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Le Français/13

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Éditions Édouard Garand (p. 289-309).


XIII


C’était une fatalité. Pendant tout le mois de janvier, il avait neigé, neigé !… Après une accalmie de quelques jours, au commencement de février, alors que l’on sentit quelques effluves printaniers, le froid, le vent, la neige reprirent comme de plus bel. Les jours Gras furent comme les Fêtes.

Jacques Duval, à cette reprise de l’hiver, fut saisi d’un dépit rageur qu’il manifestait, pendant les longues journées de travail, par d’amères récriminations, des plaintes larmoyantes, maugréant, pestant contre tout.

Le travail de la coupe du bois se faisait péniblement. Les journées, lancinantes, ennuyeuses, à cause du mauvais temps persistant avec cette opiniâtreté fanatique, paraissaient longues comme l’éternité. L’air, toujours chargé de neige, était devenu lourd, suffocant ; malgré le froid, les sueurs sourdaient de la peau et les chemises en dessous des épais chandails de laine se plaquaient sur les torses aux muscles rapides et mobiles. Il ne fallait pas arrêter longtemps le travail des membres car alors, gare aux refroidissements. Du matin jusqu’au soir, l’on entendait les haches sonner à coups réguliers, de plus en plus sourds au fur et à mesure des progrès de l’entaille au pied du tronc ; elles s’arrêtaient, soudain, un instant, et l’on entendait aussitôt de rauques exclamations avertissant que l’on prit garde de tel ou tel côté… L’on percevait encore deux ou trois coups isolés, puis un long craquement, le fracas d’une chute avec des heurts de branches broyées et le bruit sourd d’un corps lourd plongeant dans la neige molle. C’était la mort d’un arbre de la forêt. Il en mourait, comme cela, chaque jour, des centaines…

Après l’abattage, ils étaient ébranchés, sciés en fûts qui étaient chargés sur des traînes et transportés, au milieu de mille difficultés, aux « roules » qui montaient, montaient presque au sommet des cimes des arbres…

Le jeudi soir, deux jours avant le Dimanche Gras, Jacques Duval annonça au « foreman » qu’il avait décidé de profiter de sa permission et qu’il partirait pour Ville-Marie avec Charles Castonguay dont l’engagement prenait fin avec février, et qui voulait s’en aller :

« Mais t’es fou, mon garçon ! » s’était écrié Pitre Grosleau, « tu vois donc pas l’temps qu’il fait !… J’vous demande un peu, y a-t-il un chrétien qu’est capable par un temps pareil d’faire soixante milles dans l’bois et sur l’lac ?… »

« On a des bonnes raquettes », avait répondu Jacques Duval, « on a des provisions et on est bien habillé ; on a aussi chacun une bonne hache et un fusil ; on est bon !… »

Toutes les raisons que crurent apporter le « foreman » et les plus anciens du campe se butèrent à l’obstination de Jacques et de son ami qui s’était joint à lui…

Ils partirent, le vendredi matin, à la fine pointe de l’aube, chacun muni d’un baluchon contenant des provisions pour deux jours, de deux haches, d’une carabine, d’une couverture de laine, et chaussés de larges et souples raquettes tissées de fines lanières de peau de caribou. Les hommes du campe étaient consternés devant une telle témérité. Il fallait être fou, en effet, comme avait dit le « boss », pour se lancer par un temps pareil. Le vent avait fait rage pendant une partie de la nuit et des trombes irrésistibles que nul obstacle n’arrêtait, d’une seule poussée, avaient balayé la clairière promenant comme des paquets de plumes des dunes de neige. Au départ des jeunes téméraires, le vent, toutefois, avait « calmi ».

