Le Fusil photographique
LE FUSIL PHOTOGRAPHIQUE
Les expériences que je vais décrire se rattachent aux études que j’ai faites il y a une douzaine d’années sur la locomotion animale[1], études que j’ai dû suspendre, mais que je compte reprendre aujourd’hui en les développant davantage.
Mes premières expériences sur la locomotion étaient faites au moyen de la chronographie ; elles traduisaient fidèlement les rythmes des allures de l’homme et des animaux, c’est-à-dire l’instant et la durée des appuis de chaque membre sur le sol. Plus tard, par une méthode déjà plus délicate, j’inscrivais les phases d’élévation et d’abaissement des ailes d’un oiseau qui vole, la trajectoire décrite dans l’espace par la pointe de l’aile, les changements du plan alaire, les oscillations du corps dans leurs rapports avec les mouvements du vol[2].
Les renseignements donnés par la méthode graphique étaient d’une grande précision ; ils corrigeaient bien des erreurs d’observation et résolvaient certaines questions litigieuses de mécanique animale ; mais les notions fournies par cette méthode étaient encore incomplètes. Ainsi, en ce qui concerne les allures du cheval, j’ai essayé de faire représenter les attitudes de cet animal à différents instants du pas de chaque allure ; or, les figures faites d’après les données de la chronographie, parfaitement correcte pour la position des membres à l’appui, présentaient parfois des incorrections pour celle des membres au levé. J’en eus la preuve lorsque parurent les belles photographies instantanées de M. Muybridge, de San Francisco. L’image d’un cheval saisie en 1/500 de seconde donnant, même aux allures les plus rapides, l’attitude réelle de l’animal presque aussi nettement que s’il eût été immobile.
Le journal la Nature venait de publier quelques-unes des figures de M. Muybridge ; je m’empressai d’écrire au rédacteur en chef, mon ami G. Tissandier, pour lui exprimer mon admiration pour ces belles expériences et pour le prier d’engager leur auteur à appliquer la photographie instantanée à l’étude du vol des oiseaux. J’émettais alors l’idée d’un fusil photographique à répétition analogue au revolver astronomique imaginé par mon confrère M. Janssen pour observer le dernier passage de Vénus. Ce fusil donnerait une série d’images successives prises à différents instants de la révolution de l’aile. Enfin, ces images, disposées sur un phénakistiscope de Plateau, devrait reproduire l’apparence du mouvement des animaux ainsi représentés.
Cette lettre me valut, de la part de M. Muybridge, l’envoi d’une collection de ses belles photographies et l’assurance qu’il appliquerait ses appareils à l’étude du mécanisme du vol ; en outre, différents auteurs adaptèrent à des zootropes, soit des figures construites d’après mes notations chronographiques, soit des images obtenues par le célèbre photographe américain, et obtinrent ainsi une représentation saisissante d’animaux en mouvement[3].
Au mois de septembre dernier, M. Muybridge vint à Paris apportant une riche collection de photographies instantanées qui représentaient non seulement le cheval à diverses allures, mais l’homme se livrant à différents exercices : la course, le saut, l’escrime, la lutte, etc. Dans la collection de M. Muybridge il y avait aussi quelques photographies d’oiseaux au vol, mais ce n’était plus comme pour l’homme ou le cheval, le représentation d’attitudes successives : c’étaient des images analogues à celles que M. Cailleret avait obtenues quelques années auparavant et montrant les ailes de l’oiseau tantôt dans une position unique, tantôt en élévation, tantôt en abaissement ou dans quelque phase intermédiaire. Ces photographies étaient cependant fort intéressantes : elles vérifiaient ce que la méthode graphique m’avait fait saisir relativement au mécanisme du vol, mais surtout promettaient des renseignements précieux, si l’on pouvait obtenir ces images en série, comme M. Muybridge l’avait fait pour l’homme et pour les quadrupèdes.
Je résolus de consacrer cet hiver à réaliser mon ancien projet de fusil photographique. Le procédé au gélatino-bromure d’argent me faisait espérer des images assez nettes avec un temps de pose très court, mais la vitesse avec laquelle devaient se répéter les mouvements qui présentaient au foyer de l’objectif des points différents de la plaque sensible entraînait certaines difficultés dans la construction de l’instrument. Il fallait, en effet, recueillir au moins dix ou douze images par seconde, afin d’avoir plusieurs attitudes de l’oiseau à chaque révolution de son aile. En outre, cette vitesse m’était imposée par le projet que j’avais formé de disposer dans un phénakistiscope la série d’images obtenues, afin de reproduire l’apparence des mouvements du vol de l’oiseau ; or on sait que la faible durée de la persistance des images sur la rétine nécessite une répétition fréquente des apparitions lumineuses pour donner à notre œil une sensation continue.
Fig. 1. Mode d’emploi du fusil photographique
Je réussis à construire, dans les dimensions d’un fusil de chasse, un appareil qui photographie douze fois par seconde l’objet que l’on vise ; chaque image n’exigeant, comme temps de pose, que 1/720 de seconde (fig. 1).
