Le Front de l’Atlas/03

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Le Front de l’Atlas
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 362-389).

LE FRONT DE L’ATLAS

UN
GRAND SEIGNEUR BERBÈRE
SUR LA HAUTE MOULOUYA

III [1]


1. — LA JOURNEE ORIENTALE

Le cheval de la « cinquième catégorie » que m’a prêté le Dépôt du Génie, s’avance tête basse, à pas comptés, écrasant sous son sabot marqué d’un matricule la terre qui s’effrite en poussière. Il fait 40 degrés à l’ombre. Mais où est l’ombre, Seigneur, dans l’étendue qui flamboie ? Tout est vide et brûlé. Sous les paupières fermées les yeux sentent encore le brutal éclat de la lumière et ne peuvent s’entr’ouvrir sans être douloureusement meurtris. Autour de moi les Askris du Pacha s’en vont à la débandade, pieds nus, leurs souliers sur le dos, le fusil en bandoulière, et devisant d’histoires de femmes, comme tous les soldats du monde. Ni le soleil, ni la poussière, ne semblent exister pour eux ; depuis hier soir ils n’ont ni bu ni mangé, et bien qu’il soit plus de midi, et que nous marchions depuis l’aube, pas un d’eux ne s’est encore reposé. Toujours du même pas rapide ils continuent de cheminer sous un ciel embrasé, à travers l’étendue aux durs cailloux miroitants. Là sont passées, il y a des siècles, les immenses hordes berbères qui se jetaient sur l’Espagne. A cette heure, il est aussi malaisé de se représenter, parmi ces solitudes, ces grands passages de guerriers, que d’imaginer ce sol de cailloux et de poussière redevenu verdoyant sous les moissons qui le couvrent au printemps. Et tout l’effet de ce lointain souvenir est de faire paraître plus misérable notre petite troupe perdue.

De loin en loin, comme un lambeau de parc ou de forêt épargné par un incendie qui aurait tout dévoré à l’entour, une magnifique oliveraie, de l’eau, de belles allées d’arbres, de larges perspectives profondes ou bien d’étroits sentiers couverts. Tout cela clos de murs (où n’y a-t-il pas de murs en Islam ?) mais de murs roses, croulants, pleins de brèches, de trous, et qui ne semblent là que pour réaliser une harmonie de couleur avec les arbres argentés, ou pour ajouter au paysage le romanesque d’une ruine... Ah ! qu’il est agréable de s’arrêter enfin dans un de ces endroits délicieux, de se laisser glisser de la selle brûlante, de courir se laver dans l’eau de la séguia qui court parmi les oliviers ! Des vignes géantes grimpent aux arbres ou forment des plafonds de feuilles et de fruits, soutenus par une architecture de roseaux. Là-dessous, des pastèques, des courges, des maïs d’un tendre vert humide. A l’orée de l’oliveraie, ou bien perdue dans les verdures, une ferme-château, une enceinte de terre, presque rose elle aussi, d’où surgit une haute tour carrée qui forme un charmant belvédère et un excellent poste pour fusiller les rôdeurs. A travers l’ombre ensoleillée on voit vaguer des troupeaux, des enfants demi-nus, des femmes qui, même laides ou défaites par l’âge, ont une allure si noble sous leurs misérables draperies ! C’est une Italie plus brûlée, de proportions plus larges, et où la vie antique se serait par miracle maintenue ; c’est le monde de Virgile, des Géorgiques, des Eglogues, avec un accent plus brutal qui tient sans doute au climat plus ardent, à la réalité même qu’on découvre ici telle qu’elle est, et non plus à travers la rêverie d’un poète de cour exquisement raffiné.

Accompagné de quelques serviteurs, le maître de l’oliveraie vient nous souhaiter la bienvenue et demander au lieutenant qui commande les Askris ce dont il a besoin pour lui, ses hommes et ses bêtes. Quelquefois, de la grande ferme rose on nous apporte du miel, du lait caillé en attendant le repas ; d’autres fois la collation ne vient pas, et ma foi on est déçu.

Sous les figuiers aux branches retombantes, des cavaliers de tribu, qui s’en vont comme nous rejoindre la harka [2] près du poste de Tanant, prennent le thé à côté de leurs chevaux entravés. Ces cavaliers dans leurs lainages, ces chevaux recouverts de tapis de selle aux multiples couleurs fanées, composent un tableau auquel les peintres de l’Orient ont habitué depuis longtemps nos imaginations et nos yeux ; mais dans cette agréable soirée, tous ces poncifs retrouvent leur fraîcheur, et ces choses qui dans la peinture et les livres sont de l’éclat, du pittoresque, de la fantaisie locale, prennent ici un air paisible et des tons presque effacés. Rien de bruyant, rien d’étrange ; tout est simple, uni, familier, harmonieusement accordé. Les yeux comme les oreilles jouissent, pour ainsi dire, du silence.

Cependant, depuis la veille nous n’avons encore rien mangé, et il est sept heures du soir. Je regarde avec envie les chevaux et les mulets, plus tôt servis que nous, mâchonner leur paille hachée. Le temps passe, et toujours rien ne sort de la grande kasbah de terre rouge où, je l’espère du moins, les négresses sont penchées sur les tagines [3]. Quand les plats seront-ils à point ? La cuisine arabe est exquise (si toutefois le beurre n’est pas rance) parce qu’elle se fait à petit feu. On la voudrait, ce soir, moins parfaite.

Huit heures ; arrive la lune, et cela distrait un moment cette belle lumière qui tombe en pluie à travers les oliviers. Dans la fraîcheur qui succède à l’accablante chaleur du jour, on glisse à un demi-sommeil qui fait presque oublier la faim. C’est vraiment comme dans un rêve que sur les onze heures du soir, je vois s’avancer des lanternes, une procession de formes blanches qui portent sur leur tête de larges plateaux surmontés par de hauts capuchons pointus. En voici quatre, six, huit, douze qui s’avancent à la file indienne, sous les arbres baignés de lune, graves silencieux, énigmatiques — serviteurs élyséens portant un repas à des ombres. Ils s’arrêtent devant nos tentes, alignent à nos pieds l’interminable suite des plats couverts des capuchons, et attendent debout devant nous pendant qu’on découvre tour à tour la moitié d’un mouton rôti, trois poulets au citron et aux olives, trois autres poulets aux tomates sur lesquels on a cassé des œufs, un ragoût de mouton avec des aubergines, des courgettes et des piments, trois nouveaux poulets qui disparaissent sous des sortes de crêpes, une montagne de ces raisins noirs, blancs ou roses, qui pendent autour de nous en grappes fabuleuses à leurs architectures de roseaux, un couss-couss garni de viande et de légumes... quoi encore ? je ne sais plus... ce festin arrive trop tard : on est vaincu par le sommeil.

Mais la fatigue, mais le chant des crapauds et des grillons, mais la fiévreuse agitation des moustiques, mais le bavardage et la musique des infatigables Askris... comment arriver à dormir au milieu de tout ce tapage qui n’est fait que de petits bruits ? Une seconde, pourtant, tout s’apaise, tout se fait silence et oubli. Et voilà que déjà les Askris me réveillent pour jeter bas ma tente et la charger sur les mulets ! Instant. morose, en pleine nuit encore, sous l’oliveraie qui frissonne. Puis tout à coup, un cri, ou plutôt une courte phrase, fortement psalmodiée, que lancent toujours vers le ciel, au moment du départ, les guerriers marocains, pour appeler sur eux la bénédiction divine : « Que Dieu protège notre journée ! Nous demandons cela à notre Seigneur Mohammed ! » Dans l’aurore qui commence à poindre, l’impression est magnifique de cette grande clameur religieuse. Et cet appel répété par trois fois, à de courts intervalles, retentit au milieu de la nature étonnée, comme les premières mesures d’une symphonie qui s’appellerait : la journée orientale.


II. — LA RENCONTRE DU GLAOUI

Nous approchions du poste de Tanant. C’est en pleine montagne. Plus d’oliviers ; des chênes verts, des genévriers rabougris, de larges massifs d’euphorbe d’un vert de mousse gras et luisant, posés sur la pierraille comme d’énormes tortues vertes ; de loin en loin, sur un sommet ou dans le pli d’une étroite vallée, parmi des champs d’orge assez maigres et des vergers d’amandiers, une ferme-château percée de longues meurtrières, avec, aux quatre angles, une tour qui va s’amincissant par le haut...

