Le Général Sir Robert Wilson commissaire au camp russe pendant la guerre de 1812

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Le Général Sir Robert Wilson commissaire au camp russe pendant la guerre de 1812
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 345-385).
LE GENERAL
SIR ROBERT WILSON
COMMISSAIRE ANGLAIS AU CAMP RUSSE
PENDANT LA GUERRE DE 1812

Narrative of Events during the Invasion of Russia by Napoleon Bonaparte and the Retreal of the French army, — 1812, — by general sir Robert Wilson. K-. M. T. Edited by his nephew and son in law, the Rev. Herbert Randolph. M. A. London, Murray, 1860.

Sur ce radeau du Niémen où Napoléon et Alexandre cherchèrent à cimenter, aux dépens de l’Europe effrayée, une alliance qui eût englouti pour bien longtemps les libertés du monde entier, — à la porte même de l’étroite enceinte où se débattaient de si grands intérêts, — un jeune homme, revêtu de l’uniforme des Cosaques de la garde, et dont l’immobile physionomie semblait attester qu’il ne comprenait pas un mot de cet entretien en langue étrangère, prêtait cependant une oreille attentive et notait précieusement jusqu’à la moindre parole échangée. L’Angleterre écoutait ainsi ce que la France et la Russie avaient à se dire. Ce prétendu Cosaque, cette sentinelle impassible sur laquelle aucun des deux interlocuteurs couronnés ne daignait abaisser un regard, c’était un militaire intelligent et brave, transformé ce jour-là, il faut bien le dire, en espion politique, et qui n’a jamais songé à désavouer ce rôle. C’était sir Robert Wilson.

Entré au service en 1793, à seize ans, sous les auspices personnels de George III, il avait fait ses premières armes l’année suivante contre la France révolutionnaire. L’empereur d’Autriche François Ier l’avait décoré d’une médaille militaire, de la croix de Marie-Thérèse, et doté d’une baronnie autrichienne. Capitaine en 1796 ; il n’était rentré en Angleterre que pour s’enquérir du service le plus actif et le plus propre à mettre en relief sa dextérité courageuse, ses talens d’ordre composite. Il n’était pas de l’étoffe solide, unie, un peu grossière, dont selon les « simples soldats » (ceux-là mêmes qui ont dans leur giberne le bâton de maréchal). Plus délié, plus retors, moins scrupuleux sur le chapitre de la loyauté stricte, de l’honneur intraitable, Robert Wilson était un aventurier militaire, propre à servir d’agent politique, et sous l’uniforme duquel on pouvait cacher au besoin un diplomate de hasard. Ces capacités ambiguës, ces rôles mixtes ont quelque chose de déplaisant. On n’aime pas à trouver sous la curasse un artisan d’intrigues et un rapport chiffré dans la sabretache d’un hussard. Ceux qui emploient ainsi des hommes « à double tranchant » se refusent à les avouer hautement, hésitent même à leur décerner les récompenses destinées à des services rendus en pleine lumière, sans déguisement et sans masque. Signalé par sa bravoure aventureuse[1], associé à tous les exploits d’un des corps d’élite de l’armée anglaise, major (par achat) dès la première année du siècle, ayant servi déjà en Belgique, en Irlande pendant l’insurrection, dans la Méditerranée, en Égypte, au Brésil, devant le cap de Bonne-Espérance, sir Robert Wilson n’était encore que lieutenant-colonel quand il débuta comme diplomate, sous les ordres de lord Hutchinson, envoyé à Berlin, et avec lequel il faillit, pour la troisième fois de sa vie, périr en mer, dans les eaux du Cattegat. De Memel, où ils débarquèrent ensemble, lord Hutchinson l’envoya en qualité de commissaire anglais au quartier-général de l’armée russe. Tantôt à ce poste, tantôt au milieu des armées autrichiennes, renouant de son mieux les fils à chaque instant brisés des coalitions, du Nord, il avait fait toutes les campagnes qui précédèrent la paix de Tilsitt. À Preiss-Eylau, à Heilberg, à Friedland, il assistait, témoin impassible de ces grands massacres ; il y représentait l’Angleterre, impérieuse, exigeante, demandant compte de ses subsides, et dans ses balances rigoureux sèment exactes pesant, comme Shylock, la livre de chair humaine contre l’once d’or.

Nous venons de le voir sur le radeau de Tilsitt écouter aux portes. De là, il court à Saint-Pétersbourg ; de Saint-Pétersbourg, chargé de dépêches, il s’embarque pour Londres. À peine arrivé, Canning le réexpédie à l’empereur Alexandre avec un message confidentiel ; puis, quelques jours après son retour en Russie, lord Granville le renvoie en toute hâte à Canning. Alléché par l’espoir d’envahir la Finlande suédoise, Alexandre allait déclarer la guerre aux Anglais, et, avant tout autre, Robert Wilson avait eu vent de cette trahison imminente. En cette occasion, il fit des prodiges. Le gouvernement russe, voulant assurer à ses courriers une priorité fort essentielle, avait tout exprès retardé de trente-six heures l’envoi des passeports réclamés par le diplomate anglais. Celui-ci pourtant, servi par la neige qui tombait en abondance, devança (d’une demi-heure seulement) le courrier russe dépêché à Stockholm. Cette demi-heure lui suffit pour combiner avec un courrier anglais les moyens de retarder encore son antagoniste. Le plan réussit à merveille, et Robert Wilson, après avoir donné l’éveil au gouvernement suédois, courut à Gothenbourg, où il obtint du gouverneur de la ville un embargo de quarante-huit heures sur tous les navires du port. Lui-même, après s’être ainsi ménagé une avance considérable, s’embarquait aussitôt sur un brick de guerre. La tempête le repousse vers la côte suédoise ; dès qu’elle lui laisse une issue, il part, il débarque et tombe chez le premier ministre à quatre heures du matin. Avant que personne ait pu le voir ou même soupçonner sa venue, le télégraphe joue vers Portsmouth. Cinq heures plus tard, la réponse arrive, annonçant l’exécution des ordres donnés : on avait saisi la frégate Sperknoi, chargée des sommes destinées à la flotte russe, et un vaisseau venait d’appareiller, portant à sir Sidney Smith l’ordre d’intercepter la flotte russe et de la conduire dans les ports anglais[2].

En 1808, nous retrouvons l’habile et agile diplomate sous le harnais militaire. Il est aux environs de Torres-Vedras, organisant à grand’peine une légion portugaise. Son grade, comme officier étranger, est celui de brigadier-general (général de brigade). À tort ou à raison, dans ses états de services, il s’attribue la gloire d’avoir, en manœuvrant sur la Tormes, sauvé l’armée de La Romana, qui venait de la Galice, d’avoir tenu en échec le maréchal Soult à sa sortie d’Oporto, et empêché de la sorte l’évacuation de Lisbonne jusqu’à l’arrivée de sir Arthur Wellesley. Il se distingua de même en 1809, sous les ordres de ce grand capitaine, et s’il faut l’en croire, ce serait une marche de la légion portugaise, menaçante pour Madrid, qui obligea les Français, après Talavera, d’exécuter ce mouvement en arrière qui permit aux troupes anglaises de franchir le Tage. Cependant l’armée portugaise s’organisant, la légion de Wilson s’y trouva incorporée, et sir Robert, qui semble avoir toujours eu pour le service ordinaire, réglé, hiérarchique, une répugnance d’instinct, s’en revint en Angleterre, où son premier protecteur, George III, le comprit au nombre de ses aides-de-camp. Et cependant ce militaire éminent, cet agent politique si utile, n’avait pas gagné un grade ; il n’était encore (dans l’armée anglaise bien entendu) que lieutenant-colonel. Il n’a obtenu qu’en 1836 le brevet qui lui donnait un régiment à commander[3] : singulière anomalie qui appelle des explications, et ces explications sont en effet promises, mais encore ajournées.

Quoi qu’il en soit, le nouvel aide-de-camp n’était pas homme à s’accommoder d’une charge purement honorifique. Au mois de mai 1810, il offrait ses services à lord Wellesley (le frère de lord Wellington). Au mois d’août, on lui déclarait qu’ils étaient acceptés ; mais seulement vers la fin de novembre 1811 il reçut la nouvelle de sa promotion dans ce qu’il appelle lui-même « un service spécial. » De nouveaux délais arrêtèrent encore l’essor de son impétueuse ambition. Il ne reçut une mission précise et définie que le 26 mars 1812. Elle lui était donnée par lord Castlereagh, qui l’envoyait à Constantinople avec le « rang et la paie » de brigadier-général dans l’armée royale, et une attribution extraordinaire de 1,000 livres sterling (25,000 francs) par an pour frais et débours. On lui annonçait qu’il partirait avec M. Liston, nommé ambassadeur de sa majesté britannique auprès de la Sublime-Porte, sous les ordres duquel on le plaçait, et avec lequel il devait correspondre uniquement. « On a pensé, on espère, ajoutait le ministre, que votre expérience militaire, jointe à la connaissance toute particulière que vous avez des armées russes et de beaucoup d’officiers supérieurs dans ces armées, vous rendront utile à M. Liston, que vous aurez à renseigner sur l’état et les dispositions de ces troupes, ainsi que sur la marche des événemens militaires. » Les termes de ce programme, la sécheresse des formules qui l’accompagnent, sont à nos yeux tout à fait caractéristiques, et confirment ce que nous avons déjà dit sur l’estime dans laquelle sont tenus les exécuteurs dociles de certains mandats, fort utiles cependant et fort périlleux, mais dont l’acceptation implique on ne sait quel sacrifice de la dignité personnelle.

