Le Géant de l’azur/XVII

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



XVII

Le vieux bonze de Djaldi.


Le Géant de l’Azur s’était posé sur le sommet de l’arbre comme s’il n’eût fait que cela toute sa vie. Les branches penchèrent à peine sous son poids ; il se trouva assis sur le couronnement du baobab aussi moelleusement que dans un nid : on eût dit que les branches entrelacées horizontalement n’attendaient que ce visiteur.

« Parfait ! s’écria Gérard qui, penché sur le rebord, avait suivi d’un œil anxieux chaque mouvement du navire aérien ; maintenant nous allons amarrer notre oiseau pour qu’il ne s’envole pas sans nous prévenir, et tu pourras procéder en paix à tes petits arrangements.

— C’est cela. Ne perdons pas de temps », répliqua Henri.

Il fut relativement facile de fixer l’ancre aux branches supérieures de l’arbre, et bientôt l’appareil solidement attaché présenta toute la stabilité nécessaire.

« Pendant que tu travailles, dit alors Gérard, je ferai peut-être sagement, si tu n’as pas besoin de moi, d’aller à la découverte. Il doit y avoir de l’eau douce dans cette île, et nous pourrons remplir notre baril ; faute de quoi, la suite du voyage risque de manquer d’agrément…

— Oh, Sahib ! Tu m’emmèneras ? implora Djaldi en joignant les mains.

— Non, dit Gérard avec décision. D’abord je craindrais que le trajet ne fût trop difficile pour tes petites jambes ; il est fort possible que moi-même je trouve le fourré impénétrable. Mais, surtout, il faut que tu restes ici pour m’indiquer l’emplacement de notre arbre ; sans quoi comment le reconnaîtrais-je en revenant ? Tu seras donc chargé de cette sonnette que tu agiteras comme signal toutes les cinq minutes. Tu vois que je te donne un rôle très utile, ajouta Gérard avec bonté.

— Et surtout pas de sottise ! Pas de nouvelle désobéissance, fit sévèrement Henri. Je vais à mon travail. Toi, demeure où Gérard Sahib t’aura posté et exécute de point en point ses ordres !…

— Entendre c’est obéir ! » fit Djaldi saisissant sa sonnette.

Cette sonnette, débris du mobilier du Silure, était restée mêlée à leur bagage, et Gérard, la rencontrant sous sa main, lui avait promptement découvert une utilité.

« Voyons s’il y a moyen de descendre, continua le jeune homme, après avoir dûment installé le petit gardien, en se laissant glisser à la force du poignet du haut de la branche sur laquelle il était assis à califourchon pendant le colloque précédent. Ouf !… Ce n’est pas commode !… Ces branches sont entrelacées comme des serpents… Enfin, tant pis !… Il faut risquer une égratignure ou deux… Aïe ! ma tête !… allons… hop ! hardi… nous y voilà !… »

Déchirant feuillages et menues branches à sa portée, poussant, s’escrimant des pieds et des poings, il réussit à se frayer un chemin à travers les frondaisons touffues, entremêlées aux lianes grimpantes qui formaient autour du tronc de l’arbre comme un impénétrable rideau de plus de cent mètres de hauteur, et sentit sous ses pieds un tapis de mousse épaisse et veloutée.

De tous côtés s’élevaient des arbres gigantesques dont les racines se tordaient sur le sol comme des serpents monstrueux ; une ombre épaisse, un silence lourd régnaient, dans cette antique forêt. Soit qu’il n’y eût pas d’oiseau sur l’île, soit que la saison de chanter fût passée pour eux, aucun cri, aucun gazouillement n’égayait cette solitude. Une odeur résineuse, une forte senteur aromatique rendaient l’atmosphère oppressive. Se protégeant de son mieux contre les épines, les feuilles coupantes, les longs dards menaçants qui lui défendaient le passage, Gérard s’élança résolument à travers le fourré, persuadé qu’au milieu de tant de verdure devait couler au moins une source d’eau vive, et décidé à la découvrir.

Il s’était d’ailleurs soigneusement orienté, ayant toujours sur lui sa boussole de poche, et, tandis qu’il avançait péniblement, le tintement de la clochette, venant frapper son oreille à intervalles réguliers, lui donnait l’assurance de pouvoir sans trop de mal regagner le gîte, une fois son excursion terminée.

