise et toutes les autres bêtes du troupeau des laitières, l’attendaient en meuglant tour à tour…

Au fond du potager, longtemps encore après le trayage des vaches, l’on entendit, dans l’ombre grandissante, des coups sourds de bêche dans la terre durcie par la sécheresse. Léon Lambert, sa journée finie dans les céréales, la couronnait d’un peu de renchaussage de patates…