Déjà on pouvait apercevoir le drapeau flottant sur le bordj, lorsqu’une trompe d’automobile surprit bizarrement nos oreilles et nous fît garer sur la piste. Une belle limousine arrivait dans la poussière. Derrière les vitres, au fond de la voiture, j’aperçus au passage un personnage vêtu de blanc, la tête entourée de. mousselines, d’où s’échappaient deux papillotes blanches qui frisaient le long d’un visage décharné, de couleur sombre, où brillaient des yeux admirables. Les Askris présentèrent les armes. Il nous salua d’une inclination légère, à laquelle les voiles dont il était enveloppé, et aussi l’éclat de ses yeux, donnaient une douceur féminine.

Dans la poussière soulevée par la riche automobile, nous arrivions, une heure plus tard, au poste de Tanant. Il y avait là, rassemblés sur les pentes de la colline, deux ou trois mille piétons et cavaliers. Les piétons demi-nus, vêtus d’une simple chemise relevée à mi-cuisse, la tête découverte ou entourée d’un chiffon poussiéreux ; les cavaliers, moins sommairement habillés d’un caleçon tombant aux chevilles, d’un caftan de drap et d’un burnous. A tout moment arrivaient à pied ou à cheval des gens qui rejoignaient la harka, des serviteurs tenant en main les chevaux des personnages importants qui avaient fait la route à mule pour éviter la fatigue ; et au milieu des tentes riches ou misérables, l’humble foule des petits ânes galeux, sanglants, pelés, qui portaient dans les confins les plateaux à thé, les tapis, les bouilloires et les gargoulettes.

Au moment où je pénétrai dans ce camp d’aspect si antique, avec la troupe de mes Askris qui menaient grand tapage de tambours, de clairons et de musettes, la belle limousine sortait du camp poussiéreux après avoir conduit jusqu’à sa tente le personnage aux papillotes. Comme une machine miraculeuse à remonter le temps, la rapide voiture paraissait l’avoir emporté au fond d’un âge très lointain, et déposé sans heurts, le plus simplement du monde, sous une tente de la plaine de Troie. Autour de sa qoubba [4], reconnaissable tout de suite à ses vastes dimensions, s’empressaient des esclaves noirs dont les vêtements élégants, les cordelières de soie, les poignards d’argent ciselé contrastaient avec les djellabas [5] terreuses des piétons de la harka. Il était assis sur un coussin, au milieu des tapis de couleur vive qui couvraient le sol de la tente, le dos appuyé contre un divan, égrenant d’une main un chapelet entre ses doigts osseux, de l’autre s’éventant le visage avec un écran de palmier. De près, il était laid, avec un visage émacié, miné par la phtisie, des joues creuses qu’assombrissaient encore des pommettes naturellement très saillantes. Tout un côté de sa moustache était complètement tombé, et ses lèvres assez fortes n’arrivaient pas à cacher de longues dents jaunes et mal plantées. Laid, certes oui, mais plus certainement magnifique avec ses yeux admirables et son allure d’une distinction suprême. Ce n’était pas un vieillard, mais il paraissait très vieux. Quel âge pouvait-il avoir ? Un peu plus de cinquante ans, m’a-t-on dit. On lui eût donné bien davantage. Il avait déjà cet âge qui ne tient plus compte des années, et que donne la mort quand elle a marqué quelqu’un... A tout moment des cavaliers importants de la harka pénétraient sous sa tente et le baisaient à l’épaule. C’était Si Madani Glaoui, le Fqih, comme on l’appelle — ce qui veut dire le sage, le lettré, — pauvre titre qu’on donne d’ordinaire aux maîtres d’école, mais qui tire justement de sa simplicité un considérable prestige quand celui qui le porte est le plus grand seigneur de l’Atlas.


C’est une espèce sociale tout à fait particulière au Sud du Maroc, ces puissants seigneurs féodaux qui dominent le grand Atlas. A mesure qu’on s’éloigne de la Méditerranée en suivant la crête des montagnes, il semble que les populations berbères deviennent moins farouches, ou du moins plus disposées à se soumettre à l’autorité d’un chef. Tandis qu’au Nord et à l’Est du Maroc, on ne rencontre que des tribus morcelées à l’infini, qui ne se donnent jamais à personne, ou ne se donnent que pour un instant, dans l’espoir du pillage ou par haine de quelque autorité étrangère, dans le Sud au contraire, un petit nombre de grands seigneurs exercent, sur d’immenses espaces, un véritable pouvoir féodal. Cette autorité, quelquefois plus fictive que réelle, varie avec les circonstances, la valeur du caïd, l’éloignement des tribus, et va de la soumission complète, presque de la domesticité, à un vague respect, un pouvoir de parole, suivant l’expression consacrée, c’est-à-dire que le vassal accepte de recevoir un avis, quitte à ne pas le suivre, protège les passants recommandés par son seigneur, et lui envoie chaque année un présent plutôt qu’un impôt. Sans doute, on retrouve bien ici, comme dans tout le reste de l’Atlas, ces petits conseils locaux, ces parlements de tribu, bavards, défiants et agités, qui constituent essentiellement le gouvernement des Berbères, mais chez ces Berbères du Sud, les Chleuh, comme ils se nomment, ces assemblées ont perdu à peu près tout leur prestige.

Comment cela s’est-il fait ? Comment s’est établi ce gouvernement oligarchique qui semble répugner si profondément au tempérament de cette race ? Peut-être que ces différences entre gens du Nord et du Sud tiennent au caractère du pays qu’ils habitent. Dans les plis enchevêtrés du Riff et du Moyen Atlas, les montagnards trouvent des vallées suffisamment fertiles pour fournir à leurs besoins et où ils peuvent perpétuer, sans souci du reste du monde, leur antique vie anarchique. Mais dans ce Grand Atlas, les vallées sont beaucoup plus rares, et si pauvres qu’il faut aller sans cesse demander sa vie aux campagnes qui entourent Marrakech. Les seigneurs dont les kasbah commandent les passages par lesquels on traverse la montagne, tiennent naturellement à leur merci les populations obligées de passer sous leurs châteaux forts. C’est ainsi que, depuis des siècles, la nécessité et l’habitude ont fini par créer entre ces Chleuh et leurs caïds, des relations de vassal à suzerain faites, comme dans notre moyen âge, d’un mélange difficilement dosable de crainte, de respect et d’amitié.

Ces grands seigneurs eux-mêmes sont attachés au Sultan de la même façon que leurs tribus leur sont soumises, étroitement si le Sultan est fort, d’une manière toute nominale s’il n’a pas le moyen de faire sentir sa puissance. Ils lui paient des redevances, accompagnent ses harkas, lui fournissent des contingents, et, quand il vient à Marrakech, lui présentent l’hommage. Entre eux ils se haïssent, se réconcilient et se brouillent avec une facilité déconcertante, toujours prêts à se trahir, même lorsqu’ils semblent le plus amis et qu’ils s’accablent les uns les autres sous l’excès de la politesse orientale. Les sentiments, au Maroc, ressemblent assez aux constructions, fragiles et toujours prêtes à s’effriter en cendres. C’est le pays de l’écroulement, de l’inconsistant, dii précaire, du vent qui emporte sans cesse tous les murs de boue en poussière. L’ambition et la jalousie qui ne cessent jamais de souffler sur ces têtes forcenées détruisent le sentiment d’hier. Une haine n’a pas plus de solidité qu’une amitié. L’une et l’autre ne se prolongent qu’autant qu’elles semblent utiles : ce n’est pas le cœur, c’est l’intérêt qui en règle la durée... D’un bout à l’autre de l’année, dans ces grands châteaux de l’Atlas, se trament mille perfidies, dont ces seigneurs se gardent des rancunes inexpiables, mais qu’ils savent oublier à l’occasion, et qui animent d’une vie singulièrement romanesque et ancienne ces beaux endroits désolés. Naturellement les tribus épousent leurs querelles, en sorte que, sous cette apparence d’organisation féodale, réapparaît partout et toujours l’éternelle anarchie berbère.