Arrivé à Constantinople à la fin de juin 1812, Robert Wilson y fut retenu tout un mois,-à sa grande irritation ; mais un firman lui était indispensable pour la mission qu’il allait remplir. Enfin le 27 juillet, la veille même de l’arrivée d’Andréossi, qui venait au nom de Napoléon travailler à faire rompre le traité de Bucharest, il quitta Péra, chargé par l’ambassadeur britannique de voir à Schoumla le grand-vizir, à Bucharest le congrès, et enfin l’amiral Tchichagov, promu après la paix au commandement de l’armée russe dite de Moldavie. Depuis l’ouverture des hostilités entre la Russie et l’empire ottoman, aux premiers jours de 1807, c’était le cinquième chef investi de cette importante mission[4]. Grâce aux révélations d’un éminent historien, on sait quelles idées nourrissait ce général aventureux et d’un tour d’esprit si particulier. Tchichagov, sans s’inquiéter autrement des dangers que l’invasion française pourrait faire courir à son pays, avait rêvé une alliance offensive avec les Turcs, qu’il voulait conduire, réunis aux troupes russes, contre les provinces illyriennes, peut-être même contre l’Italie. N’ayant pu les engager dans cette étrange alliance, il avait imaginé une pointe sur Constantinople, qui pourrait bien, si on l’occupait provisoirement, être conservée à la Russie dans les arrangemens prévus de la prochaine paix. L’empereur Alexandre s’était ému de cette brillante perspective, et nous avons, grâce à M. Thiers, la lettre curieuse où il ajourne plutôt qu’il ne les décourage les visées chimériques de son audacieux lieutenant[5]. Dès lors cependant « un sentiment plus juste de la situation présente lui montrait l’Autriche obligée de marcher avec toutes ses forces contre la Russie, dans le cas où elle verrait celle-ci menacer l’existence même de l’empire turc ; dans ce cas, Tchichagov serait appelé au nord, du côté de Dubna, où ses troupes, jointes à celles de Tormazov, pourraient marcher du côté de Varsovie, produisant ainsi une diversion très efficace pour les deux premières armées, qui avaient alors devant elles des forces très supérieures. » Cependant Alexandre restait encore indécis entre deux plans qui se présentaient à lui avec des chances égales. La diversion pouvait se faire ou du côté de la Dalmatie et de l’Adriatique, ou par la Podolie, du côté de Varsovie.

Les vues de l’agent anglais étaient plus nettes. Il trouvait au premier de ces plans, secondé par l’amiral Greig, le grand inconvénient d’offusquer le gouvernement turc, auquel il faudrait demander passage, et qui, au lendemain d’une paix toute nouvelle (la paix de Bucharest, du 28 mai 1812, était à peine ratifiée le 10 juillet, au moment où sir Robert Wilson partait de Constantinople), le refuserait certainement. On pouvait sans doute forcer ce passage ; mais le faire sans la connivence secrète du gouvernement turc, ou sans une intelligence, également secrète, avec le gouvernement autrichien, ce serait une « aventure » impolitique et hasardeuse. « Je crois, ajoutait-il, que l’amiral (Tchichagov) en a fait l’objet d’une menace en l’air » mais qu’il n’y a jamais sérieusement songé : » en quoi l’agent anglais se trompait du tout au tout, comme on vient de le voir. Un autre souci le préoccupait, et l’on y retrouve la trace de la jalousie britannique que met toujours en éveil le développement maritime des autres nation ? « Je ne suis pas compétent, ajoute-t-il par voie d’insinuation, pour décider jusqu’à quel point il convient de rétablir les Russes sur l’Adriatique ; mais c’est avec plaisir que j’exécuterai les instructions de M. Liston consistant à dépopulariser ce projet soit à Bucharest, soit à Wilna, jusqu’à ce que la décision de votre seigneurie (ou de l’officier qui commande en Sicile) me soit définitivement connue[6]. »

En soixante et dix heures, presque sans quitter la selle, le hussard-diplomate avait franchi la distance qui sépare Constantinople de Schoumla. Il y trouva le grand-vizir Achmet-Pacha, qui, dans une seule journée, lui accorda deux longues audiences. La question à éclaircir était principalement celle-ci : la paix de Bucharest était-elle sincèrement, solidement conclue ? Les Turcs regrettaient-ils, désiraient-ils quelques concessions ? L’envoyé de Napoléon, Andréossi, qui allait tout mettre en œuvre pour anéantir cette paix si funeste aux projets du conquérant, trouverait-il la Porte inébranlable dans sa bonne foi ? Le grand-vizir protesta que rien désormais ne pouvait porter atteinte à la décision qu’il avait prise. Il s’était assuré pendant la négociation avec Kutusov des sinistres projets de partage auxquels la France avait accédé, auxquels même elle avait convié l’Autriche en lui promettant la Servie. Il ne voulait plus croire à cette amitié perfide, démentie par les clauses secrètes de Tilsitt. D’ailleurs la Turquie avait besoin de repos. Quelques années de neutralité lui étaient indispensables pour travailler à sa réorganisation. Certaine de pouvoir se défendre, satisfaite de se voir restituer la Moldavie et la Valachie, que l’empereur Alexandre avait solennellement annexées à ses états r elle renonçait de bonne foi à la Bessarabie et acceptait le Pruth pour la frontière nouvelle des deux empires, Tout au plus demanderait-elle (et sans insister au-delà d’une certaine mesure) que la Servie, alors également aux mains des Russes, fût évacuée par eux et rendue à la Porte un peu plus tôt que ne l’avait stipulé le traité de Bucharest. « Au surplus, ajoutait Achmet-Pacha, la Turquie n’entrera dans aucune alliance offensive et défensive avec la Russie. Ce serait, au sortir d’une guerre, en provoquer une autre, et celle-ci serait plus redoutable, parce qu’elle nous mettrait aux prises avec les Français. Par le même motif, il est impossible que nous accordions aux troupes russes le passage vers la Dalmatie. » Il ajoutait enfin que la guerre entre la France et la Russie lui causait de vives anxiétés, les succès de Napoléon devant inévitablement tourner contre la Turquie. « Cette manière de voir, ajoutait l’agent britannique, doit l’amener, dans des circonstances données, et alors que l’alliance de la Turquie pourrait être le plus utile, à une coopération tout à fait franche. »

Après avoir reçu ces précieuses assurances, sir Robert Wilson, toujours à cheval, repartit pour Routschouk, où il traversa le Danube, et pour le quartier-général russe, en ce moment à Bucharest. Il y trouva Tchichagov encore un peu inquiet des conséquences que pouvait avoir le mouvement en arrière déjà prescrit par son gouvernement. Les paroles du grand-vizir rassurèrent l’amiral russe, qui ne contremanda point, comme il l’avait projeté, la marche de ses colonnes dirigées vers le Dniester. Le premier corps devait, à son compte, y arriver le 24 août, et le dernier vers le 20 septembre[7]. Quant à l’évacuation de la Servie, premier gage de bonne entente avec les Turcs, elle fut consentie sans hésitation.

Nous avons maintenant une idée de l’intrépide et spirituel aventurier, — à la fois soldat et négociateur, — qui, avoué à moitié, mais sans être positivement accrédité, allait jouer son rôle au quartier-général de l’armée russe. À titre plus ou moins officiel, il y représentait l’enviée, la redoutable alliance anglaise, toute récente encore (18 juillet 1812), et par là même investie de tout son prestige. Il y portait la connaissance parfaite du terrain et des hommes, l’aplomb d’un agent rompu aux missions les plus délicates, le coup d’œil militaire acquis dans mainte campagne. Comment ne pas l’y suivre avec quelque intérêt ?