Le chemin des portageurs qui descendait vers le pied du lac Témiscamingue, s’enfonçait tristement entre des rangées inégales de trembles, de pins, d’épinettes et d’arbustes qui ressemblaient à des noisetiers et dont on ne voyait, au-dessus de l’épaisse couche neigeuse, que les cimes grêles et pointues. Il faisait, ce matin-là, un froid vif, sans vent, un de ces froids qui gèlent leur homme sans que celui-ci s’en aperçoive. Mais pourvu que l’on marchât vite, l’on finissait par se défendre contre ses traîtrises. Les jeunes voyageurs avançaient sans bruit dans la solitude des sous-bois aux essences variées qui, aux premières lueurs de l’aurore encore que terne, faisaient voir la gamme de leurs verts différents, jouant déjà à l’ombre et à la lumière. Les raquettes crissaient dans la neige gelée, sans consistance, comme pulvérisée, et que le moindre souffle faisait rouler comme du sable fin de grèves. Bientôt, le soleil se leva, ironiquement clair : il apparut au-dessus des arbres, mais d’un diamètre rétréci, ce qui n’annonçait rien de bon pour la journée. L’on entendit le dernier houhou d’un hibou blanc dans un fourré et le bruit mât, à peine perceptible, d’un gros lièvre gris dans la neige molle, derrière un buisson de cornouillers. Discrètement roses, des arbres montrèrent des parures de diamants sous les rayons de ce soleil boréal. Il se fit sous les arbres une lumière douce et froide qui juxtaposait jusqu’à les marier en blanc le rose tendre des troncs des bouleaux et le vert délicat des épinettes et des sapins.

Les deux jeunes gens avançaient rapidement chantant pour se donner du cœur et stimuler la marche ; l’écho de leurs voix claires faisait taire tous les autres bruits de la forêt. En moins d’une heure, ils avaient traversé, avec la rapidité d’une flèche, un coin du lac Kipawa et s’étaient de nouveau enfoncés dans la forêt ténébreuse, dévalant vers le lac Témiscamingue. Vers midi, ils aperçurent à la lisière d’une petite clairière que longeait le sentier des portageurs, un gros orignal brun qui frottait son large panache contre le tronc rugueux d’une épinette ; le fauve était solidement planté sur ses longues jambes et tournait contre le vent son énorme tête exsangue. Jacques Duval et Charles Castonguay s’arrêtèrent subitement. Quel beau coup de fusil ! Là, il n’y aurait qu’à viser, une minute, dans un œil que l’on voit planté d’un côté de cette lourde tête de chameau, ou, tout simplement, à la place du cœur. Mais à quoi bon ? L’on perdra du temps et qu’est-ce que l’on ferait de la dépouille de ce « chameau des neiges » ? Va-t-on s’embarrasser de son bois qui mesure, au moins, neuf pieds d’envergure, de sa peau et de sa viande ? Quel beau morceau de roi tout de même !… Un caprice de l’air soudain rendit inquiet ce roi des forêts outaouaises ; ses naseaux, ouverts parallèlement au chanfrein, frémirent, aspirant le vent ; puis, tout à coup, plaquant contre ses épaules ses larges palmes, le nez en l’air et le long poil de sa barbe volant au vent, il s’enfuit lourdement sous le bois épais.

Les deux voyageurs continuèrent leur marche enragée, leur descente à la débridée vers le lac qu’ils voulaient atteindre le soir même. Et ce fut fait. Quelques minutes après le coucher du soleil, du haut d’une colline boisée qu’ils venaient d’escalader, ils aperçurent, paraissant tout proche, à leurs pieds, une sorte de baie, puis, s’étendant aussi loin que leur vue pouvait porter, la nappe blanche et immobile du lac. Ils avaient atteint ce dernier, à l’entrée de la rivière Pémican, quelques milles plus bas que le quai de Kipawa. Ils décidèrent de camper pour la nuit, avant de prendre, dès l’aube, la traversée du lac, dans sa longueur, de la Pémican à la Baie-des-Pères. Au pied de la colline, sous un épais fourré, ils construisirent en un tour de main, une hutte de branchages de sapins, allumèrent un feu à l’abri d’une grosse roche, engloutirent en un coup de langue quelques bouchées du contenu de leur baluchon et, rompus de fatigue, s’étant enveloppés de couvertures, côte à côte, pour entretenir la chaleur du corps, ils s’endormirent profondément sous la hutte odorante, sourde et feutrée.