Comme les seigneurs de la vieille France avaient leur hôtel à Paris, ces grands seigneurs du Sud ont leurs maisons à Mar- rakech, — ces hautes demeures de brique et de pisé qui m’étonnaient, l’autre jour, par leur air d’autorité et de mystérieuse puissance dans l’humilité d’alentour. Que de fois, simple piéton dans la poussière, j’ai vu passer, haut juché sur sa mule, et divinement habillé de mousseline et de soie, un de ces barons de l’Atlas ! Ils arrivaient au fond des rues étroites ou bien apparaissaient tout à coup au débouché de quelque tunnel obscur, la tête inclinée pour passer sous le cintre surbaissé. Un ou deux familiers, montés eux aussi sur leurs mules au ventre rebondi, marchaient à côté d’eux, et quelques nègres, l’anneau d’argent à l’oreille, couraient autour de leur monture, la main sur la croupe des bêtes et tenant l’étrier. Je les suivais des yeux avec cette sorte de surprise qu’on a devant un vieux portrait à la fois parlant et secret. Ils vivent, et c’est là le prodige ! Ils vont au milieu d’une foule qui a le même âge qu’eux et ne s’étonne point de les voir. Mais, pour moi, ils étaient l’image, conservée par miracle dans ces plis de l’Atlas, d’une existence qu’en Europe nous avons connue, nous aussi, il y a quelque mille ans de cela...

C’est encore un curieux spectacle de les voir réunis chez le Sultan ou chez le général, à l’occasion de quelque cérémonie, ces personnages qui ont passé toute leur existence à se haïr ou à se réconcilier et qui, depuis notre venue, sont obligés de vivre en paix et de se faire bon visage. Affectueusement ils se penchent l’un sur l’autre, ils s’embrassent l’épaule, se parlent en se tenant les mains. Qui pourrait croire qu’une politesse si tendre recouvre tant d’inimitié, de coups de fusils, de sang versé ? Et tandis qu’ils s’accablent de toute cette courtoisie, toujours auprès de vous quelqu’un vous murmure à l’oreille la chronique de ces vies passionnées et violentes, abritées sous la mousseline, qui auraient diverti Stendhal.

Voici le vieil Abd et Malek M’ Tougui, dont la famille commande à sa tribu depuis plus de cinq cents ans. Il possède un fief immense dans la région où l’Atlas commence à s’abaisser vers la mer. Vieux paysan septuagénaire, de pure race berbère, sans une goutte de sang noir, la face rougeaude, eczémateuse, les yeux bigles cachés sous des conserves jaunes, un gros nez vermillonné, édenté, cassé, podagre, et se donnant à dessein l’air plus cassé encore, on le voit toujours, même sur sa mule, pousser entre ses longs doigts minces, déformés par la goutte, les grains d’un chapelet sur lesquels il égrène sans doute les souvenirs de ses vicissitudes et de ses variations politiques. Il n’a rien de la gravité qu’on est habitué de rencontrer chez un grand chef musulman ; il aime les histoires égrillardes, les écoute ou les raconte avec une extraordinaire mimique de la figure ou des mains ; et son air de viveur fatigué, finaud et racé tout ensemble, l’apparente si bien à un vieil habitué de cercle parisien qu’on l’a surnommé « le Baron, » A Marrakech, sa demeure est immense et des plus simples, car il n’a pas le goût du faste. Son grand luxe ce sont ses esclaves que l’on peut toujours admirer en grand nombre à sa porte, tous du plus beau noir, vêtus de blancheurs impeccables, et portant à l’oreille un lourd anneau d’argent de la grandeur d’un bracelet. Dans son château de Bou About, au pied du col par où l’on passe dans la basse vallée du Souss, il a de grosses réserves d’or enterrées dans des jarres vides, et il n’a pas fallu moins qu’un cataclysme comme la guerre mondiale pour que ce paysan, plein de méfiance à l’égard de la monnaie de papier, se décidât à échanger quelque cent mille francs de douros contre les titres de l’emprunt !

Voici le Goundafi, voisin de montagne du M’ Tougui et son ennemi le plus intime, gentilhomme à longue barbe blanche, auquel toute une vie passée à disputer son héritage contre de puissants rivaux, a donné l’allure du renard, et dont les yeux inquiets semblent toujours, même en prenant le thé, surveiller à droite et à gauche le rocher ou le buisson d’où peut partir un coup de fusil.

Voici et hadj Thami Glaoui, pacha de Marrakech et frère cadet du Madani, fastueux seigneur qui aime la guerre, les constructions splendides, tous les luxes de son pays et du nôtre, les belles armes, les automobiles, et qui, avec son long visage maigre, ses grands yeux, son air félin, doux et violent tout ensemble, son sourire énigmatique, l’extrême recherche de sa toilette (toujours dans la simplicité, mais d’un goût achevé et d’une élégance unique, car il ne porte rien qui n’ait été tissé spécialement pour lui par les femmes de ses tribus) rappelle assez bizarrement sur cette frontière du Sahara un seigneur du XVIe siècle de France ou d’Italie. Et sans doute la culture de l’esprit est moins riche que celle d’un Borgia ou d’un Ludovic le More, mais il y a beaucoup de poésie chez ce Chleuh qui, dans sa jeunesse, — il approche de la quarantaine, — ne pouvait assister aux chants et aux danses de son pays sans se jeter aussitôt avec passion dans l’improvisation et la ronde. Grand homme d’affaires, à la manière d’Europe et à celle de l’Orient ; habile à tirer des ressources de tout ce qui dépend de lui (et c’est Marrakech tout entier, depuis le plus gros bourgeois jusqu’au plus humble artisan, sans en excepter les morts avec les biens qu’ils laissent derrière eux) ; propriétaire considérable de terres, de maisons, de jardins ; très préoccupé de l’idée que ces fortunes féodales sont déjà menacées par l’esprit démocratique que nous amenons avec nous, et se hâtant d’accumuler toutes les richesses possibles afin de demeurer un grand seigneur encore, quand sa puissance politique se trouvera diminuée. Avec cela, grand homme de poudre, guerrier superbe qui sait lâcher, quand cela est nécessaire, ses préoccupations administratives et bourgeoises, pour aller, à la tête de ses harkas, batailler dans l’Atlas, risquer vingt fois sa vie pour notre intérêt et pour le sien, incendier des kasbah, procéder à des justices sommaires. Après quoi, il revient à Marrakech, et de nouveau on le revoit dans son automobile, l’air affable, élégant, ou bien chevauchant sur sa mule entre son musicien égyptien, qui joue pour lui sur le théorbe les dernières nouveautés du Caire, et un de ces personnages à la mine inquiétante qui, dans les Mille et une Nuits, exécutent au fond des ténèbres des besognes que leur maître est toujours censé ignorer.

Il y en a bien d’autres encore de ces féodaux de l’Atlas, dont il serait plaisant d’esquisser le portrait, si l’on ne craignait d’entrer dans un détail trop local. Mais entre tous ces seigneurs de l’Atlas, l’homme que je vois là sous sa tente, au milieu de ses guerriers, s’élève comme un cèdre brisé au-dessus de la forêt des thuyas.


III. — LE SEIGNEUR DE TÉLOUET

Le château de Si Madani Glaoui se dresse en plein Atlas, au pied du col de Télouët, de l’autre côté des montagnes dont on voit depuis Marrakech étinceler les cimes brillantes à travers la palmeraie. J’y suis monté un jour d’hiver, par la tempête et la neige. Dans un paysage grandiose, d’une désolation infinie, c’est Crozant, c’est Coucy, c’est notre Moyen Age ressuscité par miracle et dressé là, au milieu d’un désert de pierraille, comme en un lointain exil où je venais le retrouver… J’entends encore sous les poternes et dans les couloirs voûtés résonner fantastiquement au fond de ma mémoire le pas de nos chevaux, comme des pas d’il y a mille ans. Je vois encore les femmes, toutes de blanc vêtues, qui nous attendaient en chantant avec des bols de lait, des assiettes de dattes et de longs roseaux surmontés de brillants foulards de soie, s’élancer au-devant du Glaoui pour baiser son genou, tandis qu’il étendait sa main sur les têtes les plus proches, dans ce geste de protection que faisaient chez nous jadis les Évêques et les Rois. Un serviteur les écartait douce » ment ; un autre leur faisait largesse d’une menue monnaie d’argent ; et toutes ces princesses barbares, chargées de leurs bijoux de fête, entrechoquaient dans une mêlée confuse leurs bracelets, leurs colliers et leurs diadèmes pour ramasser une pièce de vingt sous… Un cortège d’un très ancien monde, piétons et cavaliers, femmes, enfants, animaux errants, s’engouffrait derrière nous, comme aspiré par le violent courant d’air qui soufflait sous les poternes. Entre les grands murs crénelés, la foule envahissait de vastes cours montueuses qui épousent tout naïvement la forme de la colline, emplissait de son grouillement confus des bâtiments de toute sorte, hangars, greniers, écuries, répandus partout au hasard. Et au-dessus de tout cela, la formidable masse rouge d’un donjon où s’accrochaient des vestiges de neige, faisait paraître étroites et profondes comme des puits ces cours immenses faites pour servir de refuge à tout un pays menacé, ou bien aux bêtes et aux gens d’une harka de passage.

