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Le Général Grant (Cucheval-Clarigny)

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Le Général Grant (Cucheval-Clarigny)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 824-858).
LE
GÉNÉRAL GRANT


I.

Dans l’été de 1630, au plus fort de la persécution dirigée en Angleterre contre les dissidens, un navire chargé d’émigrans, le Marie-et-Jean, aborda à Dorchester, dans la colonie naissante de Massachusetts. Au nombre de ceux qui venaient chercher dans le Nouveau-Monde la sécurité et la liberté religieuse, se trouvait un Mathieu Grant. Cet émigrant appartenait-il à l’ancienne et innombrable famille des Grant, dont les diverses branches ont peuplé tout un comté d’Ecosse, ou n’y avait-il là qu’une similitude de nom, dont la vanité nobiliaire, plus répandue qu’on ne le pense au sein de la république américaine, s’est emparée? Une seule chose est certaine, c’est que les Grant d’Amérique se sont toujours attribué une origine écossaise et que leurs opinions religieuses venaient à l’appui de cette prétention.

Puritain rigide, Mathieu Grant ne tarda pas à quitter le Massachusetts pour la colonie nouvelle que ses coreligionnaires venaient de fonder dans la baie de Connecticut. Ce fut là qu’il s’établit définitivement, et que ses descendans directs résidèrent pendant six générations. Au début de la guerre de l’indépendance, un des premiers colons qui coururent aux armes pour venger le massacre de leurs concitoyens à Lexington fut Noé Grant, du Connecticut, qui servit bravement sous Washington et conquit le grade de capitaine... Après la guerre, il quitta le Connecticut pour s’établir en Pensylvanie : son fils Jessé Grant, obéissant à cette impulsion mystérieuse qui pousse les Américains vers l’ouest, abandonna à son tour la Pensylvanie pour l’Ohio, qui venait à peine d’être élevé au rang d’état, et se fixa à Pleasant-Point, dans le comté de Clermont, et il y épousa, en 1821, miss Hannah Simpson. Le grand homme de guerre à qui un peuple en deuil vient de faire des funérailles plus que royales, fut le premier fruit de cette union. Par une dérogation à la tradition puritaine qui emprunte exclusivement à la Bible les prénoms des deux sexes, il reçut le prénom quelque peu païen d’Ulysse, qui fut suivi, selon l’usage, du nom de famille de sa mère, Simpson. De là les deux lettres U. S. qui figuraient dans sa signature et qui précédaient invariablement son nom dans les documens publics et dans les journaux. Lorsqu’il fut arrivé à l’apogée de sa renommée, bien des gens illettrés, ne sachant par quels prénoms bibliques traduire ces deux lettres, qui sont aussi l’abréviation toujours employée pour désigner la confédération (United States), s’imaginèrent que, par une sorte de divination, les parens du général l’avaient consacré, dès le baptême, au service de son pays, en lui en faisant porter le nom, et qu’il avait été ainsi prédestiné à être le sauveur de l’Union américaine.

Rien dans l’enfance du jeune Grant ni dans sa première éducation n’annonça qu’il dût jamais devenir un homme remarquable. C’était un enfant paisible, mais opiniâtre et d’un caractère très décidé : il témoignait d’un très vif désir de s’instruire, et comme il n’y avait à sa portée aucun établissement dont l’enseignement dépassât l’instruction élémentaire, il résolut, sans consulter sa famille, d’entrer à l’académie militaire de West-Point, qui remplit aux États-Unis le rôle tout à la fois de notre école de Saint-Cyr et de nos écoles d’application de l’artillerie et du génie. Mais comment y entrer ? La porte de cette école ne s’ouvre ni par un concours ni par des examens, mais par des décisions du président, qui pourvoit aux vacances en sa qualité de commandant des forces de terre et de mer : seulement, comme tous les états de l’Union veulent avoir une part égale dans la distribution de ces places, le président prend les futurs cadets successivement dans chaque état, suivant un ordre déterminé, et l’usage veut qu’il se conforme aux présentations qui lui sont faites par les membres du congrès. Un des représentans de l’Ohio au congrès venait fréquemment en visite dans la famille Grant : le jeune homme sollicita de l’hôte de son père la promesse de le présenter pour la première vacance qui reviendrait à l’Ohio. Le représentant ne fit point difficulté de prendre un engagement dont il croyait l’échéance incertaine et, en tout cas, éloignée ; mais le jeune Grant, qui lisait assidûment les journaux, y avait vu qu’une vacance était prochaine, et il ne tarda pas à réclamer l’exécution de la promesse qui lui avait été faite.

Grant entra à West-Point, le 1er juillet 1839, à l’âge de dix-sept ans. Il y eut pour camarades de cours et il y connut la plupart des généraux qui servirent plus tard, sous ses ordres, dans les armées de l’Union, et aussi plusieurs de ceux qui combattirent contre lui, G. W. Smith, Bushred Johnson, Mansfield Lovell, et le brillant et intrépide Longstreet. Grant leur était supérieur à tous pour la vigueur physique, pour son adresse à tous les exercices du corps et pour son habileté dans l’équitation, avantages dont il était redevable à son éducation agreste ; mais il arrivait à l’académie avec une préparation insuffisante. La plupart de ses camarades avaient passé par un collège, d’autres avaient suivi des cours préparatoires pendant au moins une année : Grant ne savait guère que ce qu’il avait pu apprendre dans la maison paternelle et par ses lectures. Néanmoins, sur une promotion de près de cent cadets, il parvint, par un travail opiniâtre, à se maintenir dans le premier tiers : il fut même classé le dixième pour les mathématiques et le seizième pour le génie ; son côté le plus faible était la langue et la littérature françaises, est-ce de cet échec relatif que lui vint le peu de sympathie qu’il témoigna toujours pour notre pays? Ses camarades ne voyaient en lui qu’un garçon simple et franc, peu brillant mais plein de bon sens, régulier dans tous les exercices, et ne se plaignant jamais même quand tous les autres criaient contre le régime de l’académie. Traduisant à leur façon les initiales de ses prénoms, ils l’avaient surnommé l’Oncle Sam (Uncle Sam), par allusion à son calme et à la gravité de ses manières, qui tenaient plus de l’homme mûr que du jeune homme.

Tandis que bon nombre de ses camarades échouaient ou abandonnaient volontairement la partie, Grant passa heureusement les examens de sortie, et il quitta West-Point, le 30 juin 1843, après quatre années bien employées. Presque aussitôt, il fut envoyé, avec le brevet de lieutenant en second, au quatrième régiment d’infanterie qui tenait alors garnison dans le Missouri, à Jefferson près de Saint-Louis. Dans cette dernière ville résidait la famille d’un de ses camarades de West-Point, Dent, qui fut son fidèle compagnon d’armes pendant la guerre civile, et dont il devait épouser la sœur; mais il n’était pas possible pour le jeune officier de songer encore au mariage ; la guerre ne tarda pas à éclater entre les États-Unis et le Mexique ; et son régiment fut désigné un des premiers pour faire campagne.

Depuis le combat de Palo-Alto, livré le 8 mai 1847, jusqu’à l’arrivée de l’armée américaine sous les murs de Mexico, le 14 septembre 1847, Grant prit part à tous les engagemens importans qui signalèrent cette guerre : partout il se fit remarquer par sa résolution, par son intrépidité froide et par l’action qu’il exerçait sur ses hommes ; il mérita deux fois d’être mis à l’ordre du jour de l’armée pour sa belle conduite. A la sanglante et décisive bataille de Chapultepek, le 13 septembre 1847, il reçut ordre d’appuyer avec sa compagnie le capitaine Brooks, du second régiment d’infanterie, chargé d’enlever un ouvrage de campagne qui couvrait la droite de l’ennemi. Ce fut une tâche malaisée, et son général de brigade, dans le rapport qu’il adressa au général en chef, s’exprima ainsi sur son compte : « Je ne dois pas négliger de vous signaler le lieutenant Grant, du quatrième d’infanterie, qui, à ma connaissance personnelle, s’est noblement conduit en plusieurs circonstances. » Grant fut du nombre des officiers auxquels le congrès, après la guerre, vota nominativement des félicitations : il rentra aux États-Unis avec le grade de lieutenant en premier et le brevet de capitaine.

Envoyé en garnison à Détroit, puis à Sacket’ Harbour, dans le Michigan, il prit un court congé au commencement de 1848, et vint à Saint-Louis réclamer la main de sa fiancée, miss Julia Dent, qui l’attendait fidèlement. Il emmena sa jeune épouse au camp de Sacket’ Harbour, où elle passa quatre années avec lui. En 1852, elle le suivit dans l’Orégon, où le quatrième d’infanterie était envoyé, en prévision d’une guerre avec l’Angleterre ; mais le différend entre les deux nations ayant été réglé à l’amiable, le régiment fut employé, sur la lisière des prairies, à surveiller les Indiens et à réprimer leurs incursions. Cette existence monotone, dans des campemens improvisés, loin de toute société et comme en dehors de la civilisation, était fort pénible pour une jeune femme. L’avancement est très lent dans l’armée régulière, dont l’effectif ne dépasse pas 20,000 hommes : les occasions de se signaler sont rares, et la profession des armes ne pouvait être considérée comme une carrière d’avenir par un homme arrivé seulement au grade de capitaine à trente-deux ans, et qui avait déjà plusieurs enfans. Grant se résolut donc à quitter l’armée comme avaient déjà fait la plupart de ses condisciples et de ses compagnons d’armes, et le 31 juillet 1854, il envoya sa démission au général en chef.

Il revint à Saint-Louis, où sa femme et ses enfans l’avaient précédé. Qu’allait-il entreprendre ? Créer une ferme comme avaient fait tous ceux qui l’entouraient, comme le faisaient journellement les émigrans des états de l’Est qui venaient chercher fortune dans le Missouri. Il était robuste, endurci à la fatigue ; il avait des bras vigoureux ; il était devenu, par suite de son mariage, propriétaire d’un lot de terre, non loin de Saint-Louis : il défricherait ce terrain, il y établirait sa demeure, il y ferait souche de fermiers et d’éleveurs. Le voilà donc campé, en pleine forêt, pendant l’hiver, comme un simple bûcheron, abattant des arbres pour son compte et celui de ses voisins et allant vendre le bois aux habitans de Carondelet. En même temps, il représentait plusieurs commerçans de Saint-Louis et touchait pour eux leurs factures. Il apprit à ses dépens qu’on ne s’improvise point agriculteur et, au bout de quatre années d’efforts, il loua sa ferme et revint à Saint-Louis. Il se fit agent pour la vente des terrains, occupation assez fructueuse dans l’Ouest; mais il n’avait ni le goût ni l’esprit des affaires ; il ne sut point se créer une clientèle; il fut contraint, pour vivre, de prendre un petit emploi dans les contributions. Il avait espéré devenir l’ingénieur de la ville, mais il n’avait point d’amis influens, le poste fut donné à un autre, et Grant tomba dans une gêne profonde.

Son père avait, depuis longtemps, quitté l’Ohio : il était passé dans l’Illinois et, avec l’assistance de son second fils, il avait créé une tannerie à Galena. L’établissement prospérait ; le vieux Grant, instruit de la situation pénible de son fils aîné et le jugeant incapable de se créer une position, le fit venir et lui donna un emploi dans sa maison, aux appointemens de 40 dollars, soit un peu plus de 200 francs par mois. Son occupation principale consistait à acheter les peaux que les bouchers et les fermiers du voisinage venaient proposer. Il ne voyait personne et ne se mêlait point de politique, quoique ce soit la passion de tout Américain. De toute sa vie, il n’a voté que dans une seule élection présidentielle, et quoique son père et ses frères fussent d’ardens républicains, il donna sa voix à Buchanan, le candidat des démocrates, contre le colonel Fremont. Il expliquait, il est vrai, ce vote en disant qu’à ses yeux Fremont n’avait jamais été qu’un soldat de salon, mis en avant par quelques femmes sentimentales. Ses opinions le rapprochaient surtout des modérés, conduits par Everett, Bell et Crittenden, qui s’efforçaient de constituer un tiers parti afin de prévenir la collision qu’ils prévoyaient entre le Nord et le Sud ; aussi n’alla-t-il voter à l’élection suivante, ni pour Lincoln ni pour Douglas. Il vivait si retiré que, dans cette petite ville et même dans la rue qu’il habitait, les gens ne savaient point son nom et se demandaient qui pouvait être cet homme robuste, à l’air si triste, qui passait comme absorbé dans ses pensées. Grant était en proie au découragement et n’entrevoyait l’avenir qu’avec appréhension, car, bien qu’il s’interdît tout divertissement et toute autre superfluité qu’un peu de tabac, il n’arrivait point à se suffire avec ses modiques appointemens. Telle était l’existence obscure et désolée que menait, derrière un comptoir, à quarante ans passés, l’homme qui devait être deux fois président des États-Unis.

