Le Franciman, Scènes et souvenirs du Bas-Languedoc

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LE FRANCIMAN
SCENES ET SOUVENIRS DU BAS-LANGUEDOC.



I

Un soir d’hiver de l’année 18.., la massive voiture chargée du transport quotidien des voyageurs entre Montpellier et Béziers s’arrêtait à moitié route entre ces deux villes, à la montée de Crève-Chevaux. Un jeune homme descendit de l’impériale et demanda le chemin de Balaruc-le-Vieux. — Balaruc-le-Vieux ! répondit le conducteur en montrant un sentier avec son fouet ; il n’y a pas deux Balaruc sur le truc[1]. Faites une centaine de pas, et lorsque vous verrez un amas de vieilles pierres au haut d’une colline, vous pourrez dire : C’est là !

Le jeune homme, s’étant mis en marche, aperçut bientôt un village qui se dressait au sommet d’un agreste coteau et détachait sa noire silhouette sur le ciel : c’était Balaruc-le-Vieux. Une baie l’entourait de ses eaux paisibles, la baie de l’Angle, formée par l’étang de Thau. Au bord du chemin, une nappe de sombre verdure s’étalait en amphithéâtre : c’était le cimetière, dont les tombes blanches, éclairées par la lune, ressemblaient à des larmes d’argent semées sur un drap mortuaire. D’un côté, ce champ de la mort étendu sur la pente de la colline, de l’autre la baie de l’Angle, froide et morne comme un rempart de glace, semblaient séparer Balaruc des joies de ce monde. Le village paraissait abandonné : les cheminées étaient sans fumée, les rues silencieuses, les portes closes, la place solitaire ; aucune lumière ne brillait aux fenêtres. Sur ce groupe d’habitations muettes, sur l’austère paysage où elles s’encadraient, planait une tristesse infinie.

Le jeune voyageur s’arrêta un moment au pied de la colline, puis en soupirant il tira d’un petit portefeuille une lettre adressée à l’abbé Tabourel, curé de Balaruc, et franchit d’un pas rapide les degrés naturels qui conduisent au hameau. Il erra quelque temps dans les rues désertes. Une faible lueur s’échappait des fentes de la porte vermoulue de l’église ; il y entra. La pénible impression qui l’avait saisi au premier aspect du village le reprit de nouveau. Un lampion projetait dans la nef une clarté tremblante ; quelques vieilles femmes, agenouillées sur la dalle, psalmodiaient leurs prières devant un petit autel pauvrement orné. Peu à peu, s’étant habitué à la vacillante lueur de la veilleuse, il finit par distinguer un vieillard qui priait immobile sous le luminaire sacré. La flamme du lampion projetait des reflets rougeâtres sur le visage, et en accentuait fortement les traits. L’étranger crut d’abord avoir sous les yeux une de ces images de saint, sculptées en bois, peintes et habillées, qu’on trouve dans certains villages du midi de la France. Ce corps grêle, anguleux, cette face blême et ridée, rappelaient en effet une de ces existences exceptionnelles, passées dans les privations et couronnées par le martyre. Tout à coup cependant la figure s’agita, elle se retourna vers le jeune homme, qui ne put retenir un cri de surprise : le martyr vivait, c’était le curé de Balaruc ! Sa prière terminée, le prêtre disparut par une petite porte, et le jeune homme se dirigea vers le presbytère, où il comptait le retrouver.

Le curé prenait place devant un repas cénobitique, et une vieille servante tâchait de rallumer un feu de mottes dans l’âtre éteint, lorsque le jeune voyageur frappa à la porte. La lettre qu’il remit à l’abbé Tabourel était du directeur de l’école normale de Montpellier. Le directeur adressait un de ses anciens élèves, Urbain Blaizac, au curé de Balaruc, en le priant de vouloir bien faciliter son admission, comme instituteur, à l’école communale du village. Il ajoutait que le jeune homme était pauvre, orphelin et méritait à tout égard sa bienveillance.

C’était une triste histoire que celle d’Urbain Blaizac. Une déviation de la cuisse l’avait exempté du service militaire. Comme cette infirmité semblait devoir aussi lui interdire les rudes travaux des champs, et que la mort de ses parens l’avait laissé sans ressource, les habitans de son village s’étaient cotisés pour l’envoyer à l’école normale de Montpellier. Suivant la coutume de la France méridionale, où chaque type est caractérisé par un nom pittoresque, le pauvre orphelin avait été surnommé par ses compagnons d’étude le panar (le boiteux), bien que son infirmité fût à peine apparente. Jugé apte enfin à remplir les fonctions d’instituteur, il avait quitté l’école normale, et c’était au village de Balaruc-le-Vieux qu’on l’envoyait pour prendre la place de l’ancien maître d’école, enlevé par une mort subite à son humble labeur de chaque jour.

Après avoir lu la missive du directeur de l’école normale, le vieux prêtre regarda Urbain avec attention. Ses yeux éteints parurent s’animer un moment, mais ils reprirent bientôt leur fixité morne. L’abbé Tabourel tendit au jeune homme une main sèche et ridée.

— Dès demain, dit-il, je vous présenterai au maire et aux conseillers municipaux, car vous n’ignorez pas qu’il vous faut leurs suffrages pour être nommé instituteur de la commune ; mais soyez sans inquiétude, ils obéissent d’ordinaire à mon influence.

L’abbé avait accentué ces derniers mots avec une énergie qui fit tressaillir Urbain. Il sembla au panar que l’abbé Tabourel le regardait déjà comme son docile instrument. Il essaya de cacher cette impression de trouble, et, sans répondre aux dernières paroles du prêtre, s’enquit d’une auberge. — Pécaire ! dit la vieille servante, une auberge à Balaruc-le-Vieux ! Quelqu’un vient-il jamais ici ? Mais suivez-moi : puisque vous allez remplacer le maître d’école défunt, je vais vous conduire au logement qu’il occupait, et qui va devenir le vôtre.

Prenant une chandelle fumeuse, elle se dirigea vers une porte, en tira les verrous rouillés, et fit traverser à Urbain deux ou trois grandes pièces froides et nues. — Ceci, dit-elle, est la commune (mairie). L’église, la cure, la commune et l’école sont un reste de l’ancien château, et dépendent de M. le curé.

Ils étaient arrivés dans une chambre assez misérable, transformée en classe par une vingtaine de petites tables noires alignées en plusieurs rangs. Une mauvaise couchette, mal dissimulée par des rideaux de cotonnade jaune, indiquait que c’était là tout le domaine de l’instituteur. Cette chambre avait pour fenêtre une étroite lucarne donnant sur le jardin de la cure, qu’entouraient de grands murs tapissés de lierres séculaires. Le panar s’endormit tristement.

Le lendemain, Urbain sortit de bonne heure. Il avait hâte de contempler au soleil sa nouvelle résidence, et d’oublier les fâcheuses impressions de la veille. L’aspect de Balaruc-le-Vieux lui parut malheureusement aussi triste le jour que la nuit. Jamais village, il faut le dire, n’a mieux mérité son surnom. Balaruc-le-Vieux, qui remonte au Xe siècle, ne possède pas une seule maison blanche et neuve ; la population habite des logis en ruine, héritage des siècles passés. Chaque famille s’arrange un réduit dans les amas de pierres noircies et descellées par le temps, de telle sorte qu’il est bien difficile de distinguer sous les décombres s amoncelés les murs respectifs de chaque demeure : c’est la communauté des ruines. De loin en loin, les rues sont coupées par des arceaux couronnés de mousse, de pariétaires et de violiers sauvages. Quelques maisons ont leur escalier placé extérieurement et dominé par une espèce de terrasse couverte d’un toit en brique ; des pyramides de pierres, entassées sans ordre à la base de cette terrasse pour en soutenir l’édifice branlant, ajoutent encore à la singularité de cette architecture mauresque. Des débris de rempart enlacent le bourg d’une ceinture de pierres, et lorsqu’ils sont détachés par le vent ou par la pluie, ils roulent le long du coteau pour former une nouvelle barrière au pied des baries[2], qui se mirent coquettement dans l’eau. À l’extrémité du village, une plate-forme, entourée d’un parapet de pierre, décrit un demi-cercle au-dessus de l’étang de l’Angle. La vue qu’on découvre de cette petite esplanade, au milieu de laquelle est planté un grand micocoulier, dissipe heureusement l’impression de tristesse et d’ennui produite par l’aspect du village. La vallée que domine Balaruc-le-Vieux rappelle l’Orient par ses belles lignes, par le calme de son atmosphère, par les effluves d’or de son radieux soleil, par l’accentuation des ombres qui, vers la fin du jour, s’allongent sur la terre comme de gigantesques fantômes. Dans cette campagne riche et sévère, les lignes bleuâtres de l’horizon se découpent avec une merveilleuse limpidité ; les teintée du sol sont vigoureuses ; la poussière blanchit l’herbe ; le soleil dore la terre ; l’insecte bourdonne son chant métallique sous un ciel empourpré ; la brise parfumée des garrigues tempère un air embrasé, et de loin en loin les arbres, les collines et les villages détachent nettement leur profil sur la plaine immense que la baie de l’Angle borde d’une frange d’argent.

