Le Général Dourakine/12

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Hachette (p. 187-216).



XII

RUSE DU GÉNÉRAL


Les jours suivants se passèrent sans événements remarquables. Mme Dabrovine témoignait une grande estime et une grande confiance à M. Jackson, qui réunissait toutes les qualités que l’on cherche sans les trouver chez un précepteur. Indépendamment d’une instruction très étendue, il dessinait et peignait bien et avec facilité ; il savait l’anglais, l’allemand et le français ; quant au polonais, il s’en cachait soigneusement. Mme Dabrovine et le général étaient enchantés ; Natasha était dans l’admiration et la témoignait en toute occasion. M. Jackson était fort content de ses élèves, parmi lesquels s’était imposée Natasha pour la musique, le dessin et les langues étrangères. Les leçons se donnaient dans le joli salon, à la demande du général, qui s’en amusait et s’y intéressait beaucoup. Jacques avait été invité, à sa grande joie, à prendre part à l’éducation soignée que recevaient les jeunes Dabrovine ; le général avait raconté tous les détails de la vie de Jacques et de Paul, et on les aimait beaucoup dans la famille Dabrovine. Ce côté du château vivait donc heureux et tranquille ; l’hiver s’avançait ; le général vendait à l’insu de la Papofski ses terres et ses maisons, et faisait de bons placements en Angleterre ; un jour, enfin, il reçut, d’un général aide de camp de l’empereur, une proposition pour Gromiline ; il en offrait cinq millions payés comptant. Le général Dourakine accepta, à condition qu’il n’en dirait mot à personne, même après l’achat, jusqu’au 1er juin, et qu’il viendrait lui-même ce jour-là prendre possession du château et en chasser la famille Papofski qui y était installée. Les conditions furent acceptées ; la vente fut terminée, l’argent payé et envoyé à Londres ; Mme Papofski ne savait rien de toutes ces ventes ; les Dérigny, Mme Dabrovine et Romane étaient seuls dans la confidence.

Le général, sollicité par Romane, avait révélé à Mme Dabrovine le vrai nom et la position du prince Pajarski ; elle avait donné les mains avec joie au complot arrangé par son oncle et Dérigny pour quitter la Russie ; elle se plaignait de sa santé devant sa sœur, regrettait de ne pouvoir aller aux eaux. À la fin de l’hiver, un jour le général lui proposa

devant Mme Papofski de la mener aux eaux

Les leçons se donnaient dans le joli salon, à la demande du général. (Page 187.)

en Allemagne ; elle fit quelques

objections sur le dérangement, l’ennui que donnerait à son oncle un voyage avec tant de monde.

Le général

Tu peux ajouter à tous les tiens la famille Dérigny que j’emmènerai.

Madame Papofski

Comment, mon oncle, vous vous embarrasserez de tous ces gens-là ?


Ce côté du château vivait donc heureux et tranquille. (Page 188.)

Le général

Oui, Maria Pétrovna ; comme je compte vous laisser à Gromiline pour faire mes affaires en mon absence, j’aime mieux vous débarrasser d’une famille que vous n’aimez pas ; d’ailleurs ils veulent retourner en France, où ils ont des parents et du bien. »

Les yeux de Mme Papofski brillèrent et s’ouvrirent démesurément ; elle ne pouvait croire à tant de bonheur.

Madame Papofski

Vous me laisseriez… ici…, chez vous… et maîtresse de tout diriger ?

Le général

Tout ! Vous ferez ce que vous voudrez ; vous dépenserez ce que vous voudrez tout le temps que vous y resterez.

Madame Papofski

Et combien de temps durera votre absence, mon bon oncle ?

Le général

Un an, mon excellente nièce ; quinze mois peut-être. »

Mme Papofski ne pouvait plus contenir sa joie. Elle se jeta dans les bras du général, qui la repoussa sous prétexte qu’elle dérangeait sa superbe coiffure.