I

La première dépêche de sir Robert Wilson, écrite sur le théâtre de la guerre, fut datée de Smolensk. Il croyait l’empereur au quartier-général de l’armée russe ; mais après l’évacuation du camp retranché de Drissa, las du rôle que lui faisait la prudence de Barclay de Tolly, rebuté par ces manœuvres stratégiques qui consistaient à reculer sans cesse, à se dérober, à quitter des positions choisies d’avance, armées, préparées pour le combat, Alexandre était parti de Polotsk, le 18 juillet, pour courir à Moscou et y réveiller l’enthousiasme national qu’il fallait prémunir contre un découragement bien naturel. Depuis près d’un mois par conséquent, Barclay de Tolly manœuvrait sous sa propre responsabilité, opposant aux imprécations dont il était l’objet, aux âpres censures de Bagrathion, aux invectives de Platov, aux rumeurs hostiles, à l’indiscipline naissante de l’état-major, une fermeté passive, une résignation dédaigneuse. De plan bien arrêté, bien préconçu, il n’en avait peut-être pas ; mais les nécessités de chaque jour lui inspiraient cette tactique suivie à laquelle, en définitive, les Russes ont dû le salut de leur armée et la ruine de la nôtre. Livrer bataille, c’était, pour Barclay de Tolly, faire anéantir son corps d’armée. Il eût perdu pour le moins autant d’hommes que Kutusov en laissa tuer autour de Borodino, et sacrifier quarante mille hommes au mois de juillet ou d’août, c’était rendre toute résistance impossible pour le reste de la campagne. La marche des Français s’accélérait immédiatement ; les événemens se pressaient : ils ne laissaient plus au gouvernement russe le temps nécessaire pour amener en ligne ces nombreuses recrues qui comblèrent plus tard les vides faits dans les rangs de son armée par des combats meurtriers. Nous arrivions plus tôt à Moscou, si tant est que le but de la campagne fût resté le même, ce dont il y a tout lieu de douter. La jonction des forces destinées à manœuvrer sur la ligne de retraite de l’armée française devenait problématique. Bref, toutes les chances étaient bouleversées, et le hasard, ce dieu des batailles, pouvait, une fois de plus, justifier les témérités de l’homme qui lui avait arraché déjà tant de faveurs inouïes.

On sait comment s’engagea l’affaire de Smolensk. Barclay de Tolly, cédant à son entourage et faisant à l’honneur militaire le sacrifice de ses convictions stratégiques, s’était décidé, le 5 août 1812, à reprendre l’offensive contre les Français établis en avant de Vitepsk, sur une longue ligne de cantonnemens. Le lendemain même, Napoléon consultait Davoust sur une nouvelle marche en avant qui, commençant le 10 et le 11, lançait secrètement sur la gauche de l’ennemi une masse de cent soixante-quinze mille combattans. On passait ainsi des bords de la Dvina sur ceux du Dniéper ; on franchissait ce fleuve, on le remontait rapidement jusqu’à Smolensk, qu’on enlevait par surprise et d’où l’on débouchait en masse à l’improviste sur la gauche des Russes, désormais tournés et coupés de leur ligne de retraite. Une bataille devenait inévitable, et Napoléon ne demandait qu’une bataille. Le 7 août cependant, c’est-à-dire avant que l’offensive eût été prise par nous, les Russes s’avancèrent contre nos cantonnemens. Le général Sébastiani, selon sa coutume, se laissa surprendre à Inkovo. Sa bravoure et l’aide de Montbrun lui permirent de ramener ses cavaliers, non sans peine, au milieu des bataillons du maréchal Ney[8]. Devant ceux-ci, l’offensive russe s’arrête, et dès le 8, Barclay de Tolly s’effraie lui-même de sa témérité. Il croit, sur quelques indices peu concluans, à un changement de front des Français, à une manœuvre pour le tourner par sa droite (justement le contraire de ce que rêvait Napoléon). Étourdi, ébloui, il suspend, heureusement pour lui, l’attaque qu’il avait commencée à regret. Un contre-ordre général pousse les colonnes russes vers la droite, c’est-à-dire du côté où il se croit menacé. Tandis qu’il tâtonne et cherche son antagoniste à l’inverse de la direction prise par celui-ci, la grande armée, dans les journées des 11, 12, 13 août, longe au contraire les bords sinueux et profonds du Dniéper. En avant de Krasnoë, le 14, l’avant-garde française rencontre et refoule dans la ville une division russe placée en observation. Isolée comme elle l’était sur la rive gauche du fleuve, cette division devait être anéantie. Un ravin, un pont rompu, en s’opposant à la marche de notre artillerie, la préservent d’une destruction complète. Elle bat fièrement en retraite sous les charges répétées des cavaliers de Murat, et, jonchant le sol de ses morts, mais nous rendant blessure pour blessure, elle remonte vers Smolensk. Ralentie par sa masse même, la grande armée, qui perdit toute une journée à fêter le 15 août, n’arrive que le 16 en vue de Smolensk. Là, le premier coup d’œil des généraux d’avant-garde (Grouchy et Ney) leur apprend qu’il ne peut plus être question d’enlever la ville sainte des Russes par un simple coup de main. Bagrathion, averti, remonte en toute hâte la rive droite du Dniéper, et tout un corps de son armée se renferme dans Smolensk[9]. C’était la division Raefskoï accourue jusqu’à mi-chemin de Smolensk à Krasnoë pour secourir la division compromise, celle de Neverofskoï.

Après avoir failli se faire prendre dans l’après-midi du 16, en essayant d’enlever par un coup de main hardi la forteresse pentagonale en terre qui formait une partie de Smolensk, Ney suspendit cette impétueuse attaque pour attendre les ordres et l’arrivée de Napoléon. Seulement, pendant la nuit, les Français se glissèrent en petit nombre dans les trois faubourgs du midi (Milislaul, Roslaul et Nikolskoï), d’où ils durent être délogés à huit heures du matin par une sortie du général Doctorov. Peu après, c’est-à-dire le 17, vers midi, l’état-major impérial et la grande armée arrivèrent sur le terrain. Napoléon, voyant en face de lui la masse des troupes russes (car dans l’intervalle Barclay de Tolly était accouru, lui aussi, au secours de la ville sainte), crut tenir enfin cette bataille qui lui échappait sans cesser Il déploya ses divisions, sa nombreuse cavalerie, et attendit l’attaque ; mais déjà Barclay de Tolly préparait une nouvelle retraite. Par son ordre, dans la nuit du 16 au 17, Bagrathion, avec la seconde armée, c’est-à-dire quarante mille hommes, était allé prendre position sur la route de Moscou et occuper fortement un des gués du Dniéper, à sept verstes en arrière de Smolensk. Pour faire évacuer à Barclay la ville sainte, il suffisait d’un de ces mouvemens de flanc qui, deux ou trois fois déjà depuis l’ouverture de la campagne, l’avaient forcé de décamper sans coup férir. Le compte-rendu de sir Robert Wilson ne laisse là-dessus aucun doute. Napoléon cependant, irrité de voir l’ennemi rester derrière ses murailles, donna le signal de l’attaque. Cette détermination, justifiée par M. Thiers comme la « seule conforme à sa situation, conforme à son caractère, et capable de lui conserver l’ascendant des armes, » lui coûta douze mille de ses plus braves soldats, sans lui donner aucun résultat équivalent. « Il dut les regretter, » dit sir Robert Wilson. Il dut les regretter surtout à Borodino, vingt jours plus tard, lorsque Ney et Murat, du bord du ravin de Semenofkoié, lui envoyèrent demander, quelques renforts, en échange desquels ils lui promettaient la totale destruction de l’armée russe, renforts que Napoléon n’osa pas leur accorder[10].

Quant à sir Robert Wilson lui-même, sa physionomie se dessine déjà dans cette terrible attaque de Smolensk. Au moment où Poniatowski s’élance pour enlever le faubourg Raczenka et la partie de la ville située à l’est, après que Murat a dispersé la cavalerie russe qui gênait sur ce point la marche de nos soldats, une batterie de soixante canons vient se placer sur le terrain déblayé par le roi de Naples et prendre en enfilade les ponts jetés par les Russes. À l’instant même, sur la rive opposée du Dniéper, une batterie ennemie s’installe en toute hâte, et, prenant la nôtre en écharpe, la force à changer de place. Les ponts se trouvent ainsi préservés et libres. « Cette batterie moscovite, c’est l’agent anglais qui l’a placée. le soir venu, les Russes sont encore en possession de la ville sainte ; mais Barclay de Tolly a résolu de l’évacuer pendant la nuit : il envoie sir Robert Wilson constater l’état des défenses. Au dire des généraux qui les occupent, elles subsistent tout entières. Le prince de Wurtemberg, Doctorov, etc., s’engagent à tenir dix jours encore derrière les murailles démantelées, si l’on veut seulement les pourvoir de munitions. Ils avaient chargé le commissaire anglais de faire valoir aux yeux du général en chef l’état désastreux que produirait sur le pays tout entier l’abandon de la ville sainte. « Bah ! répondit ironiquement Barclay, rien à craindre de ce côté. J’y ai amplement pourvu. La Vierge est sauve[11]. Nous l’avons au camp, et c’est elle qui fait aux yeux du peuple toute l’importance de Smolensk. Nous l’emmènerons dans un char de triomphe à la suite de l’armée, avec un bataillon commandé chaque jour pour lui servir d’escorte[12]. » Mais Barclay de Tolly se trompait, et il en eut la preuve dès le lendemain, lorsque, les Français étant entrés dans Smolensk, il voulut faire jeter quelques obus sur la ville, que des prisonniers lui représentaient comme encombrée d’artillerie et de caissons à poudre. Les canonniers se refusèrent nettement à commettre l’espèce de sacrilège qu’il exigeait d’eux.