Depuis quelques instans, Urbain était arrivé à la petite esplanade de Balaruc. Appuyé sur le parapet, il ne pouvait détacher ses regards du splendide panorama qui se déroulait autour de lui. Certains petits coups frappés en cadence partaient du milieu de la plate-forme où s’élève le grand micocoulier. Le jeune homme crut d’abord que ce bruit monotone était causé par des sitelles, espèce d’oiseaux qui frappent les vieux troncs d’arbres avec leur bec pour en faire sortir les insectes, ou pour y introduire des provisions de grains ; mais nul oiseau ne cherchait sa pâture sur les branches dépouillées. En regardant attentivement ce bel arbre, géant du passé, resté debout au milieu des ruines, le panar découvrit une ouverture à son large tronc, et dans cette ouverture un savetier commodément établi : le bruit s’expliquait. Le cordonnier leva la tête et adressa la parole à Urbain avec cette aisance familière qui est un trait des mœurs méridionales. — Vous êtes surpris, monsieur, dit-il, de me voir dans cette singulière échoppe ; que voulez-vous ? Ici les pauvres gens choisissent leurs demeures parmi les ruines ; j’ai préféré l’arbre de la place : c’est le seul du village. À un vieux marin comme moi, il faut de l’air, de l’eau et du ciel. Cette plateforme me rappelle le gaillard d’arrière de la Vaillante, où j’ai passé ma jeunesse.

Le vieux Picouline n’avait gagné qu’une jambe de bois dans le cours de ses campagnes ; mais il n’avait jamais perdu sa joyeuse humeur, et son visage hâlé respirait une telle bonhomie, qu’Urbain n’hésita pas à se faire connaître.

— Ah ! monsieur, s’écria l’ancien matelot, que je suis aise que vous veniez tenir l’école ! J’avais peur qu’il n’arrivât de Montpellier un vieux maître grondeur. Dieu merci, vous êtes jeune, et certainement vous êtes bon !

Urbain tendit la main à Picouline.

— Vous me rendez bien heureux, monsieur, reprit le savetier ; il y a si longtemps que je n’ai serré la main à quelqu’un ! Je suis le précom[3] du village. Je vais chaque soir allumer le phare de Roquerol, qui se trouve en plein étang de Thau. Comme, malgré les temps les plus rudes, ma barque n’a jamais sombré, on me fuit, prétendant que je suis emmasqué (ensorcelé). Vous ne croyez pas aux sortilèges, vous sans doute ; mais vous avez foi dans la loyauté des gens malgré leur misère, et je vous remercie d’avoir compris que la main de Picouline est celle d’un honnête homme.

En ce moment, un bruit de pas fit crier le sable de la place, et le curé apparut.

— Je vous cherchais, monsieur Blaizac, pour vous conduire chez les autorités de Balaruc, et j’avoue que je ne m’attendais pas à vous rencontrer en pareille compagnie, dit-il en désignant Picouline.

L’orphelin, sans répondre à la réprimande du prêtre, regarda tristement sa lévite râpée, la boutonna de son mieux, et suivit l’abbé Tabourel, dont la soutane jaunie n’annonçait pas d’ailleurs plus de luxe.

— Vous ne connaissez encore que la moitié du village, dit le vieux prêtre à Urbain, et vous ignorez peut-être que la commune est divisée en deux parties, séparées par une allée d’un kilomètre de long. Le maire et l’adjoint habitent la portion qui s’appelle Balaruc-les-Bains.

Cette longue allée qui sépare les deux Balaruc est bordée d’amandiers, d’oliviers et de broussonnetias, arbres rabougris, dont le terne feuillage semble toujours couvert de poussière. La campagne s’appauvrit aux approches de Balaruc-les-Bains, qui est bâti au bord de l’étang de Thau. Les eaux salées de cet étang ont la propriété, comme celles de la mer, d’éloigner toute végétation de leurs bords ; aussi la partie du village qui s’étend sur la rive est-elle peut-être plus triste encore que celle qui s’élève sur la colline dénudée. L’étang de Thau n’offre ni les proportions charmantes d’un lac ni la majesté de la mer. Sans navires et sans vagues, ses flots lourds viennent mourir au pied des garrigues. Les blanches maisonnettes disséminées sans ordre sur la grève semblent abandonnées comme le sol aride qui les entoure. La rive est sans coquillages, la campagne sans verdure, le village sans chansons. La vue des malades attirés par une source thermale célèbre dans le pays, et qui traînent péniblement au soleil leurs membres paralysés, attriste constamment les regards. Les blanches coiffes des sœurs de charité de l’hôpital des bains animent seules le paysage. Semblables à des tombes, des croix de pierre sont posées le long des chemins, comme pour rappeler sans cesse la souffrance et la mort, qui règnent en souveraines dans cet austère hameau.

Dans les visites qu’il fit avec l’abbé Tabourel, Urbain reconnut qu’une grande rivalité régnait entre les autorités de Balaruc. Deux partis, le blanc et le rouge, luttent sans cesse dans les villages du midi. Bon gré, malgré, quelle que soit l’indifférence des nouveau-venus, on les enrôle dans l’un des deux camps, et le jeune homme vit bien qu’il serait obligé sous peu de choisir une couleur. Il suffit d’une simple brouille avec un membre du parti auquel il appartient pour qu’un paysan déserte son camp. La politique est toujours le prétexte du désaccord, dont la véritable cause est néanmoins quelque mesquine affaire d’intérêt. Les femmes ne sont pas étrangères à ces divisions ; le moindre village a deux salles de danse, et une jeune fille se garderait bien de danser à un bal autre que celui de son parti. Il va sans dire que le fiancé est toujours du camp de sa promise, et si l’amour naît entre des jeunes gens de partis différens, ce qui est rare, les parens s’opposent d’ordinaire au mariage.

Le curé de Balaruc était blanc, et le maire rouge. Ennemis acharnés, ils se disputaient le pouvoir et l’influence dans la commune ; le futur instituteur comprit qu’ils se disputeraient bientôt aussi sa personne.

Le maire était un gros homme, aux épaules carrées ; à la taille athlétique, aux épais favoris, aux sourcils proéminens. L’adjoint, petit et roux, avait l’air de sortir de sa poche ; il approuvait du geste tout ce que disait son chef de file, et trottinait derrière lui comme une espèce de valet. La parole mielleuse de l’abbé Tabourel, ses yeux baissés, son corps chétif, l’expression mystique de son visage, contrastaient singulièrement avec les franches et rudes manières du fonctionnaire villageois. Le curé n’osait jamais parler que par insinuation ; le maire donnait au contraire très énergiquement son avis, criant d’une façon formidable et jurant même à la face du pauvre prêtre, qui en blêmissait plus encore. Cependant, malgré son air de croquemitaine, le gros fonctionnaire finissait par céder au doucereux curé, qui, sans résister ouvertement, arrivait à son but, grâce à une opiniâtreté que rien ne lassait. Le maire croyait néanmoins gouverner la commune, et mettait son amour-propre à le faire supposer. Lorsque l’abbé Tabourel lui présenta le jeune élève de l’école normale : — Vous pouvez compter sur moi, dit le puissant fonctionnaire au panar en lui tendant sa large main, non pas à cause de la recommandation du capélan (ecclésiastique), mais parce que votre physionomie m’est sympathique. Dans huit jours, j’espère pouvoir vous envoyer mon fils.

— Dans huit jours, vous aurez nos fils, répéta comme un écho le petit adjoint.


II

La nouvelle de l’arrivée du futur instituteur s’était bientôt répandue dans Balaruc, et les villageois, curieux de connaître le Franciman[4], s’arrêtaient au seuil de leurs portes sur son passage. L’idiome languedocien est en quelque sorte un moyen de ralliement entre les gens de leur caste, et les paysans ne fraient guère avec ceux qui parlent un dialecte différent ; ils les regardent comme des êtres, à part [eslranchiés d’aou défora)[5], avec lesquels il leur paraît impossible de se mettre à l’aise. L’éducation du panar, son costume, ses manières, son langage, contrastaient avec les allures et les habitudes des villageois, et en s’entendant appeler Franciman, Urbain comprit toute la distance que ce mot allait établir entre eux et lui.

Depuis le millionnaire jusqu’au plus pauvre des vignerons, chacun étant propriétaire rural dans cette partie du Bas-Languedoc, le désir d’améliorer ou d’agrandir son bien est le seul mobile de toute existence. On n’afferme guère les vignobles à cause des fréquentes variations dans le prix des vins et de la facilité qu’aurait le fermier de forcer les récoltes au détriment des cépages. Les plus riches comme les plus humbles exploitent donc eux-mêmes leur domaine. L’agriculture est à peu près la seule industrie du pays, et le titre de propriétaire équivaut, dans le midi de la France, au titre d’une profession. Cet ensemble d’idées, cette exclusion de toute autre ambition, ce lien commun qui rallie les Languedociens, crée entre eux une véritable confraternité, dont les étrangers et les fonctionnaires se trouvent naturellement exclus. Si riches qu’ils soient devenus, les paysans du Bas-Languedoc ne changent rien à leurs habitudes : ils s’effraient de la civilisation, de tout ce qui lime, assouplit, épure les mœurs. Ils se trouvent heureux dans leurs souliers ferrés, sous leur soleil brûlant, et ils repoussent le progrès comme une trame ourdie contre leurs coutumes et leurs foyers. Les villageois de Balaruc témoignèrent donc peu de bienveillance à Urbain : ils ne virent en lui que l’instrument qui allait les priver pendant un certain temps des bras de leurs fils. Les rares paroles qu’ils lui adressèrent eurent seulement pour but de lui rappeler que la première communion était l’époque fixée pour quitter l’école, et qu’ils comptaient que les enfans seraient bientôt rendus aux travaux de la terre.