Tandis que le seigneur du lieu se rendait dans quelque chambre de son impénétrable donjon, je suivais un esclave nègre chargé d’un trousseau d’énormes clefs, qui ouvrait des portes devant moi et les refermait aussitôt, me guidait dans la nuit tombante à travers un labyrinthe de couloirs tantôt voûtés, tantôt à ciel ouvert, montait des escaliers neigeux, ouvrait encore d’autres portes, et m’introduisait enfin dans une chambre étroite et très longue, donnant sur un petit jardin où des cyprès, des choux montés, des abricotiers sans feuilles et des rosiers qui n’avaient que des épines végétaient dans la demi-mort de l’hiver.

La nuit était venue. De hauts chandeliers de cuivre fabriqués à Manchester, où brûlaient des cierges de cire verte, s’alignaient sur les tapis. Des serviteurs, pieds nus et silencieux, découvraient devant moi, les uns après les autres, une longue suite de plats coiffés de leur capuchon de paille, et qu’on était tout surpris de trouver chauds et fumants comme si, dans cet Orient glacé, tout devait être mort et gelé. De hautes glaces dorées reflétaient des esclaves immobiles et quasi monastiques dans leurs longues djellabas rayées de noir ; une dizaine de pendules muettes marquaient l’éternité ; des fleurs de papier sous des globes étalaient leur grâce sans âge ; aux deux bouts de la chambre, des lits de cuivre anglais, surmontés de couronnes, enveloppés de damas et couverts d’une profusion de coussins, attendaient des beautés qui sûrement ne viendraient pas ce soir. Un vent furieux faisait rage sous la porte, à travers les interstices du plafond de bois peint, et aussi par ces stucs ajourés qui laissent si agréablement en été filtrer la lumière sans laisser passer la chaleur. Les grands cierges vacillaient, luttaient contre la rafale et quelquefois s’éteignaient… Ah ! que je me sentais perdu dans ce coin de l’immense château-fort, perdu au fond de je ne sais quel conte d’Orient, qui se serait lui-même égaré au milieu de ces montagnes neigeuses.

Soudain la porte s’ouvrit, le vent souffla quelques bougies, et je vis entrer le Glaoui précédé par des esclaves qui portaient des lanternes. Avec sa haute mine, son profil aigu, ses yeux noirs et fiévreux, son burnous dont les pans retombant sur lui comme des ailes ne laissaient apercevoir qu’un peu de la blancheur du caftan et des babouches jaunes légèrement poudrées de neige, on eût dit un immense oiseau apporté par la rafale. Ensemble, nous refîmes derrière les porteurs de lanternes le long voyage sans cesse retardé par les portes qu’il fallait ouvrir et fermer, à travers les couloirs où de vagues formes accroupies se chauffaient à la braise de petits fourneaux de terre, et les cours, de toute forme et de toutes dimensions, où l’on entrevoyait des centaines de bêtes entravées qui broyaient la paille hachée. De loin nous arrivaient des sons de tambourin mêlés aux flocons de la neige que le vent nous jetait au visage dans les endroits découverts, et à la chaude odeur d’écurie qui était partout répandue. Bientôt, nous entendîmes des chants et des battements de mains qui accompagnaient les tambours ; et sur les murailles du donjon, dont le sommet se perdait dans la nuit, je voyais s’agiter avec des mouvements fantastiques le sauvage reflet d’une haute flamme rouge.

Dans la plus grande des cours intérieures flambait un immense brasier, où à chaque instant des serviteurs jetaient une branche de thuya et des genévriers déracinés avec leur motte de terre, qui brûlaient en crépitant et lançaient des jets d’étincelles. Autour de ce bûcher une centaine de femmes, toutes pareillement de blanc vêtues, leur foulard brillant sur la tête, battaient des mains en cadence. A chaque battement de mains, se soulevant sur la pointe des pieds, le ventre porté légèrement en avant, elles se déplaçaient vers la gauche d’une façon presque insensible, en sorte qu’à chaque mouvement de cette lente ronde on voyait une femme surgir de l’ombre et une autre y rentrer, comme les grains d’un chapelet poussé par un doigt invisible. Le feu qui les éclairait en plein montrait cruellement de lourdes faces sans beauté, massives et jaunâtres et fort étrangement décorées. A la place des sourcils épilés, une longue ligne de peinture bleue ; sur chaque joue, trois ronds d’un rouge vif, disposés à la façon de trois boules de billard sur les vitres d’un estaminet ; et tout au bout du nez, une autre boule, rouge elle aussi, qui semblait se tenir par miracle en équilibre. Enfin, de la lèvre inférieure à l’extrémité du menton, un tatouage qui devait sans doute rappeler un palmier stylisé ou un chandelier à trois branches. Bien laides et comiques, les pauvres ! Et pourtant leur ensemble, leur lente danse autour de ce feu, ces voiles blancs tous pareils où se jouaient subtilement les reflets du brasier, ces foulards multicolores d’une variété harmonieuse, tous ces bijoux semblables, posés aux mêmes places, tous ces mouvements identiques accomplis sur un rythme parfait, et jusqu’à ces tatouages, ces boules rouges et ces fards qui uniformisaient les visages, tout cela composait un spectacle d’une unité surprenante, une beauté collective que l’on ne rencontre guère à ce point de perfection dans nos civilisations d’Europe, où chacun garde le souci de rester toujours lui-même et de jouer son rôle à part… Ce n’était plus Crozant, ce n’était plus Coucy que j’avais sous les yeux. Jamais chez nous, en aucun temps, on n’a connu dans nos villages ces sortes de danses sacrées. Avec ces femmes je m’enfonçais au fond d’âges beaucoup plus lointains. Évidemment les filles de l’ancienne Grèce étaient autrement belles que ces villageoises barbares, mais sans aucun doute ce qui faisait la beauté de leurs panathénées, c’était ce rythme, cette unité qui se manifestait, ce soir, devant moi.

La foule des gens qui remplissait la grande cour en pente, et dont les flammes du brasier éclairaient la masse confuse, semblait hypnotisée par cette musique et cette danse. À tout moment, au travers de la multitude pressée, passaient des serviteurs qui portaient sur leur tête des braseros enflammés ou des moutons qu’ils allaient égorger. Quand on levait les yeux, on voyait dans la nuit rendue plus sombre par l’incandescent éclat du feu, le haut donjon sévère où brillait de la neige, et à la lueur des flammes on s’étonnait de découvrir sur cette bâtisse brutale un détail de décoration, une fleur, une moulure, un rinceau où s’était attardé avec beaucoup de complaisance l’outil d’un artiste rustique, et aussi de petites fenêtres avec des grillages de fer habilement ouvragés qui prenaient au milieu de ces ténèbres sauvages un aspect un peu mièvre de sérail oriental. Et indéfiniment, pendant des heures et des heures, la danse, les chants, les battements de mains, la musique des tambours se poursuivait sans lassitude, sans que rien modifiât jamais les attitudes et les gestes de ces danseuses infatigables, sauf aux moments où des paquets d’étincelles, emportées par le vent, les obligeaient à protéger leur figure avec leurs mains ou bien à secouer sur leurs voiles cette poussière enflammée. Et le brasier lui non plus ne faiblissait jamais, lançant très haut ses flammes claires qu’on alimentait sans trêve, et brûlant, semblait-il, moins pour éclairer cette danse que pour honorer je ne sais quelle divinité de la nuit...


Au pied de ce donjon illuminé dans les ténèbres, j’ai senti tout l’orgueil de ces puissantes maisons féodales qui semblent posées comme un sceau sur le désert environnant, et forcent l’hommage d’une poussière humaine répandue alentour, on ne sait où. Et tout ce que j’ai entendu dire de Si Madani Glaoui l’éclaire d’une lueur moins vive que le feu de ce brasier dans son château de Télouët...