Après Smolensk, et dans leurs premières marches vers Viazma, les Russes coururent encore un grand péril. Pour gagner la route de Moscou sans rester exposé au feu de l’artillerie française, qui, suivant la rive opposée du Dniéper, commandait la route directe (celle de Dorogobouge), Barclay de Tolly avait pris des chemins de traverse. Encombré sur ces routes étroites par ses bagages et son artillerie, il pouvait se trouver devancé, coupé. Il faillit l’être à Loubino. Il l’eût été infailliblement, si Ney, lancé à sa poursuite, n’était resté indécis toute la matinée du 19 sur la véritable direction de l’armée russe. Dans l’après-midi seulement, Napoléon survint et lui indiqua le point où devaient se porter ses coups. Ney alors se jeta sur les traces de la division qui devait appuyer les quatre régimens de Cosaques chargés d’occuper le pont de Loubino, c’est-à-dire le débouché de la seconde colonne russe. Il l’atteignit devant le château de Valoutina, où s’engagea l’un des plus sanglans combats de cette sanglante époque. Culbutés deux fois et refoulés d’un plateau à l’autre, les Russes, comprenant qu’il s’agissait du salut de l’armée, se reformaient sans cesse et résistaient vaillamment. Ils étaient cependant écrasés, et le défilé de Loubino allait tomber dans nos mains, lorsque Barclay de Tolly lui-même, averti par la canonnade, accourut avec toute l’arrière-garde, et, se jetant l’épée à la main au milieu des fuyards, les ramena bravement sous le feu. La victoire ou la mort ! criait-il, et certes il n’y avait guère d’autre alternative. Dans le groupe d’officiers-généraux et d’aides-de-camp qui répétaient ce cri et chargeaient avec le chef de l’armée russe, sir Robert Wilson était au premier rang.

Sa mission cependant n’était pas de combattre, et il n’était là qu’en amateur. Aussi presqu’immédiatement après la terrible affaire de Valoutina-Gora quitta-t-il, pour se rendre à Saint-Pétersbourg, l’armée russe, qui reculait toujours, cherchant sur la route de Viazma un nouveau terrain à disputer. En chemin, il rencontra le vieux Rutusov, qui allait prendre le commandement à la place de Barclay de Tolly, devenu impossible, comme on dit aujourd’hui.

Vainement la tactique suivie par ce général indécis, mais sage, avait-elle, même au sein de l’état-major, l’appui des meilleures têtes. Contre elle se déchaînaient les passions aveugles, l’orgueil national, la jalousie professionnelle, les ambitions en éveil. Une véritable insurrection couvait dans les rangs supérieurs de l’armée. Ceux-ci voulaient Beningsen pour chef, ceux-là Bagrathion. Les choses en étaient au point que Beningsen, craignant d’être mis de force à la place de Barclay de Tolly, se retirait à quelques marches en arrière du camp pour se dérober aux dangers de cette élection militaire. Bref, cherchant d’un commun accord à faire arriver leurs griefs et leurs vœux aux oreilles du tsar, les généraux russes ne trouvèrent rien de mieux que de choisir pour interprète un homme sur qui la colère impériale ne pouvait tomber, et dont le témoignage d’ailleurs était à l’abri de tout soupçon. Sir Robert Wilson reçut d’eux et crut pouvoir accepter une mission qui consistait à solliciter l’éloignement du comte Romanzov, regardé comme l’avocat de la paix, le partisan de l’alliance française, à demander surtout la désignation d’un nouveau généralissime, plus décidé, plus vigoureux que celui sous les ordres duquel on avait si longtemps battu en retraite.

Ce mandat singulier, nous ne croyons pas que les historiens en aient jamais fait mention. Rempli comme il le fut, il a pourtant sa valeur, et nous nous reprocherions de laisser dans l’ombre un épisode aussi curieux. Nous nous reprocherions même d’altérer, en l’abrégeant trop, le témoignage historique de sir Robert Wilson ; Il parlera donc lui-même, et, sauf quelques modifications de pure forme, c’est son récit qu’on aura sous les yeux. Ce récit, dans le texte original, est à la troisième personne.


« Sir Robert Wilson arriva le 24 août à Saint-Pétersbourg. Il n’y trouva point le tsar, parti en compagnie de lord Cathcart, l’ambassadeur d’Angleterre, pour la ville d’Abo, où il devait trouver le roi de Suède (Bernadotte). C’est alors que furent conclues les négociations qui, moyennant la Norvège garantie à la Suède (l’Angleterre était de moitié dans cette garantie) et 25 millions de subsides, rendaient disponible l’armée russe alors en Finlande, et assuraient le concours d’un corps de troupes suédoises. Elles ouvrirent de plus à Bernadotte la perspective de monter un jour sur le trône de France, car Alexandre déclara au roi de Suède qu’il regarderait ce trône comme vacant, si Napoléon était renversé. — Qui l’aura donc alors ? demanda Bernadotte. — Le plus digne, répondit le tsar, accompagnant ces mots d’un mouvement de tête significatif.

« L’arrivée de sir Robert Wilson, les bonnes nouvelles qu’il apportait sur l’état moral et matériel de l’armée russe, contribuèrent puissamment à relever dans la capitale les courages abattus. De vives alarmes y régnaient alors. Les archives, le trésor de l’état, le mobilier des palais impériaux, étaient déjà disposés pour un prochain départ. Comme on le pense bien, sir Robert Wilson ne donna connaissance de ses instructions spéciales qu’aux personnes dont la conformité de vues lui promettait une coopération sincère et utile.

« L’empereur rentra le 3 septembre dans sa capitale. Sir Robert, qui avait déjà diné plusieurs fois avec les deux impératrices, reçut immédiatement une invitation, et l’accueil qu’on lui fit fut assez cordial pour l’engager à ne point reculer devant les difficultés inhérentes à sa mission. Au sortir de table, le tsar l’emmena dans son cabinet, où la conférence s’ouvrit par le récit détaillé de ce que sir Robert Wilson avait recueilli soit à Constantinople, soit à Schoumla, auprès de l’amiral Tchichagov, et enfin sous les murs de Smolensk. L’empereur, après avoir écouté ces renseignemens, mit aussitôt la conversation sur les dissensions de l’état-major général. — Est-il vrai, demanda-t-il, que l’hetman Platov, après l’évacuation de Smolensk, ait dit en propres termes au général Barclay : Vous le voyez, je n’ai plus qu’un manteau ; je ne remettrai plus l’uniforme russe, il dégrade ceux qui le portent ? — Sir Robert Wilson, qui avait assisté en effet à cette étrange scène, ne put démentir le propos rapporté à l’empereur. — Pensez-vous au moins, lui demanda sa majesté, que Kutusov parvienne à rétablir la subordination ? — J’ai rencontré le maréchal, répondit sir Robert ; il n’ignore pas dans quelles dispositions il va trouver l’armée. Je l’ai complètement instruit de tout ce que je savais moi-même à cet égard, et il m’a supplié de ne rien cacher à votre majesté impériale. C’eût été pour moi, dans toutes circonstances, un devoir sacré ; je vais le remplir aujourd’hui, au risque de déplaire, encouragé que je suis par l’idée que mon dévouement ne sera pas méconnu. — Alors, évitant avec soin de nommer les personnages qu’on pouvait regarder comme les chefs du mouvement, sir Robert Wilson exposa dans toute sa gravité la situation où il avait laissé les choses. Il insista, en terminant, sur les périls de l’empire, qui justifiaient, même dans leurs excès, de patriotiques alarmes. Ces alarmes, à leur tour, expliquaient certaines déviations de l’obéissance accoutumée et de passagers empiétemens sur une autorité dont le maintien permanent était au fond le vœu de chacun. Il montra les généraux animés de la plus sincère affection pour l’empereur et sa dynastie, ajoutant que, s’il retirait sa confiance à des conseillers dont la politique était suspecte à leurs yeux, ces mêmes généraux lui montreraient par leurs efforts, parieurs sacrifices, qu’aucun malheur ne pouvait le priver de leurs services ou décourager leur dévouement.

