Le Géant de l’azur/V

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



V

La Tour : Vingt minutes d’arrêt.


La question capitale de savoir où l’on devait remiser l’Épiornis avait été mûrement pesée et débattue entre les quatre voyageurs ; il fut admis d’un commun accord que la plus sûre auberge pour ce véhicule peu ordinaire était sans contredit la cour intérieure de la Tour phénicienne, qui avait naguère servi de logis au jeune ménage Hardouin, et qui plus tard soutint si vaillamment l’assaut de Benoni et de sa bande[1].

Lorsque cette tourbe fut exterminée par l’explosion de la terrible poudre K (une des mille inventions du savant Wéber), toute la vallée en reçut la commotion ; à la place où s’élevait le monticule que la famille Massey avait baptisé la colline des pétunias, une sorte de gouffre noir se creusa, et de tous côtés les arbres arrachés, l’herbe brûlée, les roches calcinées témoignèrent éloquemment de la puissance effroyable de cet explosif. Seule, la Tour avait paru ignorer le passage du fléau qui saccageait tout le pays à dix lieues à la ronde. Rongées par les plantes parasites, la rouille et l’abandon, les hautes murailles de granit trente fois centenaires montraient bien çà et là quelque pan démantelé, et les toitures supérieures que jamais, depuis des siècles, main d’ouvrier ne toucha, avaient cédé sous l’effort des averses torrentielles revenant chaque année à la saison des pluies.

Mais, à part ces dégâts partiels, la Tour se portait à merveille. Toutes ses voûtes étaient intactes ; inébranlable sur ses puissantes assises, elle avait fourni avec ses murs épais, ses arcades profondes, une défense également efficace contre l’humidité et contre les ardeurs d’un soleil tropical ; en temps de guerre elle s’était montrée forteresse imprenable ; et, quand les Français lui dirent adieu, sa masse imposante semblait prête à défier l’assaut des siècles à venir comme elle avait soutenu celui des siècles passés.

« Pourvu que la Tour soit libre, disait M. Wéber, je ne vois pas, en effet, de meilleur asile pour notre machine. En temps si troublés, il serait de la plus haute imprudence de la loger chez l’un ou l’autre des belligérants. Rappelez-vous comme notre pauvre éléphant fut promptement qualifié bête de guerre, et confisqué par les Boërs…

— Il ne nous manquerait plus que de voir notre oiseau confisqué et baptisé de la sorte par les Anglais ! s’écria Gérard. Non ! dussions-nous lui creuser un terrier et veiller nuit et jour près de lui, l’arme au pied, il faut à tout prix prévenir une semblable catastrophe…

— La Tour étant sensiblement éloignée du théâtre propre de la guerre, reprit Wéber, il y a lieu d’espérer qu’au dedans de ses murs l’Epiornis sera en sûreté ; partout ailleurs, il faudrait craindre qu’on fît main basse sur une machine d’une pareille utilité.

— Le fait est, dit Henri pensif, qu’un général désireux d’épier l’ennemi en toute sécurité ou de faire parvenir quelque dépêche pressante, d’où peuvent dépendre des milliers de vies, sa gloire propre, l’honneur de sa nation, serait vraiment excusable, s’il faisait, comme vous dites, main basse sur notre précieux aviateur.

— Qu’il y vienne ! fit Le Guen, serrant les poings. Qu’on me la donne à garder à moi, la Piornis, et nous verrons bien si je la leur laisse prendre, à ces Angliches ! Ah mais !… »

Il était environ trois heures après minuit lorsque l’oiseau géant commença de planer sur le Veldt. Conservant toujours une hauteur suffisante pour se défendre des regards curieux ou de la balle possible de quelque chasseur matinal, les voyageurs approchaient davantage de minute en minute de cette Rhodésie où ils avaient passé des jours si heureux, si paisibles, si utilement occupés, et dont la guerre, l’éternel fléau qui désole le monde, était venue les déloger en pleine prospérité. Penchés aux hublots inférieurs, ils regardaient avidement, cherchant d’un cœur ému tel groupe d’arbres, telle colline, tel point de repère bien connu, qui leur annoncerait l’approche de l’ancienne demeure.