Pendant de longues années obscures, à l’ombre de ces hautes murailles, toute l’ambition de cet homme fut d’étendre sa puissance aux dépens de ses voisins par la violence et l’intrigue. Tribus châtiées, têtes coupées, dures contributions de guerre levées sur les rebelles, c’est la brutale histoire habituelle à ces contrées. Tout cela échappe à la chronique : il n’en reste pas plus de trace que de la fumée d’un fusil, ou que du sang d’un homme assassiné au coin d’un bois.

L’événement le plus notable de ces années déjà lointaines fut le passage à Télouët du Sultan Moulay Hassan, au retour d’une expédition dans le Tafilalet. Il faut se représenter ce que sont ces randonnées à travers le désert et la montagne, au milieu d’âpres régions dénuées de toutes ressources, pour comprendre quelle satisfaction dut éprouver le Sultan, déjà vieux et usé par une dure vie militaire, lorsqu’arrivé à quelques lieues de ce château des Glaoua, il vit venir à lui Si Madani et son jeune frère Thami, amenant avec eux des provisions de toutes sortes, et un grand nombre de chevaux et de mulets pour remplacer les bêtes épuisées de la méhalla [6] chérifienne. Dans la kasbah, la réception fut somptueuse : danses et chants, plantureuses diffas, fêtes nocturnes, toutes pareilles sans doute à celle que j’ai vue l’autre jour à la lueur du brasier. Charmé de cet accueil, le Sultan offrit à son hôte quelques pièces de canon, des fusils et des munitions. Ce qui fit grand effet dans la montagne, où l’imagination berbère, qui grossit toutes choses, n’a cessé depuis ce temps-là de considérer Télouët comme un formidable arsenal. Mais surtout, la visite du Chérif donna au Glaoui le prestige d’un seigneur magnifique et bien en cour, dont la vie n’était pas destinée à s’écouler obscurément entre les murs d’une kasbah montagnarde.

Tant que vécut le grand Moulay Hassan, et, après lui, le vizir Ba Ahmed, rien ne fut changé dans ce Maroc, qui à quelques pas de l’Europe semblait plus lointain que la Chine. Mais avec le règne d’Aziz commencèrent les folies et les prodigalités qui devaient conduire bientôt le vieux Moghreb à la ruine.

Si le jeune Abd et Aziz avait été violent et sanguinaire, à l’exemple de beaucoup de ses ancêtres qui massacrèrent des milliers de leurs sujets avec des raffinements de cruauté inouïs, il eût moins scandalisé qu’en se livrant à des plaisirs innocents mais qui semblaient incompatibles avec la dignité d’un Chérif. Derrière les hauts murs crénelés de ses palais de Marrakech et de Fez, il tirait des feux d’artifice, dont on voyait du dehors s’épanouir les fusées ; installait dans les mèchouars [7] un chemin de fer Decauville ; courait à bicyclette avec les femmes de son harem ; faisait de la photographie ; s’amusait des phonographes, des pianos mécaniques, de mille autres fariboles, détraquées avant de servir, que lui vendaient à prix d’or dey mercantis européens. Exaspérées par les récits fabuleux qu’on leur faisait des fantaisies du Sultan, quelques tribus se révoltèrent à la voix du Rogui Bou Hamara, un de ces Maîtres de l’Heure, comme il en surgit toujours aux époques troublées du Maroc, — un Maitre de l’Heure, c’est-à-dire le mirage de religion et de guerre qui a toujours flotté à l’horizon du bled, et qui prend on ne sait quelle consistance de rêve dans l’idée d’un homme inspiré qui rétablira l’Islam dans sa pureté primitive et fera régner partout la justice.

Le Glaoui accourut à Fez, avec de nombreux contingents, au secours d’Abd et Aziz. L’expédition fut malheureuse. Blessé trois fois, assiégé dans Taza, coupé de la route de Fez, Si Madani se vit contraint pour échapper à un désastre, de se réfugier en Algérie, où nos officiers l’accueillirent et lui procurèrent les moyens de regagner le Maroc par Oran, la mer et Tanger. En revenant à Fez, il espérait que ses services, ses blessures, son habileté dans une situation difficile, allaient avoir leur récompense. Mais il se heurta aux Tazi, riche famille d’origine hébraïque devenue musulmane, qui dirigeait à ce moment toutes les affaires de l’État.

Il suffit d’avoir vu un de ces Tazi cinq minutes — Omar Tazi, par exemple, confident d’Abd et Aziz et organisateur de ses plaisirs — pour se rendre compte aussitôt qu’un Glaoui et un Tazi ne pouvaient pas s’entendre. Omar, gras et blanc de peau, le poil roux, les yeux petits et plissés, la démarche dandinante, un ventre plein d’embonpoint, laisse éclater dans toute sa personne un sentiment rabelaisien et tout sensuel de la vie. Le Glaoui, sombre, ascétique, les yeux brillants, magnifiques de passion, aristocrate dans tous ses gestes et dans sa voix tout ensemble autoritaire et modérée, fait penser à quelque portrait de Philippe de Champaigne ou plutôt du Greco par l’austérité des traits, la couleur terreuse de la peau, l’admirable éclat du regard, la longue et maigre dignité de tout le corps. Dans ces deux personnages s’opposent deux conceptions de l’existence, l’une assez plate et avisée, l’autre très certainement elle aussi remplie d’égoïsme et d’ambition personnelle, mais ardente, follement passionnée, et qui semblait, en apparence du moins, écarter toutes les bassesses et les mesquineries de la vie.

Pendant cinq mois, ce Glaoui plein d’orgueil, habitué à voir les gens de la montagne accourir du plus loin qu’ils l’apercevaient pour lui baiser le genou, dut faire sa cour à ces Tazi. Pendant cinq mois, cet homme amoureux de la puissance et du faste fut humilié de leur luxe écrasant, car ils menaient aussi grand train que le sultan lui-même dans leur palais magnifique, au milieu de leurs innombrables esclaves. Plein de rancune, et n’ayant obtenu, contre de grosses sommes d’argent, qu’une faible partie des avantages qu’il avait espérés, il dut reprendre le chemin de Marrakech.

Il y avait alors, là-bas, comme vice-roi du Sud un des frères d’Abd et Aziz, Moulay Hafid, surnommé « le teigneux, » sobriquet qu’il méritait doublement, à cause de sa malignité et qu’il avait la teigne en effet. Au fond d’un palais délabré, il menait l’existence fort médiocre qui est le lot ordinaire des fils et des frères de sultan. Sans argent et sans influence, c’était un bien petit personnage à côté des grands seigneurs de l’Atlas. Mais son intelligence, son érudition théologique, ses talents de grammairien, de poète, lui avaient valu quelque prestige parmi les lettrés de la ville, et même auprès du peuple, cette considération qui s’attache toujours en Islam à celui qui peut discourir des choses de la religion — bien qu’il fût peut-être l’homme le moins religieux du Moghreb. Violent, cruel, très jaloux de son frère, il supportait impatiemment sa situation subalterne, et entretenait avec soin autour de Marrakech une agitation de tribus qui mettait autre lui et Fez de vastes espaces troublés.

Que dit le Madani à cet homme insatisfait, quand ils se retrouvèrent ensemble dans la chambre misérable, à côté des écuries, où Hafid donnait ses audiences ? Quel tableau lui fit-il de Fez, de l’arrogance des Tazi et de la faiblesse d’Aziz ?... Pendant près de dix-huit mois, se poursuivit entre ces deux personnages l’intrigue qui, au cours des siècles, s’est tramée tant de fois, à Marrakech, pour renverser le Sultan qui règne à Fez. Mais le détail de ce complot serait très vite fastidieux, sans compter qu’on n’en peut surprendre que des lueurs fugitives dans ce pays du soupçon, du silence et du mensonge.