« Pendant cette exposition, l’empereur avait alternativement rougi et pâli à plusieurs reprises. Sir Robert Wilson ayant cessé de parler, il se fit un silence de deux pu trois minutes, et sa majesté se retira vers une croisée comme pour se donner le temps de rendre à sa physionomie, avant de répondre, le calme qu’elle avait un instant perdu. Cependant, non sans quelque effort, le tsar revint vers sir Robert, lui prit la main, et, l’embrassant au front et à la joue, selon l’étiquette russe : « Vous êtes, lui dit sa majesté, la seule personne de qui je puisse entendre un pareil message. Dans une autre guerre, vos services m’ont prouvé que vous m’étiez attaché ; ils vous, ont donné droit à mon entière confiance. Vous comprenez bien cependant que vous venez de me placer dans une situation vraiment pénible… Moi, souverain de la Russie[13], entendre de qui que ce soit un pareil langage !… L’armée cependant se trompe sur le compte de Romanzov : jamais il ne m’a conseillé de me soumettre à Napoléon… J’ai un grand respect pour ce fidèle serviteur, car il est le seul qui, de sa vie, ne m’ait jamais demandé une faveur personnelle. Tous les autres au contraire, en me servant, ont eu pour but d’obtenir pu de l’argent, ou des honneurs, ou quelque avantage, soit privé, soit de famille. Je ne saurais sans motifs sacrifier Romanzov. Revenez pourtant demain ; je veux me recueillir avant de vous renvoyer là-bas avec une réponse. Je connais mes généraux et leur entourage. Je suis certain qu’ils entendent faire leur devoir, et je ne crains pas qu’ils aient contre mon autorité des projets concertés secrètement. Pourtant je suis véritablement à plaindre. Je n’ai guère auprès de moi que des gens sans éducation saine, sans principes fixes. Les courtisans de ma grand’mère ont tous reçu l’éducation de l’empire, limitée à l’étude du français, des frivolités françaises, des vices français, du jeu surtout. J’ai donc bien peu de gens sur qui je puisse compter fermement. Des instincts ; pas de principes. Je ne dois donc pas céder, si la résistance est possible. Je songerai cependant à ce que vous m’avez dit, » Sa majesté, embrassant de nouveau sir Robert Wilson, le congédia en lui donnant rendez-vous pour le lendemain.

« Eh bien ! monsieur l’ambassadeur des rebelles, lui dit-il en le revoyant, j’ai réfléchi toute la nuit à notre conversation d’hier, et je pense que vous ne serez pas mécontent de moi. Vous garantirez à l’armée que je suis résolu à continuer la guerre contre Napoléon tant qu’il y aura un Français armé en-deçà de nos frontières. Arrive que pourra, je tiendrai ma parole. Les pires extrémités ne me font pas peur. Je suis tout prêt à emmener ma famille au fond de l’empire, et nul sacrifice ne me trouvera hésitant. En revanche, je n’abandonnerai à personne le droit de choisir mes ministres. Une concession comme celle-là entraînerait d’autres demandes plus inconvenantes encore et plus dommageables à ma dignité ; Le comté Romanzdv ne servira point de prétexte à une désunion, à des différends quelconques ; vous pouvez là-dessus être parfaitement rassuré. Tout sera réglé en vue d’éviter qu’il en soit ainsi, mais réglé de manière à ce que je n’aie pas l’air de céder aux menaces, de manière à ce que je n’aie à me reprocher aucune injustice. Dans ces sortes d’affaires, la manière de s’y prendre compte pour beaucoup. Qu’on me donne du temps, et tout le monde sera satisfait. »

« L’entretien reprit alors sur la satisfaction à donner à la Turquie pour consolider le traité de Bucharest. Il s’agissait de lui rendre les provinces asiatiques dont ce traité la dépouillait. L’opinion des généraux russes était favorable à cette proposition, car ils n’attachaient aucune importance stratégique aux nouvelles délimitations de territoire j soit pour l’attaque, soit pour la défense. En revanche, les Turcs en mettaient beaucoup à recouvrer leur ancienne frontière. Sir Robert Wilson ne le dissimula point à l’empereur, en lui racontant que le grand-vizir lui avait offert des « bourses » jusqu’à concurrence de 50,000 livres sterling (1,250,000 fr.), sans parler d’autres faveurs émanées du sultan, s’il réussissait à obtenir cette dérogation au traité. — Que lui avez-vous répondu ? demanda le tsar. — J’ai tourné la chose en plaisanterie, comptant bien, lui disais-je, qu’il ne basait pas sa proposition sur le succès d’offres semblables adressées à des diplomates de mon pays… Sur quoi, continua sir Robert, le grand-vizir, poussant un grand Allah il Allah ! se mit à rire, lui aussi, et me dit qu’à mon premier sourire il avait vu son beau marché à vau-l’eau… — En effet, ajoutait-il, les négociateurs moins scrupuleux ne manquent jamais, en pareille circonstance, d’entrer dans une grande colère,… qu’on adoucit en doublant la somme offerte. — Le tsar, que cette remarque parut égayer ; dit à son tour que « les Turcs s’y connaissaient, et qu’il avait appris, aux dépens de sa bourse, ce qu’il en coûtait de vouloir enchérir sur eux… Ils gâtent le marché, ajouta-t-il, par l’extravagance de leurs offres, et nous avons tout lieu d’y trouver à dire, car en général nous employons les mêmes agens et les mêmes intermédiaires. »

« Quand sir Robert Wilson assura le tsar que le sultan Mahmoud accomplirait infailliblement les réformes entreprises par son prédécesseur Sélim, Alexandre parut très frappé de cette prédiction, qui devint, soit alors, soit lorsque l’empereur eut rejoint l’armée, le sujet de fréquentes discussions.

« En congédiant sir Robert Wilson après l’avoir comblé de distinctions honorifiques, sa majesté impériale lui renouvela solennellement les assurances qu’elle lui avait données précédemment. « Plutôt que de mettre bas les armes avant la complète évacuation du territoire, disait l’empereur, je laisserais croître ma barbe jusqu’à ma ceinture, et j’irais vivre de pommes de terre au fond de la Sibérie ! » Il autorisait en même temps sir Robert Wilson (chargé de suivre l’armée russe en qualité de commissaire britannique) à s’interposer, à intervenir, avec toute l’autorité, toute l’influence que ce titre lui donnait, pour défendre les intérêts de la couronne impériale, toutes les fois qu’il verrait quelque disposition ou viendrait à découvrir quelque plan de nature à leur porter dommage…

« Les impératrices, qui prenaient à cette époque une part active à toutes les transactions ayant pour objet de maintenir l’empereur dans ses dispositions belliqueuses, exprimèrent, chacune séparément, à sir Robert Wilson l’assurance positive qu’elles mettaient dans la fidélité scrupuleuse avec laquelle le tsar tiendrait sa parole. Elles s’engagèrent à faire en sorte que tous ceux des généraux influens qui étaient honorés de leur confiance personnelle ne pussent douter de leurs sentimens à cet égard.

« Au sujet de la Turquie, l’empereur accédait en principe à la cession demandée, pourvu que la Turquie maintînt vis-à-vis de lui son attitude absolument pacifique ; mais il ajouta qu’il achèverait cette négociation avec lord Cathcart. Cette information fut communiquée immédiatement à M. Liston, qui représentait l’Angleterre auprès du sultan. Les pourparlers s’ouvrirent ensuite avec lord Cathcart, qui cependant mettait un certain scrupule à choisir, pour obtenir ces sacrifices de la Russie, un moment où l’on ne semblerait plus abuser des revers qu’elle subissait alors. Cependant, à force d’attendre, par pure déférence, l’occasion la meilleure pour la révision du traité de Bucharest, on manqua tout à fait ce résultat, car, dit en terminant sir Robert Wilson, après la retraite de l’armée française, l’empereur éluda toutes les démarches qui furent faites pour le rappeler à cet engagement… »

Telle était cette « inviolable bonne foi » dont l’agent anglais s’était fait le garant si bénévole, et dont il parle encore dans son livre, écrit en 1825, avec un certain respect[14].