Madame Papofski

Mon pauvre oncle ! Un an, c’est affreux !

Le général

Deux ans, peut-être !

Madame Papofski

Deux ans, vraiment ! Deux ans ! Je ne puis croire à un…, un… »

Le général

… à un bonheur, pareil !

Madame Papofski

Ah ! mon oncle ! vous êtes méchant !

Le général

Bonheur énorme ! rester un an…

Madame Papofski, vivement.

Vous disiez deux ans ?

Le général

Deux ans, si vous voulez ; maîtresse souveraine de Gromiline, avec la chance que je meure, que je crève ! Vous n’appelez pas ça un bonheur ?

Madame Papofski, faisant des mines.

Mon oncle ; vous être trop méchant ! Vrai ! je vous aime tant ! Vous savez ?

Le général

Oui, oui, je sais ; et croyez que je vous aime comme vous m’aimez. »

Mme Papofski se mordit les lèvres ; elle devinait l’ironie et elle aurait voulu se fâcher, mais le moment eût été mal choisi : Gromiline pouvait lui échapper. Elle faisait son plan dans sa tête ; aussitôt après le départ de son oncle, elle le dénoncerait comme recevant chez lui des gens suspects. Depuis six mois que Romane était là, elle avait observé bien des choses qui lui semblaient étranges : l’amitié familière de son oncle pour lui, la politesse et les déférences de sa sœur, les manières nobles et aisées du gouverneur ; sa conversation, qui indiquait l’habitude du grand monde ; de fréquentes et longues conversations à voix basse avec son oncle, des rougeurs et des pâleurs subites au moindre mouvement extraordinaire au dehors, le service empressé de Dérigny près du nouveau venu, tous ces détails étaient pour elle des indices d’un mystère qu’on lui cachait. La famille française était évidemment envoyée par des révolutionnaires pour former un complot. Le prétendu Anglais, qui oubliait parfois son origine, et qui perdait son accent pour parler le français le plus pur et le plus élégant, devait être un second émissaire : elle avait pris des informations secrètes sur l’arrivée de M. Jackson à Smolensk. Personne, dans la ville, n’avait vu ni reçu cet étranger. Il y avait donc un mystère là dedans. Sa sœur et Natasha étaient sans doute dans le secret ; tous alors étaient du complot, et leur éloignement rendrait la dénonciation plus facile.

Pendant qu’elle roulait son plan dans sa tête et qu’elle s’absorbait dans ses pensées, son regard fixe et méchant, son sourire de triomphe, son silence prolongé attirèrent l’attention du général, de Mme Dabrovine et de Romane. Ils se regardèrent sans parler ; le général fit à Romane et à Mme Dabrovine un signe qui recommandait la prudence. Mme Dabrovine reprit son ouvrage ; Romane se leva pour aller rejoindre les enfants, qui, disait-il, pouvaient avoir besoin de sa surveillance. Le général se leva également et annonça qu’il allait travailler.

« Je mets mes affaires en ordre, Maria Pétrovna, pour vous rendre facile la gestion de mes biens ; de plus, il sera bon que je vous mette au courant des revenus et des valeurs des terres et maisons. Dérigny m’aide à faire mes chiffres, qui me cassent la tête ; je suis fort content de l’aperçu en gros de ma fortune, et je crois que vous ne serez pas fâchée d’en connaître le total. »

Mme Papofski rougit et n’osa pas répondre, de crainte de trahir sa joie.

« Vous n’êtes pas curieuse, Maria Pétrovna, reprit le général après un silence. Vous saurez que, si vous venez à hériter de moi, vous aurez douze à treize millions.