À la toute fine pointe de l’aube, les étoiles clignotant encore au ciel, ils se remirent en marche, gagnèrent le lac et franchirent sans trop de difficultés la montagne toujours dangereuse des « bordillons » des bords. Peu après, leurs raquettes, sous les pas rapides et allongés, crissèrent sur la neige molle et épaisse qui recouvrait la glace. Le temps était assez doux. À son heure ordinaire, vers cinq heures, le soleil se montra au bout du lac mais juste le temps de jeter quelques poignées de pierreries sur la plaine glacée et dans le bois des rivages. Il disparut derrière un nuage qui grandissait, grandissait dans la plaine de l’air et qui n’en finissait plus. Vers midi, l’air fraîchit et le ciel s’assombrit, le nuage de tout à l’heure le couvrant à présent presque en entier. Une première rafale traversa le lac soulevant un voile blanc qui retomba aussitôt dans un calme subit ; une seconde draperie s’éleva qui resta plus longtemps dans l’air. Le vent venait, par bouffées, du fin nord, glacé, cinglant… Et les rafales se mirent à se succéder sans interruption tendant de plus en plus haute et immobile la draperie qui barrait tout l’horizon. Tous les symptômes, quoi ! tous les avant-coureurs de la terrible tempête de neige, de la cinglante « poudrerie » !…

Oh ! alors, ce ne fut pas drôle, non, pas du tout ! L’air s’affola sous le froid du vent glacial qui, en passant, aiguisant ses dents sur les aiguilles de glace des « bordillons », se mit à mordre jusqu’à écorcher la peau sous les épais vêtements de laine doublés de fourrure. Le vent allait sans cesse en augmentant ; il sifflait, puis, après avoir courbé les faisceaux de branches dénudées du bois des berges proches, varlopait les clairières du lac, à grands coups, tourbillonnant en des trombes de poussière grise de plus en plus opaques, se heurtant au moindre banc de neige qu’il grossissait à son seul contact pour former de monstrueuses ondulations, miniatures de chaînes de montagnes. Au milieu de la tourmente, le soleil se montra, un instant, pâle comme la face d’un mort, presque au zénith, et l’air, furieux, ne sachant trop ce qu’il faisait sous les coups de fouet cinglants du vent, se mit à réfracter les rayons de l’astre en tous sens formant comme des clairons, les soirs de lune glacée, et qui s’allongeaient à quelques centaines de pieds seulement au-dessus de la poudrerie… La neige, pulvérisée, arrivait avec violence au visage des deux voyageurs ; elle gelait les yeux et était si froide qu’elle gerçait la peau et brûlait. Alors les os des tempes commençaient à faire mal. L’on eut dit que la boîte crânienne, sous ces assauts, allait éclater. Jacques Duval et Charles Castonguay, en effet, entendaient, à tout instant, dans leur tête, comme des coups de carabine. Mais leur crâne, en réalité, résistait encore. Ce qu’ils entendaient, c’était la glace, resserrée par le gel, qui éclatait soudain de chaque côté du lac, formant de larges fissures au fond desquelles l’eau apparaissait soudain claire mais se congelant aussitôt.

Encore une fois, ce fut terrible.

Les deux claireurs du Campe à Pitre continuèrent de marcher, haletant, geignant, lançant parfois de sourdes plaintes qui se confondaient avec les mille bruits de la tourmente. Les berges du lac, à ce moment, pour comble d’infortune, ne présentaient, de chaque côté, que des suites de hauts rochers où quelques mélèzes et des saules tenaient comme par un miracle d’équilibre à de malheureuses racines à peine engagées dans la mousse sur laquelle la neige « poudrante » ne pouvait s’arrêter. Ils eurent la pensée d’aller camper sur l’une ou l’autre des rives escarpées, mais ils réalisèrent que l’arrêt seul des mouvements de leurs membres, par ce froid, serait suivi de la mort, de l’ensevelissement sous la neige. Mieux valait continuer la course dans la tourmente. Maintenant les idées se mêlaient dans leur cerveau comprimé et qui, semblait-il, s’endormait dans une sorte d’ivresse — la terrible ivresse du froid ! Ils entendaient des cris étranges, des sons de cloche qui sonnaient à toute corde et à tout battant dans la tourmente… Des fois, ce sont de belles ondes sonores qui se projettent vivement et qui se répandent, tranquilles et claires, comme des chants venus du ciel ; d’autres fois, ce sont des roulements terrifiants de tonnerre dans un ciel d’orage. Des êtres étranges hantent leur cerveau ou caracolent devant leurs yeux, dans la poudrerie. La fatigue coupe leurs jambes, comme dans les abattis du Campe à Pitre, les haches tranchent à coups redoublés les pins et les épinettes.