Ah ! ce n’est pas une tâche aisée que d’essayer d’entrevoir, je ne dis pas la vérité, mais l’ombre de la vérité dans une histoire marocaine. Manifestez-vous le désir d’interroger un personnage sur quelque événement auquel il a été mêlé, tout de suite, le plus aimablement du monde, il vous invite à diner. Les plats succèdent aux plats, les tasses de thé aux tasses de thé ; on écoute mille bavardages, mille protestations d’amitié ; on se dépense à son tour pour plaire, et le temps passe sans qu’on ait dit un mot du sujet qui vous amène. Bientôt même vous avez le sentiment que vos questions resteraient sans écho, et vous jugez préférable de vous taire, estimant avec raison qu’une curiosité déplacée gâterait un si bon repas. On se sépare donc de son hôte sans lui avoir rien demandé, et lui-même vous laisse partir sans qu’il ait l’air de se souvenir un moment de la raison pour laquelle il vous avait invité... Et puis, comme en tout pays d’Orient, au Maroc, le passé est le passé ; ce qui fut hier n’intéresse plus aujourd’hui, et le simple plaisir de savoir est un plaisir inconnu des gens d’ici. Ils semblent toujours vous dire : « Que t’importe, étranger, nos histoires d’autrefois ? Nous-mêmes, nous en occupons-nous ? Mange paisiblement ces poulets au citron et aux olives ; jouis de l’heure qui fuit, et ne t’inquiète pas de ces choses inutiles... » Ajoutez à cela qu’à tout moment, aux carrefours de la pensée marocaine, on risque de se tromper de chemin. De Tanger au Sénégal la mentalité est la même : on connaît des caïda, c’est-à-dire des habitudes, un cérémonial extérieur ; mais comment pénétrer les sentiments et les idées ? L’esprit de tous ces Marocains, grands seigneurs ou petites gens, ressemble aux oueds de leur pays : ils déçoivent toute prévision. On les voit s’écarter d’une vallée facile, où il semblerait naturel que l’eau dût s’engager, pour aller percer une montagne et courir au milieu de difficultés incroyables. Et sans doute, dans la rivière, comme dans l’esprit maughrabin, il y a une logique cachée ; seulement, cette logique le plus souvent nous échappe...

Si Madani n’était pas éloquent, sa voix était embarrassée, comme si ses longues dents, jaunes et mal plantées, le gênaient pour parler. Mais il avait des idées claires, le don de persuader, et une connaissance incomparable de la politique du Sud. Tout son génie oriental se déploya pour rassembler autour d’une - pensée commune ces seigneurs de l’Atlas que la jalousie et mille intérêts divisent. Avec Hafid lui-même, il y avait des heures difficiles. Avant même d’avoir réussi, le Teigneux se montrait plein de méfiance pour l’homme qui le poussait au pouvoir. Toujours à court d’argent, il en réclamait sans cesse, car il jugeait inépuisables les ressources du Glaoui. Celui-ci refusait-il ? une brouille éclatait entre eux. C’est alors qu’intervenait, pour régler leur différent, le Juif dont j’ai déjà parlé, le bonhomme Ischoua Corcos.

Hafid le mandait au palais, et lui confiait son désir de se réconcilier avec le Madani. Aussitôt le bonhomme faisait seller sa mule, et le voici dans le bled avec son foulard bleu à pois blancs jeté sur sa calotte noire, rencontrant en chemin d’autres juifs, bien misérables ceux-là, qui abandonnaient un instant leurs petits ânes, chargés de poterie ou de charbon de bois, pour venir baiser au genou ce coreligionnaire dont la richesse, et par conséquent l’influence, a quelque chose de légendaire... Le Glaoui habitait alors la kasbah d’iminzat, sur les premières pentes de l’Atlas, d’où il suivait attentivement tout ce qui se passait en Europe, se faisant traduire au jour le jour les débats de la Chambre et les discours de Jaurès. Il me semble les voir tous les deux, le grand seigneur et le vieux juif, accroupis sur un matelas, devant un plateau de thé, dans une chambre blanchie à la chaux, simplement décorée de filets de couleur vive : l’un, tout de noir vêtu, les pieds nus dans ses chaussons de laine, sa tabatière à la main ; l’autre, habillé de soie et de mousseline brillantes, son éventail entre les doigts ; tous les deux faisant entendre les choses plus qu’ils ne les disaient et composant à cette minute, dans ce pays violent, un singulier tableau de mesure et de finesse. L’entretien aboutissait d’ordinaire au prêt d’une somme d’argent que le bonhomme Corcos avançait contre de sures hypothèques, une récolte d’orge ou de blé, le produit d’un jardin en oranges et en olives.


Un mercredi du mois d’août 1907, dans le petit port perdu qu’était alors Casablanca, quelques ouvriers européens qui travaillaient sur la rade ayant été massacrés, des marins français débarquèrent et s’emparèrent de la ville. Hafid, prévenu aussitôt, se rencontra dans la campagne avec Si Madani, sous un prétexte de chasse. Le vendredi suivant, il convoquait au palais les notables, les personnages religieux et les chefs de tribus sur lesquels on savait pouvoir compter. Lecture fut donnée, d’abord, de quelques lettres, — réelles ou fictives, — où les gens de la côte appelaient Hafid à leur aide. Puis, Si Madani déclara que le fol Abd et Aziz n’était que l’ombre d’un chérif, qu’il était en train de vendre son pays aux Nazaréens, et que, seul, Moulay Hafid pouvait empêcher le Maroc de tomber sous une domination étrangère... Mais dans l’assemblée personne ne tenait à prendre sur lui l’initiative de renverser un sultan. Les notables faisaient remarquer que l’élection du chérif regardait les Oulémas ; les Oulémas rejetaient cet honneur sur les cadis, lesquels ne voulaient rien entendre. Alors, tourné vers les partisans en armes qu’il avait amenés et dont la cour était pleine. Si Madani fit un signe ; et d’une seule voix, tous ensemble, ils s’écrièrent, en se tournant vers Hafid : « Longue vie à Monseigneur ! » formule de salutation qu’on n’emploie que pour les sultans.

Cependant, Moulay Moustapha, premier cadi de Marrakech et beau-frère d’Aziz et d’Hafid, déclarait qu’il ne signerait pas la déchéance d’Abd et Aziz, car il la tenait pour illégale et contraire à la religion. Si Madani se mit alors à l’injurier avec violence, le traitant de Nazaréen et le menaçant de le tuer s’il refusait de signer plus longtemps. D’autres Glaoua l’avaient saisi par le capuchon du burnous et levaient sur lui leur poignard. Mais lui, sans perdre la tête, s’était jeté sur Hafid et le tenait étroitement embrassé, autant pour se protéger des coups que pour faire porter au chérif la souillure de son sang, si par aventure on le tuait... Par bonheur, il était midi. Le muezzin appelait à la prière. Cela mit fin à la querelle. Tout le monde se rendit à la mosquée attenant au palais. Un des cadis de Marrakech, moins scrupuleux que Moustapha, fit la prière qu’on dit au nom du sultan ; mais au lieu du nom d’Aziz. il prononça celui d’Hafid. A la sortie, on développa au-dessus de sa tête le parasol, insigne de la toute-puissance. Et à partir de ce moment il y eut deux sultans au Maroc.


Trois mois plus tard, Hafid et Si Madani Glaoui rentraient à Fez, accompagnés de quarante mille cavaliers. Dans le même temps Abd et Aziz descendait sur Marrakech, avec une forte méhalla, des pièces de canon, et les instructeurs français attachés à son armée. Hafid envoya le Glaoui pour entamer des pourparlers avec lui, car il n’y avait guère apparence qu’on pût arrêter Aziz. Mais alors se produisit un de ces retours de fortune, comme on n’en voit qu’au Maroc.