II

Le portrait que sir Robert Wilson trace de Kutusov est d’une irréprochable fidélité. Noble de naissance, élevé encore par son mariage dans la hiérarchie aristocratique, signalé dès ses débuts par une bravoure brillante, blessé plusieurs fois, privé d’un œil, ce vaincu d’Austerlitz avait su garder son prestige. On se disait, pour l’excuser, qu’il avait désapprouvé la fameuse « marche de flanc » à laquelle l’orgueil national voulait à toute force attribuer cet éclatant revers. Il l’avait racheté d’ailleurs par ses succès en Turquie, tout récens alors, et par cette paix qu’il était parvenu à conclure avec le sultan, grâce à l’intervention de la diplomatie anglaise et suédoise. Il avait habité Paris, il aimait les Français ; il avait pour Napoléon lui-même une sorte de goût mêlé de méfiance. C’était un « bon vivant, » plein de courtoisie et de ruse, un Grec du bas-empire, alliant l’instruction européenne à l’intelligence souple des Orientaux, préférant les succès de la diplomatie aux risques du jeu des batailles, dont le détournaient d’ailleurs et son âge et ses infirmités ; Il avait en effet soixante-quatorze ans. Il était d’une corpulence énorme, et, même sur le champ de bataille, ne pouvait se mouvoir qu’à l’aide d’un de ces petits chariots russes qu’on appelle droschka. Tel était le héros alors populaire, tel était l’homme à qui, pour nous servir des expressions mêmes du tsar, « la noblesse russe avait confié le soin de venger l’honneur national et de défendre les restes de l’empire. »

Lié par ses engagemens, soumis aux exigences de l’opinion, il ne pouvait s’empêcher de livrer la bataille que Barclay lui-même, quand il dut résigner son commandement, regardait comme inévitable. Il la retarda néanmoins autant qu’il put, et de Jackovo, où elle devait être attendue par son prédécesseur, il recula le 30 août jusqu’au couvent de Rolotskoï, où il arriva le 2 septembre, et finalement le 3 jusqu’aux champs fameux de Borodino, Là tombèrent, selon M. Thiers, soixante mille Russes, quarante mille selon sir Robert Wilson, qui suppose, un peu gratuitement, notre perte égale à celle de l’ennemi[15]. Nous avions tiré soixante mille coups de canon, brûlé quatorze cent mille cartouches, et l’armée russe, forcée de quitter ses positions, les abandonnait après tout en bon ordre, défendant encore le lendemain les marais étendus en avant de Mojaïsk.

Sir Robert Wilson n’assistait point à ces scènes atroces. Le récit qu’il en donne ne vaut donc que comme résumé des renseignemens qu’il put recueillir parmi les officiers supérieurs de l’armée russe. Tout naturellement cette narration est empreinte de quelque partialité ; mais on peut la comparer utilement avec le récit de M. Thiers et y constater quelques divergences assez notables. Sans multiplier ici des détails stratégiques à peu près incompréhensibles quand on n’a pas les plans sous les yeux, il nous suffira de faire connaître, tels que sir Robert Wilson les rapporte, les mobiles déterminans de chacune des grandes opérations de l’armée russe. Après Borodino, en se rabattant vers Moscou, Kutusov songeait-il sérieusement à couvrir, à défendre cette capitale ? Malgré.ses protestations quotidiennes, malgré les lettres qu’il adressait chaque jour à Rostopchin et le serment qu’avait obtenu l’inexorable gouverneur d’être prévenu trois jours à l’avance quand le généralissime renoncerait à l’idée de défendre la vieille capitale de la Russie, les historiens ne le croient plus. Sir Robert Wilson est pour le moins aussi sceptique, mais il entre à cet égard dans de curieux détails.

Dès l’arrivée des Russes à Mojaïsk, après Borodino (le 9 septembre), le général Beningsen avait pressé Kutusov de ne pas continuer sa retraite sur Moscou, mais de se porter au contraire avec la masse de ses forces dans la direction de Kalouga. Par là, disait-il, on arrêtait inévitablement la marche des Français sur la capitale, puisqu’on se portait sur le flanc de leur ligne de communication. N’obtînt-on qu’un délai, on donnait ainsi le temps aux renforts d’arriver, aux gens de Moscou d’élever des ouvrages défensifs, à la milice, à la population, de s’organiser et de s’armer. L’armée russe échappait aussi à toutes mauvaises chances. Elle attendait, dans un pays où l’abondance régnait, les recrues, les munitions dont elle avait besoin ; en les attendant, elle couvrait Toula, la plus grande manufacture d’armes que l’empire renfermât alors. Ce plan, auquel Kutusov devait revenir quelques jours plus tard, c’est-à-dire lorsque l’armée russe, après l’évacuation de Moscou, avait déjà fait plusieurs étapes au nord-est sur la route de Vladimir, fut rejeté à ce moment, et cette décision, mal entendue pour les Russes, fut en définitive fatale aux Français. Le 13 septembre[16], sur un rapport de Murat, qui, placé à l’avant-garde, ne voyait plus devant lui que de la cavalerie russe, Napoléon crut un moment que l’ennemi, se dérobant derrière ce rideau de cavaliers, avait précisément exécuté le mouvement conseillé par Beningsen. Un ordre émané de lui arrêta toutes les colonnes en marche. Elles ne reprirent leur course vers Moscou qu’après de nouvelles informations, établissant que l’armée de Kutusov était bien tout entière sur la route de cette capitale. Il est donc à peu près certain que, si elle eût marché au midi, Napoléon l’y eût suivie. La campagne changeait de face, et qui sait comment elle se fût terminée ?

Quoi qu’il en soit, après une vaine démonstration en avant de l’immense hémicycle formé par la cité moscovite, les bataillons russes, qui étaient venus, disaient-ils, pour la couvrir de leurs corps, la traversèrent indignés et frémissans. Ce fut le résultat d’un grand conseil de guerre tenu le 13 septembre à Fili, et sur lequel M. Thiers donne les détails les plus précis. Sir Robert Wilson n’y assistait pas ; mais ce qu’il dit de cette importante délibération ne se rapporte pas absolument avec le récit de notre éminent historien. Il n’y assistait pas, disons-nous, et nous en avons pour preuve certaine un document diplomatique sur les questions soulevées par le traité de Bucharest, document signé de lui et daté de Saint-Pétersbourg le 12 septembre. D’un autre côté, nous le retrouvons, dès la nuit qui précéda l’abandon de Moscou, dans ce beau palais de Voronovo où Rostopchin avait réuni une riche collection d’objets d’art achetés en Italie. Il y était avec Beningsen, Yermolov, etc., et ces notabilités de l’état-major russe y bivouaquèrent ensemble autour d’un feu allumé devant les splendides écuries du château.


« Rostopchin, nous dit le narrateur de cette étrange scène, empêchait tout le monde de dormir par ses plaintes bruyantes contre la mauvaise foi de Kutusov, qui, faute de le prévenir à temps, les avait empêchés, lui et la municipalité moscovite, de donner au monde un grand exemple de vertu romaine ou plutôt (se reprenant) de vertu russe. « Je ne lui pardonnerai jamais, ajoutait-il (et il a tenu parole) ; mais ce que je n’ai pu accomplir à Moscou, je prétends le faire ici en incendiant de mes mains cette demeure que je voudrais en ce moment vingt fois plus belle et plus riche. » Prières, instances, raisonnemens, rien ne put arrêter son fanatisme, et le lendemain, quand les escarmouches commencèrent à se rapprocher, Rostopchin entra dans son palais, suivi de ses hôtes, qu’il avait priés de l’accompagner. Sous le vestibule, des torches allumées leur furent mises en main. Au premier étage, en pénétrant dans sa chambre à coucher d’apparat (his state bed-room), Rostopchin fit halte un moment et dit au commissaire anglais : « Ceci est mon lit de noces. Je n’ai pas le cœur d’y mettre le feu. Épargnez-moi ce chagrin !… » Nonobstant cette prière, ce fut seulement lorsque Rostopchin eut incendié lui-même tout le reste de l’appartement que le général anglais crut devoir lui rendre le singulier service dont il l’avait requis. Rostopchin descendit ensuite pour mettre le feu aux écuries, et s’arrêta immobile à contempler ces magnifiques constructions, devenues la proie des flammes. Lorsqu’enfin le beau groupe qui surmontait la principale entrée (modelé d’après celui de Monte-Cavallo) se fut complètement écroulé : Me voilà content ! s’écria Rostopchin avec un soupir d’amère satisfaction. »


Quelques jours après (le 24), sur la route de Moscou à Vladimir (suivie, non par l’armée russe, mais par un grand convoi dirigé vers Nijni-Novogorod), sir Robert serrait la main de Bagrathion mourant, qui le remerciait de lui avoir apporté, comme suprême consolation, l’assurance que la guerre nationale serait jusqu’au bout soutenue. L’agent anglais était alors revêtu d’un caractère tout à fait officiel. Les croix de Saint-André et de Saint-George, dues à la munificence impériale, brillaient sur sa poitrine. Un jeune lord, remplissait auprès de lui les fonctions d’aide-de-camp, et ce jeune homme, le comte de Tyrconnel, était attaché avec le même titre au duc d’York[17].