Tout en revenant à Balaruc-le-Vieux, l’abbé Tabourel fit sa profession de foi au Franciman, ajoutant que sa protection et sa sympathie ne seraient acquises qu’à l’instituteur qui partagerait ses opinions et l’aiderait à les propager. Aussi, de retour à l’école, Urbain s’accouda-t-il tristement à l’étroit appui de sa lucarne. Les rayons de la lune diamantaient les feuilles luisantes des lierres, et le rossignol mêlait son chant aux harmonies du soir. Le jeune homme resta longtemps absorbé dans sa contemplation, comme s’il eût voulu demander à cette nuit sereine le secret de sa vie. Il pensait avec effroi à tout ce qui séparait son esprit de celui de l’abbé Tabourel. La rigide dévotion du prêtre avait effrayé cette âme naïve et tendre, qui n’avait jamais médité sur les dogmes dont l’austère vieillard se faisait le défenseur passionné. Urbain embrassa d’un coup d’œil toute une suite de luttes douloureuses, de contrariétés quotidiennes, toute une existence de privations et d’isolement. Il n’avait lu que trop clairement dans son avenir.

Une semaine s’était à peine écoulée depuis l’arrivée d’Urbain à Balaruc-le-Vieux, qu’une rupture à peu près complète avait éclaté entre le jeune homme et le curé. Celui-ci, ayant perdu l’espoir de l’enfermer dans le cercle étroit de ses idées, lui avait retiré sa protection et refusé même l’hospitalité de la cure. Le Franciman avait dû accepter un gîte chez le vieux Picouline. Dès que l’on connut cette rupture dans Balaruc, Urbain fut déclaré rouge et enrôlé malgré lui dans le parti du maire. Chacun dès lors attendit avec impatience le dimanche où l’on devait voter sur la nomination de l’instituteur. Les blancs parlaient d’un nouveau candidat que le capélan allait faire venir de Montpellier ; les rouges assuraient hautement de leur côté que le panar aurait la majorité des voix dans le conseil municipal.

Une seule personne avait su, par son adresse et son hypocrisie, maintenir également son crédit dans les deux camps rivaux de Balaruc : c’était Mlle Ambroisine Barbot, l’institutrice communale. Elle se glissait tantôt chez le maire, tantôt chez le capélan, les flattant tous deux en face et les déchirant dès qu’elle se trouvait avec leurs ennemis. C’était une vieille fille osseuse, à qui la maigreur servait de prétexte pour se croire d’une nature moins vulgaire que celle des robustes paysannes qui l’entouraient. Petite, alerte, intrigante, un peu bossue, les cheveux roux et les yeux gris, Mlle Barbot avait eu le talent de faire supposer aux villageois que toutes les dames étaient ainsi faites, et chacun dans Balaruc parlait de la sœur[6] comme d’une femme supérieure.

Bon gré, mal gré, Urbain se vit forcé de rendre visite à ce redoutable confrère. Le jour même où il avait dû renoncer à l’hospitalité de la cure pour accepter celle de Picouline, il se décida à prendre le chemin de Balaruc-les-Bains, où demeurait Mlle Barbot. L’abbé, tout en interdisant au futur instituteur le séjour de l’école, n’avait pas jugé à propos de se priver tout à fait de ses services. Ayant rencontré Urbain dans l’allée des broussonnetias, il l’aborda sans lui témoigner ni sympathie ni ressentiment, et de ce ton froid et compassé qui lui était propre, il le chargea d’une commission pour Catha, une jeune fille que Mlle Ambroisine avait fait venir récemment de l’hospice des enfans trouvés de Montpellier, pour l’aider à soigner les plus jeunes élèves de sa classe et leur apprendre la croix (alphabet). — On l’appelle la Clavelette[7], tant elle est longue et maigre ! dit le curé à Urbain. Elle n’est pas venue à confesse depuis son arrivée. Mlle Barbot se plaint beaucoup de cette enfant, elle ne la garde que par charité. Vous devez nous aider à la ramener dans le bon sentier, et je vous charge de lui rappeler ses devoirs religieux.

L’Angélus sonnait, le panar prit congé de l’abbé Tabourel et se rendit à Balaruc-les-Bains, se demandant si la mission dont venait de le charger le capélan n’était pas une épreuve. Afin d’en sortir victorieux, il se mit, tout en cheminant, à préparer la morale qu’il se proposait d’adresser à la Clavelette. Comme il ouvrait la porte de l’école de Mlle Barbot, une officieuse voisine vint apprendre au Franciman que la sœur était partie de grand matin pour Bouzigues. « Il n’y a que la naturelle au logis, » dit-elle. Le jeune homme entra dans la classe pour remplir auprès de la sous-maîtresse sa mission de moraliste. Il crut d’abord la salle déserte, mais il aperçut bientôt près de la croisée ouverte sur l’étang une jeune fille assise sur un mauvais escabeau, le coude sur l’appui de la fenêtre et la tête dans sa main. Le panar resta immobile sur le seuil, n’osant interrompre les rêveries de la Clavelette.

La pauvre fille était en effet bien maigre. On voyait qu’une croissance hâtive avait épuisé son corps délicat. Par sa taille élancée, elle ressemblait à un roseau pliant au moindre souffle ; son teint transparent laissait voir tout entier le réseau d’azur de ses veines déliées. L’ovale du visage de Catha était trop allongé, les narines de son nez aquilin étaient trop minces ; sa bouche était décolorée, son regard mélancolique, ses joues pâles. Une petite robe de laine brune serrait étroitement son galbe appauvri ; la jupe trop courte laissait voir des bas de coton blanc qui plissaient sur ses fines chevilles, et les manches, ne descendant qu’au-dessus du poignet, découvraient un bras rougi. Sa tête s’inclinait, alourdie par le poids d’une magnifique chevelure d’un noir bleuâtre, dont les torsades, négligemment nouées, retombaient en boucles épaisses ; ces frisures naturelles couraient autour de la figure de Catha comme pour la protéger contre les regards et la froidure. Les yeux de la Clavelette étaient d’un bleu pur. Trop grands pour son maigre visage, ils semblaient grandir encore par leur fixité et puiser dans l’étang un azur nouveau. L’air de tristesse de la naturelle, qui contrastait si péniblement avec sa jeunesse, laissait deviner que la pauvre fille était en proie à une douleur morale plus cruelle encore que le mal physique qui la minait sourdement. Malgré le peu d’harmonie de sa mise, malgré la disproportion de sa taille, qui perdait toute élégance par sa maigreur, malgré son vague regard, ses cheveux en désordre, son cou trop long et sa poitrine enfoncée, la Clavelette avait un charme indéfinissable. C’était un visage sympathique où il ne manquait que l’expression du bonheur.

Urbain restait toujours immobile sur le seuil de la classe sans oser faire un pas, s’enivrant à son insu de la vue de cette pauvre enfant, si touchante au milieu de son abandon. Elle l’aperçut enfin, et, se levant sans confusion, elle lui demanda avec simplicité ce qu’il désirait. Saisi d’un trouble imprévu en entendant le timbre mélodieux de sa voix et en contemplant les yeux si doux qu’elle fixait sur lui avec candeur, le Franciman ne put que balbutier bien faiblement quelques mots du sermon qu’il comptait débiter ; mais, si modérée qu’elle fût, cette réprimande fit verser des larmes à la Clavelette. La jeune fille avoua naïvement au panar qu’après s’être mise en route un soir pour aller se confesser à Balaruc-le-Vieux, la vue de la campagne l’avait émue à un tel point qu’elle s’était agenouillée au milieu de l’allée déserte des broussonnetias, et que l’heure promise à l’abbé Tabourel s’était écoulée dans les garrigues. — C’était la première fois, dit-elle, que je pouvais admirer les nuages courant dans le ciel, les arbres agitant leurs feuilles, les oiseaux volant dans les airs : il me semblait que mon âme devenait meilleure ; mais vous direz au capélan que je suis prête à subir la punition qu’il voudra bien m’infliger, et qu’à l’avenir j’irai tout droit devant moi sans m’arrêter en chemin.

Urbain regrettait déjà vivement d’avoir attristé la jeune fille. Abandonnant son rôle de pédagogue, il la consola bien vite en lui promettant de la faire rentrer dans les bonnes grâces du curé.

Le panar comptait ne rester que quelques instans auprès de la Clavelette ; il passa plus d’une heure à recueillir les innocentes confidences de la pauvre enfant, qui ne trouva d’autre moyen pour se justifier que de raconter sa vie de souffrances et d’isolement. Toute petite, elle avait voulu s’attacher aux sœurs de l’hospice de Montpellier ; mais les religieuses avaient repoussé ses caresses : pour la distinguer de ses compagnes, elles avaient remplacé le nom de Catherine brodé sur ses langes, le nom de sa mère peut-être, par le diminutif de Catha. La naturelle avait cherché à se faire aimer des autres enfans recueillies dans l’hospice, mais celles-ci n’avaient voulu l’associer qu’à leurs haines, à leurs jalousies ; elle s’était alors repliée sur elle-même. Sortie de ce triste asile, elle avait cru pouvoir chérir Mlle Ambroisine comme une mère. Cette dernière illusion, hélas ! avait été promptement déçue. Où donc la pauvre âme allait-elle placer son affection en ce monde ? C’était en un pareil moment que le hasard avait envoyé Urbain sur sa route. Les deux jeunes gens souffraient de la même douleur, ils se comprirent bientôt, et le jour baissait quand ils se dirent adieu.