Madame Papofski

Ah ! mon oncle, je ne compte pas hériter de vous, vous savez. »

Le général

Qui sait ! C’est parce que je vous tourmente quelquefois que vous craignez d’être déshéritée ? Qui sait ce qui peut arriver ? »

Le regard étincelant de Mme Papofski, la rougeur qui colora son visage d’une teinte violacée, indiquèrent au général la joie de son âme ; elle pourrait donc avoir Gromiline et le reste des biens de son oncle sans commettre de crime et sans courir la chance d’une dénonciation calomnieuse. Sa sœur Dabrovine et l’odieuse Natasha verraient leurs espérances déçues ! À partir de ce moment, elle résolut de changer de tactique et d’attendre avec patience et douceur le départ de l’oncle et de ses favoris.

Elle crut comprendre que son oncle mettait de la méchanceté et de la fourberie dans sa conduite envers Mme Dabrovine et ses enfants ; qu’il jouait l’affection pour mieux les désappointer, et qu’au fond il préférait à la douceur feinte et aux tendresses hypocrites de sa sœur son caractère à elle, sa manière d’agir et sa dureté, qui, croyait-elle, trouvaient un écho dans le cœur et l’esprit de son oncle.

Pendant qu’elle cherchait à comprimer le bonheur qui remplissait son âme, le général avait pris le bras de Mme Dabrovine et avait quitté le salon, riant sous cape et se frottant les mains.

Quand il fut dans le salon de Mme Dabrovine et qu’il eut soigneusement fermé la porte, il se laissa aller à une explosion de gaieté qui fut partagée par sa nièce. Ils riaient tous deux à l’envi l’un de l’autre quand Romane entra : il s’arrêta stupéfait.

« Ferme la porte, ferme la porte », lui cria le général au milieu de ses rires.

Romane

Pardon de mon indiscrétion, mon cher comte ; mais de quoi et de qui riez-vous ainsi ?

Le général

De qui ? de Maria Pétrovna. De quoi ? de ses espérances et de sa joie.

Romane

Pardonnez, mon cher comte, si je ne partage pas votre gaieté ; mais j’avoue que je n’éprouve que de la terreur devant les regards méchants et triomphants que jetait sur vous, sur Mme Dabrovine et sur moi cette nièce avide et désappointée dans ses espérances.

Le général

Fini, fini, mon cher ! Elle aura Gromiline, mes terres, mes maisons, mes millions, tout enfin. »

La surprise de Romane augmenta.

Romane
« Mais… vous avez tout vendu… Comment

« Ah ! mon oncle, je ne compte pas hériter de vous. » (Page 195.)

pouvez-vous lui donner

ce que vous n’avez plus ?

Le général

Et voilà le beau de l’affaire ! et voilà pourquoi nous rions, Natalie et moi. J’ai eu de l’esprit comme un ange. Raconte-lui cela, ma fille, je ris trop, je ne peux pas. »

Mme Dabrovine raconta à Romane ce qui s’était passé entre le général et Mme Papofski. Romane rit à son tour de la crédulité de la dame et de la présence d’esprit du général.

Romane

Mon cher et respectable ami, j’espère et je crois que vous nous avez tous sauvés d’un plan infernal de dénonciation qui aurait réussi, je n’en doute pas.

Le général

Et moi aussi, mon ami, j’en suis certain, à la façon dont on traque tout ce qui est Polonais et catholique ; et, sous ces deux rapports, nous sommes tous véreux ; n’est-ce pas, ma fille ? ajouta le général en déposant un baiser sur le front de Mme Dabrovine.

Madame Dabrovine

Oh oui ! mon père ! les souffrances de la malheureuse Pologne me navrent ; et le malheur a ouvert mon cœur aux consolations chrétiennes d’un bon et saint prêtre catholique qui vivait dans mon voisinage, et qui m’a appris à souffrir avec résignation et à espérer. »

Romane écoutait Mme Dabrovine avec respect, admiration et bonheur.

« Et vos enfants ! dit-il après quelque hésitation.

Madame Dabrovine

Tous comme moi, mon cher monsieur, et tous désirant ardemment pouvoir pratiquer leur religion, seule proscrite et maudite en Russie, parce qu’elle est seule vraie. »

Romane lui baisa respectueusement la main.