La voix encore sonore de Jacques Duval se fit entendre dans une violente bouffée de vent :

« Encore un coup de cœur, Charlie !… tâchons de gagner terre au prochain bois qu’on apercevra !… »

Charles Castonguay haletait bruyamment, Jacques Duval geignait, tous deux, penchés en avant sur leurs raquettes devenues lourdes comme des boulets de forçat et dont les babiches couvertes de glaçons leur causaient à la naissance des orteils qu’elles entouraient, des souffrances à crier à chaque pas. Dans la figure, à chaque coup de la poudrerie, c’était une douleur brutale, sorte de piqûre dans laquelle entrait le froid pour se répandre dans le sang et le glacer davantage. De temps en temps, les deux malheureux saisissaient à la volée une poignée de neige avec laquelle ils se frictionnaient avec énergie les joues afin de faire circuler le sang qui gelait.

À la brunante, vers quatre heures, la poudrerie devint une véritable furie de cyclone. D’épaisses trombes de neige montaient en tire-bouchons, semblant se poursuivre vers les quatre points cardinaux à la fois. Puis, ce fut bientôt presque la nuit noire. La situation n’était plus tenable. Les deux malheureux jeunes gens, sentant s’en aller leurs forces, pensèrent à la mort horrible qui les tenait, et se recommandèrent à Dieu… Tout à coup, Charles Castonguay poussa dans la nuit et dans la mitraille des flocons de neige glacée lancés avec fureur, un cri rauque :

« Jacques… on va s’écarter !… »

Mais Jacques Duval, d’une voix étranglée, hurla aussitôt, plutôt qu’il ne cria :

« Là !… en avant !… du noir !… »

En effet, une masse d’ombre flottait au sein des tourbillons de neige. C’était le bois…

Trois minutes plus tard, deux masses s’abattaient dans un fourré de sapins du côté nord du lac. Il était temps ; sur la plaine tourmentée de la glace, la tempête, furieuse d’avoir manqué sa proie, en des halètements et des clameurs assourdissantes, vomissait sa rage jusqu’au ciel…


Aidée de son père et de Léon Lambert, Marguerite, le Mardi-Gras, avait monté, dans la grand’salle, son métier à tisser. Elle s’était imposé la tâche de faire, durant le carême, au moins vingt-cinq aunes de toile de lin et de « catalogne » d’échiffes. Les boiseries compliquées du métier se dressaient dans la clarté d’une fenêtre qui donnait sur le chemin du roi. Son bâti solide et rude était armé de toutes ses pièces : le cylindre de bois à enrouler la chaîne, le cylindre à enrouler la toile, les « marches » de bois blanc luisantes d’usure suspendues par des cordes de chanvre, les lisses, le battant avec sa poignée amincie par le contact continuel des mains, la crémaillère pour empêcher le rétrécissement de l’étoffe, la navette en forme de canot d’écorce, le siège en pente, le peigne en fil de laiton, les poulies de bois supportant les lisses ; rien ne manquait.

Aussi, dès le lendemain, après les offices des Cendres qu’elle était allée suivre avec son père et Léon, à l’église, Marguerite, vaillante, joyeuse, toute au plaisir du tissage, s’était assise au métier comme une reine sur son trône, et, ses deux pieds posés le long des marches, pédales grossières de merisier, à peine équarries, avait saisi la poignée du battant, avait travaillé, travaillé à cœur soulevé, passant et repassant la navette à travers les fils entremêlés de la chaîne. Elle battait cette dernière à coups précipités et rudes du battant, dont la lumière faisait miroiter le peigne jaune de laiton. Et jusqu’au soir, très tard, l’on entendit, dans la grand’salle, un bruit monotone, énervant à la fin, à force d’être sans cesse répété ; c’était, comme deux bois que l’on aurait frappés l’un contre l’autre, puis un déclenchement mou suivait détachant, tantôt des notes criardes, tantôt des notes sourdes, comme enrouées. Il en devait être ainsi pendant tout le carême, tant que les vingt-cinq aunes ne seraient pas enroulées sur leur cylindre.