« Le voilà ! Voilà Massey-Dorp ! s’écria Le Guen le premier. Un pauvre tas de décombres !… Il n’y a que la rivière qui soit demeurée intacte… Si ça ne fait pas gros cœur !… Tas de rien du tout, va ! Penser que nous avons tant peiné, sarclé, labouré, pioché, arrosé, pour en arriver là !… Où sont-elles les roses de mam’zelle Lina ?… Et les beaux bouquets qu’elle allait cueillir tous les matins pour la table du déjeuner ? Ah, tenez, cela fait mal ! »

Et le brave gabier essuya avec colère une larme du revers de sa main. Les autres se taisaient, non moins attristés, non moins émus. Que de travail, que d’efforts, que de richesses, que de beautés, enfouis sous ce tas informe de bois brûlé, de briques effondrées ! Sur ce coin de terre favorisé, à vrai dire, pour le climat et la végétation, mais absolument inculte et sauvage, l’activité, l’industrie, le génie d’une seule famille avaient créé une sorte d’Eden qui naguère encore faisait l’admiration et l’envie des pèlerins de la solitude, toujours hospitalièrement accueillis. La déesse à l’œil sanglant, à la torche allumée, n’avait fait que passer, et en un instant ce paradis était devenu un désert dont bientôt les animaux sauvages reprendraient possession… Mais déjà, le bois de magnolias, l’ancien enclos du jardin, la rivière s’enfuient à l’arrière de l’Epiornis ; à l’avant, la Tour se dessine trapue et solide.

Était-elle occupée ? Rien ne donnait à le croire. Pas un mouvement ne se manifestait aux alentours. À cette heure, où déjà le laboureur est aux champs, où la ménagère vient de lui donner sa soupe chaude, pas un attelage, pas une charrue creusant son sillon, pas la plus mince colonne de fumée montant au-dessus des arbres, n’annonçaient la présence d’un travailleur ou d’un foyer. Le site avait tout l’air d’être abandonné.

« Voilà qui est parfait ! dit Gérard, après avoir soigneusement exploré, à l’œil nu et à la lorgnette, tous les abords de la Tour. Rien ne grouille à cinq lieues à la ronde. Je ne vois pas même frétiller les oreilles d’un lièvre, ni la silhouette d’une gazelle… Et pourtant, en avons-nous fait de belles chasses ici même, hé, mon Le Guen !

— Il faut croire que lorsque la racaille de Benoni a dévasté ce pays, elle n’a rien laissé, même pour le gibier, dit Le Guen.

— Je ne crains pas d’affirmer que ce lieu est absolument désert, reprend Gérard, déposant sa lorgnette. Nous pouvons sans hésitation gouverner sur la cour et y atterrir.

— Pour plus de sécurité, dit Henri, je propose que nous descendions provisoirement dans la petite clairière qui se trouve à un demi-kilomètre à peu près de la Tour ; deux de nous pourraient aller faire un voyage de reconnaissance ; si elle est habitée, nous nous envolons ailleurs ; si elle est libre, nous venons nous poser dans la cour.

— Entendu ! fait Gérard. Et Le Guen se charge avec moi du voyage de reconnaissance.

— Voilà qui me va ! dit Le Guen satisfait. Je commence à avoir des fourmis dans les jambes, moi !… Alle est bien belle, la boîte à m’sieu Wéber, mais alle est un peu serrée, quoi ?… »

Aussitôt que Gérard, faisant office de vigie, a signalé le point exact où l’Epiornis peut atterrir sans encombre, l’aiguilleur fait tourner sa poignée : l’aviateur arrête sa course, commence à descendre d’un mouvement lent, savamment modéré, contredisant par un puissant effort de mécanique la loi de la chute des corps. À chaque seconde la vitesse décroît dans une mesure régulière, et lorsque, enfin, l’oiseau touche le sol, c’est avec tant de souplesse et de moelleux, qu’à peine on en ressent le choc dans la cabine.

« Bravo ! s’écrie Gérard, donnant le signal des applaudissements, que ses compagnons imitent de bon cœur. Henri, tu viens d’accomplir une manœuvre de virtuose ! Ceci est positivement merveilleux !… Et maintenant, ajoute-t-il, en prenant terre, en marche !… Viens vite, Le Guen ! nous ne faisons qu’un saut jusqu’à la Tour pendant que les autres gardent l’arche sainte.

— Eh bien ! dit Le Guen, pendant qu’ils s’éloignent rapidement, c’est tout de même agréable de retrouver cette vieille terre sous ses pieds. « Le plancher des vaches ! » qu’on l’appelle à bord ! C’est bon pour blaguer. La vérité est que nulle part on n’est aussi à l’aise.