Tout à coup le clairon retentit. Le 14 avril 1861, un mois après l’installation du président Lincoln, le fort Sumter a été surpris, le drapeau fédéral a été foulé aux pieds, et le président appelle 75,000 volontaires pour défendre la constitution et l’unité nationale. Le soldat se retrouve aussitôt. Une compagnie de milice se forme à Galena ; c’est Grant qui l’organise et qui l’instruit. Le sénateur Elihu Washburne, habitant de Galena et ami de sa famille, part pour Springfield, où il est appelé par le gouverneur de l’état : Grant va le trouver et lui dit, qu’ayant été instruit à West-Point, aux frais de la nation, il serait heureux, bien que démissionnaire, d’offrir ses services au gouvernement pour ce qu’ils vaudraient. Puis, la nostalgie de la vie militaire le prend : il arrange ses affaires, assure pour quelque temps l’existence de sa famille, et, avec quelques dollars seulement en poche, le voilà en route pour Springfield. Il trouve la ville remplie de volontaires accourus de tous côtés ; le désordre et la confusion sont partout : personne ne commande et surtout personne n’obéit. Le gouverneur Yates ne sait à qui entendre, et, parmi les gens qui l’entourent, il n’en est pas un seul qui ait la moindre notion du service militaire. Les grades et les emplois sont distribués au hasard, et lorsque Grant se présente au gouverneur, en habits civils, et offre timidement ses services, sans dire qu’il est un ancien officier, on le renvoie au lendemain, comme un importun. La même réponse lui est faite plusieurs jours consécutifs. Il est arrivé à son dernier dollar; il tente une démarche suprême. On lui propose alors, au bureau des enrôlemens, la place qu’un commis vient d’abandonner. Grant s’installe avec bonheur devant le pupitre vacant et il écrit à sa femme : « Je vais donc enfin pouvoir faire quelque chose pour les États-Unis. »

L’inexpérience des officiers et l’indocilité des soldats produisent leur effet inévitable : le 21e régiment des volontaires de l’Illinois se met en pleine rébellion; il quitte son camp et vient remplir Springfield de ses clameurs et de ses chants. Les officiers, les autorités civiles, le gouverneur lui-même essaient vainement de faire entendre raison à ces indisciplinés. Le gouverneur Yates, épuisé et découragé, exhale ses plaintes devant son personnel. Rompant avec sa taciturnité, Grant s’avance alors et dit : « Je suis un ancien capitaine, j’ai été quartier-maître de mon régiment ; voulez-vous me confier l’instruction de ces hommes? — Je vous ferai leur colonel, s’écrie le gouverneur, si vous pouvez m’en débarrasser. » Grant accepte, à la condition qu’on lui donnera pour adjudant un jeune homme de loi de Galena, son ami Rawlin, dont il devait faire plus tard son major-général et son ministre de la guerre. Le fermier malheureux, l’agent d’affaires maladroit, le commis taciturne, ont disparu; en face d’un véritable officier, froid, énergique, résolu, ayant le ton et l’habitude du commandement, les volontaires se rangent d’eux-mêmes à l’obéissance. Leur colonel ne les laisse point dans l’oisiveté; il les tient continuellement en haleine, faisant répéter, tous les jours, les manœuvres par section, par compagnie et par régiment. Au bout d’un mois, le régiment était envoyé dans le Missouri, menacé par les confédérés, et il ne tardait pas à se trouver en face de l’ennemi. Grant a raconté plus tard que jamais il n’avait éprouvé une émotion aussi forte que le jour de ce premier engagement. La conduite des volontaires de l’Illinois fit honneur à leur colonel.

Grant ne devait pas demeurer longtemps dans ce grade. Le gouvernement fédéral pouvait appeler sous les armes ou enrôler des centaines de mille hommes, mais il ne pouvait improviser des cadres. L’armée régulière était trop peu nombreuse pour en fournir et l’on recherchait fort les anciens officiers qui avaient reçu l’instruction militaire à West-Point, et surtout ceux qui avaient fait campagne et pouvaient conduire une opération. Aussi, dès le mois d’août, sur la recommandation du sénateur Washburne, Grant fut élevé au rang de brigadier-général et reçut le commandement des départemens de l’Illinois et du Missouri. Il commença par occuper fortement la ville de Cairo, au confluent du Mississipi et de l’Ohio ; puis, par un coup de main hardi, il se saisit de l’importante position de Paducah, au confluent de l’Ohio et du Tennessee, et ferma ainsi aux confédérés l’entrée du Kentucky, dont l’occupation leur aurait permis de menacer Washington à l’ouest, comme ils le menaçaient déjà au sud. Le premier engagement où il commanda en chef fut une démonstration qu’il fut chargé de faire dans la direction de Columbus; il dut y payer de sa personne, ainsi que les officiers supérieurs sous ses ordres. L’inexpérience militaire était égale des deux côtés ; on se battait avec bravoure et même avec acharnement, mais sans aucune tactique : le nombre des hommes mis hors de combat était toujours considérable, et l’avantage demeurait au plus obstiné. L’issue indécise de ce combat de Belmont démontra à Grant ce qui manquait à ses troupes ; profitant de ce que les confédérés se tenaient sur la défensive, dans la vallée du Mississipi, il employa quelques mois à instruire ses soldats et à organiser une flottille de canonnières, dont le concours était indispensable dans une région traversée par de grands cours d’eau. Les confédérés se maintenaient dans l’état de Tennessee, où ils occupaient deux points importans : le fort Henry, sur la rivière Tennessee, et le fort Donelson, sur le Cumberland, autre affluent non moins considérable de l’Ohio. Grant proposa au général en chef de leur enlever ces deux positions. Le fort Henry fut pris le 4 février 1862 ; de là, malgré la rigueur de la saison, Grant marcha droit sur le fort Donelson, tandis que la flottille remontait le Cumberland pour l’appuyer. Il fit camper ses troupes sur la terre gelée, sans feu et presque sans abri. Après deux jours de combat, les confédérés furent refoulés sous les murs de la place, qui fut investie ; la lutte recommença et dura tout le troisième jour : le soir, par un effort suprême, deux des généraux confédérés réussirent à se frayer passage à travers les troupes fédérales ; mais le reste fut rejeté dans la place, qui capitula le lendemain. Une nombreuse artillerie, des munitions abondantes et 12,000 prisonniers tombèrent au pouvoir de Grant. Ce succès arrivait à propos pour consoler les fédéraux de l’humiliante défaite que l’armée du Potomac avait essuyée à Bull-Run ; la nouvelle en fut accueillie avec transport, le nom de Grant fut dans toutes les bouches, et sa brève réponse au commandant du fort Donelson, qui demandait à négocier une capitulation : « Reddition immédiate et sans condition, » devint légendaire.

Pour achever la conquête de l’état de Tennessee, il restait à s’emparer de Corinthe, où se rencontrent les divers chemins de fer de la région. Grant reçut du général Halleck, commandant en chef des armées de l’Ouest, l’ordre de marcher sur cette ville, sur laquelle le général Buell devait se diriger également avec un autre corps d’armée. Albert Johnston, qui était chargé de la défense de Corinthe, résolut de prévenir la jonction de ses deux adversaires : il se porta au-devant de Grant, surprit les trois premières divisions de son corps d’armée, les mit en désordre et les eût jetées dans le Tennessee, si Grant, arrivant avec sa quatrième division, n’avait rétabli le combat. Secondé par le feu de deux canonnières, il se maintint opiniâtrement sur une éminence, d’où l’ennemi ne put le déloger. Vers le soir, comme Albert Johnston venait d’être blessé mortellement, l’avant-garde de Buell arriva et entra en ligne. Beauregard, qui avait pris le commandement des confédérés, dut ramener en arrière ses soldats épuisés. Le combat recommença le lendemain; mais l’arrivée de Buell, avec 37,000 hommes, rendait la lutte trop inégale, et Beauregard dut abandonner la partie. Les pertes des fédéraux furent énormes, mais ils étaient restés maîtres du champ de bataille, et cette action sanglante eut pour résultat l’occupation de Corinthe et l’évacuation du Tennessee par les confédérés, après une série de petits engagemens.

À ce moment, le général Halleck fut appelé au commandement en chef des armées de Virginie ; le commandement des armées de l’ouest fut donné à Grant. Dès lors, l’objectif de celui-ci fut de se rendre maître de Vicksburg. Cette ville est située sur le Mississipi, un peu au-dessous du point où ce fleuve reçoit l’Yazou : au confluent même se trouve un promontoire qui s’élève presque à pic, Haines-Bluff, que les confédérés avaient garni de formidables batteries. En face de ce promontoire, Vicksburg occupe une position tout aussi forte, et les confédérés en avaient fait leur place d’armes. Elle avait pour eux une importance extrême à divers titres : elle maintenait leurs communications avec les états situés sur la rive droite du Mississipi, l’Arkansas, la Louisiane et le Texas; les batteries de Haines-Bluff fermaient le passage aux canonnières fédérales qui opéraient sur le cours supérieur du fleuve, et les batteries de Vicksburg avaient victorieusement repoussé la flotte fédérale lorsque celle-ci, venant du golfe du Mexique, avait remonté le fleuve et essayé un bombardement. Tous les efforts de Grant, pendant l’automne de 1862, furent inutiles, et son principal lieutenant, Sherman, essuya un échec sérieux en tentant une attaque de vive force contre Haines-Bluff. Dès que la saison le permit, Grant renouvela ses tentatives, mais sans plus de succès. Il conçut alors un plan hardi, que Sherman lui-même n’osa approuver, celui d’abandonner sa base d’opérations ; et, au risque d’avoir ses communications coupées, de se transporter avec toutes ses forces au sud de Vicksburg. Il suivit la rive droite du Mississipi, franchit le fleuve au-dessous de Vicksburg; et, dans trois combats, à Port-Gibson, à Raymond et à Jackson, il refoula vers cette ville les troupes confédérées qu’il rencontra devant lui. Pemberton, qui commandait dans Vicksburg, accourut avec toutes ses forces ; mais les 16 et 17 mai, à Champion’s-Hill et au passage du Black-River, il fut défait dans deux sanglantes batailles et contraint de rentrer dans les lignes de Vicksburg. Appelant à lui tous les corps disséminés dans la vallée supérieure du Mississipi, Grant réunit sous ses ordres 70,000 hommes et 250 canons. Ces forces étaient trop considérables pour qu’il fût possible aux confédérés de tenter de faire lever le siège. Après quelques assauts infructueux, Grant se contenta de tenir la place étroitement bloquée. La famine eut raison de la garnison, et, le 4 juillet 1863, Pemberton se rendit à discrétion avec 30,000 hommes et 172 canons. Par suite, les fédéraux devinrent maîtres du cours entier du Mississipi, et les confédérés, désormais sans communications avec leurs alliés de la rive droite, se trouvèrent privés de tous les secours qu’ils en recevaient. C’était un résultat d’une importance extrême, et la nouvelle de la capitulation de Vicksburg excita dans le Nord un enthousiasme universel. Les législatures de plusieurs états votèrent à Grant des félicitations et des présens; le congrès lui accorda le grade de major-général dans l’armée régulière, et le ministre de la guerre plaça sous ses ordres, outre les troupes qu’il commandait déjà, les trois corps d’armée qui opéraient dans le centre, sous les ordres des généraux Burnside, Hooker et Thomas. Ce dernier était, à ce moment, dans une position critique. Désireux de reconquérir le Tennessee, les confédérés avaient réuni des forces considérables dans la région montagneuse qui sépare cet état du nord de la Géorgie et ils l’avaient envahi sur deux points. Longstreet, refoulant devant lui Burnside, avait contraint celui-ci à s’enfermer dans Knoxville ; après une bataille de deux jours, Bragg tenait le corps d’armée de Thomas bloqué au fond de la vallée de Chattanooga. Grant accourut, et une attaque vigoureuse rétablit les communications du corps assiégé ; mais ce n’était là qu’une partie de la tâche à accomplir, il fallait chasser Bragg des positions qu’il occupait. Ce fut l’œuvre d’une bataille de quatre jours, du 23 au 26 novembre 1863, dans laquelle l’obstination des fédéraux et leur supériorité numérique triomphèrent de la résistance des confédérés. Ceux-ci furent rejetés dans la Géorgie, et la délivrance du corps de Burnside fut la conséquence immédiate de leur défaite.