C’était ce bruit monotone que, le soir du Mercredi des Cendres, avait entendu, avant d’entrer, le fermier amateur, M. Larivé qui, vers huit heures, avait frappé à la porte de la maison de Jean-Baptiste Morel. Ce dernier fumait alors sa pipe près du poêle qui grondait sous les flammes crépitantes d’une énorme bûche de bouleau qu’il venait d’y introduire. Près de la table, Léon Lambert, sous la lumière pâlotte de la lampe à pétrole, lisait un vieux journal pendant que Marguerite cognait du battant de son métier.

« Ah ! mais, on travaille tard, par ici !! » s’écria M. Larivé en ouvrant la porte et frappant rudement ses pieds sur le seuil pour les débarrasser de la neige « boulante » qui s’était attachée.

« Bonjour, M. Larivé ! » s’exclama cordialement Jean-Baptiste Morel qui s’avança à la rencontre du visiteur en lui indiquant une chaise… « prenez donc la peine de vous asseoir, M. Larivé ; est-ce qu’il neige encore, là ?… »

— Non, il fait beau et le temps est assez doux ; j’espère bien que nous en avons fini avec cette neige. Pensez-vous, M. Morel, que nous avons eu, un rude hiver ?… Tiens, bonsoir, Melle Marguerite… bonsoir, M. Lambert… excusez-moi, je ne vous avais pas vu en entrant à cause de la lumière de la lampe… Savez-vous que c’est la même chose à Montréal où je me trouvais voilà trois jours ; les rues sont encore pleines de neige, et vous pensez qu’un hiver comme ça a coûté cher à la municipalité !!…

Marguerite avait enfin arrêté le battant énervant de son métier ; elle s’était levée, avait rangé quelques meubles dans la pièce, vaqué à de menus travaux dans la cuisine puis, s’excusant, s’était retirée dans sa chambre qui donnait sur la grand’salle. Léon Lambert avait mis son journal de côté et avait allumé une fine pipe de racine de bruyère.

« Et comment ça va par ici ? » demanda M. Larivé en se frottant les mains près du poêle dont les plaques de fonte étaient rouges.

— Ça va… répondit simplement Jean-Baptiste Morel.

— Pensez-vous que nous avons un hiver terrible ? répéta le fermier.

« Ah ! pour un hiver terrible, c’en est un, j’vous assure », répondit Jean-Baptiste, « terrible sous tous les rapports ; sans compter qu’les provisions sont chères, c’t’année, à n’y pas toucher du bout des doigts. »

— Ah ! oui, la vie coûte chère, à qui le dites-vous, M. Morel ? Savez-vous que ce sont les cultivateurs qui ont encore le plus de misère ? J’arrive de Montréal et il n’y a pas beaucoup de sans-travail, je vous assure. Les fabriques fonctionnent bien et le commerce va… Mais je m’aperçois qu’à la campagne, c’est pas la même chose ; tout est cher sans bon sens ; les instruments aratoires, les grains de semence, le gru, le son, la moulée sont à des prix inabordables en même temps que les produits de nos terres baissent de prix… c’est décourageant. Savez-vous, M. Morel, qu’en ville, avant la guerre, on payait un mouton aux habitants vingt-cinq piastres et qu’on le paie pas plus, aujourd’hui, que huit piastres ?…

« Oui, j’l’sais », répondit Jean-Baptiste Morel, « et tout est en « équipolent ». Ah ! je sais, la terre, ça paie pas comme du temps de mon défunt père, non, y a pas d’danger qu’ça paie autant… »

— Mais alors, pourquoi ne pas vendre la vôtre, M. Morel… Je vous ai offert de l’acheter, même quand elle rapportait beaucoup et malgré que vous me dites qu’elle ne rapporte plus autant, je vous offre le même prix. Combien demandez-vous, M. Morel, pour votre terre ?…