— Eh quoi ? est-ce toi qui parles ainsi ? toi, un vieux loup de mer ? fait Gérard presque scandalisé. Alors, décidément, cette course admirable que nous venons de fournir à travers les nuages, ça ne te dit rien ? Tu préférerais peut-être un simple voyage en paquebot ! ou, s’il était possible, une vulgaire diligence !

— Ma foi, m’sieu Gérard, dit Le Guen assez penaud, la diligence, c’est comme qui dirait moins casuel qu’un grand diable d’oiseau qui vous emporte sans crier gare à des cinq cents mètres de hauteur… Vrai, on se sent tout drôle…

— Et on n’en a que plus de mérite à se comporter comme toi ! accorde Gérard généreusement.

— C’est étonnant ! fait observer Le Guen au bout de quelques minutes de pas gymnastique, ou dirait que personne n’a passé par ici depuis notre départ. Je ne vois aucune ornière, aucune trace de pas, de charrette, de bestiaux… Croirait-on pas que les gens se sont donné le mot pour respecter l’ancienne propriété de not’maître ?

— Il ne faudrait pas se leurrer d’une telle illusion, dit Gérard, secouant la tête. Il y a deux bonnes raisons pour que le « Dorp » ait été délaissé par les parties adverses. D’abord il se trouve en dehors de la région où la lutte sévit ; et puis rappelle-toi l’état où Benoni et sa horde avaient laissé les choses. Ni un mur debout, ni un meuble, ni une bouteille de vin, ni vestige de vivres d’aucun genre… En vain des bandes de soldats affamés ont pu chercher quelque objet sur quoi mettre la main ou la dent ; les autres avaient fait place nette… Et c’est ce qui me laisse espérer de trouver pareille solitude à la Tour. »

L’attente de Gérard ne fut pas trompée. Du haut en bas de l’antique forteresse, un profond silence régnait : aucun être vivant, sauf les rats et les araignées, ne paraissait y avoir passé depuis l’heure où la longue caravane composée des Massey, de leurs hôtes et de leurs serviteurs, avait quitté ses murs. Sans perdre de temps, les deux éclaireurs revinrent d’un pied alerte rapporter la bonne nouvelle à leurs amis et reprirent leur place sur l’Epiornis. Trois tours de manette, l’aviateur s’élève franchit comme une flèche la courte distance, s’arrête au-dessus de la cour, descend légèrement, s’arrête avec précision sur le sol. Il est quatre heures.

« Ne perdons pas une minute ! dit Henri, mettant pied à terre. Que notre premier soin soit de nous procurer des chevaux et un guide pour gagner Modderfontein aussitôt qu’il nous sera possible. Nous vous laissons, cher monsieur Wéber, la garde de l’Epiornis, votre œuvre, votre chose. Et à notre brave Le Guen nous confions la garde de M. Wéber. Je ne vous en dis pas davantage… Au revoir ! J’ai hâte d’agir, de me voir en chemin…

— Au revoir ! au revoir, mes enfants, dit le vieillard ému. Ne tardez pas ! Ne vous inquiétez pas de nous. Le Guen et moi nous ferons très bon ménage et très bonne garde. Nos vœux vous accompagnent ! Et revenez vite avec la chère captive !… »

Les jeunes gens s’éloignent d’un pas rapide. Pour eux, toute cette partie du Veldt n’a point de secrets. Tant et tant de fois ils l’ont parcouru, le fusil sur l’épaule ! Mais, aujourd’hui, ils ne songent guère aux belles chasses de jadis ; leur seule préoccupation est de gagner promptement le centre de trafic le plus proche, d’y trouver le nécessaire, de conclure sans délai leur marché. À dix kilomètres environ de l’ancien emplacement du Dorp, un commencement de village s’ébauchait deux ans auparavant. Aujourd’hui, c’est un gros bourg où les marchands de chevaux ne peuvent manquer. Habitués au langage, aux mœurs et coutumes du pays, les deux frères trouvèrent leur homme sans beaucoup chercher ; en moins d’un quart d’heure, ils se voyaient montés sur deux petits chevaux indigènes, qu’ils avaient payés comptant le double de leur valeur, et le maquignon, enthousiasmé de cette aubaine matinale, leur offrait son propre fils comme guide. Il estimait que la distance d’ici à Modderfontein était de 40 milles à peu près, et que, par conséquent, ils devaient être rendus avant le soir, Sakkalo étant bon marcheur…

« Bon marcheur ! s’écria Henri. Prétendez-vous qu’il fournisse à pied une pareille étape ? Et la rapidité du voyage n’en sera-t-elle pas compromise ?