Ces nouveaux succès mirent le comble à la popularité de Grant. Le congrès décida qu’une médaille d’or serait frappée pour lui être offerte, mais l’opinion publique réclamait pour lui une autre récompense. Les généraux qui s’étaient succédé dans le commandement de l’armée de Potomac, Mac-Clellan, Pope, Burnside, Halleck, avaient tous échoué devant l’habileté supérieure de Lee : n’était-il pas temps d’opposer à ce redoutable adversaire le seul des généraux de l’Union qui n’eût encore essuyé aucun revers ? Ce mouvement de l’opinion devint d’autant plus irrésistible que la nation, épuisée par les sacrifices de toute nature qui lui avaient été imposés, commençait à être fatiguée de la guerre : le commerce se plaignait d’être ruiné ; des désordres graves s’étaient produits dans plusieurs des grandes villes du Nord et particulièrement à New-York ; le recrutement de l’armée devenait difficile : les volontaires ne se présentaient plus qu’en petit nombre, malgré les primes considérables qui leur étaient offertes et les tentatives pour introduire le tirage au sort avaient provoqué des émeutes. Il fallait en finir : telle était la conviction des partisans les plus clairvoyans de l’Union; il était donc indispensable de mettre à l’épreuve le seul homme qui parût en état de terminer la guerre civile.

Le congrès vota donc, au mois de mars 1864, sur l’initiative de M. Washburne, un bill qui rétablissait en faveur de Grant le poste de lieutenant-général, supprimé à la mort de l’illustre général Scott. Ce titre conférait à Grant le commandement suprême, après le président de la république, de toutes les forces de terre. Ces forces s’élevaient, à ce moment, à près de 500,000 hommes. Grant dut se rendre immédiatement à Washington, et tout le long de la route, il reçut des populations l’accueil le plus flatteur. Les membres du gouvernement le comblèrent de marques de distinction, et aussitôt qu’il fut entré en fonctions, le président Lincoln lui écrivit : « Je désire vous exprimer par cette lettre mon entière satisfaction de tout ce qu’à ma connaissance vous avez fait jusqu’ici. Les détails de vos plans, je ne les connais pas et ne désire point les connaître. Vous êtes vigilant et plein de confiance : cela me suffit : je ne veux vous imposer ni contrainte, ni restriction d’aucune sorte. Maintenant avec une bonne armée et une juste cause, puisse Dieu vous assister ! » Il était impossible de donner à un général une plus haute marque de la confiance nationale. Grant répondit à cette lettre en rendant hommage à la promptitude et à la libéralité sans bornes avec lesquelles le gouvernement avait toujours satisfait à toutes les demandes des commandans d’armée : « Si le succès de cette campagne, disait-il en terminant, demeure au-dessous de mes désirs et de mon espérance, le moins que je puisse faire est de reconnaître que la faute n’en est pas à vous. »

Grant avait désormais la direction de toutes les opérations militaires. Il avait souvent comparé les armées de l’Est et de l’Ouest à un attelage mal appareillé, dont les deux chevaux ne tiraient jamais du même côté. Il allait dépendre de lui de coordonner leurs mouvemens de façon à établir dans leur action le concert qui avait manqué jusque-là et qui devait résulter naturellement de l’unité dans le commandement. Par la prise de Vicksburg, il avait déjà coupé la confédération en deux : il conçut la pensée de faire subir le même sort aux états qui luttaient encore. Il appela Sherman dans le Tennessee, plaça 100,000 hommes sous ses ordres et lui donna pour instructions d’entrer en Géorgie, de pousser droit sur Atlanta, capitale de cet état et l’un des foyers les plus actifs de la rébellion, de s’y établir fortement et de descendre ensuite, le long de la vallée de la Chesapeake jusqu’à la mer. Si ce mouvement réussissait et Sherman avait des forces plus que suffisantes pour l’exécuter, la Virginie et les deux Carolines ne communiqueraient plus avec les états de l’extrême Sud, Alabama, Louisiane, Mississipi et Floride ; le recrutement et le ravitaillement des armées confédérées deviendraient très difficiles ; Lee serait menacé d’être pris entre deux feux. L’armée du Potomac, en effet, l’attaquerait de front et tâcherait de le déloger de Richmond afin de le rejeter sur Sherman. Grant s’attendait à une lutte acharnée, mais l’infériorité numérique des confédérés lui donnait une confiance entière dans le résultat définitif. Cette infériorité était irrémédiable : c’est que le Sud n’avait pas seulement une étendue moindre que le Nord, mais surtout une population moins dense, et il n’avait osé armer qu’un petit nombre d’esclaves. Les armées confédérées ne pourraient donc réparer leurs pertes, tandis que les armées du Nord avaient derrière elles une population triple, un afflux constant de volontaires européens attirés par les offres du gouvernement fédéral, et les ressources d’un immense territoire. La pensée de Grant était donc qu’il fallait attaquer partout et toujours les rebelles sans leur laisser de relâche, parce que, dût-on faire tuer deux hommes pour un on arriverait forcément à les épuiser et à anéantir leurs armées : « Je veux, répétait-il volontiers, frapper sans interruption, comme avec un marteau, sur les forces et les ressources de l’ennemi jusqu’à ce que, par le seul effet du martelage, à défaut d’autre, il soit réduit à se soumettre. » Sa grande préoccupation était de s’assurer partout la supériorité du nombre ; il avait remarqué, disait-il encore, que le premier effort des confédérés était très puissant, mais qu’il ne se soutenait pas ; si donc on pouvait prolonger la lutte en faisant entrer en ligne de nouvelles troupes, on avait les plus grandes chances de demeurer maîtres du terrain.

Les forces dont Grant disposait lui permettaient aisément d’avoir l’avantage du nombre. L’armée du Potomac, sous Meade et Burnside, comptait 120,,000 hommes, le général Butler, établi à l’embouchure de la rivière James, avait 40,000 hommes, et dans la vallée de la Shenandoah, le général Sigel en avait 20,000. Les forces destinées à opérer contre Lee s’élevaient donc à environ 180,000 hommes : le général confédéré n’avait à leur opposer que 62,000 hommes. Aussi Grant annonça-t-il au gouvernement son intention « d’engager la lutte sur toute la ligne. » Dans la nuit du 3 mai 1864, l’armée du Potomac franchit le Rapidan : en même temps, Sigel faisait une démonstration dans la vallée de la Shenandoah, et Butler, quittant les bords de la rivière James, menaçait le camp retranché de Pétersburg, en arrière de Richmond. Lee, laissant à ses lieutenans le soin de repousser ces deux attaques, se porta au-devant de l’armée du Potomac, et avant qu’elle pût se développer, lui livra bataille dans ce qu’on appelle le Désert de Virginie (Wilderness), immense plaine couverte de taillis peu élevés qui abritaient les confédérés et ne permettaient pas aux unionistes de se servir utilement de leur formidable artillerie. On se battit dans ces taillis pendant deux longues journées : le troisième jour, il fallut, de part et d’autre, faire reposer les troupes. Grant, voyant qu’il ne pouvait avancer directement sur Richmond, dessina son mouvement sur la gauche, afin de tourner la droite des confédérés. Lee se porta encore au-devant de Grant et prit position à Spotts-Sylvania. Il y fut attaqué dès le lendemain. Ce fut une bataille ou plutôt une boucherie de dix jours, pendant laquelle Grant écrivit au ministre de la guerre : « Je compte me battre ici tous les jours, dussé-je y rester tout l’été. » Il savait que, s’il réussissait à forcer les lignes de Lee, la route de Richmond lui serait ouverte ; mais la position des confédérés était naturellement très forte et ils avaient ajouté aux difficultés du terrain par des retranchemens. Lorsqu’au prix de sacrifices énormes les unionistes eurent enlevé une première ligne de retranchemens, ils se trouvèrent en face d’une seconde ligne et dans l’impossibilité d’avancer. Il fallut renoncer à cette attaque ; il était d’ailleurs urgent de porter secours à l’armée de la rivière James, qui avait été défaite par Beauregard et qui était fort pressée par le vainqueur; Grant, sachant Lee trop affaibli pour tenter un coup de main sur Washington, n’hésita pas à laisser ouverte la route de la capitale et continua son mouvement sur la gauche. Trouvant Lee dans une position trop forte pour qu’il fût possible de franchir en face de lui la rivière Anna, l’armée du Potomac continua sa marche et se retrouva dans cette péninsule où s’étaient livrées, deux ans auparavant, les premières grandes batailles de la guerre civile. Sur ce terrain, Grant ne fut pas plus heureux que ne l’avait été Mac-Clellan ; il ne put forcer la ligne du Chickahominy : après une attaque générale, où l’armée fédérale essuya des pertes considérables, Grant résolut d’agir contre Richmond comme il avait fait contre Vicksburg. Il fit passer le James à son armée et vint attaquer le camp retranché que Lee avait créé à Petersburg pour couvrir la capitale confédérée du côté du sud et la mettre à l’abri des attaques de l’armée que les unionistes avaient toujours maintenue à l’embouchure du James. Grant arriva devant Petersburg au commencement de juillet : les deux mois qui venaient de s’écouler et pendant lesquels presque chaque jour avait été marqué par un engagement, avaient coûté à l’armée du Potomac plus de 70,000 hommes mis hors de combat ou disparus. Lee s’était maintenu dans toutes ses positions, mais au prix de quels sacrifices ! Il était réduit à la défensive, et, loin de pouvoir venir en aide à ses lieutenans, il avait dû les affaiblir en appelant à lui une partie de leurs troupes. Le système du martelage commençait à produire ses effets.