Romane

Mon cher comte, il serait bon de hâter le départ. Avez-vous fixé un terme ?

Le général

J’ai demandé au général Négrinski, qui a acheté Gromiline, d’attendre au 1er juin pour prendre possession.

Romane

Encore six semaines ! C’est trop, mon ami ; ne pourriez-vous lui écrire de venir prendre possession en personne le 15 mai ? »

Le général

Très bien ! Je vais écrire tout de suite, tu donneras ma lettre à Dérigny, qui la portera lui-même à Smolensk, à la poste. »

Le général se mit à table ; dix minutes après, Romane remettait la lettre à Dérigny en lui expliquant son importance et pourquoi le départ était avancé. Dérigny ne perdit pas de temps.

Mme Dabrovine convint avec son oncle qu’elle se plaindrait vivement de souffrances nouvelles ; que le général proposerait de hâter le départ pour aller attendre la saison des eaux dans un climat plus doux, et qu’on le fixerait au 1er juin devant Mme Papofski, mais en réalité au 1er mai, dans quinze jours.

« Négrinski arrivera le 15 ; nous serons déjà loin, en chemin de fer et en pays étranger ; elle aura dix jours de gloire et de triomphe !


Dix minutes après, Romane remettait la lettre à Dérigny.

Madame Dabrovine.

« Mais, mon père, ne craignez-vous pas que pendant ces dix jours, elle n’exerce des cruautés contre vos gens et contre les pauvres paysans ? »

Le général.

Non, ma fille, parce que je ferai, avant de partir, un acte par lequel je donnerai la liberté à tous mes dvarovoï[1] et par lequel je déclarerai que si elle fait fouetter ou tourmenter un seul individu, elle perdra tous ses droits et devra quitter mes terres dans les vingt-quatre heures.

Madame Dabrovine

Je reconnais là votre bonté et votre prévoyance, mon père. »

Le jour même, à dîner, Mme Dabrovine se plaignit tant de la tête, de la poitrine, de l’estomac, que le général parut inquiet. Il la pressa de manger ; mais Mme Dabrovine, qui avait très bien dîné chez les Dérigny, par les ordres de son oncle, avant de se mettre à table, assura qu’elle n’avait pas faim, et ne voulut toucher à rien.

Natasha était dans le secret du départ précipité, sans pourtant en savoir la cause ; elle montra une insensibilité qui ravit Mme Papofski.

« Elle se perdra dans l’esprit de mon oncle : il est clair qu’elle n’aime pas du tout sa mère », se disait-elle.

Le général feignit de l’inquiétude, et ne pouvait dissimuler sa joie aux yeux méchants et rusés de Mme Papofski.

« Il ne s’émeut pas de la voir souffrir ; il ne l’aime pas du tout », pensa-t-elle.

Et son visage rayonnait ; sa bonne humeur éclatait en dépit de ses efforts.


Le lendemain, même scène.

Le lendemain, même scène ; Mme Dabrovine quitte la table et va s’étendre sur un canapé dans le salon ; le général, quand il reste seul avec Mme Papofski, se plaint de l’ennui que lui donne la santé de sa nièce Dabrovine, et demande conseil à Mme Papofski sur le régime à lui faire suivre.

Madame Papofski

Je crois, mon oncle, que ce que vous pourriez faire de mieux, ce serait de lui faire respirer un air plus doux, plus chaud.

Le général

C’est possible… Oui, je crois que vous avez raison. Je pourrais la faire partir plus tôt avec les Dérigny, et moi je ne les rejoindrais qu’en juillet ou en août aux eaux. »

Mme Papofski frémit. Son règne sera retardé de deux mois au moins.

Madame Papofski

Il me semble, mon oncle, que dans son état de souffrance vous séparer d’elle serait lui donner un coup fatal. Elle vous aime tellement que la pensée de vous quitter…

Le général

Vous croyez ? Pourquoi m’aimerait-elle autant ?

