Le Général Dourakine/2

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 15-25).



II

ARRIVÉE À GROMILINE


Après une journée fatigante, ennuyeuse, animée seulement par quelques demi-colères du général, on arriva, à dix heures du soir, au château de Gromiline. Plusieurs hommes barbus se précipitèrent vers la portière et aidèrent le général, engourdi, à descendre de voiture ; ils baisèrent ses mains en l’appelant Batiouchka (père) ; les femmes et les enfants vinrent à leur tour, en ajoutant des exclamations et des protestations. Le général saluait, remerciait, souriait. Mme Dérigny et les enfants suivaient de près. Dérigny avait voulu retirer de la voiture les effets du général, mais une foule de mains s’étaient précipitées pour faire la besogne. Dérigny les laissa faire et rejoignit le groupe, autour duquel se bousculaient les femmes et les enfants de la maison, répétant à voix basse Frantsousse (Français) et examinant avec curiosité la famille Dérigny.

Le général leur dit quelques mots, après lesquels deux femmes coururent dans un corridor sur lequel donnaient les chambres à coucher ; deux autres se précipitèrent dans un passage qui menait à l’office et aux cuisines.

« Mon ami, dit le général à Dérigny, accompagnez votre femme et vos enfants dans les chambres que je vous ai fait préparer par Stépane ; on vous apportera votre souper ; quand vous serez bien installés, on vous mènera dans mon appartement, et nous prendrons nos arrangements pour demain et les jours suivants.

— À vos ordres, mon général », répondit Dérigny.

Et il suivit un domestique auquel le général avait donné ses instructions en russe.

Les enfants, à moitié endormis à l’arrivée, s’étaient éveillés tout à fait par le bruit, la nouveauté des visages, des costumes.

« C’est drôle, dit Paul à Jacques, que tous les hommes ici soient des sapeurs !

Jacques

Ce ne sont pas des sapeurs : ce sont les paysans du général.

Paul

Mais pourquoi sont-ils tous en robe de chambre ?

Jacques
C’est leur manière de s’habiller ; tu en as vu tout

Plusieurs hommes barbus aidèrent le général à descendre de voiture. (Page 15.)

le long

de la route ; ils étaient tous en robe de chambre de drap bleu avec des ceintures rouges. C’est très joli, bien plus joli que les blouses de chez nous. »

Ils arrivèrent aux chambres qu’ils devaient occuper et que Vassili, l’intendant, avait fait arranger du mieux possible. Il y en avait trois, avec des canapés en guise de lits, des coffres pour serrer les effets, une table par chambre, des chaises et des bancs.

« Elles sont jolies nos chambres, dit Jacques ; seulement je ne vois pas de lits. Où coucherons-nous ?

Dérigny

Que veux-tu, mon enfant ! s’il n’y a pas de lits, nous nous arrangerons des canapés ; il faut savoir s’arranger de ce qu’on trouve. »

Dérigny et sa femme se mirent immédiatement à l’ouvrage, et quelques minutes après ils avaient donné aux canapés une apparence de lits. Paul s’était endormi sur une chaise ; Jacques bâillait, tout en aidant son père et sa mère à défaire les malles et à en tirer ce qui était nécessaire pour la nuit.

Ils se couchèrent dès que cette besogne fut terminée, et ils dormirent jusqu’au lendemain. Dérigny, avant de se coucher, chercha à arriver jusqu’au général, qu’il eut de la peine à trouver dans la foule de chambres et de corridors qu’il traversait.

Il finit pourtant par arriver à l’appartement du général, qui se promenait dans sa grande chambre à coucher, d’assez mauvaise humeur.

Quand Dérigny entra, il s’arrêta, et, croisant les bras.

« Je suis contrarié, furieux, d’être venu ici ; tous ces gens n’entendent rien à mon service ; ils se précipitent comme des fous et des imbéciles pour exécuter mes ordres qu’ils n’ont pas compris. Je ne trouve rien de ce qu’il me faut. Votre auberge de l’Ange-gardien était cent fois mieux montée que mon Gromiline. J’ai pourtant six cent mille roubles de revenu ! À quoi me servent-ils ?

Dérigny

Mais, mon général, quand on arrive après une longue absence, c’est toujours ainsi. Nous arrangerons tout cela, mon général ; dans quelques jours vous serez installé comme un prince.

Le général

Alors ce sera vous et votre femme qui m’installerez, car mes gens d’ici ne comprennent pas ce que je leur demande.

Dérigny

C’est la joie de vous revoir qui les trouble, mon général. Il n’y a peut-être pas longtemps qu’ils savent votre arrivée ?

Le général

Je crois bien ! je n’avais pas écrit ; c’est Stépane qui m’a annoncé.

Dérigny

Mais… alors, mon général, les pauvres gens ne sont pas coupables : ils n’ont pas eu le temps de préparer quoi que ce soit.

Le général

Pas seulement mon souper, que j’attends encore. En vérité, cela est trop fort !

Dérigny

C’est pour qu’il soit meilleur, mon général, c’est pour que les viandes soient bien cuites, qu’on vous les fait attendre.

Le général, souriant.

Vous avez réponse à tout, vous… Et je vous en remercie, mon ami, ajouta-t-il après une pause, parce que vous avez fait passer ma colère. Et comment êtes-vous installés, vous et les vôtres ?