Le siège de Petersburg, si l’on peut donner le nom de siège à une attaque contre une place qui n’était pas investie et qui ne pouvait l’être, devait durer neuf mois. Pendant que Lee était retenu par des attaques incessantes, les forces fédérales détruisaient les voies ferrées par lesquelles il pouvait être secouru, battaient et dispersaient les petits détachemens confédérés qui tenaient encore la campagne aux environs de Richmond, et Sheridan, à la suite de quatre combats heureux, se rendait maître de la vallée de la Shenandoah par laquelle les confédérés avaient, plus d’une fois, marché sur Washington : le cercle formé autour de Lee se resserrait de plus en plus ; aussi, après un assaut inutilement tenté, le 27 octobre, Grant suspendit toute opération active contre Petersburg et se contenta de continuer l’établissement de ses batteries en attendant le résultat de mouvement prescrit à Sherman. Celui-ci, conformément aux instructions qu’il avait reçues, était entré en Géorgie avec toutes ses forces : le général confédéré, Joe Johnston, accablé par le nombre, ne put lui fermer la route d’Atlanta. Sherman continua de marcher vers la mer, faisant avancer son armée en deux colonnes parallèles, de sorte que Joe Johnston ne pouvait essayer d’arrêter une de ces colonnes sans s’exposer à être débordé et pris en flanc par l’autre. Le général confédéré dut donc livrer passage à Sherman et se contenta de se retrancher dans la région montagneuse par laquelle la Géorgie et la Caroline du nord confinent à la Virginie ; il abandonnait ainsi aux unionistes toute la Caroline du sud et toute la partie maritime de la Caroline du nord, c’est-à-dire les états où la rébellion avait pris naissance et d’où elle tirait ses dernières ressources. Savannah, Charleston, Wilmington même furent occupées, et, le printemps venu, Sherman remonta vers la Virginie, menaçant les communications de Joe Johnston avec Lee. Celui-ci comprit que tout était perdu si le mouvement de Sherman n’était pas immédiatement arrêté : il détacha une partie de ses forces pour coopérer avec son lieutenant ; mais ce détachement fut atteint et détruit par Sheridan, le 1er avril, au combat de Five-Forks. Le soir de cet engagement, toutes les batteries fédérales ouvrirent un feu terrible sur Petersburg, qui fut bombardé pendant toute la nuit ; à la pointe du jour, une attaque générale fut ordonnée ; le corps d’armé du général Wright eut en un quart d’heure onze cents hommes hors de combat, mais l’élan des unionistes fut irrésistible : ils prirent d’assaut deux des forts qui défendaient les approches de la place et plusieurs redoutes. Lee, qui n’avait plus avec lui qu’une trentaine de mille hommes, se décida à évacuer Petersburg et Richmond dans la nuit. Quand, le matin du 3 avril 1865, les unionistes se disposèrent à donner un nouvel assaut, ils trouvèrent les défenses de Petersburg abandonnées, et la lueur d’un immense incendie dans la direction de Richmond leur apprit que les confédérés avaient eux-mêmes mis le feu à leurs magasins et à leurs approvisionnerons. Grant se mit immédiatement à la poursuite de Lee, envoyant un corps d’armée dans chacune des directions qu’il pouvait prendre. Tandis que Meade devançait les confédérés à Jetersville et leur barrait le passage, l’infatigable Sheridan, avec son corps de cavalerie, atteignait leur arrière-garde, le 6 avril, et la faisait prisonnière presque tout entière.

Ici se placent les épisodes les plus honorables de la carrière de Grant. Il dépendait de lui d’anéantir les derniers débris de l’armée confédérée ; mais il se souvint que les adversaires qu’il avait devant lui étaient des compatriotes. Le 7 avril, il envoya à Lee un de ses aides-de-camp pour lui conseiller de se rendre et lui promettre une capitulation honorable. Le général confédéré, qui se voyait cerné et dont les troupes n’avaient plus ni vivres ni munitions, comprit que la continuation de la lutte était impossible, et qu’il n’avait d’autre parti à prendre que de s’en remettre à la générosité des vainqueurs. La capitulation eut lieu, le 9 avril : elle comprenait l’armée de Johnston et toutes les forces confédérées aussi bien que l’armée de Lee. Les conditions en étaient fort simples : officiers et soldats devaient déposer les armes et donner leur parole de respecter les lois de l’Union ; cela fait, ils pouvaient se retirer dans leurs foyers, et ils seraient à l’abri de toute recherche de la part de l’autorité fédérale, tant qu’ils observeraient leurs engagemens. Les confédérés déposèrent les armes en présence de Grant et de son état-major. Lee portait une magnifique épée d’un travail remarquable que ses admirateurs avaient fait fabriquer en Angleterre pour la lui offrir. Lorsqu’il la tendit à Grant, un mouvement nerveux contracta un instant sa mâle figure, mais il se remit aussitôt et salua courtoisement son adversaire victorieux. Grant prit l’épée, l’examina avec curiosité, lut à haute voix les noms de batailles qui étaient inscrits sur le fourreau; puis, il la rendit à Lee, en lui disant: « Général, cette épée ne saurait être portée par un plus brave soldat. » Grant ne s’en tint pas à cette marque de courtoisie. Le ministre de la guerre, M. Stanton, homme passionné et vindicatif, voulait, malgré les termes de la capitulation, faire arrêter et faire juger comme déserteurs et comme traîtres Lee et quelques autres généraux confédérés qui avaient été instruits à West-Point et qui avaient appartenu à l’armée régulière. Grant s’éleva avec une noble indignation contre cette prétention et protesta qu’il ne laisserait pas déshonorer sa signature. Le ministre n’osa point tenir tête à l’homme pour qui le congrès venait de créer la fonction de général en chef des armées américaines en spécifiant que cette charge serait supprimée par le fait de sa mort. Si la vie de Grant se fût terminée à ce moment, il eût laissé une mémoire égale à celle de Washington : malheureusement, la politique allait s’emparer de lui et diminuer son prestige et sa gloire.

Pour le moment, sa popularité était sans bornes : il était véritablement l’idole de la nation. Il s’occupait activement du licenciement des volontaires, mesure rendue urgente par la nécessité d’alléger les charges publiques, et il avait à reconstituer, après le départ de ces multitudes, l’ancienne armée régulière afin d’assurer le maintien de la tranquillité dans les états du Sud. Cette tâche lui imposait des voyages dans les diverses parties du territoire, et chacune de ces excursions donnait lieu à de véritables ovations. Les habitans de Philadelphie lui firent présent, dans leur ville, d’un hôtel qui avait coûté 30,000 dollars. Quand il se rendit à Galena, d’où il était parti pour reprendre du service, ses anciens concitoyens lui offrirent une belle habitation, toute meublée. D’innombrables présens lui étaient envoyés, sous toutes les formes, par les villes et même par de riches particuliers. Dans le Sud même, où les devoirs de sa charge l’appelaient fréquemment, il était reçu avec respect, et en adressant un rapport au congrès, il put écrire que les populations acceptaient les faits accomplis et qu’elles témoignaient seulement un vif désir de recouvrer leur autonomie au sein de l’Union. Il ajoutait qu’il était nécessaire, pendant la période de reconstruction, d’assurer au peuple une protection efficace. Le congrès avait décidé que les états rebelles ne seraient admis à prendre part au gouvernement de la république que lorsqu’ils auraient introduit dans leur constitution particulière et dans leur législation les changemens nécessaires pour les mettre en harmonie avec les lois fédérales qui avaient affranchi les noirs et accordé à ceux-ci tous les droits civils et politiques que possédaient les blancs. C’est là ce qu’on appelait la « reconstruction : » quand cette œuvre législative était opérée par un état, le congrès le déclarait réintégré dans ses droits et l’autorisait à envoyer de nouveau à Washington des sénateurs et des représentans. Or, pendant cette période de reconstruction, l’autorité était presque entièrement entre les mains des généraux qui commandaient les troupes cantonnées dans le Sud. La plupart de ces généraux, encore échauffés par une lutte de quatre années, et imbus de préventions contre leurs anciens adversaires, inclinaient à voir « le peuple » exclusivement dans les nouveaux affranchis et dans les aventuriers accourus du Nord pour exploiter l’ignorance des noirs et se faire investir, par les votes de ceux-ci, de toutes les fonctions rétribuées. Ils témoignaient, envers l’ancienne population blanche, sinon d’une malveillance systématique, au moins d’une défiance extrême, l’accusant de n’accepter l’émancipation qu’à contre-cœur et de vouloir maintenir les affranchis dans une condition d’infériorité. Grant se laissa bien vite aller, par la pente naturelle de son caractère, à accepter les jugemens et à partager la manière de voir de ses compagnons d’armes, qui étaient énergiquement soutenus par le ministre de la guerre, M. Stanton, tandis qu’André Johnson, arrivé à la présidence par suite de l’assassinat de Lincoln, et citoyen d’un des anciens états à esclaves, le Tennessee, inclinait vers une politique de conciliation. Le président aurait voulu remplacer quelques-uns des généraux qui commandaient dans le Sud par des hommes plus modérés. Un conflit éclata, à ce sujet, entre M. Stanton et le président, et Grant prit ouvertement parti pour le ministre de la guerre, jetant dans la balance tout le poids de son influence personnelle.

Combien il était mieux inspiré, au lendemain de la prise de Vicksburg, lorsque sa popularité grandissante amenait à son quartier-général une foule de politiciens et qu’il répondait à ceux qui lui demandaient son avis sur les affaires publiques : « Je suis incapable de parler politique ; s’il y a une matière sur laquelle je puisse donner des conseils, c’est la façon de tanner le cuir. » En se maintenant dans cette sage réserve, il eût conservé les sympathies que lui avait values sa conduite généreuse envers les généraux et les soldats vaincus, il fût demeuré l’homme de la nation entière, au lieu de devenir l’homme d’un parti. Les républicains, dont il servait les passions, l’adoptèrent unanimement pour leur candidat à la présidence dans l’élection de 1868, mais, par contre-coup, les démocrates et tous les hommes qui étaient partisans d’une politique de conciliation à l’égard des populations du Sud, cherchèrent un autre candidat et lui opposèrent un citoyen éminent de New-York, M. H. Seymour. Huit états donnèrent la majorité à ce dernier et, sur l’ensemble des 5,716,082 votans, Grant n’eut qu’une majorité de 309,684 voix : encore trois états du Sud, la Virginie, le Mississipi et le Texas n’avaient-ils pas recouvré le droit de prendre part à l’élection.

On remarqua que la lettre laconique par laquelle Grant accepta la candidature ne contenait aucun programme politique ni même aucune indication de la ligne de conduite que le futur président comptait suivre. Il promettait seulement « de faire exécuter les lois de bonne foi, avec économie, et avec le désir d’assurer à tous paix, tranquillité et protection. » II ajoutait : « Dans les circonstances actuelles, il est impossible, ou tout au moins inopportun, d’exposer une politique à laquelle il faudrait se conformer, qu’elle fût bonne ou mauvaise. Dans le cours d’une administration de quatre années, des questions nouvelles et imprévues surgissent constamment; les idées du public, sur les questions anciennes, se modifient non moins constamment; et un fonctionnaire purement exécutif doit toujours être laissé libre d’accomplir la volonté du peuple. J’ai toujours respecté cette volonté et le ferai toujours. » Les gens clairvoyans furent convaincus que Grant entendait se réserver, dans la conduite des affaires publiques, la même indépendance et la même liberté d’action qu’il avait toujours revendiquées dans la direction des opérations militaires, et ils s’attendirent, dès lors, à une administration aussi autoritaire que celle d’André Jackson. Ils durent être confirmés dans cette opinion, lorsque, après l’élection, Grant annonça aux commissaires qui lui en apportaient la nouvelle, sa détermination de ne pas faire connaître les noms de ses futurs ministres avant le jour où il entrerait en fonctions, se bornant à dire qu’il s’efforcerait de choisir des conseillers « capables de pratiquer une politique d’économie et de réduction dans les dépenses, et de remplir fidèlement les obligations de tout gouvernement. » Enfin, dans son discours d’inauguration, il déclara « qu’il avait conscience de toutes les responsabilités attachées à sa nouvelle situation, mais qu’il les acceptait sans crainte. » Tous ces indices trahissent chez lui la détermination de gouverner par lui-même et de faire prévaloir ses idées personnelles sans égard à aucun conseil. On pensait du moins que les ministres seraient choisis, comme d’ordinaire, parmi les hommes les plus considérables du parti qui venait de triompher dans l’élection : contre toute attente, les membres du cabinet furent pris exclusivement dans le cercle des amis ou des relations personnelles de Grant et, à l’exception de M. Washburne, qui échangea presque immédiatement le portefeuille des affaires étrangères contre l’ambassade de Paris, tous étaient fort obscurs, ce qui fit dire aux mécontens que le président s’était donné des commis et non des ministres. Néanmoins, tous ces choix furent confirmés sans difficulté par le sénat.


II.