Urbain rencontra de nouveau le curé dans l’allée des broussonnetias, il essaya d’intercéder en faveur de la naturelle, mais quelques sèches paroles du prêtre lui imposèrent silence. Il ne lui restait qu’à se rendre à son nouveau gîte, chez le précom : Il était déjà sur la route de la masure ruinée du marin, quand il vit celui-ci venir à sa rencontre. Avant de conduire le Franciman à son pauvre réduit, Picouline devait aller allumer le phare de Roquerol ; Urbain désira l’accompagner.

Roquerol n’est qu’un rocher escarpé, qui s’élève au point de jonction de l’étang de l’Angle avec l’étang de Thau. C’est un assez dangereux parage, et le petit phare placé tout au sommet du rocher sauve bien des barques qui viendraient la nuit se briser contre les récifs. Près de Roquerol se trouve l’abyssé[8], source jaillissante au milieu de l’étang, et dont les eaux ne gèlent jamais. Les barques sont repoussées par le courant, dont la force ascensionnelle arrête aussi les vagues et les empêche de passer outre. La température de cette espèce de trombe d’eau est un peu plus élevée que celle de l’étang, et la couleur bleue des ondes ainsi lancées par la source tranche avec la teinte verdâtre des eaux de la baie. Le mystère qui enveloppe l’origine de cette rivière ascendante, l’impossibilité d’en déterminer la profondeur, lui ont fait une renommée terrible. Les pêcheurs redisent en tremblant à leurs fils les légendes de l’abyssé, et les plus hardis n’oseraient pas s’aventurer à la nuit tombante autour du gouffre redoutable.

La lune avait disparu sous les nuages amoncelés, le vent soufflait avec violence, la pluie fouettait les flancs du noir rocher, et la barque du précom se balançait sur les vagues. On distinguait dans la tourmente les flots qui menaçaient d’ensevelir l’esquif sous leur linceul glacé, et plus loin, dans l’ombre, le rocher de Roquerol. Le panar était fortement ému. Picouline, impassible, assurait avoir bien souvent triomphé de vents plus contraires. D’ailleurs n’avait-il pas les prières d’un ange ? Et le vieux marin fit voir, dans la direction de la terre, une petite lumière brillant dans la nuit.

— C’est le phare de Catha, dit-il ; elle l’allume pour moi les soirs de mauvais temps.

Le jeune homme tressaillit à ce nom.

— La sœur est très sévère pour elle et ne lui permet jamais de sortir, ajouta le précom ; mais, sans se voir ni se parler, les malheureux ont le secret de se comprendre, et la Clavelette, qui sait que je la chéris comme mon enfant, a trouvé le moyen de me témoigner ainsi son affection.

La barque touchait au rocher. Pendant que le vieux marin allumait la lanterne de Roquerol, le Franciman regardait le petit phare de la naturelle scintiller dans la nuit.

— Je peux me rendre par terre et par eau à ma demeure, dit Picouline, et si vous n’avez pas peur, nous y serons bientôt avec ma barque.

L’habileté, le sang-froid du vieux nautonier, et aussi la pensée que Catha priait pour eux, triomphèrent de toutes les craintes du jeune homme, et le précom rama vers la source d’Imbressac, près de laquelle était situé son modeste asile. Le bateau côtoyait le rivage, la nuit était noire, et Urbain ne put rien apercevoir du pays. Ils arrivèrent ainsi dans une petite anse ; la pluie avait cessé, le vent s’était apaisé, on sentait une atmosphère plus chaude et meilleure. Le vieux matelot amarra l’embarcation à un tamaris qui se dressait parmi les joncs au bord de l’étang, et les deux amis descendirent à terre. Picouline conduisit le panar à une espèce de ruine qui s’élevait au-dessus de quelques roches. Une épaisse litière d’algues était étendue sous une voûte. C’était tout ce que possédait l’ancien marin.

— Vous êtes au Cross de Niou[9], dit-il au Franciman. Voici votre gîte et le mien. Vous vous trouverez assez mal logé sans doute, ajouta le vieux marin ; mais du moins vous serez à l’abri du froid.

Lorsque les premiers rayons du soleil vinrent se jouer sur les eaux de l’étang, Urbain, debout sur les rochers d’Imbressac, put contempler un panorama magnifique. L’étang de Thau, argenté par le soleil, frémissait à la fraîcheur du matin ; ses vagues, doucement ondulées, semblaient se poursuivre et s’enfuir vers le rivage ; la Méditerranée détachait sur l’horizon le bleu foncé de ses eaux paisibles ; ainsi qu’un gigantesque cétacé, la montagne de Cette allongeait sa masse noire entre l’étang et la mer, tandis que la montagne d’Agde, sa rivale, semblait à regret s’effacer au second plan. Les cabelles[10] des salines de Villeroy dessinaient sur le ciel leurs pyramides de neige. La chaîne des Pyrénées, pareille à des flocons bleuâtres, déroulait ses festons dans le lointain, et les monts des Asturies, comme une vague fumée, se découvraient plus loin encore. Les nombreux villages qui entourent l’étang de Thau s’y miraient coquettement dès le matin, comme pour faire leur toilette au soleil. Les deux Balaruc, l’un avec ses quelques habitations éparses sur la plage, l’autre avec ses ruines pressées sur la colline, s’apercevaient à travers le feuillage léger des oliviers, des grenadiers et des tamaris. L’île charmante du Cross de Nïou envoyait sur l’étang les toniques parfums de ses fleurettes aromatiques. Enfin un magnifique aubépin s’élevant au milieu de quelques roches d’un rose vif, des plantes fleuries malgré l’hiver, une température d’une douceur admirable, quelques mouettes rasant l’étang, et la source d’Imbressac[11] murmurant au fond de sa grotte mystérieuse, complétaient l’harmonie du tableau.

Les ruines où le précom avait établi son domicile étaient toutes modernes : c’étaient celles d’un four à chaux abandonné. La voûte sous laquelle il dormait était la seule partie intacte du petit édifice ; les murs à moitié écroulés offraient des tons charmans, et ces débris à demi calcinés, dominant un majestueux panorama, avaient une poésie étrange.

C’est dans cette paisible retraite qu’Urbain allait attendre sans trop d’impatience le jour qui devait décider de son sort. Ce jour arriva enfin. C’était un dimanche. Le précom se rendit de bonne heure à Balaruc pour les devoirs de son emploi, et il promit à Urbain de revenir avant le coucher du soleil lui annoncer le résultat du vote.

Resté seul, le panar s’assit sous le grand aubépin, où la brise ne tarda point à lui apporter les bruits confus du village. La population entière prenait part à l’événement du jour, et Urbain crut distinguer les bonnets blancs des paysannes s’agitant autour de la commune. Le jeune homme, toujours immobile et rêveur, suivait machinalement du regard les reflets irisés des coquilles, dont les nuances nacrées se jouaient à ses pieds aux rayons du soleil, lorsqu’il vit une ombre s’avancer sur le sol. Il leva les yeux et aperçut la naturelle avec sa robe courte, ses bas blancs et ses cheveux frisés. La jeune fille avait voulu profiler de quelques heures de liberté pour venir voir le vieux Picouline. Elle parut surprise et heureuse de rencontrer Urbain. Les jeunes gens s’oublièrent bientôt dans une causerie intime comme la première et non moins innocente. Une pure auréole semblait entourer la Clavelette et écarter d’elle toute pensée mauvaise. Il régnait dans ses manières une simplicité si chaste, et son visage ingénu reflétait un tel mélange de grâce et de pudeur, que l’orphelin n’aurait point osé lui adresser une parole d’amour. Il s’enivrait de son charme, et se disait tout bas que Catha serait la compagne qu’il choisirait un jour pour partager son modeste foyer.

Déjà le soleil s’était couché ; il faisait froid, la jeune fille grelottait dans sa robe légère, et Picouline ne revenait pas. La Clavelette s’assit sur un rocher, et, croisant les mains sur ses genoux : — Je serai peut-être battue, dit-elle à Urbain, mais j’aime mieux endurer la colère de la sœur que de m’en retourner en vous laissant dans l’anxiété.

Des pas retentissans annoncèrent enfin le précom. Picouline s’avançait en gambadant sur sa jambe de bois, et lançant son chapeau dans les airs : — La victoire est à nous, s’écria-t-il de loin. Monsieur Urbain, vous êtes désormais l’instituteur des deux Balaruc !

Le jeune homme se jeta au cou du vieux marin, tandis que Catha lui prenait la main et y portait les lèvres avec une vive expression de reconnaissance et de joie.

— Vous voulez donc me faire pleurer, mes enfans, dit Picouline en essuyant une larme avec le revers de sa main. Le capélan vous était bien hostile, ajouta-t-il en s’adressant au panard et je ne sais comment vous allez vivre ensemble, car il ne vous pardonnera jamais d’avoir été élu contre son gré. C’est la première fois que le maire gouverne ; il m’a fait voter, et c’est ma voix qui vous a donné la majorité. Vous allez cette fois entrer en véritable conquérant dans votre école, d’où le capélan ne pourra plus vous déloger..... Mais partons vite, Mlle Ambroisine reprenait déjà le chemin de Balaruc-les-Bains ; alerte donc, si nous voulons y arriver avant elle !