— À pas peur ! fit le marchand en riant. Sakkalo trotte aussi bien que le meilleur cheval. Il est de race matabélé ! Et, avec une de ces pilules sous la langue pour le fouetter de temps à autre, vous verrez si, pendant douze heures d’affilée, il ose parler de s’arrêter ! »

Contrairement à la réputation bien établie de ses pareils, le maquignon disait vrai. Sans perdre une minute, Sakkalo, un jeune métis d’une quinzaine d’années, commençant à tricoter de ses longues jambes sèches et grêles comme des aiguilles à bas, se lança tête baissée dans la carrière, et, pendant deux bonnes heures, les cavaliers émerveillés le suivirent au grand trop, sans observer chez lui la moindre trace de fatigue. De loin en loin, on le voyait puiser dans la poche de sa veste, en retirer une des précieuses pastilles de kola, et, muni de ce stimulant, reprendre sa course avec une nouvelle ardeur.

Au bout de vingt kilomètres environ, on arriva en vue d’un misérable petit hameau. « Arrêtons-nous là pour donner l’avoine à nos hôtes, dit Henri. Hé, Sakkalo ! tu dois avoir besoin de souffler !

— Moi ? Pas besoin souffler ! dit le jeune coureur, sans paraître le moins du monde incommodé par le violent exercice qu’il venait de se donner. Sakkalo marcher douze heures… selon contrat… ou père battre… »

Beaucoup trop humains pour exiger l’exécution intégrale d’un contrat aussi dur, les deux frères ne voulurent se remettre en marche qu’après un temps de réfection et de repos normal. Et telles étaient cependant les qualités d’endurance et de vélocité possédées tant par le guide que par les montures, que, bien avant l’expiration du temps assigné, c’est-à-dire vers six heures du soir, on atteignait Modderfontein.

Aviser la première auberge venue, y laisser les bêtes avec instruction à Sakkalo d’attendre de nouveaux ordres et s’élancer vers le camp, tout cela fut l’œuvre de quelques minutes pour les deux frères. Dans leur légitime impatience d’obtenir des nouvelles de la prisonnière, de lui faire connaître leur présence, il leur avait semblé que la principale, la seule chose à faire était d’aller droit à l’une des portes du camp, d’en demander l’accès ; ou bien, si la chose n’était pas praticable, de prier les gardiens de transmettre à Mlle Mauvilain un simple message verbal, lui disant que les amis de sa famille étaient informés du lieu de sa captivité et lui envoyaient leurs respectueuses salutations…

Hélas ! ils étaient loin de compte. De gardiens réguliers, d’administration organisée, on n’en voyait pas trace autour de la palissade qui marquait les limites du camp où des milliers d’êtres humains, étroitement entassés, agonisaient lentement, souffraient de toutes les privations et de tous les maux. De loin en loin, une sorte de portail grossier, orné d’un auvent, marquait une des entrées de l’enceinte ; à chacune de ces portes, gardée par un piquet de soldats, ils reçurent la même réponse : Impossible !

Impossible de pénétrer dans le camp. Impossible de communiquer de quelque manière que ce fût avec les prisonniers… Impossible de leur faire entendre aucune nouvelle du dehors… Impossible même de dire si la personne qu’ils cherchaient était au nombre des vivants !

Même en certains lieux on commença à les regarder de travers et à parler d’espionnage…

« De la prudence ! fit alors Gérard, entraînant loin du poste son frère exaspéré. À aucun prix il ne faut nous laisser coffrer !… Ce serait le désastre irréparable. De la patience, Henri, je t’en conjure !… Eh oui, c’est difficile ! Si tu crois que la main ne me démange pas de gifler quelqu’un de ces maroufles ! Mais voyons, que pouvons-nous faire ? La force est hors de question ; nous n’obtiendrons rien par persuasion ; il faut ruser ! Il doit y avoir, et il y a moyen d’entrer, quoi qu’ils en disent… Ils vont répétant avec obstination : « Impossible, impossible ! » Eh bien, moi qui te parle, j’ai déjà vu pénétrer dans le camp, par la porte sud, quelqu’un qui n’était ni officier, ni soldat, ni fonctionnaire, j’en suis sûr.

— Qui était-ce ? que veux-tu dire ?

— Une simple revendeuse de fruits, poussant devant elle sa brouette. Elle est entrée comme dans du beurre. Ces brutes de sentinelles, qui faisaient tant les fendants, n’ont pas même examiné sa marchandise.

— C’est vrai. Je l’ai vue… Mais je n’avais pas noté le fait.