Il suffira de rappeler les faits principaux de l’administration de Grant et d’en faire ressortir le caractère général ; la raconter en détail serait faire l’histoire des États-Unis pendant ses huit années de présidence, et cette histoire a déjà été retracée ici[1]. La politique extérieure du nouveau président fut marquée, dès les premiers jours, par un grand succès qui flatta singulièrement l’amour-propre de ses compatriotes. La raideur avec laquelle il soutint les réclamations élevées par le gouvernement américain, au sujet des déprédations de l’Alabama, arracha à l’Angleterre le traité de Washington qui soumit ce litige à un arbitrage, et la convention de Genève, en donnant raison aux États-Unis, leur alloua une indemnité de 15 millions de dollars qui s’est trouvée fort supérieure aux dommages dont il a été justifié; mais les Américains, trouvant que l’argent de l’Angleterre était bon à garder, n’ont pas voulu restituer l’excédent. Grant fut moins heureux dans l’exécution du projet qu’il avait conçu d’annexer la république de Saint-Domingue aux États-Unis. Il conclut bien, avec le gouvernement dominicain, deux traités dont l’un conférait aux États-Unis le droit d’établir une station navale dans la baie de Samana, dont l’autre stipulait l’incorporation de la république entière dans la confédération américaine. Le président ne put obtenir la ratification d’aucun de ces deux traités, et ce fut en vain qu’il soumit plusieurs fois la question au congrès ; son obstination ne put vaincre la résistance du sénat. Un de ses premiers actes, également, fut d’ouvrir des négociations avec le gouvernement de la Colombie afin d’obtenir pour les États-Unis le droit de construire et d’administrer un canal inter-océanique à travers l’isthme de Darien. Le traité qui fut préparé et même signé, mais qui devint caduc par l’inexécution d’une de ses clauses, était en contradiction formelle avec les stipulations du traité connu sous le nom de traité Clayton-Bulwer, et il eût donné lieu à de sérieuses difficultés avec le gouvernement anglais, mais il était surtout inspiré par la pensée de faire avorter et de rendre impossible l’exécution du canal de Panama par une compagnie française. Grant ne perdait, en effet, aucune occasion de montrer le peu de sympathie qu’il éprouvait pour la France. Lorsque la guerre de 1870 éclata, il ne se borna pas à publier une déclaration de neutralité où les devoirs des citoyens américains à l’égard des belligérans étaient spécifiés, il adressa au roi Guillaume des télégrammes de félicitations pour les succès des armées allemandes, et lorsque les Français établis aux États-Unis et des Américains, sympathiques à notre pays, voulurent ouvrir une souscription et former des compagnies de volontaires pour venir au secours de la France, il lança contre les auteurs de ce projet une proclamation conçue dans les termes les plus durs et les plus menaçans et prescrivit à leur égard les mesures les plus sévères.

C’est dans la direction des affaires intérieures que les actes du président donnèrent le plus de prise à la critique. Quelques faits feront juger de l’esprit qu’il y apportait. Pendant la guerre civile, le congrès avait attribué au papier-monnaie, émis par le gouvernement fédéral, le caractère de legal tender, c’est-à-dire qu’il l’avait déclaré recevable comme espèces par les caisses publiques et les particuliers... Cette disposition était-elle applicable aux contrats conclus avant la guerre et qui stipulaient expressément des paiemens en espèces? Les plus hautes autorités en cette matière, et le président de la cour suprême, M. Chase, étaient d’avis que la loi ne pouvait avoir d’effet rétroactif : Grant fut d’un avis contraire. La cour suprême, dans un procès, rendit un jugement contraire à son opinion ; mais, deux sièges à cette cour étant devenus vacans, Grant prit soin d’y nommer deux magistrats dont il connaissait les sentimens, et une nouvelle décision renversa la première et fixa la jurisprudence. Singulière conduite de la part d’un président qui, dans ses messages annuels, ne manquait jamais de recommander au congrès la reprise des paiemens en espèces ; mais Grant ne supportait pas la contradiction, et il voulait introduire dans la vie civile et jusque dans l’administration de la justice les règles de la discipline militaire. Le calme et la résignation qu’il s’était plu à constater lors de son inspection de 1867 avaient cessé de régner dans les états du Sud. La population blanche, opprimée et pressurée, essayait de réagir contre l’intrusion des aventuriers du Nord, qui s’étaient emparés de toutes les fonctions : ceux-ci ne reculaient devant aucun moyen pour se perpétuer au pouvoir ; les commandans fédéraux les appuyaient de toute leur influence, fermaient les yeux sur les fraudes électorales les plus évidentes, et lorsque la population mettait obstacle à l’installation de magistrats illégalement élus, ils la contraignaient à l’obéissance par l’emploi de la force. Le recours à l’autorité du président et, surtout, les plaintes formulées au sein du congrès par les députés du parti démocratique, ne faisaient que provoquer un redoublement de rigueur. Le président considérait toutes les tentatives des populations du Sud pour reconquérir la liberté des élections comme autant d’actes de rébellion contre son autorité. Comme les troubles se multipliaient, il adressa, le 2 mars 1871, un message spécial au congrès pour demander des pouvoirs qui lui permissent « d’assurer dans toutes les parties du territoire l’obéissance à la loi. » Le congrès répondit à cette demande en accordant au président, sous certaines réserves, la faculté de suspendre l’habeas corpus. Dès le 4 mai, Grant publia une proclamation dans laquelle il résumait les dispositions de la nouvelle loi et il ajoutait : « Quelque répugnance que je puisse avoir à user d’aucun des pouvoirs extraordinaires qui viennent de m’être conférés, sauf dans le cas d’une impérieuse nécessité, je regarde, néanmoins, comme mon devoir de faire savoir à tous que je n’hésiterai pas à aller jusqu’au bout du pouvoir dont je suis investi, chaque fois et en quelque lieu que ce soit nécessaire. » L’effet suivit de près la parole : neuf comtés de la Caroline du sud furent soumis à la loi martiale.

La minorité du congrès n’avait pu mettre obstacle au vote des pouvoirs extraordinaires demandés par le président ; mais elle publia, sous la forme d’une adresse au peuple une protestation collective contre le régime qu’on imposait aux populations du Sud : cette protestation fut signée par tous les sénateurs et tous les députés du parti démocratique. Les républicains étaient loin d’approuver unanimement le despotisme militaire que le président faisait peser sur une moitié de la confédération et qui servait, le plus souvent et sans qu’il s’en doutât, à favoriser l’ambition et les convoitises d’intrigans indignes de sa protection ; un certain nombre des plus notables n’hésitèrent pas à manifester publiquement leur désapprobation, quelques-uns même des ministres de Grant refusèrent de le suivre dans la voie où il s’était engagé : en moins de deux années, le cabinet fut presque entièrement renouvelé. Les rangs de l’opposition se grossissaient donc de jour en jour : la presse démocratique commençait à attaquer avec vigueur l’administration de Grant ; elle signalait l’abus que certains personnages faisaient de leur influence ; elle attribuait à de coupables collusions les crédits considérables obtenus du congrès sous prétexte d’améliorer la navigation du Mississipi et de ses affluens, et les subventions énormes accordées pour la construction de chemins de fer à travers des régions presque inhabitées. Des révélations tardives sont venues en effet, au bout de quelques années, répandre une triste lumière sur l’origine et la conduite de ces entreprises scandaleuses.

Néanmoins, la grande masse du parti républicain demeurait attachée à Grant, et les meneurs du parti ne cessaient de proclamer bien haut la nécessité de maintenir, dans l’intérêt du pays, une administration sous laquelle ils faisaient si bien leurs affaires. Grant fut réélu sans difficulté parce qu’il fut impossible à ses adversaires de toute nuance de se mettre d’accord pour lui opposer un concurrent sérieux. Dans son discours d’inauguration, il se plaignit amèrement des critiques dont il avait été l’objet, malgré la conscience qu’il avait apportée dans l’accomplissement de ses devoirs. « J’ai été en butte, disait-il, à des outrages et à des diffamations dont on trouverait peu d’exemples dans l’histoire politique ; mais je sens que je puis les dédaigner aujourd’hui en présence de votre verdict que j’accepte avec reconnaissance comme la justification de ma conduite. »

Il se croyait donc autorisé à persévérer dans la ligne de conduite qu’il avait adoptée : les faits ne tardèrent pas à le détromper. Les populations du Sud reprenaient courage depuis qu’elles étaient assurées de rencontrer des sympathies parmi la population du Nord et depuis que leurs plaintes trouvaient un écho au sein du congrès. Un conflit éclata en Louisiane entre deux candidats qui se prétendaient également élus aux fonctions de gouverneur. Le président y envoya le général Sheridan avec des instructions draconiennes : le général fit expulser du palais législatif un certain nombre de députés et y installa leurs compétiteurs sous la protection des baïonnettes. Cette façon de traiter les élus du peuple provoqua, au sein du congrès, de vives critiques, auxquelles s’associèrent plusieurs des membres les plus importans du parti républicain. Dans le pays, la désapprobation fut si générale et si forte, que Grant crut devoir renoncer à faire usage des pouvoirs extraordinaires qui lui avaient été conférés, et il donna pour instructions aux commandans des forces fédérales de laisser désormais les gens du sud régler leurs querelles entre eux.

Une mortification plus sensible lui était réservée. Au nombre des traits les plus honorables de son caractère, il faut mettre la sûreté de son commerce et sa fidélité à ses amitiés. Il n’a jamais marchandé les éloges à ses lieutenans, particulièrement à Sherman et à Sheridan, les félicitant hautement de leurs succès, reportant volontiers à leur concours l’honneur de ses propres victoires et les défendant en toute occasion. On a vu avec quelle persistance et quelle énergie il soutenait les généraux qu’il envoyait commander dans le Sud. Il n’agissait point autrement à l’égard des fonctionnaires civils. Il demandait à ses ministres et aux agens supérieurs de l’administration une docilité absolue, mais il fermait l’oreille à toutes les plaintes que l’on pouvait porter contre eux et n’avait aucun égard aux attaques dont ils pouvaient être l’objet de la part de la presse. Quand on avait réussi à capter sa confiance, on la possédait entièrement et l’on pouvait défier toute critique et toute inimitié. Malheureusement la confiance de Grant n’était pas toujours bien placée : il accueillait trop facilement les recommandations des meneurs du parti républicain, auxquels il croyait avoir des obligations parce qu’ils le défendaient dans les chambres du congrès. Peu à peu, le favoritisme et la corruption avaient pénétré dans son entourage personnel, envahi la haute administration et gagné de proche en proche jusqu’au dernier échelon de la hiérarchie, et il était le seul à ne pas s’en apercevoir. On fraudait impunément le trésor, à la seule condition d’avoir des amis influens ou de partager avec de hauts fonctionnaires. Le scandale était trop grand pour qu’un éclat ne fût pas inévitable. Sur une dénonciation trop précise et trop circonstanciée pour qu’il fût possible de n’en pas tenir compte, le ministre des finances, M. Bristow, qui était un honnête homme, prit des mesures immédiates et, le 10 mai 1875, des perquisitions furent opérées dans trente-deux distilleries et fabriques de liqueurs : elles fournirent la preuve de fraudes considérables, commises depuis plusieurs années. Les poursuites qui en résultèrent amenèrent la condamnation à la prison d’un contrôleur, d’un inspecteur-général et d’un des directeurs du ministère des finances ; le propre secrétaire du président, le général Babcock, fut impliqué dans les poursuites et n’échappa qu’à grand’ peine à une condamnation. Ces procès eurent un retentissement énorme : les chefs du parti républicain, effrayés de l’effet qu’ils produisaient et du préjudice qui en résultait pour leur parti, n’hésitèrent pas à accuser M. Bristow de faire du zèle et d’exagérer le mal afin de se créer un titre à la faveur publique et de se frayer le chemin de la présidence. Grant, qui, lors de la première découverte, avait témoigné une indignation sincère et avait dit à ses ministres de poursuivre vigoureusement cette affaire et de ne laisser échapper aucun coupable, finit par prêter l’oreille à ces récriminations ; ses manières à l’égard de M. Bristow changèrent si complètement que celui-ci crut devoir donner sa démission. On n’était pas au bout des scandales : le ministre de la guerre, le général Belknap, fut traduit devant le sénat sous la prévention d’avoir accepté un pot-de-vin d’un des fournisseurs de l’état. Les faits furent établis, mais le général échappa parce que la majorité pour la condamnation n’atteignit pas les deux tiers des voix : plusieurs des sénateurs républicains et, dans le nombre, un ami personnel du président, M. Conkling, s’excusèrent de donner un vote négatif par une subtilité de procédure; ils prétendirent que le général, étant démissionnaire, aurait dû être traduit devant la justice ordinaire et non devant le sénat. De graves imputations furent élevées également contre le ministre de la marine ; mais elles n’aboutirent à une poursuite que sous l’administration suivante.