Il y avait une heure à peu près qu’il luttait et peinait ainsi sans que le plus petit filet d’eau, la moindre trace d’humidité se fussent laissé voir. Suant, souillant, le visage égratigné, les mains en sang, Gérard commençait à craindre de rentrer bredouille, lorsqu’un tout petit murmure, bien reconnaissable, se laissa percevoir à quelque distance. Avec un cri de joie, il s’élance, ne fait qu’un bond à travers les halliers, grimpe un talus gazonné, le redescend comme une flèche, s’arrête au bord d’un clair ruisseau roulant paisiblement sur un lit de cailloux blancs et polis. Arracher sa jaquette, plonger sa tête dans l’eau, s’y débarbouiller, s’y désaltérer à longs traits, tout cela fut l’œuvre d’un instant. Puis, ayant rempli son baril, il se hâta de reprendre le chemin du baobab, non sans regretter d’abandonner la fraîcheur délicieuse du bord de l’eau, craignant d’augmenter par une minute d’inutile retard l’inquiétude que pourrait causer son absence prolongée.

Son fardeau augmentait la difficulté du trajet ; mais, d’autre part, la trace de son passage récent à travers le fourré lui facilitait le retour et lui eût permis de se retrouver même sans la sonnette de Djaldi, qu’il entendait de plus en plus claire à mesure qu’il se rapprochait.

Or, voici que ce tintement, jusqu’ici régulier et parfaitement conforme aux instructions de Gérard, semble se détraquer. Une volée de coups de sonnette, stridente, furieuse, désordonnée, éclate soudain, pareille à une cloche d’alarme.

Que se passe-t-il ?

En vain Gérard veut presser le pas ; chacun de ses mouvements est entravé, ralenti par la lourde charge qu’il porte, par les lianes et les ronces qui relient l’un à l’autre les arbres centenaires. Enfin, se ruant à travers les obstacles, il parvient à les surmonter de vive force ; tandis que la petite cloche affolée ne cesse de tinter, il débusque brusquement en face du baobab et s’arrête stupéfait.

Le premier objet qui frappe sa vue est Djaldi, le dos arc-bouté, la tête basse, accroché de toute la force de ses petits bras à la taille d’une espèce de géant à barbe blanche, lequel, gambadant comme un diable, agite en triomphe la sonnette au-dessus de sa tête grimaçante.

Gérard se ressaisit promptement ; il s’élance d’un bond et tombe sur le sauvage habitant de l’île, auquel l’enfant n’a pas craint de se mesurer… Le sauvage se retourne, en poussant quelques cris inarticulés… et, dans cette face enflammée, entourée d’une chevelure et d’une barbe neigeuses, Gérard reconnaît un Hamadryas, un des singes les plus grands et les plus féroces qui soient ! Grinçant des dents, l’animal brandit d’une main la sonnette dont la clameur semble le griser, de l’autre une énorme massue, branche d’arbre brisée par quelque tempête et dont son instinct l’a porté à s’armer. À la vue de Gérard, il arrête un instant sa pantomime, recule en faisant entendre un sourd grognement.

« Djaldi ! fait Gérard à demi-voix, dépêche-toi ! … Tâche de grimper pendant que je m’occupe à amuser ce monsieur… Vite ! Veux-tu bien te dépêcher !

— Ma sonnette !… gémit Djaldi. Il m’a pris ma sonnette, Sahib. Veux-tu bien me rendre ma sonnette, méchant vieux !… Voleur !… »

Et, à grands coups de pied dans les jambes, il essaye de faire comprendre à l’individu simiesque que le bien mal acquis ne profite jamais.

« Ta sonnette !… il s’agit bien de cela, en vérité ! murmure Gérard se rapprochant doucement de l’animal, lequel, retroussant ses lèvres, lui montre deux rangées de dents formidables ! … Oui, mon gaillard, tu me fais une très laide grimace, mais tu ne me fais pas peur… »

Reculant pas à pas devant le regard étincelant de Gérard, le grand singe grince des dents plus que jamais, roule des yeux furibonds, fait entendre une série décris rauques et discordants, brandit sa terrible massue… partagé évidemment entre le désir de fracasser le crâne de son adversaire et la terreur qui émane de lui. Puis soudain, avec un cri de triomphe, la bête, changeant d’idée, lâche sa massue, empoigne Djaldi, l’enlève comme une plume, le jette sur son épaule, et, d’un bond, saute sur une branche à quatre ou cinq mètres au-dessus du sol, tandis que sa main gauche agite toujours la sonnette.

Djaldi pousse un cri, instantanément puni d’une tape sur la tête, et le singe, reprenant son irrésistible élan, va disparaître avec lui parmi les branchages, lorsqu’une détonation éclate ; la balle d’un revolver lui fracasse la tête. Un cri presque humain retentit ; la bête dégringole, vient s’abattre dans une dernière convulsion aux pieds de Gérard, tandis que Henri, apparaissant à travers le feuillage, se laisse tomber légèrement à côté de la masse formée par le singe et l’enfant.