Madame Papofski

Ah ! mon oncle ! tous ceux qui vous connaissent vous aiment ainsi.

Le général

Comment ! tous ceux que je quitte meurent de chagrin ? C’est effrayant, en vérité. Mais… alors… vous aussi vous mourrez de chagrin ; et vos huit enfants avec vous ! Ce qui fait neuf personnes !… Voyons…, eux n’en font cinq ; c’est quatre de moins que j’aurai sur la conscience… Alors… décidément je reste avec vous.

Madame Papofski

Mais non, mon oncle, ils seront neuf comme chez moi, en comptant les Dérigny !

Le général

C’est vrai ! Mais… la qualité ?

Madame Papofski

Ah ! mon oncle, je ne vaux pas ma sœur ; et mes enfants ne peuvent se comparer aux siens, si bons, si gentils ! Natasha est si charmante ! Et puis M. Jackson ! quel homme admirable ! Comme il parle bien français ! On ne le croirait jamais Anglais… »

Mme Papofski regarda fixement son oncle, qui rougissait légèrement.

Elle s’enhardit à sonder le mystère, et ajouta :

« Plutôt Français… (le général ne bougea pas), ou… même… Polonais. (Le général bondit.)

Le général

Polonais ! un Polonais chez moi ! Allons donc ! Ah ! ah ! ah ! Polonais ! Il y ressemble comme je ressemble à un Chinois. »

La gaieté du général était forcée ; sa bouche riait, ses yeux lançaient des flammes ; il sembla à Mme Papofski que s’il en avait le pouvoir, il l’étranglerait sur place, le regard fixe et sérieux de cette femme méchante augmenta le malaise du général, qui s’en alla en disant qu’il allait savoir des nouvelles de sa nièce.

Madame Papofski

C’est un Polonais ! Je le soupçonnais depuis quelque temps ; j’en suis sûre maintenant ! Et mon oncle le sait et il le cache. Il est bien heureux de m’avoir laissé le soin de gérer ses affaires en son absence, sans quoi… j’aurais été à Smolensk et j’aurais dénoncé le Polonais et eux tous avant huit jours d’ici ! seulement le temps de découvrir du nouveau et de m’assurer du fait. À présent, c’est inutile : je tiens sa fortune, j’en vendrai ce que je voudrai. L’hiver prochain, je vendrai du bois pour un million… et je le garderai, bien entendu. »

Pendant que Mme Papofski triomphait, le général arrivait chez Mme Dabrovine le visage consterné et décomposé.

« Ma fille ! mon enfant ! elle a deviné que Romane était un Polonais ! Qu’il se cache ! Elle le perdra ! elle le dénoncera, la misérable ! Mon pauvre Romane ! »

Et le général raconta ce qu’avait dit Mme Papofski.

Madame Dabrovine

Mon père ! pour l’amour de Dieu, calmez-vous ! Qu’elle ne vous surprenne pas ainsi ! Comment saurait-elle que le prince Romane n’est pas M. Jackson ? Elle soupçonne peut-être quelque chose ; elle aura voulu voir ce que vous diriez. Qu’avez-vous répondu ?

Le général

J’ai ri ! J’ai dit des niaiseries. Mais je me sentais furieux et terrifié. Et voilà le malheur ! elle s’en est aperçu. Si tu avais vu son air féroce et triomphant !… Coquine ! gueuse ! que ne puis-je l’étouffer, la hacher en morceaux !

Madame Dabrovine

Mon père ! mon pauvre père ! Remettez-vous, laissez-moi appeler Dérigny ; il a toujours le pouvoir de vous calmer.

Le général

Appelle, mon enfant, qui tu voudras. Je suis hors de moi ! Je suis désolé et furieux tout à la fois. »

Mme Dabrovine courut à la recherche de Dérigny, qu’elle trouva heureusement chez lui avec sa femme ; leurs enfants jouaient avec ceux de Mme Dabrovine dans la galerie.