« Ils se précipitent comme des fous et des imbéciles pour exécuter mes ordres. »

Dérigny

Très bien, mon général : nous avons tout ce qu’il nous faut.

« Votre Excellence est servie », dit Vassili, en ouvrant les deux battants de la porte.

Le général passa dans la salle à manger, suivi de Dérigny, qui le servit à table ; cinq ou six domestiques étaient là pour aider au service.

« Ha ! ha ! ha ! dit le général, voyez donc, Dérigny, les visages étonnés de ces gens, parce que vous me servez à boire.

Dérigny

Pourquoi donc, mon général ? C’est tout simple que je vous épargne la peine de vous servir vous-même.

Le général

Ils considèrent ce service comme une familiarité choquante, et ils admirent ma bonté de vous laisser faire. »

Le souper dura longtemps, parce que le général avait faim et qu’on servit une douzaine de plats ; le général refaisait connaissance avec la cuisine russe, et paraissait satisfait.

Pendant que le général retenait Dérigny, Mme Dérigny, après avoir couché les enfants, examina le mobilier, et vit avec consternation qu’il lui manquait des choses de la plus absolue nécessité. Pas une cuvette, pas une terrine, pas une cruche, pas un verre, aucun ustensile de ménage, sauf un vieux seau oublié dans un coin.

Après avoir cherché, fureté partout, le découragement la saisit ; elle s’assit sur une chaise, pensa à son auberge de l’Ange-gardien, si bien tenue, si bien pourvue de tout ; à sa sœur Elfy, à son beau-frère Moutier, au bon curé, aux privations qu’auraient à supporter les enfants, à son pays enfin, et elle pleura.

Quand Dérigny rentra après le coucher du général, il la trouva pleurant encore ; elle lui dit la cause de son chagrin ; Dérigny la consola, l’encouragea, lui promit que dès le lendemain elle aurait les objets les plus nécessaires ; que sous peu de jours elle n’aurait rien à envier à l’Ange-gardien ; enfin il lui témoigna tant d’affection, de reconnaissance pour son dévouement à Jacques et à Paul, il montra tant de gaieté, de confiance dans l’avenir, qu’elle rit avec lui de son accès de désespoir et qu’elle se coucha gaiement.


Il la trouva pleurant encore.

Elle prit la chambre entre celle des enfants et celle de Dérigny, pour être plus à leur portée ; la porte resta ouverte.

Tous étaient fatigués, et tous dormirent tard dans la matinée, excepté Dérigny, qui conservait ses habitudes militaires et qui était près du général à l’heure accoutumée. Son exactitude plut au général.

« Mon ami, lui dit-il, aussitôt que je serai prêt et que j’aurai déjeuné, je vous ferai voir le château, le parc, le village, les bois, tout enfin.

Dérigny

Je vous remercie, mon général : je serai très content de connaître Gromiline, qui me paraît être une superbe propriété.

Le général, d’un air insouciant.

Oui, pas mal, pas mal ; vingt mille hectares de bois, dix mille de terre à labour, vingt mille de prairie. Oui, c’est une jolie terre : quatre mille paysans, deux cents chevaux, trois cents vaches, vingt mille moutons et une foule d’autres bêtes. Oui, c’est bien. »

Dérigny souriait.

Le général

Pourquoi riez-vous ? Croyez-vous que je sois un menteur, que j’exagère, que j’invente ?

Dérigny

Oh non ! mon général ! Je souriais de l’air indifférent avec lequel vous comptiez vos richesses.

Le général

Et comment voulez-vous que je dise ? Faut-il que je rie comme un sot, que je cabriole comme vos enfants, que je fasse semblant de me croire pauvre ?

Dérigny

Du tout, mon général ; vous avez dit on ne peut mieux, et c’est moi qui suis un sot d’avoir ri.

Le général

Non, monsieur, vous n’êtes pas un sot, et vous savez très bien que vous ne l’êtes pas ; ce que vous en dites, c’est pour me calmer comme on calme un fou furieux ou un enfant gâté. Je ne suis pas un fou, monsieur, ni un enfant, monsieur ; j’ai soixante-trois ans, et je n’aime pas qu’on me flatte. Et je ne veux pas qu’un homme comme vous se donne tort pour excuser un sot comme moi. Oui, monsieur, vous n’avez pas besoin de faire une figure de l’autre monde et de sauter comme un homme piqué de la tarentule. Je suis un sot ; c’est moi qui vous le dis ; et je vous défends de me contredire ; et je vous ordonne de me croire. Et vous êtes un homme de sens, d’esprit, de cœur et de dévouement. Et je veux encore que vous me croyiez, et que vous ne me preniez pas pour un imbécile qui ne sait pas juger les hommes, ni se juger lui-même.

— Mon général, dit Dérigny d’une voix émue, si je ne vous dis pas tout ce que j’ai dans le cœur de reconnaissance et de respectueuse affection, c’est parce que je sais combien vous détestez les remerciements et les expansions…

Le général

Oui, oui, mon ami ; je sais, je sais. Dites qu’on me serve ici mon déjeuner et allez vous-même manger un morceau. »

Dérigny alla exécuter les ordres du général, entra dans son appartement, y trouva sa femme et ses enfants dormant d’un profond sommeil, et courut rejoindre le général, dont il ne voulait pas exercer la patience.