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Le Général Scott à San-Francisco

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LE GÉNÉRAL SCOTT À SAN-FRANCISCO.

C’était en octobre 1859 ; je me trouvais à San-Francisco, de retour d’une excursion aux mines du nord de la Californie. À cette époque venait d’éclater le différend entre le cabinet de Washington et celui de Saint-James pour la possession de l’île San-Juan, un maigre îlot de la Colombie britannique dont les Américains, pionniers même chez les autres, s’étaient emparés à tort ou à raison. Le général Scott avait été envoyé de Washington, comme arbitre, par le gouvernement fédéral. Le choix était des plus heureux. Comme diplomate, Scott est d’une prudence consommée ; comme militaire, il a presque toujours eu la main heureuse et il a pris au moins une fois Mexico, que les Américains s’amusent ainsi à prendre et à quitter, en attendant l’occasion de s’en emparer une fois pour toutes. L’opinion publique était donc en grand émoi. On se plaisait à rappeler que Scott avait connu à Paris, en 1804, le général des généraux, Napoléon. Tout jeune alors, il était venu, disait-on, assister avec d’autres officiers au sacre de l’empereur, au nom des États-Unis. Aussi tous les journaux américains de San-Francisco ne se faisaient aucun scrupule de comparer ensemble Napoléon et Scott. Depuis la mort du premier, celui-ci était même resté, suivant leurs propres expressions, the greatest general in the world, le plus grand général du monde.

Le général Scott n’était plus, comme on voit, de la première jeunesse; mais ses quatre-vingts ans passés et ses titres à l’estime publique en faisaient un père conscrit des plus vénérables et des plus glorieux. Dernièrement, sous l’impression de la triste déroute de Manassas, mes souvenirs se reportaient sur le vieux guerrier et sur cette réception sympathique qui lui était faite, il y a deux ans, par la grande cité californienne. Peut-être l’intérêt qui s’attache en ce moment au chef de l’armée du nord justifiera-t-il ce rapide retour vers un épisode déjà lointain, mais qui n’est pas sans jeter quelque lumière sur les mœurs militaires des États-Unis, comme sur l’influence qu’elles peuvent exercer dans la guerre actuelle.

Au mois d’octobre 1859, le général Scott était donc le plénipotentiaire de la plus grande puissance du Nouveau-Monde vis-à-vis de l’une des plus grandes de l’ancien; mais aux États-Unis, où l’égalité règne en souveraine, on évite l’éclat et le décorum, et c’est avec un seul aide-de-camp que Scott s’était embarqué sur le vapeur public. En compagnie de tous les autres passagers, il touchait à Aspinwall, traversait avec eux l’isthme de Panama en chemin de fer, avec eux se rembarquait sur le Pacifique, et tous ensemble arrivaient ainsi à San-Francisco le matin d’un beau dimanche d’octobre. Pour Scott, le steamer n’avait pas fait un tour de roue plus vite, le piston de la machine à vapeur n’avait pas donné un coup de plus par minute.

Afin de ne pas troubler le service divin, qu’on célébrait à terre, le général, qui avait déjà rempli à bord ses devoirs religieux, attendit pour descendre que l’heure des offices fût passée. Alors seulement il débarqua. Quelques vieux vétérans de la guerre du Mexique, quelques compagnies de gardes nationales vinrent le recevoir sans éclat. Le canon seul avait signalé son arrivée, et une musique militaire avait célébré sa venue. C’est à peine si un simulacre de revue avait lieu. Le général ému reconnaissait ses compagnons d’armes parmi quelques invalides. Au milieu des hussards noirs, des chevau-légers, des fusiliers californiens, il trouva une jeunesse ardente, toute prête à marcher sous ses ordres au premier signal, si la patrie était en danger. Ces soldats à favoris et à faux-cols savaient manier le mousquet; que fallait-il de plus? A côté d’eux étaient rangées les gardes françaises, commandées par d’anciens troupiers de nos guerres d’Afrique. Tout le monde s’était porté au-devant de Scott, et personne n’avait voulu manquer à l’appel.

La revue terminée, le général monta en voiture. Le modeste véhicule, peut-être loué sur place, était traîné par deux chevaux, et le cocher était plus que simplement vêtu. A côté de l’illustre envoyé, que son âge seul signalait à l’attention publique, et qui ne portait aucune décoration, aucun uniforme chamarré d’or et de broderies, était assis l’un des premiers fonctionnaires du pays, d’une tenue non moins bourgeoise. C’est dans ce démocratique équipage que l’on se mit à parcourir la ville. Dans la principale rue, la belle rue dite de Montgomery, le général passa au-dessous d’un arc de triomphe d’un style des plus primitifs; on l’avait jeté la veille même de la fenêtre d’une maison à l’autre maison vis-à-vis. Autour de cet arc étaient entrelacées quelques guirlandes avec le nom des victoires remportées par le vénérable guerrier. Les noms mexicains et indiens qu’on lisait autour du cintre indiquaient suffisamment quels avaient été les ennemis battus. Tel était, avec les coups de canon, le seul luxe officiel déployé; encore n’est-il pas prouvé que l’élan spontané des citoyens, que l’on respecte toujours en Amérique, n’eût pas seul fait en ce cas tous les frais de la réception.