Tandis que le Glaoui s’avançait, fort préoccupé de la situation de son maître et plus encore de la sienne, il apprit que la méhalla d’Aziz s’était dispersée sans combat. Par quel mystère ces milliers de fantassins, qui hier encore formaient une impressionnante masse guerrière, n’étaient-ils plus qu’une poussière aujourd’hui ? C’est demander le secret de ce pays, pourquoi tout y est effritement perpétuel, pourquoi rien n’y est durable, ni les sentiments, ni les choses, ni l’amitié, ni la haine... Un matin, Abd et Aziz avait quitté son camp avec sa méhalla, pour attaquer un parti de quelques cavaliers commandés par le caïd Ayadi. Le Sultan, ses vizirs, et les instructeurs français s’étaient placés derrière les pièces de campagne, pour regarder, comme au spectacle, bombarder les trente ou quarante tentes qui formaient tout le camp de l’ennemi. Sans qu’aucun ordre fût donné, la cavalerie s’élança comme pour entourer les tentes. Quelques coups de fusil furent tirés. Aziz envoya des mokhaznis pour savoir ce qui se passait, ils partirent bride abattue et revinrent de même, annonçant à la stupeur de tous que la cavalerie était « cassée. » Presque aussitôt, les cavaliers revenaient en débandade, et des balles commençaient de siffler autour du Sultan. Artilleurs et fantassins s’éloignaient en toute hâte ; les vizirs fuyaient sur leurs mules ; il ne resta auprès d’Aziz que ses esclaves noirs et les instructeurs français qui démontaient rapidement les pièces pour les charger sur les mulets. Avec le plus grand sang-froid Aziz dit : « Nous sommes trahis ! » Et il donna l’ordre aussitôt de se replier sur le camp. Serrés autour de lui, ses fidèles esclaves le protégeaient de leurs corps, et tous les deux cents mètres environ, ils l’enlevaient de son cheval et, toujours au galop, le jetaient sur un cheval frais. Dans le camp, les troupes débandées avaient commencé le pillage, éventrant à coups de crosse les caisses de cartouches, déchirant avec leurs poignards les tentes des vizirs pour raller tout ce qui pouvait s’y trouver. Aziz rejoignit son afrag [8], fit monter ses femmes sur des mules, et toujours accompagné des instructeurs et de ses nègres, son caftan troué de dix-sept balles, il s’éloigna dans la campagne. La solitude était complète : tous les soldats étaient restés à piller. La nuit venue, le sultan fugitif s’arrêta sous un figuier, fit dresser une sorte de muraille avec des selles et des bâts, afin d’abriter ses femmes, puis revenant s’asseoir sous son arbre, il dit avec sérénité : « Ce matin, j’étais sultan et je nommais les caïds. Ce soir, je suis un homme pareil à tous les autres : c’est Allah qui l’a voulu ! »


Pendant deux mois, Si Madani, installé à Marrakech dans le palais de la Bahia, vécut d’une vie magnifique, agrandissant ses domaines, établissant partout sa famille ; et peut-être à ce moment, au sommet de sa fortune, lui vint-il la pensée de ne pas retourner à Fez et de se créer dans le Sud un pouvoir indépendant. Hafid, naturellement ombrageux, et d’autant plus inquiet qu’il connaissait mieux que personne l’audace de son vizir, le pressait, mais en vain, de revenir auprès de lui. A la fin, le Glaoui s’y décida ; et traversant tout le Maroc avec l’escorte d’un véritable sultan, il reparut à Fez, et alla se loger dans la riche demeure des Tazi, qu’il avait confisquée, et où jadis, toute une longue soirée, on l’avait fait attendre au milieu des esclaves, des courants d’air et des mulets.

A partir de ce moment, son histoire est l’éternelle aventure de tous les grands vizirs, dans toutes les histoires arabes. Pendant des mois ou des années, ils nomment les caïds, abaissent les gens ou les élèvent au gré de leur fantaisie. Toutes les ressources du royaume viennent affluer dans leurs mains : ils les distribuent à leurs fidèles, ils enrichissent leur famille, ils gardent beaucoup pour eux-mêmes. Leur faste, leur train de maison fait partie de leur puissance : il faut qu’ils soient magnifiques. Le Sultan épouse leur fille ; ils épousent une fille du Sultan... Et cela dure jusqu’au jour où le maître devient jaloux du vizir ; il trouve son luxe offensant, son autorité trop grande ; il l’accuse de ne plus lui fournir assez d’argent ou d’en retenir trop pour lui-même ; il s’écrie comme Hafid : « Puisse Dieu casser l’échelle qui m’a aidé à monter ! » Alors, c’en est fait du vizir ; ses biens lui sont ravis, ses commandements enlevés, sa famille dépouillée ; il est précipité dans l’ombre, heureux de conserver la vie ou d’échapper à la prison... Ce fut l’histoire du Madani.

Rejeté par son maître, déchu de sa grandeur, abandonné comme on l’est en Orient quand on n’a pas réussi, il vivait fort retiré dans son palais de Marrakech, quand un nouveau maître de l’heure, fils de sorcier, sorcier lui-même, le mahdi et Hiba, apparut sur les confins du désert et du grand Atlas, marcha sur Marrakech et s’y proclama Sultan. Mais le Madani ne croyait plus au succès d’un maître de l’heure ! Durant son séjour à Fez, il s’était bien rendu compte que des rêves comme celui qu’il avait pu former lui-même étaient tout à fait insensés. Le Maroc n’était plus le maître de ses destinées ; et puisqu’il lui fallait subir la protection des étrangers, c’était encore avec la France qu’on pouvait le mieux s’entendre. Il déclina l’offre d’Hiba de devenir son grand vizir ; il intervint pour qu’on ne fit aucun mal aux Français que le Mahdi, le jour même de son arrivée, avait emprisonnés comme otages ; et ce fut lui et son frère Hadj Thami qui, pendant les trois semaines que dura ce règne éphémère, envoya deux fois par jour de quoi nourrir les prisonniers.

Mais voici le grand trait de cette vie, qui rattache à l’histoire de France ce lointain soigneur berbère. Le 2 août 1914, le général de Lamothe, commandant la région de Marrakech, réunissait tous les seigneurs de l’Atlas, pour leur apprendre que la guerre venait d’être déclarée entre la France et l’Allemagne, et connaître leurs intentions. Minute tragique entre toutes ! Il y avait seulement quelques mois que nous étions à Marrakech. Dans la ville, une faible garnison. Autour de nous, un pays inconnu, évidemment hostile, tout dévoué à ces féodaux que nous connaissions de la veille et dont la fidélité était pour le moins incertaine. S’ils se déclaraient contre nous, c’était la moitié du Maroc qu’il fallait abandonner. Tous les émissaires de l’Allemagne les poussaient à la révolte. Nous étions entre leurs mains. A quoi allaient-ils se résoudre ?

Si Madani prit le premier la parole, comme il avait fait autrefois, lorsqu’il s’était agi de renverser Abd et Aziz. Il y avait là beaucoup des personnages qu’il avait harangués jadis, tous, cette fois encore, pleins d’inquiétude et hésitants. Son discours ne fut pas long. Cet homme qui se faisait traduire les journaux importants d’Europe, avait une idée très claire des forces qui allaient s’affronter, et il ne lui échappait pas que les risques étaient grands pour nous. Mais la question, — dit-il, — n’était pas de préjuger aujourd’hui quel serait le vainqueur ou le vaincu. En signant le Protectorat, le Maroc avait attaché sa fortune à la nôtre, et l’heure était venue maintenant de montrer sa loyauté... Ces paroles exprimaient-elles les sentiments véritables de tous ceux qui l’écoutaient ? Combien parmi ces féodaux prêtaient l’oreille à d’autres voix ?... Le ton du Glaoui était si ferme qu’après lui aucun des caïds n’osa demander la parole. Tous, ils acquiescèrent de la tête. Le Glaoui venait de fixer pour toute la durée de la guerre l’attitude des grands seigneurs de l’Atlas.

Le même jour, il convoquait tous les gens de sa parenté qui se trouvaient a Marrakech. Il leur dit sa résolution de demeurer fidèle aux Français. L’un d’eux fit alors remarquer qu’en récompense du service qu’il se disposait à nous rendre, peut-être eût-il pu demander des avantages pour les siens. Alors, de sa voix cotonneuse, toujours un peu embarrassée. Si Madani répondit simplement que, s’il y avait dans sa famille des gens qui n’étaient pas contents, il y avait aussi à Télouët des prisons dont on ne sortait jamais.


IV. — LE DÉPART DE LA HARKA

Ce matin, la harka lève le camp. Dès cinq heures les qoubba sont renversés, les toiles pliées autour des piquets et chargées sur des mulets. Les fantassins, vêtus d’une simple chemise, s’avancent comme des rabatteurs qui poussent devant eux le gibier, chacun portant son fusil et quelque provision : celui-ci un pot de beurre, celui-là un pot de graisse ou de miel ; cet autre un étonnant parapluie suspendu en bandoulière. Tout ce monde s’en va à travers une brousse de chênes-verts et de genévriers, dans un pittoresque désordre, au milieu de la poussière rouge. Derrière, les cavaliers, en une longue ligne mouvante, doucement colorée ; les étendards avec leurs soies fanées et leurs boules de cuivre ternies ; et parmi ces drapeaux et ces montures bondissantes, le Fqih, sur un cheval pommelé, dans ses lainages à raies de soie, avec ses chaussettes bleu ciel, ses babouches blanches, immaculées, engagées dans des étriers niellés d’or, assis sur une selle violette, d’un violet de Parme un peu foncé, toute brodée de soie plus claire. Ses longues papillotes d’argent, et le capuchon de son burnous rabattu sur sa tête faisaient paraître plus sombre encore son visage creusé par une profonde usure. Il tenait toujours à la main son écran de palmier dont il s’éventait doucement. Deux serviteurs montés portaient derrière lui ses carabines, enfermées, comme des fusils de chasse, dans une gaine de maroquin rouge.

