Le Général Dourakine/15

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Hachette (p. 253-262).



XV

LA LAITIÈRE ET LE POT AU LAIT


Après le départ de son oncle, Mme Papofski se sentit saisie d’une joie folle.

« Ils sont bien réellement partis ! se disait-elle. Je reste souveraine maîtresse de Gromiline et de toutes les terres de mon oncle. Je tirerai le plus d’argent possible de ces misérables paysans, paresseux et ivrognes, et de ces coquins d’intendants, voleurs et menteurs. J’ai soixante mille roubles de revenu à moi ; mais six cent mille ! Voilà une fortune qui m’aidera à augmenter la mienne ! D’abord j’enverrai le moins d’argent possible à mon oncle, s’il m’en demande… peut-être pas du tout, puisqu’il m’a dit qu’il avait gardé les capitaux pour ses favoris Dabrovine et Dérigny. Je ferai fouetter tous les paysans pour leur faire augmenter leur abrock[1] de dix roubles à cent roubles. Je vendrai tous les dvarovoï[2]. les hommes, les femmes, les enfants ; mon oncle en a des quantités ; je les vendrai tous, excepté peut-être quelques enfants que je garderai pour amuser les miens. Il faut bien que mes garçons apprennent à fouetter eux-mêmes leurs gens ; ces enfants serviront à cela. Quand on fait fouetter, on est si souvent trompé ! Entre amis et parents, ils se ménagent ! Vous croyez votre homme puni ; pas du tout ! à peine s’il a la peau rouge ! C’est mon mari qui savait faire fouetter ! Quand il s’y mettait, le fouetté sortait d’entre ses mains comme une écrevisse… Mon oncle gâtait ses gens ; il faut que je remette tout cela en ordre… Ce Vassili ! il se repentira de n’avoir pas obéi à mes volontés en cachette de mon oncle… Commençons par lui… Vassili ! Vassili !… Où est-il ? Mashka, va me chercher cet animal de Vassili qui ne vient pas quand je l’appelle. »

La pauvre fille courut à toutes jambes chercher Vassili, et revint tremblante dire à sa maîtresse que Vassili était sorti et qu’on ne le retrouvait pas. Les yeux de Mme Papofski flamboyaient.

« Sorti ! sorti sans ma permission ! Mais c’est impossible ! Tu es une

sotte ! tu as mal cherché ! Cours

Mme Papovski se sentit saisie d’une joie folle. (Page 253.)

vite, et si tu ne me le ramènes pas, prends garde à ta peau. »

La malheureuse Mashka courut encore de tous côtés, et, n’osant revenir seule, elle ramena Nikita, le maître d’hôtel.

« Et Vassili ? cria Mme Papofski quand elle les vit entrer.

Nikita

Vassili est sorti, Maria Pétrovna.

Madame Papofski

Comment a-t-il osé sortir ?

Nikita

Il est allé à la ville pour chercher une place. »

Mme Papofski resta muette de surprise et de colère.

Le maître d’hôtel continua, en la regardant avec une joie malicieuse :

« M. le comte nous ayant donné la liberté à tous, nous tâchons de nous pourvoir à Smolensk. Moi, je compte aller à Moscou, ainsi que les cochers et les laquais, d’après les ordres de M. le général Négrinski, qui veut nous avoir.

Madame Papofski

La liberté !… Mon oncle !… Sans me rien dire !… Mais vous êtes fou !… C’est impossible ? Vous ne savez donc pas que c’est moi qui suis votre maîtresse, que j’ai tout pouvoir sur vous, que je peux vous faire fouetter à mort.

Nikita

M. le comte nous a donné la liberté, Maria Pétrovna ! Personne n’a de droit sur nous que notre père l’empereur, le gouverneur et le capitaine ispravnik[3]. »

La colère de Mme Papofski redoublait ; elle ne voyait aucun moyen de se faire obéir. Nikita sortit ; Mashka s’esquiva ; Mme Papofski resta seule à ruminer son désappointement. Elle finit par se consoler à moitié en songeant à l’abrock de cent roubles par tête qu’elle ferait payer à ses six mille paysans de Gromiline et à tous les paysans de ses autres propriétés nouvelles.

On lui prépara son déjeuner comme à l’ordinaire ; quoique mécontente de tout et de tout le monde, elle n’osa pas le témoigner, de peur que les cuisiniers ne fissent comme les autres domestiques, et qu’elle ne trouvât plus personne pour la servir.

Les enfants portèrent le poids de sa colère ; elle tira les cheveux, les oreilles des plus petits, donna des soufflets et des coups d’ongles aux plus grands, les gronda tous, sans oublier les bonnes, qui eurent aussi leur part des arguments frappants de leur maîtresse. Ainsi se passa le premier jour de son entrée en possession de Gromiline et de ses dépendances.