Ces procès, qui jetaient un jour si douloureux sur la corruption déplorable dans laquelle étaient tombés la plupart des services publics, renversèrent les espérances de ceux qui rêvaient pour Grant une troisième élection à la présidence. Ces amis trop zélés avaient commencé à préparer les voies, et ils l’avaient fait assez ouvertement pour que la presse de l’opposition prît l’alarme et criât au césarisme. Tant que le projet ne fut combattu que par ses adversaires politiques, Grant garda un silence obstiné; mais une convention de républicains, réunie à Philadelphie pour désigner des candidats aux principales magistratures de la Pensylvanie, ayant voté un manifeste dans lequel elle comblait d’éloges l’administration du président, mais se déclarait « invinciblement opposée à l’élection de qui que ce soit à une troisième présidence, » il se crut obligé de parler. Il le fit de la façon la plus entortillée et la plus ambiguë dans une lettre adressée au président de cette convention de Philadelphie. Il affirmait n’avoir point cherché une seconde élection, pas plus qu’il n’avait fait pour la première : celle-ci lui avait imposé le sacrifice de fonctions qui lui plaisaient et qu’il aurait voulu conserver jusqu’à l’âge de la retraite; la seconde ne lui avait fait plaisir que parce qu’elle l’avait vengé des insultes et des calomnies dont il avait été poursuivi pendant quatre années. Après ce long préambule, il arrivait à la question, mais pour l’éluder. « Quant à une troisième présidence, disait-il, je ne la demande pas plus que je n’ai fait la première. Je ne voudrais ni écrire ni articuler un seul mot pour influencer la volonté du peuple dans la formation ou dans l’expression de son choix. La question du nombre des termes accordés à un chef quelconque du pouvoir exécutif ne peut être convenablement soulevée que sous la forme d’un amendement à la constitution, que tous les partis politiques ont le droit de proposer et qui fixerait pour combien d’années ou quel nombre de fois un citoyen quelconque pourrait être élu président. Jusqu’à ce qu’un amendement semblable ait été adopté, le peuple ne peut être limité dans la liberté de son choix par une simple résolution plus qu’il ne l’est quant à l’âge, au lieu de naissance, etc., d’un candidat. Il peut arriver dans l’avenir que la nécessité de changer un chef du pouvoir exécutif, parce qu’il aura été en fonctions pendant huit années, ait des conséquences regrettables, sinon désastreuses. L’idée qu’un homme peut s’élire lui-même président, s’offrir à lui-même la candidature, est inadmissible. C’est faire injure à l’intelligence et au patriotisme du peuple que de supposer que rien de semblable soit possible. Tout homme peut ruiner ses chances pour la présidence, mais personne ne peut imposer son élection ni même sa candidature. ... Pour me résumer, je ne prétends pas et je n’ai jamais prétendu à une réélection. Je n’accepterais une candidature, si elle m’était proposée, qu’autant que les circonstances seraient telles qu’elles me feraient un devoir impérieux de l’accepter, circonstances qui ne paraissent pas devoir se produire. »

Cette lettre était écrite en mai 1875, c’est-à-dire près d’une année avant l’époque à laquelle le parti républicain devait faire choix de son candidat, et dix-huit mois avant l’élection elle-même. Elle n’était pas faite pour décourager les promoteurs d’une troisième élection; car elle laissait clairement entendre que si Grant n’osait ou ne voulait pas poser lui-même sa candidature, il était prêt à se laisser forcer la main ; mais après les procès d’Avery, de Babcock et de Belknap, rien de semblable n’était possible. L’opinion publique réclamait hautement de profondes modifications dans le personnel administratif : les ambitieux du parti républicain, las de se voir barrer le chemin du pouvoir par une personnalité aussi considérable et par son entourage, étaient les premiers à insister sur la nécessité d’un changement. Aussi lorsque la convention républicaine se réunit à Cincinnati, le 14 juin 1876, le nom de Grant ne fut même pas mis en avant ; mais ses partisans se vengèrent en faisant échouer la candidature de M. Blaine, qui s’était montré le plus hostile aux projets de réélection. Peut-être en écartant Grant de la lutte électorale lui rendit-on service, car personne ne conteste aujourd’hui que M. Hayes ne fut élu que parce qu’on falsifia les votes de l’Orégon, de la Louisiane et de la Floride, et cependant les républicains modérés qui s’étaient prononcés le plus fortement contre l’administration de Grant, s’étaient ralliés à cette candidature.


III.

Le 4 mars 1877, Grant remit à M. Hayes la direction des affaires publiques et s’éloigna de Washington. Il avait passé seize années dans les hautes fonctions de l’état : en quittant la présidence, il ne retrouvait pas le commandement de l’armée. Qu’allait-il devenir? Par quelle occupation satisferait-il son besoin d’activité? Cette question préoccupait les nombreux amis qu’il avait conservés. Ceux-ci persistaient à croire que, chez un peuple respectueux de la tradition, l’obstacle le plus sérieux à sa réélection avait été l’exemple donné par Washington et ses premiers successeurs, qui avaient tous refusé de se laisser réélire après huit années de présidence. On avait toujours opposé ce précédent à Grant comme ayant moralement la force d’un article de la constitution. Ce précédent lui serait-il encore opposable, si, après un intervalle de quatre années, la confiance et la gratitude du peuple l’appelaient de nouveau à la première magistrature? Le temps ferait oublier la plupart des fautes commises ; il ne laisserait subsister que le souvenir des immenses services rendus au pays pendant la guerre civile. Il fallait soustraire Grant aux intrigues des politiciens, aux entrevues avec les journalistes, le préserver de toute imprudence de conduite ou de parole et, pour cela, l’éloigner des États-Unis. On lui conseilla donc de visiter l’Europe, qu’il n’avait jamais vue. Il accueillit cette idée avec empressement. Le gouvernement américain mit un bâtiment de la marine nationale à sa disposition. Il parcourut d’abord l’Angleterre et une partie de la France; en Écosse, il alla visiter Granttown, le berceau de tous les Grant écossais, auxquels il aimait à se rattacher. Il fut l’hôte de tous les grands seigneurs des trois royaumes, la cité de Londres et la plupart des grandes villes lui offrirent des banquets et lui conférèrent le droit de bourgeoisie. L’accueil qu’il recevait partout, les facilités qui lui étaient données le déterminèrent aisément à étendre et à prolonger ses pérégrinations. Il visita l’Europe entière : les empereurs d’Allemagne, de Russie et d’Autriche, tous les souverains le reçurent avec une distinction marquée ; l’archevêque de New-York, le cardinal Mac-Closkey, le présenta à Léon XIII. En janvier 1879, le général et sa famille, qui l’accompagnait partout, partirent pour l’Inde par la voie de Suez : le vice-roi, lord Lytton, leur donna l’hospitalité dans son palais, et leur séjour à Calcutta ne fut qu’une succession de fêtes splendides. Après l’Inde, ce fut le tour de la Chine et celui du Japon, où le mikado lui donna audience et lui fit passer la revue de ses troupes. Le 2 septembre 1879, Grant débarquait à San-Francisco : il parcourait les états riverains du Pacifique et regagnait à petites journées, à travers les états de l’Ouest, sa résidence de New-York, où il arriva à la fin de novembre. Les moindres incidens de son long voyage avaient été racontés en détail par les journaux : l’accueil qui lui avait été fait par toutes les cours et les honneurs qui lui avaient été partout rendus comme au plus illustre citoyen des États-Unis avaient singulièrement flatté l’amour-propre des Américains, comme autant d’hommages indirects à la grandeur de leur pays, et la réception qu’ils firent à Grant, à son retour, se ressentit de cette impression. Elle fut si chaleureuse et marquée par tant d’expressions spontanées d’un sincère enthousiasme que les amis du général s’accordèrent à considérer ses chances d’être réélu président comme très sérieuses. Un seul point les préoccupait, c’était les dispositions des populations du Sud. L’administration équitable et conciliante de M. Hayes avait ramené le calme dans les anciens états confédérés : n’objecterait-on pas à la candidature de Grant qu’elle ferait appréhender aux populations du Sud le retour d’un régime dont elles avaient eu de justes sujets de se plaindre ? Il importait d’être fixé sur les sentimens de ces populations. Plusieurs mois devaient encore s’écouler avant la réunion de la convention préparatoire qui désignerait le candidat du parti républicain : sur le conseil de ses amis, Grant s’éloigna de nouveau; traversant la Géorgie et les deux Carolines, il alla s’embarquer à Charleston pour La Havane; il passa de Cuba au Mexique, d’où il revint par le Texas, le Mississipi, la Louisiane, l’Alabama et le Tennessee, parcourant ainsi, soit à l’aller, soit au retour, tous les états du sud, à l’exception de la Floride. Partout, les noirs lui firent des ovations, comme à leur véritable libérateur, et les blancs l’accueillirent avec empressement et respect. Le général ne se départit point de son laconisme habituel, mais les petits discours qu’il prononça ne furent point dépourvus d’habileté : il s’en tint à recommander à tous la concorde, le travail et l’oubli du passé ; il fit à l’occasion l’éloge de la bravoure de ses anciens adversaires du sud, et il ne fit allusion à sa propre administration que pour se féliciter de voir les mesures d’exception rendues inutiles par le rétablissement de la bonne harmonie entre les citoyens.

A l’issue de ce voyage, trois des membres les plus considérables du parti républicain, les sénateurs Cameron, Conkling et Logan, posèrent ouvertement la candidature de Grant ; mais ils rencontrèrent une hostilité déclarée chez le ministre des finances, M. Sherman, et chez M. Blaine, qui visaient, tous les deux, à la présidence, et chez quelques autres candidats plus obscurs. Le 2 juin, à la convention de Chicago, il ne manqua au général Grant qu’environ 60 voix sur 756 votans pour avoir la majorité absolue, dès le premier tour : après une longue série de scrutins pendant lesquels ses partisans lui demeurèrent obstinément fidèles, les adversaires de sa candidature se concertèrent pour porter leurs voix sur le général Garfield, qui n’avait même pas songé à se mettre sur les rangs, et lui firent obtenir la majorité absolue. Grant accepta sa défaite avec bonne grâce et donna son adhésion sans réserve au choix qui avait été fait. Ses amis eurent plus de peine à se résigner et ne dissimulèrent point leur désappointement. Leur abstention aurait gravement compromis le succès du candidat républicain : le sort de l’élection dépendait donc de Grant, et de grands efforts furent faits auprès de lui pour obtenir son intervention en faveur de M. Garfield. Fidèle à la discipline de son parti comme il l’avait été à la discipline de l’armée, Grant consentit à assister à un certain nombre de réunions publiques et à recommander au suffrage populaire, dans de courtes allocutions, le candidat qui l’avait supplanté.

La carrière politique lui était désormais fermée comme aussi la carrière militaire. L’une et l’autre lui avaient rapporté plus d’honneurs que d’argent. Sa fortune était des plus modestes, il avait quatre enfans, et, déjà, plusieurs petits-enfans. Il résolut d’entrer dans les affaires, mais l’âge n’avait point ajouté à ses aptitudes pour ce genre d’occupation, et il s’y montra aussi peu propre que vingt ans auparavant. Il fut bientôt entouré par une foule de spéculateurs désireux de tirer parti de sa grande renommée, de sa popularité et de sa légitime réputation d’intégrité. Il fit preuve d’un médiocre discernement dans le choix des hommes auxquels il permit l’usage de son nom. On le vit aller au Mexique, comme agent de la maison Jay-Gould, pour négocier la concession du prolongement jusqu’à Mexico du chemin de fer du Texas ; on le trouva bientôt après à la tête d’un groupe de capitalistes qui cherchaient à former une compagnie pour construire un canal interocéanique à travers le Nicaragua et écrivant ou signant des brochures contre le canal de Panama ; puis son nom glorieux finit par devenir un accessoire inévitable du prospectus de tout lanceur d’affaires. Sa considération en souffrit : on en put juger par l’accueil peu empressé que le congrès fit à la proposition plusieurs fois renouvelée par les amis de Grant, de le rétablir sur les contrôles de l’armée régulière et de lui rendre son traitement de général en chef. Ce glorieux soldat de si rudes campagnes, ce successeur de Washington au fauteuil de la présidence, après avoir été l’idole de ses concitoyens et l’hôte des empereurs et des rois, allait-il finir obscurément comme un vulgaire agent d’affaires ? Cette grande renommée allait-elle subir une éclipse irréparable? Non : l’adversité et la souffrance devaient la rajeunir et lui restituer son éclat.