M. Larivé, je vous l’répète, ni pour or ni pour argent, j’veux vous vendre ma terre. Elle est pas à vendre…

— Mais vous ne vivrez pas éternellement, M. Morel, et votre terre, un jour ou l’autre, devra passer entre les mains d’un autre, entre les mains de votre gendre puisque vous n’avez qu’une fille. Mais voudra-t-elle se marier, Melle Marguerite ?… Et alors ?…

Jean-Baptiste Morel, un instant, demeura interloqué ; il ne savait quoi répondre. Il était, à ce moment, pris par surprise. La dominante de son caractère, on l’a vu, était l’indécision. Pour peu qu’en une affaire, voire la plus menue, il y eut lieu d’atermoyer, il saisissait l’occasion aux cheveux, et il renvoyait, et il différait.

Cette disposition tenait de l’état précaire de son esprit, incapable par une foule d’idées harcelantes le tirant en sens divers, de se résoudre, de vouloir… Il fallait agir, et il discutait avec lui-même, analysant minutieusement les motifs, ratiocinant à perte de vue… Il n’avait jamais osé rapporter à sa fille la conversation qu’il avait eue, au mois de septembre, avec son ami André Duval qui lui avait annoncé les nouvelles dispositions de Jacques. À ce moment, il se trouva donc assez dépourvu… ou plutôt, il était encore convaincu que Jacques Duval était revenu à la terre pour de bon ; aussi, finit-il par dire à M. Larivé :

« Ma fille mariera un habitant comme moi… Ma fille aime ma terre, vous savez, plus que je l’aime, et pensez-vous qu’j’aurais assez peu de cœur pour lui arracher cette terre qui sera à elle, un jour. »

Léon Lambert, à ce moment, se leva, passa dans la cuisine, alluma un fanal et s’en fut à l’étable faire, comme chaque soir de l’hiver, avant le coucher, une dernière visite aux animaux.

Les deux hommes restèrent seuls.

« M. Morel », fit tout à coup, le grand propriétaire, « je sais, et c’est inutile de me cacher que vous êtes en peine par rapport à votre fille qui ne seconde pas trop vos vues concernant un mariage selon qu’il vous plairait. Jouons cartes sur table, M. Morel ; votre fille aime votre engagé, celui que vous avez hébergé ici pour vous aider et dont vous ne voulez pas pour gendre, je le comprends et je vous approuve. De votre côté, vous rêvez de donner pour mari à votre fille Jacques Duval qu’elle n’aime pas parce qu’il n’aime pas la terre… Vous voyez, M. Morel, que je suis passablement au courant de vos affaires… de cœur. Est-ce cela ?… »

« Oui, oui, je vois », répondit lentement Jean-Baptiste Morel, se baissant devant le poêle pour en fermer la petite porte et empêcher ainsi la tire trop forte de la cheminée, « je vois que vous en savez pas mal, mais que vous savez pas tout. Vous savez pas qu’Jacques est plus celui qu’vous pensez. Jacques a eu des idées de ville, c’est vrai, mais c’est fini, ça ! Il a fait un été de travail sans bon sens. Aujourd’hui, il est aux chantiers où il travaille comme un diable et où il fera un bon hiver… Vous saviez pas ça, hein, M. Larivé ?… » demanda Jean-Baptiste Morel avec un sourire malicieux. « Quant à ma fille, M. Larivé, j’ai pas encore eu mon dernier mot avec elle. J’suis certain d’une chose, c’est qu’si Jacques Duval s’met à aimer la terre, Marguerite finira bien par lui donner son amitié. Qui sait si c’est pas déjà fait ?… »

Le fermier amateur prit alors un air de solennité tout à fait exceptionnel :

« Mon cher M. Morel », fit-il, « il m’est pénible de venir vous faire de la peine ; mais je vois que vous avez des illusions qu’il vous faudra perdre tôt ou tard. Je sais quelque chose que vous ne savez pas, M. Morel. À l’heure qu’il est Jacques Duval n’est plus aux chantiers ; il en est parti et il n’y retournera plus et, encore à l’heure qu’il est, Jacques Duval est plus que jamais décidé de partir, l’été prochain, pour Montréal ; à l’heure qu’il est, Jacques Duval déteste la terre, la campagne, à en avoir mal au cœur… Voilà, M. Morel, ce que je sais et que vous ne saviez pas… »