Les jours suivants, elle se promena dans ses bois, dans ses prés, dans ses champs, en admira la beauté et l’étendue ; marqua, dans sa pensée, les arbres qu’elle voulait vendre et couper ; parcourut les villages ; parla aux paysans avec une dureté qui les fit frémir et qui leur fit regretter d’autant plus leur ancien maître ; le bruit de la donation de Gromiline à Mme Papofski s’était répandu et avait jeté la consternation dans tous les esprits et le désespoir dans tous les cœurs. Elle leur disait à tous que l’abrock serait décuplé ; qu’elle ne serait pas si bête que son oncle, qui laissait ses paysans s’enrichir à ses dépens. Quelques-uns osèrent lui faire quelques représentations ou quelques sollicitations ;


Mme Papovski poussa un cri de rage. (Page 260.)


ceux-là furent désignés pour être fouettés le lendemain. Mais, quand ils arrivèrent dans la salle de punition, leur staroste[4], qui les avait accompagnés, produisit un papier qu’il avait reçu du capitaine ispravnik, et qui contenait la défense absolue, faite à Mme Papofski, d’employer aucune punition corporelle contre les paysans du général-comte Dourakine : ni fouet, ni bâton, ni cachot, ni privation de boisson et de nourriture, ni enfin aucune torture corporelle, sous peine d’annuler tout ce que le comte avait concédé à sa nièce.

Mme Papofski, qui était présente avec ses trois aînés pour assister aux exécutions, poussa un cri de rage, se jeta sur le staroste pour arracher et mettre en pièces ce papier maudit ; mais le staroste l’avait prestement passé à son voisin, qui l’avait donné à un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le papier eût disparu et fût devenu introuvable.

« Maria Pétrovna, dit le staroste avec un sourire fin et rusé, l’acte signé de M. le comte est entre les mains du capitaine ispravnik ; il ne m’a envoyé qu’une copie. »

Le staroste sortit après s’être incliné jusqu’à terre ; les paysans en firent autant, et tous allèrent au cabaret boire à la santé de leur bon M. le comte, de leur excellent maître.

Mme Papofski resta seule avec ses enfants, qui, effrayés de la colère contenue de leur mère, auraient bien voulu s’échapper ; mais le moindre bruit pouvait attirer sur leurs têtes et sur leurs épaules l’orage qui n’avait pu encore éclater. Ils s’étaient éloignés jusqu’au bout de la salle, et s’étaient rapprochés de la porte pour pouvoir s’élancer dehors au premier signal.

Une dispute s’éleva entre eux à qui serait le mieux placé, la main sur la serrure ; le bruit de leurs chuchotements amena le danger qu’ils redoutaient. Mme Papofski se retourna, vit leurs visages terrifiés, devina le sujet de leur querelle et, saisissant le plette (fouet) destiné à faire sentir aux malheureux paysans le joug de leurs nouveaux maîtres, elle courut à eux et eut le temps de distribuer quelques coups de ce redoutable fouet avant que leurs mains tremblantes eussent pu ouvrir la porte, et que leurs jambes, affaiblies par la terreur, les eussent portés assez loin pour fatiguer la poursuite de leur mère.

Mme Papofski s’arrêta haletante de colère, laissa tomber le fouet, réfléchit aux moyens de s’affranchir de la défense de son oncle.

Après un temps assez considérable passé dans d’inutiles colères et des résolutions impossibles à effectuer, elle se décida à aller à Smolensk, à voir le capitaine ispravnik, et à chercher à le corrompre en lui offrant des sommes considérables pour déchirer les actes par lesquels le comte Dourakine donnait la liberté à ses gens et défendait à sa nièce d’infliger aucune punition corporelle à ses paysans, ce qui serait un obstacle à l’augmentation de l’abrock, etc. Elle rentra au château, assez calme en apparence, ne s’occupa plus de ses enfants, et ordonna au cocher d’atteler quatre chevaux à la petite calèche de son oncle. Une heure après, elle roulait sur la route de Smolensk au grand galop des chevaux.



  1. Redevance ou fermage que payent les paysans quand on leur abandonne la culture des terres.
  2. Les dvarovoï sont les paysans qui ont été attachés au service particulier des maîtres. Leurs familles ont à jamais le privilège de ne plus travailler la terre et d’être nourries et logées par le maître.
  3. Espèce de juge de paix, de commissaire de police, qui a des pouvoirs très étendus.
  4. Ancien, nommé par les paysans pour faire la police dans le village, régler les différends et prendre leurs intérêts. On se soumet toujours aux décisions du staroste ou ancien.