Un jeune homme d’une vingtaine d’années chevauchait à ses côtés. Son visage rappelait par tous ses traits celui du Madani. Mêmes boucles le long du visage, mais brillantes d’un noir bleu ; même pommettes saillantes, bien que la figure fût assez pleine ; mêmes yeux admirables, mais avec beaucoup moins d’intelligence et de vie. Sur l’un d’eux, la paupière était légèrement retombante ; et cet œil un peu voilé, ces boucles, ce teint d’une chaude matité donnaient à cette charmante physionomie de jeune homme quelque chose d’équivoque et de troublant. La belle carabine qu’il portait devant lui, toute droite, la crosse appuyée à la selle, n’effaçait pas ce caractère féminin, dont la douceur contrastait avec les figures assez rudes qu’on voyait autour de lui. On devinait qu’aucune des brutalités de la vie n’avait encore effleuré ce bel adolescent, et qu’il avait toujours vécu sur des coussins et des tapis, dans un entourage de serviteurs et de femmes. C’était Abd et Malek, le pacha de Demnat, qui, parmi les cent trente enfants du Madani, passe pour être de beaucoup le plus intelligent, et que son père a désigné pour qu’il devienne à sa mort le chef de la maison des Glaoua.

Perdu dans la foule des piétons, mon cheval avançait, comme eux, à travers la brousse d’où montaient des senteurs d’herbes brûlées et ce parfum, plus rare que tous les autres, et que jamais personne ne mettra en flacons : l’odeur du chemin non tracé. Tout ce présent qui s’offrait si naturellement à mes yeux, me rejetait vers un passé qui ne parait très éloigné que pour l’imagination, car les siècles ont beau s’écouler, la réalité dans ce pays est demeurée toujours la même. Les événements et les spectacles s’y reforment immuablement pareils. Aujourd’hui répète l’image d’un très ancien passé. Voilà dix siècles que, sans y rien changer, ce Maroc poursuit sa vie quotidienne avec la monotonie de l’instinct, dix siècles qu’il se reste fidèle et qu’il s’oublie tous les jours... Au milieu de ces piétons et de ces cavaliers, je pouvais me croire le plus simplement du monde avec une de ces armées que Yousef ben Tachefin ou bien Abd et Moumen conduisaient, il y a si longtemps, sous les murs de Grenade et de Tolède...

Vers onze heures, nous nous arrêtâmes sur un plateau au bas duquel coulait un ruisseau invisible parmi des lauriers- roses en fleurs. Le Fqih mit pied à terre, et tandis qu’on dressait sa tente, il s’assit sur une chaise de jardin, couverte de son tapis de prière, à l’ombre d’un chêne vert rabougri, — seul arbre qu’il y eût sur ce plateau. A l’une des branches pendait, au-dessus de sa tête, dans une gaine de cuir blanc, son Coran attaché par une cordelière de soie. Avec une rapidité surprenante, sa vaste qoubba fut dressée, les tapis étendus, les cruches de terre et les outres disposées sur les trépieds dans le courant d’air de la porte. Tout cela dans le plus grand silence, exécuté par de nombreux serviteurs.

Si vide tout à l’heure, le plateau se peuplait de tentes : tentes de réception pour les hôtes, tente d’Abd et Malek, tente pour servir de mosquée, tentes des principaux cavaliers de la harka, sans parler des abris modestes faits d’une toile jetée sur un petit mur de cailloux, et que rendaient charmants des jonchées de lauriers-roses pareilles à des tapis vert sombre semés de fleurs éclatantes.

La harka n’avait pas encore quitté le territoire soumis à l’autorité du Glaoui, et l’on ne tarda guère à voir arriver la « mouna. » Dès trois heures de l’après-midi, dans cet endroit perdu, d’où l’on n’apercevait, si loin que la vue s’étendit, aucune trace d’habitation, commencèrent d’affluer en longues théories des gens de tous les âges, apportant sur leurs têtes les plats couverts des capuchons et à la main des sortes de cabas remplis eux aussi de nourriture. Et il en arrivait cent par ici, deux cents par là, et des centaines et des centaines. D’où surgissaient-ils tous ces gens, dans ce pays qui semblait vide ? Où avait-on confectionné ces mets qu’ils portaient en processions si nombreuses ?,.. Cela faisait songer à ces cuisines fabuleuses que fait sortir de terre le prince Riquet à la houppe. Il y en avait qui s’étaient mis à trois pour porter avec des cordes, passées sur leurs épaules, un énorme plateau de couss-couss qui disparaissait sous les œufs durs. A mesure qu’ils arrivaient, ils se rangeaient à distance respectueuse devant la tente du Madani, posaient à terre leur fardeau, enlevaient les capuchons, entr’ouvraient les cabas, attendant que le khalifat [9] du Fqih vînt s’enquérir de la fraction de tribu à laquelle ils appartenaient, estimer d’un coup d’œil l’abondance et la qualité des plats, la générosité du cadeau, et leur indiquer enfin vers quelle partie du camp ils devaient porter leur mouna. Alors, les vastes plateaux reprenaient leur place sur les têtes, et la procession des cabas et des capuchons pointus se dirigeait du côté qui lui avait été assigné. Puis, le dernier os rongé, ils remportaient leur vaisselle et s’en retournaient chez eux, rencontrant en chemin d’autres gens qui arrivaient avec les mêmes couss-couss, les mêmes moutons rôtis ou bouillis, les mêmes poulets, trois par trois, les mêmes semoules, le même beurre rance, les mêmes galettes de pain encore chaud, — déroulement extraordinaire, fantastique, de pauvres gens apportant à manger à d’autres pauvres gens, ou plutôt venant offrir au Glaoui, leur seigneur, le témoignage de leur fidélité.

Dans la qoubba du Fqih, des notables entraient et sortaient, apportant des renseignements sur les dispositions des tribus où nous allions pénétrer. Sous la tente-mosquée, les chants et les prières des tolbas [10] faisaient un accompagnement continu à cette conversation politico-militaire. Des mendiants venus on ne sait d’où, hommes, femmes, enfants, mêlaient le bruit de leurs implorations aux litanies de la mosquée. Un de ces mendiants, tout à fait nu, s’était même installé à la porte du Madani, et ses cris insupportables dominaient tous les autres bruits, jusqu’au moment où le Fqih lui fit jeter par un nègre un douro pour l’éloigner.

Non loin de la tente de prières, des musiciens et des petits danseurs chleuhs, plus pareils à des femmes qu’à des hommes avec leurs yeux peints, leurs longues robes et leurs ceintures brodées, dansaient au bruit des tambourins, des cithares et des mandores mêlés au bruit de la prière. C’étaient toujours ces danses d’une retenue et d’une modestie équivoque, ces marches lentes accompagnées de brefs tournoiements et de torsions rapides du corps autour des hanches immobiles, ces évolutions compliquées qui cessaient brusquement lorsque le chef de la bande, d’une voix suraiguë, faisait l’invocation à Allah en étendant ses mains ouvertes. Eux aussi, les petits danseurs aux yeux peints tendaient leurs mains trop fines, chargées de bagues, de bracelets et de petites castagnettes de cuivre. Et tout le cercle des assistants, les mains pareillement ouvertes, répétait : Amen ! Amen !

Le soleil avait déjà disparu. La lune éclairait maintenant la ligne déchiquetée des montagnes. Dans les tentes, sur les tapis ou sur les jonchées de lauriers roses, les gens priaient, prenaient le thé, achevaient leur repas, ou s’amusaient à consulter des épaules de mouton dont on avait raclé la viande, pour juger, d’après une certaine disposition des ombres, si la harka remporterait la victoire... Et c’est ainsi que dans cette nuit d’août on se préparait à combattre dans le camp du Madani.


JÉRÔME ET JEAN THARAUD.

  1. Voyez la Revue des 1er avril et 15 juin.
  2. Troupe indigène.
  3. Plats de terre qui servent à toute la cuisine marocaine.
  4. Tente marocaine.
  5. Burnous avec manches.
  6. Armée d’un sultan.
  7. Cours du palais.
  8. Tente impériale.
  9. Lieutenant et majordome.
  10. Étudiants en théologie musulmane.