L’armée russe s’éloignait de Moscou, nous l’avons dit, dans la direction du sud-est ; elle était humiliée, découragée. Un seul dédommagement à ses revers, — et quelle âpre consolation ! — c’était de voir à l’horizon les fauves reflets de l’incendie qui déjà dévorait la capitale désertée. L’esprit de Rostopchin animait cette foule mêlée de soldats et de citadins fugitifs. Le 14 au soir, elle était à Pauki à quatre ou cinq heures de Moscou. Le quartier-général y. passa la journée du 15. Le 16, elle traversa la Moskova, et s’établit sur la rive droite, près de Borovskoï. L’arrière-garde s’était arrêtée à Viesovka. Vintzingerode, avec une petite colonne volante (cavalerie et Cosaques), était en observation sur la route de Saint-Pétersbourg (au nord-ouest de Moscou). Sébastiani, à l’avant-garde de Murat, suivait lentement les Russes, et, se disant chargé d’occuper Viesovka, faisait prier Raëfskoï de lui céder ce poste sans inutiles combats. Chevaux et cavaliers étaient à bout de forces… C’est alors qu’une inspiration subite rappelle à Kutusov le conseil donné par Beningsen. Il voit les inconvénient et la honte d’une retraite sur Riazan, retraite qui l’éloigne purement et simplement du théâtre de la guerre. Il voit aussi les avantages d’une position où, au lieu de fuir, il a l’air de manœuvrer et de menacer encore. Enfin il est forcé d’écouter les cris de vengeance poussés par les Russes, qui attribuaient encore aux Français l’incendie de Moscou. C’est alors (le 17) qu’il change brusquement la direction de ses colonnes. Elles quittent Borovskoï, et du sud-est marchant au sud-ouest, de la route de Kolomna se dirigeant vers celle de Kalouga, elles bivouaquent le soir même à Konstantinovskoï, près de Nekitsh. Deux régimens de Cosaques, laissés tout exprès sur la route de Kolomna, continuent à simuler la retraite, et entraînent derrière eux Sébastiani, qui s’attache à ce fantôme d’armée et le suit jusqu’à Biemel, c’est-à-dire à plus de trente milles (dix lieues environ)[18] au-delà de Moscou. Le 18, le quartier-général russe est à Koutousov, près de Podolsk, et le 19, passant sur la rive gauche de la Pakra, dont ils remontaient jusqu’alors la rive droite, les Russes s’installent à Krasnoï-Pakra, dans le voisinage presque immédiat de notre ligne de communication. L’armée de Kutusov était en effet à vingt-cinq milles anglais (huit ou neuf lieues) de Moscou, et ses avant-postes n’en étaient qu’à cinq lieues. À partir de ce moment, les soldats russes reprennent courage. « Ils comprenaient, dit sir Robert Wilson, la valeur et, pour ainsi parler, la dignité de leur position. » Le sentiment de dégradation qui pesait sur eux s’efface par degrés ; la confiance renaît avec l’espoir de combattre encore l’odieux ennemi, le sacrilège incendiaire.

Cependant Murat et Bessières, le premier au sud-est, le second au midi, cherchaient la piste perdue de Kutusov. Le 23, Murat la retrouve. Il remonte la Pakra, qu’il franchit bientôt. Bessières cependant arrivait à Podolsk, puis à Dessna, d’où il repoussait les postes avancés de l’armée russe[19]. Napoléon apprend que l’ennemi est dans son voisinage immédiat et que déjà (le 23) les partisans russes de la division Dorokov ont enlevé un convoi de munitions et d’argent sur la route de Podolsk, puis forcé un autre détachement de faire sauter soixante caissons de poudre qu’on amenait à Moscou. Il s’indigne de tant d’audace. Cette espèce d’investissement, cette défensive incommode et provoquante le blesse et l’inquiète. Murat et Poniatowski, par ses ordres, se rapprochent de Krasnoï-Pakra. Beningsen propose de les attaquer. Kutusov, jaloux d’une part et de l’autre fidèle à son système de temporisation, ne s’estime point assez fort pour une telle tentative. Il lève le camp qu’il commençait à retrancher, bat en retraite vers Babenkovo, et, en s’éloignant, ôte à Napoléon la tentation de marcher sur lui, tentation bien naturelle et encore stimulée par les conseils de Davoust. De là, reculant toujours sur Gzerikovo, sur Vinkovo, — non sans combattre[20], — Kutusov trouve enfin derrière la Nara une position défensive qu’on peut rendre à peu près inexpugnable. C’est ainsi qu’il s’établit à Taroutino le 2 octobre. Là, dans l’abondance, profitant des ressources d’un pays fertile, organisant à loisir les renforts qui lui arrivent de tous côtés, il attendra désormais son heure, l’heure de vaincre, peut-être aussi l’heure de négocier. Un autre traité de Bucharest tentait en effet ce soldat diplomate.

Nous touchons ici à une série de détails que le dernier et le plus complet historien de cette mémorable campagne a imparfaitement éclaircis.- Ceux-là seuls ont le droit de nous intéresser. Sur les autres, la lumière est faite, et nous ne pourrions que l’affaiblir en essayant de la refléter. Laissons donc Murat, aux prises avec Miloradovitch, venir s’installer près de Vinkovo, derrière la Czernicznia, et là, en face de l’armée russe, « former ses faisceaux » en attendant la paix dont l’espoir le berce, comme il berce au Kremlin Napoléon lui-même, et Kutusov peut-être sous sa tente de Taroutino.

Ses penchans bien connus, ses habitudes de dissimulation, signalaient le vieux général à la surveillance jalouse de ses collègues et à la défiance toute spéciale de l’agent anglais. Celui-ci, éclairé par sa haine, devinait à peu près la situation de l’armée française, épuisée, menacée de dissolution. Il avait écrit à l’ambassadeur anglais à Constantinople : « L’ennemi serait perdu si le maréchal (Kutusov) le voulait bien. » Et M. Liston lui répondait : « Vos nouvelles ont été les bienvenues. Il ne fallait rien moins pour sauver la Turquie[21]. » Ce fut sur ces entrefaites que le 4 octobre un Cosaque arrivant au galop vint remettre à sir Robert Wilson, qui bivouaquait avec Miloradovitch, un billet par lequel Beningsen et d’autres généraux le sollicitaient de revenir immédiatement au quartier-général. « Le maréchal, lui écrivaient-ils, a consenti, et consenti par écrit, à une conférence avec Lauriston. Elle est convenue pour minuit, au-delà des postes avancés. »

Se transportant en toute hâte au camp de Taroutino, sir Robert Wilson trouva réunis une douzaine de généraux, Beningsen en tête, et on lui fournit les preuves les plus irréfragables de ce qu’ils appelaient. « le complot » de leur commandant en chef. Kutusov devait se rendre sur la route de Moscou, en avant des vedettes russes, et là conférer avec Lauriston sur des propositions apportées au nom de Napoléon. Celui-ci offrait : « la retraite immédiate de toute l’armée d’invasion, qui évacuerait le territoire russe, la convention à cet égard devant aussi servir de base à une paix dont elle ne serait que l’instrument préliminaire. » Les généraux russes ajoutaient que Napoléon lui-même assisterait probablement à l’entrevue, Lauriston ayant prévenu qu’un « ami » l’accompagnerait[22]. Le moment était donc venu, selon eux, pour le commissaire anglais d’agir comme mandataire de l’empereur Alexandre, comme délégué par lui et chargé d’intervenir pour protéger les intérêts de la cause nationale. Ils se déclaraient enfin résolus, avec le concours assuré de l’armée, à ne plus permettre le retour de Kutusov, s’il faisait au camp ennemi cette visite mystérieuse. Ils désiraient éviter toutes mesures extrêmes ; mais très certainement ils enlèveraient de force l’autorité au vieux maréchal, s’il se montrait irrévocablement décidé à persévérer dans une telle voie. Ne vaut-il pas mieux laisser ici à sir Robert Wilson la responsabilité tout entière de son émouvante narration ?


« C’était là une mission difficile, plus difficile peut-être que celle dont le général anglais[23] avait été chargé naguère pour le tsar lui-même ; mais il y avait là un de ces devoirs devant lesquels l’honneur ne recule point. — Le maréchal, le voyant entrer, parut déjà ressentir quelque embarras. Il demanda cependant s’il y avait du nouveau à l’avant-garde. Après quelques mots échangés à ce sujet, le général anglais exprima le désir d’une audience tête à tête. Les deux ou trois officiers présens s’étant retirés, le général anglais déclara au maréchal que le motif de son retour au camp était « une rumeur, une vaine rumeur, » qui cependant mettait de tous côtés le trouble et l’inquiétude, et à laquelle il fallait couper court sans retard par une déclaration émanant du maréchal lui-même.