Se remettant d’une alarme si chaude, on se relève, on se palpe, on constate que Djaldi n’a aucun mal, et, ajournant à un moment plus propice la semonce sans doute trop méritée, on se dispose à reprendre la route aérienne qui mène à l’Epiornis. Mais, à peine debout, Djaldi pense à sa chère sonnette. Il se jette sur le singe ensanglanté, retourne sa lourde carcasse, réussit à arracher de sa patte crispée l’objet du litige. Alors, seulement, il consent à monter à l’arbre. Gymnastes accomplis, les deux frères, traînant après eux le tonnelet, ont tôt fait de se hisser jusqu’au sommet, et, leur petit compagnon ne leur cédant en rien pour l’agilité, ils ont bientôt atteint l’aviateur. Leur premier soin est de se désaltérer à longs traits, car le baril soigneusement bouché n’a pas perdu une goutte de son eau claire et limpide, et cette fraîche rasade leur fait à tous le plus grand bien.

« À nous deux, maître Djaldi ! dit alors Gérard. Comment t’es-tu trouvé en bas ? »

Djaldi baisse la tête.

« Surtout, pas de faux-fuyants, reprend Henri sévèrement. Pas de mensonge, si petit soit-il ! Tu as mal agi ; confesse ta faute bravement, elle te sera plus vite pardonnée.

— Je dirai la vérité, Sahib. Je m’ennuyais bien là-haut… Oh ! comme je m’ennuyais ! Tu travaillais sans songer à moi… Et Gérard Sahib était parti depuis des heures, je crois… et alors… j’ai pensé que je pourrais aller voir sur la première branche s’il ne revenait pas…

— Bon ! Désobéissance no 1. Tu as quitté ton poste. Après ?

— Alors j’ai cru que si je descendais plus encore, il entendrait mieux la sonnette…

— Et de branche en branche tu es arrivé sur le sol.

— C’est que j’avais vu en bas Gérard Sahib.

— Moi ? Par exemple !…

— Au moins je l’avais cru. Et c’était…

— Le babouin ! Merci !… très flatté d’apprendre que la ressemblance est si frappante !

— Et puis, continue Djaldi, arrondissant de grands yeux, en bas ce n’était pas toi !… C’était un vieux Sahib… si vieux… si vieux… il m’a semblé un instant que c’était un bonze très vénérable, que je connais… mais pas du tout ! c’était un vieillard très méchant… Il m’a pris ma sonnette et il s’est mis à carillonner… Et plus je lui criais de me la rendre, plus il la faisait aller…

— Si bien qu’en entendant le tintamarre, je suis venu voir ce qui se passait, et suis arrivé juste à temps pour sauver ce jeune singe des griffes de son congénère, dit Henri. Décidément Djaldi, ta désobéissance finira par nous jouer quelque mauvais tour. Toi qui affiches à tout propos ta reconnaissance et ton affection pour Gérard Sahib, sais-tu bien que tu as failli deux fois lui coûter la vie ? »

De grosses larmes parurent dans les yeux du petit Hindou.

« Djaldi aimer Gérard Sahib ! et le grand Sahib !… les aimer de tout son cœur !… fit-il en sanglotant. Djaldi bien malheureux ! Crois-le, grand Sahib !… Djaldi ne ment pas. Mensonge, vice d’esclave !… Crois-moi, grand Sahib.

— Voyons, dit Gérard avec bonté, calmons-nous et raisonnons… Comment veux-tu qu’on aie confiance en toi, lorsque tu manques constamment à tes promesses ? Tu t’engages à ne pas bouger, et à peine a-t-on le dos tourné que tu dégringoles… Comprends donc à quel point une telle conduite doit indisposer le grand Sahib, lui qui se ferait hacher menu plutôt que de manquer à un engagement !…

— Quand Djaldi sera grand…

— Non, mon bonhomme ! Il n’y a pas d’heure, dit-on, pour les braves. Il n’y a pas d’âge non plus pour tenir sa parole. Qu’on ait dix ans ou qu’on en ait quarante, c’est tout un.

— Et si Djaldi ne désobéit plus jamais, les bons Sahibs français l’aimeront ?… Ils le croiront ? … — Et même ils l’estimeront ! fit Gérard lui tapant sur l’épaule. Comprends-tu ce que c’est que l’estime, Djaldi ?

— Oui !… Gérard Sahib estimer le grand Sahib.

— Ça, je t’en réponds.

— Et le grand Sahib estimer Gérard Sahib. Cela se voit quand il le regarde.