Le canon de ce fusil est un tube qui contient un objectif photographique. En arrière, et solidement montée sur la crosse, est une large culasse cylindrique dans laquelle est contenu un rouage d’horlogerie dont le barillet se voit extérieurement en B (fig. 2, no1). Quand on presse la détente du fusil, le rouage se met en marche et imprime aux différentes pièces de l’instrument le mouvement nécessaire. Un axe central, qui fait douze tours par seconde, commande toutes les pièces de l’appareil. C’est d’abord un disque de métal opaque et percé d’une étroite fenêtre. Ce disque forme obturateur et ne laisse pénétrer la lumière émanant de l’objectif que douze fois par seconde, et chaque fois pendant 1/720 de seconde. Derrière ce premier disque, et tournant librement sur le même arbre, s’en trouve un autre qui porte douze fenêtres et en arrière duquel vient s’appliquer la glace sensible, de forme circulaire ou octogonale (fig. 2 n°2). Ce disque fenêtré doit tourner d’une manière intermittente, de façon à s’arrêter douze fois par seconde en face du faisceau de lumière qui pénètre dans l’instrument. Un excentrique E placé sur l’arbre produit cette rotation saccadée, en imprimant un va-et-vient régulier à une tige munie d’un cliquet C qui saisit à chaque oscillation une des dents qui forment une couronne au disque fenêtré.
Un obturateur spécial O arrête définitivement la pénétration de la lumière dans l’instrument aussitôt que les douze images ont été obtenues. D’autres dispositions ont pour but d’empêcher la plaque sensible de dépasser par sa vitesse acquise la position où le cliquet l’amène, et où elle doit être parfaitement immobile pendant la durée de l’impression lumineuse. Un bouton de pression b (fig. 2, no1) appuie énergiquement sur la plaque dès que celle-ci est introduite dans le fusil. Sous l’influence de cette pression, la plaque sensible adhère à la face postérieure de la roue-fenêtre. Cette face est recouverte de velours noir pour éviter les glissements.
On fait la mise au point en allongeant ou en raccourcissant le canon, ce qui déplace l’objectif en avant ou en arrière ; enfin on vérifie cette mise au point en observant, par une ouverture faite à la culasse du fusil, la netteté de l’image reçue sur un verre dépoli.
Une boîte à escamoter, de forme circulaire, analogue à celles qui existent déjà dans le commerce, me sert à loger vingt-cinq plaques sensibles et à les faire passer dans le fusil sans qu’elles soient exposées à la lumière (fig. 2, no3).
Avant d’appliquer cet instrument à l’étude du vol, je le soumis à certaines épreuves expérimentales, et les résultats que j’obtins furent satisfaisants.
On dispose, par exemple, une flèche noire sur un axe central autour duquel elle tourne en se détachant sur un fond blanc bien éclairé par le soleil. La vitesse de rotation de la flèche est telle que ses extrémités parcourent environ 5 mètres par secondes, ce qui représentait six tours. Le tireur, placé à 10 mètres, vise le centre de la cible sur lequel on n’aperçoit rien qu’une légère teinte grise générale, à cause de la vitesse de rotation. La plaque sensible, une fois développée, montre douze images disposées circulairement. Sur chacune d’elles la flèche se voit, avec son ombre portée, à peu près aussi nettement que si elle eût été immobile.
Une autre fois, je photographiai un pendule noir oscillant au-devant d’une règle blanche portant des divisions. La pendule battait les secondes, et j’obtins, en effet, douze images représentant les positions successives occupées par le pendule aux différentes phases d’une oscillation complète.
Pour plus de sûreté dans la mesure des durées, j’adaptai au fusil un appareil chronographique formé d’une capsule à air qui reçoit un choc à chacun des déplacements de la plaque sensible ; un tube de caoutchouc relie cette capsule à un appareil inscripteur qui trace sur un cylindre tournant en même temps qu’un chronographe ou qu’un diapason d’un nombre de vibrations connu. De cette manière, la durée de l’impression lumineuse et l’intervalle de temps qui sépare les images les unes des autres, sont mesurés avec une précision satisfaisante.
Après ces expériences d’essai, j’abordai la photographie d’animaux en mouvement. On voit (figure 3) une mouette qui volait et dont on peut comparer les douze attitudes successives pendant la durée d’une seconde. Ce vol est irrégulier et présente des alternatives de vol ramé et de planement. Dans d’autres expériences, j’ai réussi à photographier la mouette tandis qu’elle volait en plein travers. Comme l’oiseau donnait exactement trois coups d’ailes par seconde, on trouve dans les douze figures quatre attitudes successives qui se reproduisent périodiquement. Les ailes sont d’abord élevées au maximum, puis elles commencent à s’abaisser ; dans l’image suivante, elles sont au plus bas de leur course, et dans la quatrième elles se relèvent. Une nouvelle série pareille de mouvements revient ensuite.