La veille de Noël 1883, Grant glissa sur la glace et tomba devant la porte même de sa maison : on le releva ayant une grave contusion à la hanche. En même temps, une pleuropneumonie se déclarait et le retenait plusieurs semaines au lit. La contusion fut plus longue encore à guérir, et il lui en demeura à la hanche et au derrière de la tête un rhumatisme dont les accès étaient extrêmement douloureux : pendant plusieurs mois, il ne put faire un pas qu’avec des béquilles, et le secours d’une canne lui fut toujours nécessaire pour marcher même dans l’appartement. Ce n’était que le prélude d’un malheur plus grand. Il était devenu l’associé en nom d’une maison de banque : un de ses fils avait pris un intérêt dans cette maison à sa création; le fondateur, nommé Ward, avait aussitôt importuné Grant pour qu’il consentît à être son associé en nom, lui promettant monts et merveilles, et à force d’obsessions il avait eu gain de cause. Ce que l’habile faiseur avait prévu était arrivé : une foule de gens avaient voulu avoir des actions de la maison Grant et Ward, de plus nombreux encore y avaient déposé leurs fonds ; l’argent avait afflué. Ward, au lieu de faire le commerce de banque, s’était lancé dans de folles spéculations : il fit des pertes énormes, et le fait devient si notoire, au printemps de 1884, que les amis de Grant crurent devoir l’avertir de l’imminence d’une catastrophe. Grant ignorait tout, il avait eu le tort de n’exercer aucune surveillance sur les affaires de la banque, et il relevait de maladie ; il fit appeler Ward, qui confessa que la maison avait fait de grandes pertes et qu’il était fort embarrassé. La douleur de Grant fut si grande qu’elle émut tous ses amis : un d’eux, M. William Vanderbilt, le roi des chemins de fer américains, vint le trouver et lui demanda quelle somme il faudrait pour sauver la maison. Grant parla d’une somme de 150,000 dollars comme suffisante : M. Vanderbilt lui signa incontinent un chèque de cette importance. Mais Ward n’avait pas dit toute la vérité à son malheureux associé ; les 150,000 dollars étaient loin de combler le déficit ; le 6 mai 1884, la faillite de la maison Grant et Ward fut prononcée et Grant se trouva complètement ruiné. L’examen des livres eut pour conséquence des poursuites contre un des principaux employés de la maison, qui fut convaincu de détournemens et condamné à plusieurs années de prison, et pour comble de disgrâce, les débats du procès démontrèrent à Grant qu’il n’avait jamais été qu’un jouet entre les mains de Ward, qui s’était servi de sa popularité et de sa bonne renommée pour multiplier le nombre de ses dupes, et qu’il avait été ainsi l’instrument inconscient de la ruine d’une foule de pauvres gens. Ce qui lui était surtout pénible, c’était la pensée d’avoir fait perdre une somme considérable en acceptant de William Vanderbilt, quelques jours à peine avant la déclaration de faillite, un secours dont il aurait dû connaître l’inutilité. Il voulut absolument désintéresser son ami, dans la mesure de ses faibles ressources, et il lui fit abandon de tous les souvenirs et de tous les trophées de sa glorieuse carrière, des épées d’honneur qui lui avaient été offertes, des médailles d’or qui lui avaient été votées par le congrès et par les législatures d’états, de tous les objets d’art qu’il devait à la reconnaissance et à l’admiration de ses concitoyens, de tous les souvenirs et de tous les présens qu’il avait rapportés de son voyage autour du monde. Vaincu par l’énergique insistance de Grant, qui regardait ce douloureux sacrifice comme un devoir d’honneur, Vanderbilt accepta ces précieuses reliques, mais aussitôt, par un acte en règle, au lieu d’en prendre possession, il en constitua Grant le dépositaire et le gardien pendant le reste de ses jours, annonçant qu’après la mort de son ami il en ferait don à la nation. Ce combat de générosité émut le public, et un retour marqué d’opinion se produisit en faveur de Grant.

Celui-ci se demandait avec anxiété ce qu’il pourrait faire pour assurer l’avenir de sa femme et de ses enfans. Pour lui-même, il n’était pas inquiet : ses amis du congrès étaient déterminés à renouveler la proposition de lui rendre le titre et le traitement de général; le président Arthur avait promis tout son appui, et le succès, cette fois, était assuré ; mais que deviendrait après lui la compagne dévouée de sa vie? Il l’avait aimée dès le premier jour où il l’avait vue, elle lui avait gardé fidèlement sa foi pendant qu’il combattait au Mexique pour conquérir un grade et mériter sa main, elle l’avait suivie dans les solitudes de l’Orégon et des Prairies, au milieu des Indiens, elle avait partagé les amertumes et les privations de ses années de pauvreté, le consolant par sa tendresse et le soutenant par son courage. Elle était encore sa seule joie maintenant que l’adversité avait de nouveau fondu sur lui, et après tant d’années d’inaltérable attachement, non-seulement il ne lui laisserait pas l’abri du plus modeste toit, mais il en était à se demander comment elle subsisterait. Pour cet homme qui, sous une rude écorce, cachait un cœur aimant, qui avait toujours été l’époux le plus affectueux et le plus attentionné comme il était le meilleur des pères, n’ayant jamais aucune distraction, même la plus innocente, en dehors du loyer domestique et ne trouvant de plaisir que dans l’intimité des siens et de quelques amis, la pensée du sort qui attendait peut-être sa femme était un tourment de tous les instans. Elle fit de ce soldat un écrivain.

Lorsqu’il avait quitté Washington, il avait recueilli avec le plus grand soin et mis en ordre toute sa correspondance militaire, tous ses rapports, toutes les notes qu’il avait prises pour lui-même pendant ses campagnes et pendant son administration. Témoin de l’attention qu’il apportait à ce classement, Mrs Grant, désireuse de lui créer une occupation, lui avait demandé pourquoi il n’écrirait pas ses mémoires : le général répondit un peu dédaigneusement qu’il lui suffisait d’avoir fait de l’histoire et qu’il abandonnait à d’autres la tâche de l’écrire, et il mit obligeamment tous ces matériaux à la disposition de son ancien secrétaire, le général Badeau, qui a écrit une relation de ses campagnes. Mrs Grant revenant à la charge en 1884, dans l’espoir que ce travail ferait diversion aux chagrins et aux préoccupations de son mari, Grant adopta avec empressement l’idée d’écrire ses mémoires, parce qu’il entrevit un moyen de réaliser ce qui était son rêve. Il fit sonder les éditeurs : les propositions affluèrent; mais elles se bornaient toutes à offrir une part déterminée dans le produit de la publication, après l’achèvement et la mise en vente du livre. Il y avait dans ces offres un aléa qui ne satisfaisait pas Grant : enfin, la maison Webster et C° le lui proposa 20 pour 100 du produit brut du livre et un versement immédiat, à titre d’avance, de 40,000 dollars entre les mains de Mrs Grant. Le traité fut signé aussitôt, et le général n’eut plus qu’une idée fixe : s’acquitter de sa tâche et mener à bien l’œuvre qui devait assurer l’existence de ce qu’il avait de plus cher au monde.

Il se mit aussitôt au travail avec acharnement, sans se douter encore que ses jours fussent comptés. On l’avait emmené au bord de la mer, à Long-Branch, pour le distraire de ses chagrins et l’aider à se remettre de sa pleuropneumonie et des suites de son accident. Le 2 juin 1884, en prenant son repas, il se sentit, à la partie supérieure du palais, une grosseur qui le gênait pour avaler. Cette grosseur devenant de plus en plus gênante et même douloureuse, le général consulta un médecin qui était de passage à Long-Branch, et qui lui conseilla de faire appeler immédiatement son médecin ordinaire et de se soigner immédiatement. Tout entier à l’œuvre qu’il poursuivait sans relâche, le général ne tint aucun compte de cet avis jusqu’aux derniers jours d’octobre, où, les progrès du mal l’empêchant de manger et le privant de tout sommeil, il fit appeler son médecin, qui conçut de vives alarmes et recommanda à son illustre client de se mettre entre les mains du docteur Douglas, qui avait la spécialité de traiter les maux de gorge. Celui-ci constata une vive ulcération de la partie supérieure du palais, une grande inflammation d’une des amygdales et de la gorge et un commencement d’induration à la racine de la langue. Le général était un fumeur déterminé ; le nombre des cigares qu’il fumait chaque jour était légendaire : aucun officier ne se rappelait l’avoir jamais vu sans un cigare à la bouche, même au fort d’une action et dans les momens les plus critiques. Les médecins pensèrent que, si cet abus de tabac n’était pas la cause même du mal, il devait tout au moins contribuer à l’aggraver : ils demandèrent au général de se restreindre à trois cigares par jour, et de n’en fumer que la première moitié. Au bout de quelques jours d’essai, Grant préféra renoncer absolument à fumer. Cette abstinence et le traitement lénitif prescrit par le docteur Douglas firent cesser les douleurs et la privation de sommeil ; et Grant se remit au travail avec vigueur : à la fin de décembre, il acheva le premier volume de ses mémoires et il commença le second. Mais, au milieu de février, le mal reparut dans toute son intensité, et un examen de la gorge ne laissa aux médecins aucun doute sur la nature de l’affection dont le général était atteint : il ne pouvait plus être question que d’alléger les souffrances du malade et de retarder le plus possible le fatal dénoûment. Ils ne firent part de leurs appréhensions qu’au fils aîné du général ; mais celui-ci voulut savoir à quoi s’en tenir sur son état : « Est-ce un cancer?» demanda-t-il aux médecins. On lui répondit qu’il souffrait d’un épithéliome squameux. Un homme de l’intelligence et de l’instruction de Grant ne pouvait se laisser abuser par l’emploi d’un mot grec. Il ne fut pas longtemps sans connaître la nature de son mal et il comprit qu’il était perdu. A partir de ce moment, il s’abandonna complètement aux médecins, se conformant avec une ponctualité rigoureuse à leurs moindres prescriptions, et se résignant, malgré ses répugnances, à ne prendre d’autre nourriture que des œufs délayés dans du lait. Ce n’était pas appréhension de la mort, mais il sentait ses forces l’abandonner et il voulait gagner quelques heures de vie afin de terminer le second volume de ses mémoires et de tenir ainsi ses engagemens vis-à-vis de MM. Webster. Dès que le mal lui laissait quelque répit, il appelait ses secrétaires et recommençait à dicter. Bientôt les médecins lui demandèrent de s’abstenir de dicter et même de parler le moins possible afin de ne pas ajouter à l’irritation de la gorge : il ne tarda pas, en effet, à s’apercevoir qu’il n’articulait plus qu’au prix d’un effort pénible et d’une souffrance. Alors il se mit à écrire lui-même avec un crayon : on recopiait les feuillets à mesure que sa main défaillante les laissait tomber, et on les lui lisait pour qu’il indiquât les corrections à y faire : quand il se sentait incapable d’écrire, il indiquait, pour ne point perdre de temps, dans les documens officiels qu’il avait réunis, les extraits et les citations qu’il avait l’intention de faire, afin qu’ils fussent tout prêts pour la prochaine journée de travail. Ses souffrances étaient terribles ; il n’en dissimulait pas l’intensité, mais il ne laissait jamais échapper une plainte, pas même un soupir. Il ne dormait plus guère dans un lit, c’est à peine si des injections hypodermiques de morphine lui procuraient, vers le matin, quelques heures de sommeil sur sa chaise longue. De temps en temps, les douleurs névralgiques, suite de sa contusion, le reprenaient à la hanche et à l’arrière de la tête; elles ne cédaient qu’à l’application de linges très chauds, et elles étaient tellement fortes qu’elles suspendaient presque sa respiration. L’accès passé, il reprenait son crayon et son carnet, et il écrivait à l’adresse des assistans : « Ayez bon courage, je me sens mieux et je vous remercie. » Il ne permettait qu’à son fils aîné de le veiller avec son vieux domestique : quand sa femme, inquiète, voulait partager leur veille, il la renvoyait par de petits billets, pleins de tendresse, comme celui-ci qui a été publié : « Allez reposer, soyez contente et dormez : je vais tâcher d’en faire autant. Je suis heureux dès que la souffrance me quitte ; vous devez l’être comme moi. » Tous les matins, il rédigeait une courte note sur ce qu’il avait ressenti depuis la veille, et il la remettait au docteur Douglas : « Je le fais, lui écrivait-il, afin que ces notes soient votre justification si l’on critique le traitement que vous m’avez fait suivre, et pour qu’elles servent à l’étude du mal dont je souffre. » Ayant su par une indiscrétion, dans les derniers jours de son existence, qu’un journal avait attaqué violemment son médecin, comme n’ayant su ni reconnaître son mal ni adopter un traitement convenable, il remit spontanément au docteur Douglas une note dans laquelle il se déclarait très satisfait de ses soins et lui en exprimait toute sa reconnaissance. Il se préoccupait sans cesse de consoler tous ceux qui l’entouraient, de leur cacher l’acuité de ses peines et de relever leur courage. Les dernières paroles qu’il ait articulées d’une voix un peu forte ont été celle-ci : «Je désire que personne ne prenne le chagrin trop à cœur à cause de moi. »