Le Franciman ne put dire adieu sans émotion au Cross-de-Nîou. La journée qu’il venait d’y passer avec la Clavelette lui avait rendu cette retraite plus chère encore, et il éprouva comme un triste pressentiment lorsqu’il aperçut le sombre profil de Balaruc-le-Vieux se dessiner au-dessus des garrigues. Une larme roula dans les grands yeux de la naturelle comme une mystérieuse réponse aux pensées d’Urbain. La barque était étroite, et les jeunes gens s’y trouvèrent serrés l’un contre l’autre.


III

Froissé dans son amour-propre, plein de dépit de voir arriver le Franciman à l’école, l’abbé Tabourel accueillit le panar avec un sourire de haine mal dissimulée, dans lequel le jeune homme crut lire tout un avenir de souffrances. Le capélan, voulant en effet prendre une revanche éclatante, s’était promis, par des persécutions habiles et continues, d’amener Urbain à faire amende honorable ou à renoncer à l’école de Balaruc. Trop adroit pour commencer ouvertement la guerre, il cacha son hostilité sous une apparente justice, disant qu’il regrettait la rigueur que son ministère lui imposait.

Urbain recevait deux cents francs de la commune ; la cotisation des élèves variait de un à trois francs par mois, suivant leur âge ; il y en avait en tout une vingtaine. Comme les indigens ne devaient aucune rétribution et qu’ils étaient nombreux, le jeune homme gagnait à peine de quoi vivre. Toutefois, si l’enrôlement du panar parmi les rouges lui avait enlevé l’appui du capélan, il lui donnait celui du maire, et, grâce à l’esprit de parti, la vie du Franciman ne fut pas exempte de toute douceur. L’adjoint l’engageait assez fréquemment à aller partager à son mas[12] ses mourguettes[13] du dimanche, tandis qu’à son tour le fonctionnaire municipal le conduisait à la société du village. Couvert par cette haute protection, Urbain put prendre sa part de ce club au petit pied sans grever son pauvre budget des quinze francs exigés pour la cotisation annuelle.

C’est à ce club villageois que le maire allait faire sa partie quotidienne de billard avec son adjoint, qui, tout en s’évertuant de son mieux, n’avait jamais réussi à battre le gros fonctionnaire. C’est là que le dimanche le païre[14] de Fresquily et ses valets allaient jouer à l’hôpital (la bataille). Le médecin des environs, fatigué d’une longue tournée, se reposait au club de Balaruc, où il dictait ses ordonnances au pharmacien, qui, cumulant les fonctions d’apothicaire, et de cafetier, lui servait un cruchon de bière tout en prenant note d’une potion. Là les laboureurs du voisinage venaient payer le carthagène[15] aux paysans, flattés de trinquer avec eux. Là enfin le capélan trouvait à faire sa partie de quatrète ou de sizette[16] avec les chapeaux noirs (notables) des environs. À l’opposé des cercles citadins, la société de Balaruc se fermait de très bonne heure, et le panar, qui avait conservé l’habitude de se coucher assez tard, fut fort heureux de quelques livres que le médecin voulut bien lui prêter pour occuper les dernières veillées de l’hiver.

Pendant que les rouges adoucissaient ainsi la position du jeune homme, les persécutions du curé redoublaient. L’abbé Tabourel régnait sans partage à Balaruc-le-Vieux, qui, appartenant tout entier au parti blanc, lui était dévoué. Il serait superflu d’énumérer les tracasseries de toute sorte auxquelles Urbain dut opposer une résignation inaltérable. Un seul exemple, suffira pour montrer quelles proportions peut prendre la lutte de la cure et de l’école dans un village du midi.

Le printemps allait venir et ramener les processions. Urbain attendait avec impatience cette époque de l’année, où il espérait trouver l’occasion de voir souvent Catha. C’était le panar qui devait décorer l’autel portatif, diriger la marche des acolytes, soutenir les chœurs des dévotes, et il comptait beaucoup sur cette occasion pour reprendre une certaine autorité individuelle et échapper au joug qui l’opprimait.

Dès le mois de mai, les humbles croix de pierre qui s’élèvent de loin en loin dans les campagnes du midi de la France sont pieusement ornées de feuillage et de fleurs, et au retour du travail les fidèles vont y prier pour les biens de la terre. Des chants religieux retentissent alors au sein des garrigues, les cierges mêlent leur clarté vacillante à la douce lueur du crépuscule, et pendant que la cloche de l’église sonne à toute volée la fête poétique des Rogations, l’encens s’élève vers les cieux avec les parfums printaniers de l’aubépine, du fenouil et du jasmin sauvage. Dans les villes, la procession est prévue, attendue, organisée d’avance ; c’est une fête du calendrier qui l’amène à jour fixe. Au village, il suffit d’un deuil, d’une crainte, d’un vœu public, pour que le capélan fasse marcher en longue file dévote son docile troupeau.

L’abbé Tabourel avait fait subir des examens aux élèves du Franciman ; les plus instruits sur le catéchisme devaient être admis à la communion de la Fête-Dieu et soutenir l’autel portatif à la procession de la Pentecôte. Ce soir-là, les parens des enfans acceptés par le curé étaient tenus d’offrir à l’instituteur un repas de réjouissance ; mais ce qui charmait bien plus encore Urbain dans ce beau jour de la Pentecôte, c’est la surprise qu’il ménageait à la Clavelette. La pauvre fille avait dû se contenter jusqu’alors de suivre les processions à côté des vieilles femmes, car sa petite robe brune lui interdisait les rangs des jeunes filles, qui, habillées de blanc, marchent en tête du cortège portant des bannières et des croix. Le Franciman se faisait une fête de voir la naturelle parée de la robe blanche et du voile de gaze qu’il était allé choisir pour elle à Gigean.

La Clavelette arriva avant tout le monde à l’église, conduisant les plus petites élèves de Mlle Barbot. Le voile qui tombait sur son visage ne cachait qu’à demi la rougeur charmante répandue sur ses traits ; elle marchait timidement dans ce costume, qui semblait lui prêter une candeur et une grâce nouvelles. Ses yeux étaient baissés, mais elle reconnut vite Urbain en passant près de lui, et le sourire qu’elle lui adressa valait bien des remerciemens. Le Franciman, tout heureux, entra dans l’église, dirigeant son petit troupeau vers le banc destiné aux écoliers ; mais il dut bientôt s’arrêter et revenir sur ses pas. Le banc avait été relégué derrière la chaire, et les chaises de quelques dévotes s’étalaient à sa place. Avant que le jeune homme se fût expliqué la cause de ce changement inattendu, l’abbé Tabourel était monté en chaire, et annonçait que pas un seul des élèves du Franciman ne se trouvait assez bien préparé pour être admis à la première communion. Il ajouta qu’une nouvelle mesure venait d’être prise pour que les fidèles raisonnables et pieux eussent désormais les meilleures places dans l’église. Il termina en disant qu’il croyait nécessaire d’infliger une punition aux écoliers, et qu’en conséquence, au lieu de suivre, comme d’habitude les premiers rangs de la procession, ils en fermeraient la marche avec leur instituteur. La consternation paralysa d’abord les villageois ; mais bientôt éclata un vif ressentiment contre le Franciman, et à la sortie de l’église il n’y eut pas de reproches ni de menaces qui ne lui furent adressés. N’était-il pas l’auteur de ce retard onéreux de la première communion ? n’était-il pas la cause de toutes les humiliations que subissaient leurs enfans ?

À partir de ce moment, les souffrances d’Urbain augmentèrent de jour en jour. L’abbé Tabourel eut constamment quelques mots aigres à lui adresser au prône ; les villageois se crurent autorisés à mal payer un maître d’école dont le capélan était mécontent, et les élèves, encouragés par leurs parens, n’eurent plus pour lui ni obéissance ni respect. Les paysans reprochaient à l’instituteur de vouloir garder trop de temps leurs fils à l’école, et ce fut en vain que le panar tâcha de lutter contre la ligue que l’abbé Tabourel avait su former contre lui. Son amour pour la Clavelette pouvait seul donner au jeune homme la force de rester à Balaruc, et il comprit alors que le vrai courage est surtout dans la résignation.

Cependant Mlle Barbot, qui ne prétendait nullement coiffer sainte Catherine, nourrissait secrètement certaines prétentions matrimoniales sur le jeune instituteur, et l’idée de trouver une rivale dans Catha était ce qui l’exaspérait le plus contre la naturelle. L’abbé Tabourel était dans les confidences de la sœur et l’encourageait dans son projet d’union avec Urbain, car il connaissait assez la vieille fille pour être persuadé qu’elle ferait un esclave de son mari, et que sa tyrannie, mieux encore que la sienne, triompherait des scrupules du panar, et l’obligerait à entrer dans le parti des blancs. La sœur et le capélan parlaient souvent ensemble de l’avantage de réunir les deux écoles à Balaruc-les-Bains. Le local était assez grand : on prendrait la chambre de Catha pour faire la classe des garçons. On ne disait pas ce que deviendrait la naturelle ; comptait-elle jamais pour rien ? L’école de Balaruc-le-Vieux serait alors une espèce d’asile où le capélan relèverait la foi des vieillards et des malades.