« Que ne puis-je l’étouffer, la hacher en morceaux ! »

Madame Dabrovine

Mon bon Dérigny, venez vite calmer mon pauvre père qui est dans un état affreux ; il craint que ma sœur n’ait reconnu le prince Romane. »

Dérigny suivit précipitamment Mme Dabrovine. Arrivé près du général, il fut mis au courant de ce qui venait de se passer. Il réfléchit un instant en tournant sa moustache.

Dérigny

Pas de danger, mon général. Grâce à votre coup de maître d’avoir abandonné à Mme Papofski, en votre absence, l’administration de vos biens, son intérêt est de vous laisser partir ; il ne serait même pas impossible que ce fût une ruse pour hâter votre départ et vous faire abandonner le projet que vous manifestiez de rester à Gromiline et de nous laisser partir sans vous… Il n’y a qu’une chose à faire, ce me semble, mon général, c’est de partir bien exactement le 1er mai, dans douze jours ; mais de ne le déclarer à Mme Papofski que la veille, de peur de quelque coup fourré.

Madame Dabrovine

Monsieur Dérigny a raison ; je crois qu’il voit très juste. Tranquillisez-vous donc, mon pauvre père. Le danger des autres vous impressionne toujours vivement. »

Mme Dabrovine serra les mains de son oncle et l’embrassa à plusieurs reprises ; les explications de Dérigny, la tendresse de sa nièce, remirent du calme dans le cœur et dans la tête du général.

Le général

Chère, bonne fille ! Je me suis effrayé, il est vrai, et à tort, je pense. Mais aussi, quel danger je redoutais pour mon pauvre Romane !… et pour nous tous, peut-être !

— Vous l’avez heureusement conjuré, mon général, dit gaiement Dérigny. Nous sommes en mesure de partir quand vous voudrez. J’ai déjà emballé tous les effets auxquels vous tenez, mon général ; l’argenterie même est dans un des coffres de la berline ; le reste sera fait en deux heures.

Le général

Merci, mon bon Dérigny ; toujours fidèle et dévoué.

— Mon père ! s’écria avec frayeur Mme Dabrovine, nous ne passerons pas la frontière : nous n’avons pas de passeports pour l’étranger.

— Ils sont dans mon bureau depuis huit jours, mon enfant, répondit le général en souriant.

Madame Dabrovine

Vous avez pensé à tout, mon père ! Vous êtes vraiment admirable, pour parler comme ma sœur.

Le général

Où est allé Romane ? Savez-vous, Dérigny ?

Dérigny

Je ne sais pas, mon général ; je ne l’ai pas vu. Mais je pense qu’il est à son poste, près des enfants.

Le général

Tâchez de nous l’envoyer, Dérigny ; il faut que je le prévienne de se tenir en garde contre les scélératesses de ma méchante nièce. A-t-on jamais vu deux sœurs plus dissemblables ? »

Dérigny trouva effectivement Romane dans la galerie ; il paraissait agité et se promenait en long et en large. Natasha l’accompagnait et lui parlait avec vivacité et gaieté. Dérigny parut surpris de l’agitation visible de Romane et lui demanda s’il était souffrant.

« Non, non, mon bon monsieur Dérigny, répondit Natasha en riant ; je suis occupée à le calmer et à lui faire la morale. Figurez-vous que M. Jackson, toujours si bon, si patient, s’est fâché…, mais tout de bon…, contre mes cousins Mitineka et Yégor, qui sautaient après lui en l’appelant Polonais. M. Jackson a pris cela comme une injure ; et moi, je lui dis que c’est très mal, que les Polonais sont très bons, très malheureux, qu’il ne faut pas les détester comme il fait, qu’il faut même les aimer ; et lui, au lieu de m’écouter, il a les yeux rouges comme s’il voulait pleurer ; il me serre la main à me briser les doigts…, et tout cela par colère…, Tenez, regardez-le ; voyez s’il a l’air tranquille et bon comme d’habitude. »

Dérigny ne répondit pas ; Romane se tut également ; Natasha alla gronder encore ses méchants cousins ; pendant ce temps, Dérigny et Romane avaient disparu.