Où puisait-il ce courage et cette résignation? Dans les sentimens profondément religieux dont il était animé. Son père et sa mère appartenaient à l’église méthodiste épiscopale ; ils étaient extrêmement pieux, et ils avaient élevé leurs enfans dans les mêmes sentimens. On avait plus d’une fois entendu Grant dire, en parlant d’une de ses sœurs : « Qu’elle est heureuse, et que j’envie l’intensité de sa foi ! » Il ne parlait point volontiers des matières religieuses, se déclarant incompétent en théologie ; mais il se croyait tenu de donner le bon exemple à ceux qui l’entouraient. « Je crois aux saintes Écritures, disait-il un jour à un ami, et je suis convaincu qu’on ne peut suivre leurs préceptes sans devenir meilleur. » De mœurs irréprochables, et même austères, il ne lui est jamais arrivé de jurer, ni de raconter une anecdote licencieuse, ni d’en laisser raconter en sa présence. Le docteur Newman, dont il avait été le paroissien à Washington, et qui est venu l’assister à ses derniers momens, a dit de lui qu’il n’avait jamais vu personne plus assidu aux offices du dimanche et plus attentif au sermon. Un dimanche, le docteur Newman avait prêché sur la résignation et cité comme exemple la veuve d’un soldat tombée dans la misère et un vieillard devenu aveugle, qui, tous deux, supportaient leur malheur avec courage. Le soir, il reçut de la présidence un billet de 20 dollars, avec ces mots : « Soyez assez bon pour donner 10 dollars à la veuve du soldat et au vieillard aveugle dont vous avez parlé aujourd’hui. » Une autre fois, une veille de Noël, c’était un bon de 100 dollars, avec la prière d’en distribuer aux pauvres le montant. La maladie ne fit que fortifier chez Grant les habitudes pieuses de toute sa vie. Tous les matins, après l’inspection du médecin, Mrs Grant venait passer une heure en tête-à-tête avec son mari; puis elle lui récitait la prière du matin et se retirait pour déjeuner. Un jour, un visiteur se présenta et demeura si longtemps que, l’heure du déjeuner étant arrivée, Grant renvoya sa femme en lui disant : « Notre ami nous a fait manquer notre prière, il faudra demain nous y prendre de meilleure heure. » Le soir, après le dîner, toute la famille se réunissait autour du fauteuil du malade : une couple d’heures s’écoulaient en conversations; puis tout le monde s’agenouillait, quelqu’un lisait les prières du soir, et Grant s’efforçait de répondre, à la fin de chaque prière, par un Amen presque inarticulé. On se retirait, et alors commençaient pour lui les tortures et les rêveries d’une nuit sans sommeil ; mais ni son courage ni sa foi ne fléchissaient. Le lendemain d’une crise qui avait paru devoir être la dernière, puisqu’on avait appelé toute la famille autour du lit du malade, le docteur Newman lui demanda : « Quelle est la pensée suprême qui ait traversé votre esprit quand l’éternité a semblé si proche? » Il répondit : « La consolation d’avoir fait en conscience tout mon possible pour mener une vie bonne et honorable. »

Les détails qui transpiraient dans le public sur ce long martyre, sur le courage stoïque avec lequel le vieux soldat supportait d’atroces souffrances, sur l’affabilité avec laquelle il accueillait les visiteurs qu’on lui permettait de recevoir, sur le dévoûment et les soins délicats dont il était entouré par les siens, sur les scènes touchantes qui se passaient dans cet intérieur patriarcal et que les médecins racontaient, les larmes aux yeux, finirent par remuer profondément la nation entière. Il n’était plus question que de la santé de Grant; deux et trois bulletins par jour ne suffisaient pas à l’anxiété publique. D’innombrables visiteurs venaient incessamment demander des nouvelles ou laisser des témoignages de leur sympathie. Bientôt il n’y eut plus ni une église catholique, ni une chapelle protestante, ni une synagogue, ni une école où l’on ne récitât tous les jours une prière pour le rétablissement de l’illustre malade. Celui-ci fut extrêmement touché de ces manifestations, et il ne savait comment exprimer sa reconnaissance aux membres des différens clergés. Il n’était pas moins sensible aux adresses et aux marques de sympathie que lui accordaient les états du Sud. « Si ma mort, disait-il, pouvait faire tomber dans l’oubli tout le passé et cimenter l’union du peuple, elle vaudrait mille vies. » Plein de cette pensée, il abandonna le projet, qui lui avait souri, de dédier son livre à sa femme ; il résolut de le dédier aux soldats des armées du Nord et du Sud, dans l’espérance que cette dédicace posthume demeurerait comme un appel à la concorde.

Dans les derniers jours de mars, il fut pris d’étouffemens tels qu’on crut le dernier moment arrivé : cette crise se termina, au contraire, par des vomissemens abondans qui soulagèrent le malade. Les douleurs diminuèrent d’intensité ; il put prendre un peu plus de nourriture et sembla recouvrer quelque force. A quelques jours de là, on lui proposa même une promenade en voiture : « Oh ! non, répondit-il, que diraient tous ces bons chrétiens qui prient pour mon rétablissement, s’il me voyaient prendre un plaisir le jour du Seigneur? » Grâce à ce court répit que lui accorda la maladie, il eut la joie d’achever le second volume de ses mémoires ; et il constata, avec une réelle satisfaction, que son ouvrage aurait deux cents pages de plus que ne l’exigeait le traité avec les éditeurs. La cruelle maladie ne tarda pas à reprendre sa marche ; les accidens se multiplièrent et les médecins annoncèrent que le patient ne résisterait pas au retour des chaleurs accablantes d’un été à New-York. Un des plus riches banquiers de la ville, M. Joseph Drexel, accourut et réclama l’honneur de mettre à la disposition du général une villa qu’il possède dans les montagnes, à Mont-Mac-Gregor, petite station balnéaire, voisine de Saratoga et beaucoup moins bruyante. L’offre fut acceptée du même cœur qu’elle était faite : elle prolongea de quelques semaines la vie de Grant. Celui-ci employa ses derniers jours à se faire relire ses mémoires, afin d’atténuer la sévérité de quelques jugemens et de supprimer quelques anecdotes dont on aurait pu tirer parti contre certains de ses anciens lieutenans; il ne voulait, disait-il, rien laisser dans ce testament de sa vie militaire qui pût blesser ou contrister personne ; mais les instans qu’il pouvait consacrer à cette révision devenaient de plus en plus rares et plus courts : ses forces étaient épuisées ; et il s’éteignit, le 28 juillet, sans l’agonie qu’avait fait appréhender sa robuste constitution, sans souffrance apparente, sous les yeux de tous les siens, et la main dans la main de sa femme.

Le télégraphe en porta immédiatement la nouvelle jusqu’aux extrémités de la confédération. Partout les cloches furent sonnées, partout les pavillons furent mis en berne ou voilés de crêpe, partout les particuliers prirent spontanément tous les signes ordinaires de deuil. Le jour même, le président Cleveland adressa au peuple une proclamation dans laquelle il annonçait et déplorait la perte que la patrie venait de faire : il ordonnait que tous les édifices fédéraux fussent immédiatement tendus de noir et demeurassent ainsi pendant trente jours, que l’armée et la flotte prissent le deuil, enfin, que toutes les administrations publiques fussent fermées le jour des funérailles, qui serait observé comme un jour de deuil national. Le corps de Grant fut ramené de Mont-Mac-Gregor à New-York, où la municipalité avait offert, au milieu d’un de ses parcs, un vaste emplacement pour lui donner une sépulture digne de lui, Rien ne fut épargné pour que les funérailles répondissent, par leur grandeur et leur pompe, aux regrets de la nation. On vit se dérouler, dans les rues de New-York, un cortège d’une longueur de plusieurs milles où figuraient, après le président et les représentai de tous les pouvoirs publics, des députations venues de tous les points du territoire. Le trait le plus caractéristique de ces funérailles fut la présence de deux anciens généraux confédérés, Joe Johnson et Buchner, qui tenaient les cordons du char funèbre avec les deux principaux lieutenans de Grant, les généraux Sherman et Sheridan, et celle de nombreuses députations d’anciens soldats des armées confédérées. Vainqueurs et vaincus s’unissaient donc derrière ce cercueil dans une commune manifestation de regrets. Le temps a fait son œuvre d’apaisement; les populations du Sud ont recouvré tous leurs droits : elles voient même à la tête de la république le président de leur choix; il ne pouvait leur coûter d’effacer de leur souvenir les luttes sanglantes de la guerre civile et les heures de la persécution. Maintenant qu’elles ont repris leur place au foyer commun, tous ces enfans d’une même patrie devaient honorer ensemble le citoyen illustre dont la gloire fait désormais partie du patrimoine national.

Grant fut un général constamment heureux ; fut-il un grand capitaine, un stratégiste habile ? Nous devons laisser à de plus compétens le soin de prononcer. Si l’occupation de Paducah, l’attaque de Vicksburg, la marche de Sherman à travers la Géorgie et les Carolines, furent des inspirations heureuses dont l’événement justifia la hardiesse, il semble que le succès de la campagne de Virginie ait été dû surtout à l’indomptable énergie dont il fit preuve, à l’intrépidité de lieutenans héroïques, tels que Hancock, Sheridan et Hooker, enfin à la bravoure de soldats aguerris qu’il ne ménagea en aucune occasion ; dans cette succession de coups de force, on n’aperçoit point de ces manœuvres savantes qui ont illustré d’autres capitaines, dont les campagnes sont étudiées comme autant de leçons dans l’art de vaincre. Comme président, son administration a donné lieu à de graves critiques : ses fautes n’eurent d’excuses que sa sincérité, la bonne foi avec laquelle il croyait agir pour le bien du pays et son désintéressement. Toutes les erreurs de sa vie n’ont-elles pas été expiées par une agonie de dix-huit mois, et ne sera-t-il pas beaucoup pardonné à ce vieux soldat, qui, après avoir conduit un demi-million d’hommes au combat, après avoir occupé pendant huit ans la première magistrature de son pays, après avoir été l’hôte fêté des souverains et des peuples, eut, au milieu de sa lutte contre la souffrance, pour pensée unique, pour dernière joie et pour consolation suprême de gagner par sa plume un morceau de pain pour sa veuve et pour ses enfans ?


CUCHETAL CLARIGNY.

  1. Voir, dans la Revue du 1er septembre 1876, l’Administration du général Grant.