La pensée de se trouver seul et maître à la commune creusait un pli de satisfaction sur les lèvres minces du curé. Mlle Barbot s’habitua si bien à ce projet, qu’il devint son idée fixe. Urbain n’en était pas encore instruit, mais l’abbé Tabourel répondait de lui avec un sourire qui aurait fait frissonner tout autre que la vieille fille. Mlle Ambroisine, trouvant toutefois qu’il était nécessaire d’attirer l’attention du Franciman sur la position avantageuse qu’il aurait en devenant son époux, se décida, avec quelques minauderies, à l’aborder un jour en allant à l’église. Après avoir mis en relief ses qualités et fait sonner bien haut ses économies, après avoir démontré à Urbain qu’elle exceptée, nulle femme dans le pays n’avait reçu l’éducation nécessaire pour le comprendre et sympathiser avec lui, elle parla du projet de transférer l’école des garçons à Balaruc-les-Bains. La sœur, trouvant que c’était au jeune homme à tirer la conclusion de ces confidences, baissa pudiquement ses yeux éraillés, comme pour attendre sa réponse.

Urbain était à cent lieues de supposer que la vieille fille pensât à se marier, et surtout avec lui, qui aurait pu être son fils ; il se méprit donc complètement sur ses intentions. Touché de ce qu’elle prenait ainsi ses intérêts et faisait ses efforts pour le soustraire au triste séjour du vieux Balaruc et aux sermons du capélan, doublement heureux d’un changement qui le rapprocherait de Catha, le panar remercia avec effusion la sœur, et accueillit avec joie le projet de la translation de son école à Balaruc-les-Bains.

Ce petit quiproquo se passait à la porte de l’église par une belle matinée d’automne. Le curé, à cause des travaux de la vendange, n’avait dit qu’une messe basse, et Mlle Ambroisine, ne voulant pas laisser refroidir le feu du Franciman, lui proposa, en sortant de l’office, une promenade à une ruine célèbre du pays, l’abbaye de Vallemagne. La sœur espérait que cette journée tiède et calme, la vue de la nature et l’abandon d’une causerie affectueuse, amèneraient Urbain à lui dévoiler des sentimens dont la timidité seule avait sans doute retenu l’aveu sur ses lèvres.

Cependant, comme la vieille fille se piquait d’un grand respect pour les convenances, elle voulut se faire accompagner par Catha. En regardant les membres grêles et allongés de la pauvre Clavelette sortir de sa petite robe brune comme d’une prison trop étroite, ses cheveux frisottans sur son pâle front, ses yeux bleus entourés d’un cercle bistré, Mlle Ambroisine se dit que cette chétive créature ne pouvait guère lui porter ombrage, et elle jouit d’un double triomphe à l’idée de se faire suivre de cette rivale délaissée.

On devait partir à midi, et pendant que Mlle Ambroisine s’occupait de préparer un goûter pour l’emporter à l’abbaye de Vallemagne, le panar alla chez le verrotier choisir quelques bijoux qu’il trouvait convenable d’offrir à la sœur en échange de ses politesses.

Les bijoux en verroterie sont restés longtemps le monopole de Balaruc-les-Bains. Garçons et filles venaient de bien loin choisir dans le petit antre du fabricant villageois des épingles et des anneaux de verre surmontés d’oiseaux ou entourés d’une légende d’amour. Ces fragiles souvenirs, que le plus pauvre pouvait donner à sa promise, causaient plus de regrets que de bonheur, car ils se brisaient au moindre choc, comme un triste augure de la courte durée des amours qui les avaient fait naître. D’ordinaire c’était devant l’acheteur que le verrotier fabriquait ses anneaux ; on les lui demandait jaunes, bleus ou verts, avec le nom ou l’inscription appropriée à la personne à qui on les offrait. Urbain ne trouva pas décent de donner à Mlle Ambroisine une de ces bagues symboliques : il choisit à son intention une épingle surmontée d’un coq qui étalait ses ailes d’un air assez martial pour écarter toute allusion amoureuse ; mais en même temps le jeune homme commanda avec mystère deux anneaux mignons, l’un blanc, portant le nom de Catha, l’autre surmonté de deux petites colombes, puis il cacha soigneusement dans sa poche la petite boîte en copeaux de bois colorié qui les renfermait. Comme Mlle Ambroisine mettait son châle, le Franciman lui offrit pour l’attacher le coq aux couleurs éclatantes, et la vieille fille, en même temps qu’elle lui adressait un sourire de remerciement qui mettait à nu ses grandes dents jaunâtres, tournait vers la naturelle un regard dédaigneux.

On partit, la Clavelette chargée du panier contenant le goûter, et la sœur se fâchant de ce que le panar l’arrachait à ses mains délicates. La présence de Mlle Ambroisine semblait paralyser la pauvre Catha, qui n’osait plus lever les yeux autour d’elle : on eût dit qu’elle avait perdu l’intelligence avec la liberté de ses allures. Le chemin était pierreux ; il fallut traverser d’immenses garrigues, et la petite caravane arriva bien lasse à l’abbaye de Vallemagne.

Cette ancienne abbaye de Cîteaux remonte au XIIe siècle. L’architecture gothique de l’église est d’une simplicité des plus élégantes. Le chœur est mystérieusement éclairé d’un jour affaibli par de nombreux piliers, qui ne cachent pas néanmoins au grand autel la vue des chapelles dont la nef est entourée. Des faisceaux de colonnettes s’élèvent de ces piliers, et les chapiteaux qui les couronnent supportent les nervures de la voûte, qui viennent retomber sur leurs sculptures. La Clavelette, malgré la timidité qui serrait son cœur devant Mlle Ambroisine, ne put s’empêcher de déplorer le vandalisme qui avait transformé en une étable cette imposante église. Mlle Barbot, qui ne comprenait pas l’intérêt que pouvaient offrir ces murs noircis, privés de tableaux, ces colonnes à moitié brisées, ces vitraux où des plantes grimpantes remplacent les couleurs disparues, et ces rosaces de pierre à demi cachées par des meules de foin, proposa de monter sur le toit des bas-côtés de l’église, qui, pavé de dalles, forme une terrasse dont on peut faire le tour en passant sous les arceaux d’appui de la voûte principale. Après avoir admiré le magnifique paysage qu’on découvre de cette terrasse, la sœur voulut qu’on allât goûter dans la rotonde octogone qui se trouve au milieu du préau du cloître. Cette rotonde, autrefois destinée à la sieste des religieux, est formée par des colonnes gothiques, qui sont surmontées d’un dôme de pierre à jour d’une légèreté aérienne, et sur lequel des vignes séculaires entrelacent leurs pampres nuances. Au milieu jaillit en pyramide une fontaine dont l’eau, toujours fraîche et limpide, reçue d’abord dans une coupe, s’en échappe frémissante pour retomber dans un bassin circulaire. Plusieurs architectures se rencontrent dans cette élégante rotonde : on dirait que chaque époque a voulu y laisser son type, et cette opposition de styles forme un ensemble original. L’air attiédi de cette salle ouverte au soleil, où le doux murmure de la fontaine se fait entendre depuis des siècles, le jour mystérieux qui filtre à travers les guirlandes de vigne, le silence qui règne sous ce dôme où les broderies de pierre se dessinent sur le bleu du ciel, inspirent une douce rêverie : on croit voir encore les anciens religieux de Cîteaux errer, dans leurs longues robes, sous ces voûtes sonores.

Après le goûter, Mlle Ambroisine, fatiguée de sa course, bercée par le murmure de l’eau et le frémissement des feuilles, s’endormit appuyée contre un des piliers ; le soleil, glissant à travers la verdure, éclairait sa tête de reflets verdâtres qui lui donnaient un ton presque livide. Heureux d’être ainsi rendu à la liberté, le Franciman et la naturelle se prirent par la main et se mirent à courir hors du cloître. Ils arrivèrent bientôt au pied des rochers calcaires qui s’élèvent à une hauteur prodigieuse à une centaine de pas de l’abbaye. Ces rochers singuliers, superposés en lames très minces, forment une gigantesque muraille. À leur base naît la source qui alimente la fontaine de Vallemagne. Une rigole, tracée au milieu d’une belle allée, amène doucement au cloître les eaux limpides, qui sortent d’une petite grotte à demi cachée par des arbustes toujours verts et des plantes aromatiques. Les riches abbés de Vallemagne avaient su tout réunir pour ajouter à l’agrément de leur plantureuse solitude.

Ce fut dans le site agreste de la source que le Franciman passa ses anneaux de verre au doigt de la Clavelette. Le visage de la jeune fille s’illumina d’une joie radieuse, et le panar allait lui demander si elle voulait aussi accepter son amour, lorsque la voix aiguë de Mlle Ambroisine se fit entendre dans l’allée. Par un mouvement instinctif, la naturelle cacha sa main sous son tablier, et courut à la rencontre de la sœur.

Hélas ! Catha ne put dissimuler longtemps les innocens bijoux à l’œil inquisiteur de Mlle Barbot, qui, les découvrant bientôt, en devina aisément l’origine. Elle les brisa entre ses doigts osseux en rappelant durement sa naissance à la naturelle, la vieille fille ajouta même qu’elle chassait de race et mériterait d’être renvoyée à l’hospice.