— Eh bien, si cette citoyenne peut entrer ainsi, c’est que la loi rigoureuse qu’on nous oppose n’est qu’un mot : je m’en doutais !

— Oui. Mais qu’importe s’ils se butent à leur stupide consigne ? Gérard, je ne vois qu’un moyen, c’est d’escalader la clôture ; et c’est ce que je tenterai ce soir même !

— Faisons mieux. Usons de la clef d’or. Achetons une de ces brouettées de fruits, et poussons-la hardiment à l’intérieur.

— Certes, je ne demande pas mieux que d’essayer ; mais comment espérer qu’ils ne remarquent pas la substitution de personne ?…

— On se déguise ; on se grime.

— Tu espères te faire passer pour cette marchande ? demanda Henri, étonné. Elle était naine et quelque peu bossue.

— Non, je ne vais pas jusque-là. Mon espoir est de trouver autour du camp un vendeur d’un physique plus favorable à la substitution… »

Gérard avait vu du premier coup, selon son habitude, le meilleur parti à prendre, et avec le bonheur qui rarement désertait ses entreprises personnelles, il n’avait pas fait cent pas qu’il rencontrait précisément le type cherché : un marchand ambulant de taille assez haute et d’âge incertain, dont la figure hâve et les yeux affamés disaient assez qu’avec un souverain on obtiendrait de lui ce qu’on voudrait.

Sans balancer, Gérard va droit au bonhomme, lui propose de lui acheter sa défroque pour une livre sterling, en lui donnant par-dessus le marché les habits de son compagnon.

Le marchand ébahi croit d’abord qu’on veut se moquer. Puis il cligne de l’œil :

« Compris ! Ce sont des gentlemen qui méditent quelque practical joke, quelque bonne farce. » Il est leur homme.

L’échange est fait en un instant et la pièce d’or empochée avec ivresse.

« Combien les fruits et la brouette ? demande alors Gérard.

— Oh ! oh ! fait l’autre, comprenant de mieux en mieux. C’est donc là votre jeu ?… »

Et saisissant l’occasion par sa mèche traditionnelle :

« Cinq livres, gentlemen ! Ce serait faire tort à mes petits enfants que de demander un sou de moins.

— Les voici ! » dit Gérard tirant un billet de son portefeuille.

Et le marchand détale de toute la vitesse de ses longues jambes.

« Pars, et bonne chance ! murmura Gérard. Je prendrais volontiers ta place. Mais vraiment, je n’ai pas le droit de te disputer ce privilège… »

Le crépuscule grandissant favorisait l’entreprise. Poussant sa brouette, Henri va droit à la porte la plus proche, et, sa casquette rabattue sur les yeux, il fonce tête baissée à travers les rangs des soldats qui, tout à l’heure, lui refusaient inexorablement l’entrée. Il ne rencontre ni un œil soupçonneux, ni une rebuffade. À peine si la sentinelle jette un regard indifférent sur sa marchandise ; à vrai dire, les quelques douzaines de bananes pourries qu’il vient de payer cent vingt-cinq francs ne méritent pas qu’on leur accorde plus d’attention.

Henri presse le pas, se hâte de gagner les ruelles grouillantes où sont parqués les infortunés prisonniers. Instinctivement, il a repoussé le couvre-chef que la nécessité seule a pu lui faire accepter, aussitôt que la première cahute rencontrée le dérobe à l’observation de la sentinelle. Et voici qu’une voix cassée l’arrête au passage :

« Hé, l’homme ! Pas si vite ! Qu’on voie un peu vos fruits. »

Il s’arrête frappé au cœur. Cette voix, cet accent, il les connaît ! Il se rapproche. Non, il ne s’est pas trompé. La pauvre vieille prisonnière de guerre ! Elle était des amis des Mauvilain. Que de fois n’a-t-elle pas bercé la petite Tottie là-bas sur le kopje !

« Tante Anik !!…[2] »

À son tour elle le reconnaît.

« Bonté divine ! monsieur Henri !

— Chut ! dit le jeune homme vivement. Je viens pour délivrer Nicole. Vite, tante Anik, dites-moi dans quelle partie du camp je la trouverai !

— Nicole ! » Et la bonne vieille éclate en pleurs. « Ah ! mon pauvre enfant, elle n’est plus parmi nous ! »

  1. Voir Colette en Rhodésia, par André Laurie. 1 vol. in-18. J. Hetzel.
  2. Manière affectueuse de s’adresser aux vieilles gens.