Mme Papofski entra :

« M. Jackson n’est pas ici ?

Mitineka

Non, maman, il est parti furieux ; nous l’avons appelé Polonais, comme vous nous l’avez ordonné : il a pris cela pour une injure ; il s’est fâché, il nous a grondés ; il a dit que nous étions des menteurs, des méchants enfants, et il s’en est allé malgré Natasha.

Natasha

Oui, ma tante ; et j’ai eu beau lui dire que c’était très mal de haïr les Polonais comme il le faisait, et d’autres choses, très raisonnables, il n’a rien voulu écouter, et il est parti très en colère.

— Ah ! » dit Mme Papofski.

Et, sans ajouter autre chose, elle quitta la chambre, étonnée et désappointée.

« Il n’est pas Polonais ? pensa-t-elle. Qu’est-il donc ? »

Chez Mme Dabrovine, où Romane trouva le général, il raconta, encore tout ému, l’apostrophe des petits Papofski ; et, lorsque le général et Mme Dabrovine lui dirent qu’il avait tort de s’effrayer de propos d’enfants, son agitation redoubla.

Romane

Cher comte, chère madame, ces enfants n’étaient que l’écho de leur mère ; je le voyais à leur manière de dire, à leur insistance grossière et malicieuse. Ce n’est pas moi seul qui suis en jeu ; ce serait vous, mes bienfaiteurs, mes amis les plus chers, vos fils, votre fille, si bonne et si charmante ; tous vous seriez enveloppés dans la dénonciation ; car, vous savez… elle l’a dit… elle nous fera tous enfermer, juger, envoyer aux mines, en Sibérie ! Oh !… la Sibérie !… quel enfer !… Quelle terreur de songer que, pour moi, à cause de moi, vous y seriez tous !… Je me sens devenir fou à cette pensée… Vous… le général… Natasha !… Oh ! mon Dieu ! pitié ! pitié !… sauvez-les !… Prenez-moi seul !… Que seul je souffre pour tous ces êtres si chers !… »

Romane tomba à genoux, la tête dans ses mains. Le général était consterné ; Mme Dabrovine pleurait ; Dérigny était ému. Il s’approcha de Romane.

« Courage, lui dit-il, rien n’est perdu. Le danger n’existe pas depuis que le général donne, par son départ volontaire, la gestion de toute sa fortune à Mme Papofski. L’intérêt qui guide ses actions doit arrêter toute dénonciation. Les biens seraient mis sous séquestre ; Mme Papofski n’en jouirait pas, et elle n’aurait que l’odieux de son crime, dont l’État seul profiterait.

— C’est vrai !… Oui,… C’est vrai… dit Romane s’éveillant comme d’un songe. J’étais fou ! Le danger m’avait ôté la raison ! Pardonnez-moi, très chers amis, les terreurs que j’ai fait naître en m’y livrant moi-même… Pardonnez. Et vous, mon cher Dérigny, recevez tous mes remerciements ; je vous suis sincèrement reconnaissant. »

Romane lui serra fortement les deux mains.

« Redoublons de prudence, ajouta-t-il. Encore quelques jours, et nous sommes tous sauvés. Au revoir, cher comte ; je retourne à mon poste, que j’ai déserté, et si les Papofski recommencent, j’abonderai dans la pensée de Natasha, qui croyait que j’étais en colère et que c’était par haine des Polonais que je m’agitais. »

Il sortit en souriant, laissant ses amis calmes et rassurés. Quand il rentra, il trouva tous les enfants groupés autour de Natasha, qui leur parlait avec une grande vivacité. Il s’arrêta un instant pour considérer ce groupe composé de physionomies si diverses. Quand Natasha l’aperçut, il souriait.