En agrandissant ces figures, on obtient des images visibles à distance, mais dont la netteté laisse à désirer, car mes clichés négatifs sont légèrement grenus, ce que j’attribue à mon peu d’expérience des procédés photographiques. La reproduction de ces images par l’héliogravure ne donne qu’une silhouette noire (fig. 4 et 5). Il ne faudrait pas croire, toutefois, qu’on ne puisse jamais obtenir un certain modelé dans les images. J’ai placé sous un microscope à faible grossissement des négatifs obtenus avec une mise au point bien exacte : sur ces images, qui représentent l’oiseau vu d’en haut, on peut aisément compter les rémiges et saisir l’imbrication de ces plumes.
Si l’on dispose des photographies d’oiseaux sur un phénakistiscope, on reproduit bien l’apparence des mouvements du vol, mais les images correspondant à chaque révolution de l’aile sont encore trop peu nombreuses pour se bien prêter à l’analyse des mouvements du vol : il faudra donc en augmenter le nombre. On y peut arriver, par exemple, en doublant la vitesse du mouvement de la plaque et des obturateurs, ce que j’ai pu faire avec ce même fusil, tout en ayant encore assez de lumière pour la production des images : la durée de l’éclairage de la plaque n’était alors que de 1/1440 de seconde ; encore l’objectif employé n’était-il pas des plus rapides.
En photographiant l’oiseau dans d’autres conditions, par exemple lorsqu’il s’éloigne de l’observateur ou qu’il s’en rapproche, lorsqu’il est vu par en dessous ou par en dessus, on obtient d’autres renseignements sur le mécanisme du vol ; ainsi, on observe aisément les changements d’inclinaison du plan de l’aile, inflexion des rémiges sur la résistance de l’air, les mouvements par lesquels le corps se porte en avant pendant l’abaissement de l’aile, en arrière pendant l’élévation.
J’ai déjà comparé à cet égard, les renseignements données par la photographie à ceux que m’avait autrefois donnés la méthode graphique, et j’ai obtenu ainsi la confirmation des points principaux que je croyais avoir établis par le première de ces méthodes ; Il ne paraît pas douteux que les images photographiques n’ajoutent beaucoup de connaissances nouvelles à celles que nous avons sur le mécanisme du vol. J’attends, pour émettre à cet égard une opinion fondée, d’avoir recueilli les éléments nécessaires, c’est-à-dire un grand nombre d’images d’oiseaux d’espèces différentes, exécutant le vol ramé ou le planement, soit en temps calme, soit avec du vent soufflant dans des directions variées.
La chauve-souris est difficile à photographier, à cause de son vol capricieux, de sa petite taille et de l’heure tardive à laquelle elle se montre. Mes meilleures plaques ne m’ont donné que cinq ou six images sur les douze changements de position de la plaque photographique ; encore ces images étaient-elles parfois sur la limite du champ de l’instrument. Les rares expériences que j’ai pu faire sur cet animal m’ont toutefois montré certains faits intéressants. On voit, sur les photographies, que l’angle d’oscillation des ailes de la chauve-souris est très étendu, surtout par en bas, où les deux ailes forment deux plans verticaux sensiblement parallèles. On constate, en outre, que la chauve-souris peut voler malgré l’ablation d’une notable étendue de la membrane de ses ailes, pourvu que la partie restante corresponde aux espaces interdigitaux. Ainsi, parmi les images que j’ai recueillies, il en est une qui se retrouve plusieurs fois : il s’agissait d’une chauve-souris dont l’humérus et l’avant-bras apparaissent entièrement dépourvus de membranes ; à l’extrémité de l’aile on voit seulement une sorte de petit éventail formé des membranes interdigitales. L’aile ainsi mutilée exécute des mouvements beaucoup plus étendus que celles qui est intacte.
Le fusil photographique se prête également à l’étude du mouvement de différentes espèces d’animaux : j’ai photographié des chevaux, des ânes, des chiens, des hommes à pied ou des vélocipèdes ; mais je n’ai pas donné suite à ces expériences : elles rentrent dans le programme que M. Muybridge remplit avec tant de succès. Je me propose surtout d’étudier au moyen de la photographie le mécanisme du vol chez les diverses espèces animales. On entrevoit déjà qu’aux différentes formes des oiseaux et des insectes correspondent des différences dans la manière de voler ; or rien ne paraît plus propre à éclairer le mécanisme du vol que cette comparaison de la fonction avec la conformation des organes chez différentes espèces.
- ↑ Voy. No 278 du 28 septembre 1878, page 273.
- ↑ La Machine animale, 1re édition, 1873.
- ↑ Parmi les auteurs qui ont réalisé des zootropes avec les photographies instantanées, on doit citer M. Muybridge lui-même ; en France, M. Mathias Duval, professeur d’anatomie à l’École des Beaux-Arts, et le colonel Duhousset ; en Hongrie, M. Ziekly, également professeur à l’École des Beaux-Arts ; enfin, en Angleterre, plusieurs industriels vendaient, l’an dernier, des zootropes formés avec les figures que M. Muybridge a publiées.