Le cortège continuant sa marche, quelques gardes nationaux vinrent s’y joindre, à cheval ou à pied. Dans le nombre, je reconnus des Français, justifiant, sous le ciel californien, l’amour de notre nation pour l’éclat des fêtes publiques. En tête marchaient les sapeurs, dont plusieurs avaient oublié leur barbe, et avec eux la musique, qui faisait entendre de réjouissantes fanfares. Appelés par le bruit, plusieurs citoyens de bonne volonté vinrent grossir le cortège, sans façon et sans qu’on les en empêchât. Je les vois encore : il y en avait en paletot et en blouse, en veste ou en habit. Ils marchaient avec dignité et presque avec orgueil, et leur figure rayonnait de joie. Puis, comme pour couronner cette fête de famille, aucune trace de policeman.

Au milieu des hourras frénétiques, répétés à chaque instant trois fois suivant l’habitude américaine, on arriva enfin à l’hôtel où le général avait fait retenir ses appartemens. Dans le parcours, le vieux soldat saluait galamment le public, surtout les dames aux fenêtres, et montrait à la foule sa tête blanche et son visage serein. Quelques jours après, il partait pour San-Juan sur le vapeur postal. Apportant un grand esprit de calme et de conciliation dans une affaire que le général américain Harney avait singulièrement envenimée, il n’eut qu’à paraître pour pacifier le différend et fixer les conditions d’un accord avec le représentant anglais. Par le retour du vapeur, il rentra à San-Francisco. L’infatigable vieillard avait fait eu mer près de trois mille lieues pour remplir sa mission; il en fit presque autant pour s’en retourner à Washington plus modestement qu’il n’était venu, et tout fut dit.

La réception faite à Scott par les habitans de San-Francisco m’avait montré combien l’esprit militaire aux États-Unis se ressent des libres et familières allures propres aux mœurs américaines. Chefs et soldats semblent ne former qu’une seule famille. En dehors des troupes fédérales, d’ailleurs très peu nombreuses[1], et engagées en grande partie à l’étranger au moyen de primes, comme l’armée anglaise, c’est la milice, formée dans chaque état par l’initiative des citoyens, qui représente surtout ce libre esprit militaire particulier aux Américains. Les milices nomment leurs officiers, choisissent leurs uniformes, règlent les jours de service, sans que l’état ait rien à y voir. Toutefois, dans un moment de crise comme celui que traversent à cette heure les États-Unis, les cadres des milices sont renforcés, et elles rentrent momentanément sous la direction du gouvernement fédéral, avec lequel même elles signent un engagement limité. Reste l’armée des volontaires, qu’on ne recrute que dans les temps de danger public, et qui ne dépend que de l’Union. C’est cette armée qui compose à présent toute la force effective et réelle dont disposent les états du nord. Recrutée un peu partout sur la surface des états restés fidèles, elle offre dans son ensemble un singulier mélange de nationalités et de costumes. C’est là que le zouave, si à la mode depuis Sébastopol et Solferino, a porté son air martial et ses allures dégagées. Grâce à ces avantages naturels, le zouave reçoit une haute paie. Les autres volontaires ont été engagés au prix énorme, mais non toujours payé, de 11 dollars, soit 55 francs par mois, non compris la nourriture, l’habillement et les armes, que l’Union leur délivre libéralement.

Le mauvais côté d’une pareille organisation, c’est que l’armée n’est pas centralisée. Un coup de main décisif lui devient difficile, et des débâcles comme celle de Manassas s’expliquent trop aisément; mais ne peut-on remédier à quelques inconvéniens de ce système sans trop affaiblir l’action que l’initiative individuelle est si jalouse d’exercer dans les sociétés de race anglo-saxonne? C’est une des questions que la guerre actuelle pourra servir à résoudre, et c’est un des titres qu’elle offre, parmi tant d’autres, à l’intérêt de l’Europe. Les mœurs publiques aux États-Unis n’en gardent pas moins, dans leur simplicité antique, un charme austère que le passage du général Scott à San-Francisco me fit vivement apprécier. Si dans ce moment le peuple américain donne à l’Europe le triste exemple d’une lutte fratricide, il faut espérer que ce spectacle, navrant pour tous les amis de la liberté, ne sera pas de longue durée, que la paix se fera bientôt, et que le général Scott, toujours plein de vigueur, sera ici, comme à San-Juan, l’heureux arbitre de deux partis qui peut-être ne demandent qu’à s’entendre.


L. SIMONIN.



  1. De 15 à 16,000 hommes au plus, cantonnés sur toute la surface de l’Union.