Le lendemain de bon matin, Mlle Ambroisine s’achemina vers Balaruc-le-Vieux, pour raconter au capélan ce qui s’était passé à l’abbaye de Vallemagne. À la figure bouleversée de la sœur, l’abbé Tabourel comprit que ses amours quadragénaires avaient éprouvé quelque contrariété, et il la conduisit mystérieusement dans le petit jardin du presbytère pour écouter ses doléances. Ayant aperçu à travers sa lucarne le vieux prêtre et Mlle Barbot en secret conciliabule sur le banc de l’enclos de la cure, le Franciman courut prier Picouline de lui prêter sa barque, pour aller bien vite trouver la Clavelette, qui devait être seule à l’école.

Il était de bonne heure, et la petite maison de la sœur était encore fermée lorsque le bateau aborda devant la façade qui s’élevait sur le bord de l’étang. La croisée de la chambre de Catha était seule ouverte, et le panar, décidé à profiter de cet instant de solitude pour faire à la jeune fille le doux aveu qui avait été si cruellement interrompu la veille, rama sous sa fenêtre, interrogeant de l’œil le rivage désert.

La matinée était belle et calme, l’étang silencieux. La Clavelette rêvait à sa croisée. Elle jeta un cri de joie en apercevant le Franciman, et dans la main qu’il lui tendait, elle plaça en rougissant sa main, qui devint ainsi l’ancre charmante destinée à retenir la barque immobile.

— J’ignorais que notre affection mutuelle fût différente de l’amitié, dit-elle d’une voix tremblante. Nous sommes trop pauvres pour nous aimer d’amour… Adieu donc ! Je vais faire une relique des débris de mes anneaux de verre ; vous me les avez donnés avant l’aveu de votre cœur, et ce souvenir fraternel me rappellera les seuls instans de bonheur qu’il m’ait été permis de goûter.

Le soleil empourprait déjà l’horizon, les bateaux commençaient à sillonner l’étang, la cloche de Balaruc tintait l’heure du travail, un bourdonnement enfantin annonçait l’entrée à l’école. Il fallut se quitter, et le bateau du Franciman fut rapidement entraîné vers l’autre rive.

— La Clavelette m’aime ! disait avec joie le panar en rentrant dans les sombres ruines du hameau.

Et il commença résolument sa classe, jurant qu’avant l’hiver il aurait amassé la petite dot qui manquait à Catha.


IV

Dès ce moment, le Franciman n’eut plus qu’un but, celui de devenir assez riche pour épouser la pauvre fille. Il pensa d’abord pouvoir employer les heures que lui laissaient ses classes dans un mas des environs ; mais le capélan lui enleva tout espoir de se louer comme valet, déclarant un jour en chaire que le travail de la terre était interdit à un instituteur, car il ne devait jamais déroger à la dignité de ses fonctions. Après plusieurs tentatives infructueuses, Urbain eut l’idée d’ouvrir une classe d’adultes le soir dans son école. Il s’était dit que les valets et même certains païres ne seraient pas fâchés de pouvoir apprendre à lire et à compter après leur journée. Comme les précoms sont les affiches vivantes des villages, il pria Picouline d’aller trompeter la nouvelle dans tout le pays. Le précom partit avec empressement, heureux d’être utile à Urbain ; mais il s’en revint l’oreille basse : l’annonce du cours d’adultes n’avait rencontré partout qu’indifférence, La sœur se réjouissait en secret de tous les échecs du panar, qui, fatigué de tant d’obstacles, lui paraissait devoir un jour s’estimer fort heureux d’accepter sa fortune et sa main. À tout hasard elle reprit donc ses minauderies, et bientôt pourtant, impatiente de l’air réservé et froid du jeune homme, voulant avoir le cœur net sur ses intentions, elle pria le capélan de parler au Franciman. L’abbé Tabourel fit venir le panar à la cure, et après un long préambule sur la convenance qu’il y avait pour un instituteur à se marier, il lui offrit la main de Mlle Ambroisine d’une façon qui n’admettait pas de refus, mais qui réclamait au contraire toute sa gratitude. Qu’on juge de la colère du capélan, lorsque le panar, après l’avoir remercié, lui répondit que si sa position ne lui permettait pas d’épouser tout de suite Catha, il avait du moins la consolation d’espérer en des temps meilleurs et la douceur de pouvoir rester fidèle à ce premier amour.

Mlle Ambroisine fut encore plus furieuse que l’abbé Tabourel. — C’est donc une masca (sorcière) que cette fille d’hôpital ! dit-elle. À partir de ce moment, elle maltraita plus encore l’innocente enfant.

Il n’est pas de mystères pour les villages ; le refus du panar d’épouser la sœur fit grand bruit dans Balaruc. Pendant que la vieille fille disait qu’elle saurait bien se venger, la Clavelette, touchée profondément de l’amour du jeune homme, prenait la résolution de s’en rendre digne en travaillant à amasser la dot modeste qui lui manquait ; mais, hélas ! comment chercher ailleurs le salaire que Mlle Barbot lui refusait ? La naturelle n’était pas libre, elle appartenait à la sœur depuis le jour où celle-ci l’avait obtenue des religieuses de Montpellier, et jusqu’à sa majorité elle ne pouvait quitter l’école que pour rentrer à l’hospice. L’idée de la fuite vint à l’esprit de la pauvre enfant, et cette idée, elle se tint prête à l’exécuter.

De son côté, après sa réponse à l’abbé Tabourel, Urbain avait résolu de gagner l’indépendance, de s’assurer une source de revenu qui lui permît de vaincre l’hostilité du capélan et de la sœur. Une occasion favorable vint s’offrir, et il la saisit avec empressement.

Il y avait près de Balaruc un vieux château, appelé La Murade, où personne ne mettait jamais les pieds. On le disait emmasqué. Des murs crevassés, massifs, des volets noirs, lui donnaient en effet un aspect lugubre. L’allée qui y conduisait était bordée de santoline grisâtre ; la verdure du parc disparaissait sous la poussière ; les herbes croissaient librement dans la cour ; le chenil était vide. Une tige de fer, seul reste du cadran solaire, marquait la marche du temps, sans en compter les heures, sur la façade décrépite. Les cheminées tombaient en ruines, et les araignées tissaient de larges toiles d’une fenêtre à l’autre.

La Murade était habitée par deux vieillards. L’un, le maître, était aveugle et maniaque ; l’autre, le serviteur, était sourd et infirme. Nouveaux Oreste et Pylade, ils ne s’étaient jamais quittés, et se suffisaient si bien l’un à l’autre, que leur affection jalouse avait depuis longtemps exclu tout visiteur. La Murade avait servi en 1815 de refuge à Mme la duchesse d’Angoulême, et, dans son culte fanatique pour la branche aînée des Bourbons, le châtelain, voulant conserver son manoir tel qu’il était lors de cette visite mémorable, aima mieux le voir tomber en ruines que de le profaner par des réparations. Un jour pourtant des ouvriers y apparurent : c’était en 1830 ; ils venaient peindre en noir les volets du château en signe de deuil. Le serviteur était le digne acolyte de son maître. Tous deux ensemble, se rappelant les moindres détails de la fuite de la duchesse d’Angoulême, visitaient avec recueillement la chambre qu’elle avait habitée, et baissent l’anneau qu’elle avait laissé en souvenir.

Le serviteur était chargé de la correspondance et de la comptabilité du châtelain ; mais bientôt sa main tremblante ne tint plus la plume qu’avec difficulté, et ce fut alors que le Franciman, en dépit des mauvais bruits qui couraient sur le château emmasqué, franchit la grille rouillée, et s’offrit comme secrétaire aux deux vieillards. Après quelques hésitations, ils l’acceptèrent, et chaque jour le panar alla passer à La Murade le temps que lui laissait l’intervalle des classes. Le châtelain était généreux. Urbain se vit donc largement récompensé du zèle qu’il mit à remplir son nouvel emploi ; mais ce n’était pas encore assez pour l’amoureux jeune homme, et, trouvant aussi le moyen d’employer ses soirées d’une manière fructueuse, il alla après souper, de mas en mas, donner des leçons aux enfans des païres, qui, se rendant déjà utiles aux travaux de la terre, furent charmés de pouvoir s’instruire sans perdre leur journée.

Urbain avait caché à la Clavelette l’heureux concours de circonstances qui lui permettait de recueillir des ressources inespérées. Il ne voulait lui donner cette bonne nouvelle qu’avec la certitude de lui annoncer leur prochain mariage. Pouvait-il prévoir ce que lui coulerait ce silence ? Un jour, tout Balaruc apprit que la Clavelette avait disparu. La jeune fille s’était décidée, elle aussi, à conquérir sa dot par le travail. Mlle Barbot avait essayé, pendant près d’un mois, de garder secrète la fuite de Catha ; mais elle avait fini par se résoudre à en parler au maire. Elle croyait à un suicide, et le fonctionnaire municipal fut de son avis. On annonça donc à la population des deux Balaruc que, la naturelle ayant dû se noyer dans l’étang de Thau, une messe allait être dite pour le repos de son âme.

À peine Urbain apprit-il la fatale nouvelle, qu’il partit éperdu pour le Cross de Nïou, espérant que le précom l’aiderait à éclaircir ce triste mystère. En arrivant à Imbressac, quelles ne furent pas sa surprise et sa joie ! La Clavelette était là. C’était chez Picouline qu’après un mois de vains efforts, elle venait chercher un refuge. La pauvre enfant était à peine reconnaissable : elle était si maigrie que la petite robe brune était devenue trop grande pour son corps malingre ; sa pâleur était effrayante, et une seule chose semblait encore vivre en elle, ses grands yeux bleus.