Romane tomba à genoux, la tête dans ses mains.

« Ah ! vous voilà, monsieur Jackson ? Et vous n’êtes plus fâché, je le vois bien. Mes cousins, voyez, M. Jackson vous pardonne ; mais ne recommencez pas ; pensez à ce que je vous ai dit… Et vous, dit-elle en s’approchant de M. Jackson d’un air suppliant et doux, ne détestez pas les pauvres Polonais (Jackson tressaille). Je vous en prie… mon cher monsieur Jackson !… Ils sont si malheureux ! On ne leur laisse ni patrie, ni famille, ni même leur sainte religion ! Comment ne pas les plaindre et ne pas les aimer ?… N’est-ce pas que vous tâcherez de… de… les aimer…, pour ne pas être trop cruel. »

M. Jackson la regardait sans lui répondre ; son âme polonaise tressaillait de joie.

Natasha

Mais parlez, répondez-moi ! c’est donc bien difficile, bien terrible d’avoir pitié de ceux qui souffrent, qu’on arrache à leurs familles, qu’on enlève à leurs parents, qu’on envoie en Sibérie ?

« Assez, assez ! dit Jackson de plus en plus troublé. J’ai pitié de ces infortunés… Si vous saviez !… Mais assez, plus un mot ! Je vous en conjure.

Natasha

Bien, nous n’en parlerons plus… avec vous, car j’en cause souvent avec maman. Je suis bien aise de vous avoir enfin attendri sur… Pardon, je me sauve pour ne pas recommencer. »

Et Natasha, riante et légère, s’échappa en courant et vint raconter ses succès à sa mère et à son oncle.

« Je l’ai converti, maman ; il a enfin pitié de ces pauvres Polonais. Il me l’a dit, mais il ne veut pas qu’on en parle ; c’est singulier qu’un homme si bon déteste des gens si malheureux et si courageux ?

— Natasha, dit le général, qui riait et se frottait les mains, sais-tu que nous partons dans huit ou dix jours ? »

Natasha

Tant mieux, mon oncle ; nous serons tous contents de nous en aller à cause de maman. Et puis… »

Natasha rougit et se tut.

Le général

Et puis quoi ? De qui as-tu peur ici ? Achève ta pensée, Natashineka.

Natasha

Mon oncle,… c’est que c’est mal d’être enchantée de quitter ma tante et mes cousins ? »

Le général

Et pourquoi es-tu enchantée de les quitter ?… Parle sans crainte, Natasha ; dis-nous toute la vérité. »

Natasha

Eh bien, mon oncle, puisque vous voulez le savoir, c’est parce que ma tante est méchante pour mes frères, qu’elle appelle des ânes et des pauvrards ; pour Jacques et Paul, qu’elle gronde sans cesse, qu’elle appelle des petits laquais, qu’elle menace de faire fouetter ; pour ce bon M. Jackson, dont elle se moque, qu’elle oblige à porter son châle, son chapeau, qu’elle traite comme un domestique ; tout cela me fait de la peine, parce que je vois bien que M. Jackson n’est pas habitué à être traité ainsi ; les pauvres petits Dérigny pleurent souvent, surtout Paul. Quant à mes cousins, ils taquinent mes frères, tourmentent Jacques et Paul, et disent des sottises à M. Jackson, qui protège les pauvres petits. Vous pensez bien, mon oncle, que tout cela n’est pas agréable.

Le général, riant.

C’est même très désagréable ! Viens m’embrasser, chère enfant… Encore huit jours de patience, et tu seras comme nous délivrée des méchants. En attendant, je te permets d’être enchantée comme nous.

Natasha

Vrai, vous êtes content ?… Oh ! mon oncle, que vous êtes bon ! »

Natasha demanda la permission d’aller annoncer la bonne nouvelle aux Dérigny. Le général la lui accorda en riant plus fort, et en recommandant le secret jusqu’au lendemain.



  1. Domestiques attachés au service particulier des maîtres.