Jean-Baptiste Morel, perdant tout à coup son calme habituel, se leva d’un mouvement brusque et nerveux, frappa de trois ou quatre coups rapides sa pipe sur le cendrier du poêle puis, allongeant vers son voisin un long regard comme pour le défier :

— Vous savez, Monsieur, il faut pas s’moquer d’moi ! C’que vous m’dites là, c’est un peu fort. Encore hier, j’ai rencontré André Duval au village et il m’a dit comme ça qu’Jacques était encore chez les McLaughlin, au Lac-des-Loups, et qu’il reviendra seulement à la fonte des neiges. Peut-être même qu’il va faire la « drive » au printemps avant de r’venir… Prenez ça comme vous voudrez, M. Larivé… J’vous dirai même de plus qu’Jacques Duval a pas voulu venir passer l’temps des Fêtes à Ville-Marie… Hein ? qu’est-ce que vous dites de d’ça ?…

L’ancien industriel montréalais ne broncha pas. Avec calme, mesurant ses mots, il dit :

« Je dis de ça, M. Morel, que vous vous trompez et, encore une fois, que vous vous faites des illusions. J’arrive justement, à midi, de Fabre et j’ai vu là, en chair et en os, comme je vous vois, Jacques Duval. Je lui ai parlé et il m’a parlé. Il est vrai qu’il était joliment « maganné » le pauvre Jacques Duval, mais ça ne l’a pas empêché de montrer beaucoup d’énergie quand il m’a annoncé sa résolution définitive, presque farouche, de s’en aller, de quitter, comme il disait cette vie de bête qu’il menait, qui était un esclavage constant et qui avait failli prendre ses os.

Jean-Baptiste Morel, même devant l’assurance de son interlocuteur, ne fut pas encore convaincu et, braquant comme deux revolvers ses yeux agrandis vers M. Larivé :

« Ah ! mais, vous savez, en v’la encore une bonne !… Vous voulez vous moquer toujours de moi, M. Larivé… J’vous invite à mesurer vos paroles. »

— Je ne veux pas du tout me moquer de vous, M. Morel ; c’est comme je vous le dis. Jacques Duval est à l’heure qu’il est à Fabre et il arrivera à Ville-Marie dès qu’il sera un peu remis de… Mais, au fait, vous ne savez pas, vous… Ah ! c’est toute une histoire. Écoutez, M. Morel, Jacques Duval a manqué son coup de venir passer les Fêtes à Ville-Marie à cause du mauvais temps ; mais il s’était réservé la permission de son « boss » pour les Jours Gras. Malheureusement, la veille des Jours Gras, là-bas, comme ici, le temps ne se comportait pas mieux qu’aux Fêtes. Mais Jacques Duval avait dans la tête, plantée comme un clou, l’idée de venir à Ville-Marie, et le foreman pas plus que les autres n’ont pu le faire revenir de sa folie. Il n’a pas même voulu attendre les portageurs de la compagnie et, un matin, vendredi passé, il est parti, à pieds, en raquettes, avec un ami, Charles Castonguay, de Montréal, qui avait fini son engagement. Il m’a raconté que tout a bien été pendant la journée du vendredi et une partie du samedi. Mais voilà que dans l’après-midi du samedi, alors qu’ils avaient déjà fait une trentaine de milles sur le lac, la tempête les a pris…

« Vous savez, M. Morel, cette poudrerie terrible que nous avons eue samedi soir et toute la nuit d’ensuite… Jacques Duval et son ami ont marché tant qu’ils ont pu dans la tempête, et la nuit les a pris à son tour. La tourmente, terrible, augmentait sans cesse et ils allaient s’écarter sur le lac, alors qu’ils n’en pouvaient plus de froid et de fatigue, quand ils ont aperçu devant eux comme un bois où presque sans connaissance ils se sont jetés…

— Mais c’est épouvantable, ça ! gémit Jean-Baptiste Morel.