— Il n’y a que mon visage de changé, dit-elle au panar en lui tendant la main ; mon cœur est le même.

La naturelle n’était que depuis quelques instans chez le précom. Lorsqu’elle fut un peu reposée, et que quelques gouttes de vieux vin que Picouline avait en réserve dans sa gourde l’eurent réconfortée, elle consentit, bien qu’en rougissant, à faire l’aveu de sa fuite et le récit de ses souffrances.

La Clavelette raconta que, décidée à vivre de ses mains, elle avait essayé du travail de la traîne[17], qui, tout en brisant son corps, ne lui donnait qu’un mince salaire, accordé même par charité à ses efforts stériles. Elle était revenue bientôt à son premier projet, celui de se louer dans les mas, mais on l’avait trouvée trop délicate, et on se la renvoyait de village en village. Son petit bonnet d’hôpital, son apparence maladive, le mystère dont elle était obligée d’envelopper son passé, la firent regarder comme une aventurière. Épuisée par de longues courses et découragée, la naturelle, plus pauvre encore qu’au départ, revenait donc bien tristement à Balaruc.

Le Franciman annonça d’une voix émue à la jeune fille qu’il se trouvait maintenant assez riche pour deux, et rien ne s’opposant plus à leur union, il espérait que sa tendresse lui rendrait bientôt la santé et la joie. — Hélas ! reprit mélancoliquement Catha, le bonheur arrive trop tard !…

La souffrance avait en effet brisé la Clavelette, et la jeune fille se sentait arrivée au terme de sa triste existence. Le Franciman désespéré voulait appeler le meilleur médecin de la contrée. Picouline s’y opposa. — Son heure est marquée, dit-il à voix basse en serrant la main d’Urbain. Laissons-la s’éteindre en paix ; les instans de sa mort seront les moins tristes de sa vie.

La crainte que la sœur ne découvrît la retraite de la pauvre enfant et ne la torturât à son heure dernière augmentait encore la douleur du Franciman ; son âme se partageait entre une double anxiété. Revenu au village pour ne pas éveiller les soupçons de l’abbé Tabourel, Urbain eut le courage de refouler ses angoisses et de jouer une partie de quatrète. Le lendemain, il courut au Cross de Niou ; mais le capélan l’avait fait épier, et le retour de la Clavelette fut bientôt connu dans les deux Balaruc. La sœur blêmit de rage lorsqu’elle apprit qu’Urbain prodiguait ses soins et sa tendresse à la Clavelette. Le moment de la vengeance lui paraissait arrivé ; elle résolut de faire révoquer l’instituteur. — Nous verrons bien, dit-elle aigrement, lorsque le Franciman et la naturelle seront sans sou ni maille, si le précom pourra les nourrir et les loger tous deux dans son trou à rats.

Les apparences accusaient l’instituteur, et il ne fut pas difficile à Mlle Barbot de faire constater qu’il avait une intrigue coupable avec une fille d’hôpital qui s’était sauvée de chez elle. Un soir, au moment de se rendre au Cross de Niou, le Franciman reçut la nouvelle de sa destitution. M. de La Murade était parti pour la ville, les fils des païres ne prenaient plus de leçons à cause des travaux des vendanges, et le panar se trouva subitement sans ressources, car il avait dépensé son petit trésor pour meubler et adoucir l’asile de la Clavelette. Cependant, lorsqu’il eut fait un petit paquet de ses livres et de ses hardes, il dit un adieu presque joyeux à Balaruc, car la naturelle semblait reprendre quelques forces, et l’espoir de la sauver remplissait seul son cœur.

L’affection qui l’entourait, des heures calmes et douces, avaient suspendu un moment les progrès de la phthisie qui dévorait la jeune fille ; mais comme la lampe qui manque d’huile et qui répand une clarté plus vive au moment de s’éteindre, la Clavelette, épuisée par une énergie factice, s’était affaiblie tout à coup. Lorsque le Franciman arriva au Cross de Nïou, le précom, debout au chevet de Catha, recevait ses adieux en pleurant. À la vue d’Urbain, une légère rougeur glissa sur les traits blêmis de la mourante.

— Je sens qu’il me reste peu d’instans à vivre, lui dit-elle ; assurez-moi encore que vous m’aimez, et je m’en irai heureuse.

Le soir, au coucher du soleil, l’âme de la naturelle avait dit adieu à la terre. Obéissant à une dernière prière de Catha, qui n’avait pas voulu être enterrée dans le cimetière de Balaruc, le précom déposa le lendemain le corps glacé de la jeune fille sur la petite garrigue d’imbressac, où elle eut pour linceul les algues du rivage. C’était le matin, les oiseaux vinrent s’abattre en chantant sur le gazon de l’île ; les fleurs ouvrirent à la rosée leur calice parfumé ; l’étang et la mer s’argentèrent sous les reflets de l’aube ; la nature s’éveilla étincelante et joyeuse comme la veille. Seulement le soir, lorsque le soleil eut quitté l’horizon, quelques touffes d’immortelles sauvages s’inclinèrent sur une terre fraîchement remuée, et deux hommes pleurèrent sous la voûte du four en ruine.

Quelques jours après, le panar devait chercher de nouveau à gagner sa vie ; mais sa révocation l’avait marqué d’une tache indélébile. Un habit noir râpé, que l’abbé Tabourel lui avait imposé autrefois pour conduire les élèves aux offices, formait toute la richesse du Franciman, et ce fut pitié que de le voir, manquant de pain et de chemise, courir de village en village et de mas en mas avec ce mince et ridicule habit. Pour comble d’infortune, Picouline, assailli de rhumatismes et obligé de donner sa démission de précom ne quitta plus le micocoulier de Balaruc, où péniblement il tirait son alène entre ses doigts raidis. Urbain hérita de sa barque, et alla désormais à sa place allumer tous les soirs le phare de Roquerol. Encouragé par Picouline, le panar créa cette petite industrie, inconnue jusqu’alors, qui consiste à promener sur l’étang de Thau les malades de l’établissement des bains. Sa facilité à parler le français, ses manières polies, la propreté de son bateau, rendirent bientôt précieux aux étrangers Urbain le Franciman (c’est ainsi qu’on prit l’habitude de le désigner), et Picouline est mort avec la douceur de penser que sa barque avait assuré à jamais du pain au pauvre instituteur.

Une jolie chapelle s’élève aujourd’hui près de la source des eaux thermales, et chaque Balaruc ayant son capélan, une harmonie parfaite règne entre les deux villages. Les broussonnetias de la grande allée sont un peu décrépits, et c’est à peine si quelques vestiges du four en ruine subsistent encore sur les rochers du Cross de Niou. Le Franciman est toujours le batelier de l’étang de Thau. Il est un peu voûté par l’âge, mais au nom de la naturelle tous les souvenirs de sa jeunesse se réveillent en lui ; son cœur reverdit, son regard s’illumine, et pour peu que vous lui en exprimiez le désir, il vous racontera, sans omettre un détail, la triste histoire de ses amours, telle qu’il nous l’a dite un matin en ramant vers la source d’Imbressac.


Mme Louis FIGUIER (CLAIRE SENART).

  1. Monticule.
  2. Faubourgs.
  3. Attaché à la maison commune du village, le précom est à la fois crieur public, carillonneur, chantre, fossoyeur et sacristain.
  4. Franciman est une qualification dont se servent les paysans du midi pour désigner les personnes qui parlent le français.
  5. Étrangers du dehors.
  6. On appelle ainsi les institutrices dans les villages du Bas-Languedoc.
  7. Diminutif de clavel, qui signifle clou en languedocien.
  8. D’abyssus, abîme.
  9. Nom de la petite anse qui est près de la source d’Imbressac.
  10. Tas de sel.
  11. A cause de son intermittence, la source d’Imbressac est appelée dans le pays Enversac (d’inversare aquam). Les eaux de cette singulière fontaine vont en effet se perdre l’hiver dans l’étang, et se retirent l’été au fond d’un gouffre, qui reçoit alors en eaux salées à peu près le volume qu’il avait déversé en eaux douces.
  12. De mansio, maison de campagne.
  13. Escargots d’une espèce particulière. On les apprête d’ordinaire avec une sauce où les noix, les herbes aromatiques, l’huile et les barquettes (espèces d’échaudés en forme de barque) jouent un si grand rôle, que l’escargot finit par n’être que l’accessoire de son assaisonnement. D’immenses épines arrachées aux gleditzias sont les fourchettes rustiques dont se servent les villageois pour retirer les limaçons du fond de leur coquille.
  14. Les bras manquant dans une contrée où chaque paysan est occupé la plupart du temps a cultiver son bien, les gros propriétaires sont obligés d’avoir des valets, c’est-à-dire des ouvriers à l’année qui abandonnent de pauvres et lointains pays pour se louer à la Saint-Michel dans les riches villages du Bas-Languedoc. Le païre est une espèce de contre-maître qui les fait lever à l’heure matinale, les conduit et les surveille au travail. La maïre est la ménagère de la colonie. Le bâtiment affecté à cette communauté s’appelle ménagerie ou ramonnaitage.
  15. Liqueur parfumée au girofle.
  16. La sizette est une espèce de whist joué a six ; la quatrète est aussi un whist villageois, où les joueurs indiquent à haute voix leurs jeux à leur partner.
  17. Espèce de pêche au filet.