— Ça, je t’en réponds ! répéta Henri fixant un regard d’orgueil et d’amour fraternel sur le franc visage de son cadet. Modèle-toi en tout sur lui, Djaldi, et tu deviendras, je te le promets, un homme d’honneur.

— Voyons, dit Gérard, si on s’occupait un peu de l’Epiornis. Ton travail avance-t-il, mon grand ?

— Si bien que nous pourrions repartir tout à l’heure ; mais je pensais qu’une nuit de repos ne nous serait peut-être pas inutile…

— Pourvu que les Hamadryas ne se mettent pas en tête de nous faire visite… Mais, bah ! nous veillerons à tour de rôle…

— Djaldi aussi !… Les Sahibs le laisseront veiller ? supplia l’enfant.

— Oui, répliqua Gérard. Tu vas veiller le premier, dès que nous aurons dîné. Voici ma montre. Dans deux heures, exactement, appelle le grand Sahib, qui, lui, m’appellera deux heures plus tard, et je vous éveillerai à mon tour quand il sera temps de partir. »

Après un repas frugal arrosé d’eau fraîche, les deux frères s’endormirent paisiblement sous la garde de Djaldi, dont la frêle silhouette s’enlevait comme une statuette de bronze sur le ciel clair. Immobile, ses grands yeux fixes, le petit Hindou passa les heures de son étrange veille à réfléchir à tout ce qui lui était arrivé ce jour-là. Se remémorant les incidents de sa courte existence, l’enfant prit vis-à-vis de lui-même une de ces résolutions qui modèlent une vie, l’orientent à jamais vers le bien et le beau. L’exemple des deux frères, du courage tranquille, de l’affection et de l’estime réciproques qui les soutenaient à travers les plus rudes épreuves, avait éveillé en lui une généreuse émulation. Les paroles de Gérard vibraient au fond de son petit cœur de barbare. Un enfant pouvait être un homme d’honneur !… Il pouvait mériter, forcer l’estime de ces Sahibs si fiers, si bons ! Lui, pauvre épave humaine, il sentait obscurément la grandeur morale, la dignité vraie et sans faste de leur caractère. Et son esprit, élargi soudain, embrassa cette idée que l’estime ne s’adresse ni au rang des hommes, ni à l’habit qu’ils portent ; que le plus humble a le droit d’y aspirer ; et une fois de plus, dans l’histoire de l’humanité, un noble exemple, une main fraternellement tendue vint allumer l’étincelle sacrée qui dort au cœur de chacun de nous, à laquelle ne manque souvent qu’un peu d’aide, pour que sa flamme éclaire toute une vie.

Les heures s’écoulèrent rapides. Au moment indiqué, Djaldi exécute ponctuellement sa consigne, puis il s’endort la conscience en paix.

La nuit s’acheva sans incident. Dès que l’aube parut, Gérard appela ses camarades, les fit déjeuner ; après quoi on délia les entraves de l’appareil, chacun se mit en place, et l’Epiornis s’éleva dans les airs.

Bientôt « l’île au singe » se dessinait de nouveau sous les yeux des voyageurs comme un gros bouquet de verdure. Pas la plus petite brèche ne se montrait dans le fourré impénétrable ; l’abandonnant sans regret à ses fauves habitants, les voyageurs ne tardèrent pas à la voir s’effacer dans l’immensité bleue.

La journée fut calme et paisible. Aucun cyclone, aucune rencontre de bolide, pas la moindre terre en vue ne vint en varier la monotonie. Vers le coucher du soleil seulement, l’œil de Gérard distingua, bien loin au-dessous d’eux, un grand navire se frayant fièrement un chemin à travers les vagues… Ami ou ennemi ? Impossible de le dire. L’épreuve passée ayant enseigné la prudence, Henri s’empressa d’appuyer sur une des manettes ; l’oiseau géant s’éleva encore de trois cents mètres, et, à cette hauteur, ne parut plus sans doute qu’un point dans l’espace ; le navire s’éloignait en sens inverse, et, la nuit tombant tout à coup, sa forme spectrale disparut dans la brume.

Autour de l’esquif aérien les étoiles s’allumèrent une à une ; des millions de constellations piquèrent le ciel sombre, pareilles à une pluie de diamants ; la lune se leva, brilla et se coucha dans une lueur opaline, tandis que d’un vol égal le fantastique oiseau emportait son chargement humain à travers les plaines inexplorées de l’air.

Quand le jour pointa, Gérard, qui était de veille, eut bientôt fait de discerner à quelques kilomètres au nord une terre embaumée et verdoyante. D’une voix joyeuse, il appela les dormeurs :

« Ceylan !… Ceylan !… »