« Et après, M. Larivé ?… » jeta, soudain, la voix anxieuse de Marguerite que les deux hommes aperçurent dans l’encadrement de la porte de sa chambre d’où elle avait tout entendu à travers la mince cloison de planches de sapin… « Et après ?… »

«  Jacques et son ami », continua M. Larivé qui continua comme si de rien n’était, « Jacques et son ami, sous les morsures du froid, sans doute, revinrent à eux et constatèrent non sans plaisir qu’ils étaient sous un petit bois de sapins, à l’abri de la tourmente qui hurlait de plus belle autour d’eux. Ils eurent assez de force pour prendre quelques provisions et se faire avec leurs haches un abri de branchages pour passer la nuit. Malgré des engelures terribles qui brûlaient la peau, telle était la fatigue qui les accablait qu’ils dormirent toute la nuit, vaincus de la tête aux pieds. Au matin, la tempête avait tombé. Ils aperçurent assez loin devant eux la Pointe-de-la-Mission et jugèrent avec joie qu’ils étaient tombés, la veille, tout près du quai de Fabre. Vous comprendrez qu’ils employèrent le peu de force qui leur restait pour rechausser leurs raquettes et gagner le village où ils arrivèrent, dimanche midi, à demi morts de fatigue. Ils ont été recueillis chez Jos Rainville, la première maison du village en venant du lac. C’est là que j’ai été les voir, hier soir, quand j’ai appris leur aventure chez Pierre Thibault où j’étais allé acheter une certaine quantité de pièces de pin… On ne demande pas si nos deux imprudents sont faibles. Jacques Duval a une main à moitié gelée et des engelures sur toute la figure, et l’autre boite tout bas à cause d’un pied gelé. C’est un miracle qu’ils se soient tous deux réchappés.

Il y eut un silence et M. Larivé continua en conclusion :

« Je vous assure que Jacques Duval, encore qu’il soit bien heureux d’avoir échappé à une mort atroce, en dit contre cette « chienne de vie de campagne »… Et c’est là, M. Morel, qu’il m’a juré qu’il en avait assez, qu’il en avait plein le dos… Vous me croyez, à présent, M. Morel ?…

Jean-Baptiste Morel ne répondit pas. Penché, les coudes appuyés sur ses genoux, sa pipe éteinte, il regardait fixement, par la petite porte du poêle qu’il avait réouverte, passer et danser les flammes vives de la dernière bûche enfouie dans le foyer. Il ne bougeait pas plus qu’une souche de ses terres neuves…

Marguerite, pour se donner une contenance et aussi pour ne pas perdre de temps, avait approché du poêle son dévidoir qui était dans un coin de la salle, et ses mains rapides, se croisant et tournant comme une roue, en des mouvements saccadés, faisaient des pelotons de longues ribambelle de « catalogne » enroulées autour des chevilles du dévidoir. Léon Lambert était rentré dans la cuisine au moment où M. Larivé racontait que Jacques Duval et son compagnon avaient miraculeusement trouvé l’abri protecteur du petit bois de sapins de Fabre, alors que la tempête allait les engloutir. Il avait pris du temps à éteindre son fanal fumeux et il ne s’était montré à la porte de la grand’salle que quand il avait entendu la voix de Marguerite demander : « et après ?… »

Le silence régna dans la pièce, implacable, jusqu’à ce que la sonnerie de l’horloge carrée suspendue au-dessus de la table, eut annoncé dix heures. M. Larivé n’osait plus poursuivre sa conversation avec Jean-Baptiste Morel. Il se leva pour partir :

« M. Morel, fit-il, à part quelques petits voyages que je serai obligé de faire pour mes affaires à Montréal, d’ici la belle saison, je serai chez moi où je vous recevrai toujours avec plaisir… »

M. Larivé, fit Jean-Baptiste Morel, se levant comme mû par un ressort, « ça s’peut que j’aille vous voir un de ces jours… »

Le fermier amateur sortit. Jean-Baptiste Morel, sans ajouter un mot, grimpa sur une chaise et monta l’horloge en tournant précipitamment une clé à manivelle qu’il avait décrochée d’un clou planté au mur. Marguerite alla placer son dévidoir dans le coin où elle l’avait pris, et Léon Lambert gravit sans précipitation l’escalier qui le conduisait à sa chambre, au grenier…