« Dès lors la physionomie du généralissime russe ne laissa aucun doute à son interlocuteur sur la vérité des informations reçues le matin même. Celui-ci continua néanmoins à s’expliquer avec toute la courtoisie possible sur la nature des bruits mis en circulation, et, sans lui demander aucun éclaircissement pénible, s’étudia seulement à lui laisser toute issue ouverte pour le désaveu, le changement de résolution qu’il voulait provoquer. Le maréchal était confus, mais il répliqua d’un ton passablement raide « qu’il commandait en chef l’armée russe et se croyait mieux à même que tout autre de savoir ce que réclamaient les intérêts de cette armée ; qu’à la vérité, sur la requête de l’empereur Napoléon, il avait consenti à voir la nuit prochaine le général Lauriston ; que cette entrevue devait rester secrète pour éviter toute mauvaise interprétation, toute méprise, tout travestissement des motifs du maréchal ; qu’il tiendrait l’engagement pris, écouterait les propositions que le général Lauriston était autorise à lui soumettre, et conformerait à la nature de ces propositions ses déterminations à venir. » Il alla même jusqu’à déclarer qu’il connaissait déjà le caractère pacifique de ces propositions, et qu’elles pouvaient conduire, selon lui, à des arrangemens profitables et honorables pour la Russie.

« Ayant prêté une oreille patiente aux discours du maréchal, le général anglais lui demanda simplement ensuite si c’était bien là sa résolution définitive. — Oui, répondit le maréchal, définitive et irrévocable. Vous-même, en y réfléchissant, conviendrez qu’elle est toute naturelle, si vous prenez en considération l’état de l’Europe, et ce fait important que l’armée russe, bien qu’elle augmente en nombre, n’augmente pas en force, à beaucoup près, dans la même proportion. Souffrez, ajouta-t-il avec une ironie marquée, souffrez que votre affection pour le tsar et pour la Russie l’emporte sur vos sentimens bien connus d’implacable hostilité contre l’empereur des Français. — À ces mots, il parut croire que tout était dit, et désirer que l’entretien n’allât pas plus loin ; mais avec une ténacité tout aussi grande le général anglais persista dans l’exécution de son pénible mandat. Après quelques paroles d’excuses : « Vous voudrez bien vous rappeler, mon prince, lui dit-il, les dernières paroles que votre empereur vous ait adressées au moment où vous quittiez Saint-Pétersbourg : elles vous enjoignaient de repousser toute négociation aussi longtemps qu’il resterait dans le pays un seul Français armé. Vous savez que j’ai reçu la même promesse, vous savez que j’ai mission d’intervenir toutes les fois que cette promesse et les intérêts qu’elle garantit me sembleront être mis en danger par qui que ce soit, si élevé que puisse être son grade. Je regrette que mon intervention soit devenue nécessaire ; elle l’est cependant, et vous n’en sauriez disconvenir. Il est inouï dans les annales de la guerre qu’un général soit allé trouver à minuit, en dehors de ses avant-postes, un des chefs de l’armée ennemie, à moins qu’il ne s’agit de communications illicites,… tellement illicites qu’un tiers n’y puisse être employé. L’armée, en voyant le maréchal quitter ses lignes pour aller conclure un traité, pourrait certainement et devrait penser qu’il va négocier contrairement au vœu, aux instructions de l’empereur, instructions sans doute conformes aux ordres que sa majesté a donnés, aux promesses qu’elle a faites. Or tout traité, si spécieux qu’il fût dans sa forme, mettrait en péril les intérêts de l’empire, l’honneur de l’armée russe. Votre unique point de mire, maréchal, doit être désormais la destruction totale ou la capitulation de l’ennemi. »

« Le général anglais, développant cette pensée, rappela au maréchal qu’il avait déjà sur le flanc des communications de l’ennemi plus de cent mille hommes, dont trente mille cavaliers, et sept cents pièces de canon en parfait état d’équipement. À peine l’armée ennemie atteignait-elle ce nombre ; sa cavalerie était presque détruite ; son artillerie manquait de chevaux. Faute de fourrages, ces deux armes s’affaiblissaient de jour en jour. La perspective d’une retraite à travers des populations exaspérées et ruinées, jointe aux terreurs d’un hiver menaçant, jetait le trouble dans cette armée démoralisée, etc. En présence de toutes ces considérations, les généraux russes et l’armée qu’ils commandaient se trouveraient infailliblement, — si le maréchal s’obstinait à méconnaître leurs espérances et leurs vœux, — dans la terrible nécessité de se soustraire à son autorité, du moins jusqu’à l’arrivée des ordres du tsar. Quant au général anglais, il serait obligé d’envoyer immédiatement à Constantinople, à Vienne, à Londres, à Saint-Pétersbourg, des courriers chargés de tout faire connaître aux agens diplomatiques de la Grande-Bretagne. Aussitôt tout envoi de secours serait suspendu, toute négociation arrêtée. La Russie, au lieu d’acquérir des droits à la reconnaissance de l’Europe entière, si elle manquait cette occasion d’anéantir Napoléon, se remettrait elle-même dans le péril auquel elle allait échapper, et perdrait avec tout son crédit toutes ses alliances.

« Le maréchal ne cédant point à ces remontrances menaçantes, le général anglais le quitta un instant, mais ce fut pour revenir presque aussitôt avec le duc Alexandre de Wurtemberg (oncle de l’empereur), le duc d’Oldenbourg (son beau-frère), le prince Wolkonski (son aide-de-camp-général) ; celui-ci, arrivé le matin de Saint-Pétersbourg avec des dépêches, devait y retourner le soir même. On avait choisi d’avance ces personnages pour appuyer les remontrances du général anglais, comme offrant moins de prise aux reproches d’insubordination qu’aucun des autres chefs placés sous les ordres du maréchal. Devant eux, le général anglais répéta presque mot pour mot l’entretien qu’il venait d’avoir avec le commandant en chef de l’armée russe, les déclarations de celui-ci, les objections qu’elles soulevaient. Le duc de Wurtemberg, avec son urbanité ordinaire, manifesta une pleine confiance dans la loyauté du maréchal, ajoutant toutefois que, vu l’état moral de l’armée, son agitation, ses soupçons (dont il pourrait au besoin rendre témoignage), le maréchal ferait bien d’annuler le rendez-vous pris hors du camp russe, et d’inviter le général Lauriston à venir le trouver au quartier-général. Le duc d’Oldenbourg opina dans le même sens. Le prince Wolkonski fit valoir spécialement la connaissance parfaite qu’il avait des résolutions du tsar, manifestées d’ailleurs dans la proclamation adressée par sa majesté au peuple russe après l’évacuation de Moscou[24].

« Après une longue controverse dans laquelle, malgré la politesse étudiée de son langage, le maréchal laissait percer une vive, désapprobation des obstacles qu’on entendait mettre à la réalisation de ses vues, il commença pourtant à fléchir. Cependant il arguait encore de ce qu’il ne pouvait rompre un engagement garanti par sa signature écrite. « Mieux vaut cent fois manquer à une telle promesse que la tenir ! s’écria le général anglais. En y manquant, vous ne faites aucun tort à l’intérêt général ; en la tenant, vous rendez inévitables une foule de calamités publiques. »

« Le maréchal finit par se soumettre à la nécessité. Il avisa par un billet le général Lauriston « qu’il était dans l’impossibilité absolue de se trouver au rendez-vous convenu ; » il l’invitait en conséquence à venir, la nuit même, conférer avec lui au quartier-général. Lauriston insista, également par écrit, pour que rien ne fût changé aux arrangemens pris ; mais, le maréchal renouvelant son refus, il comprit que quelque obstacle insurmontable paralysait le bon vouloir de Kutusov, et à onze heures du soir, les yeux bandés, l’envoyé de Napoléon fit son entrée dans la hutte occupée par le maréchal. Il y trouva tout un cercle de généraux et, dans ce cercle, le général anglais lui-même, qui lui fut nominalement présenté. La présence de sir Robert Wilson était significative. Lauriston devina d’où partait le coup qui avait tué en germe la négociation commencée sous de si heureux auspices.

« Tous les assistans se retirèrent cependant l’un après l’autre. Lauriston et Kutusov restèrent seuls. Le premier remit au second une lettre de Napoléon pour Alexandre. Le maréchal aurait bien voulu garder ce détail pour lui seul ; mais il fut obligé d’en convenir, la remise de ce document n’ayant pas échappé à tous les regards du dehors. Au fond, le but de la conférence était manqué. Le général français se borna donc à se plaindre des atrocités qui se commettaient journellement sur les prisonniers français ; Kutusov les rejetait sur les populations ruinées, exaspérées, humiliées. Il ne pouvait répondre que de ses soldats. Lauriston parlait d’un armistice. « Le temps va bientôt l’opérer de lui-même, disait-il par allusion aux approches de l’hiver. — Soit, répondit Kutusov ; mais de ce chef je n’ai aucuns pouvoirs. — Vous nous croyez en plus mauvais état que nous ne sommes, reprit le général français. Gageons que vous spéculez sur nos désastres en Espagne. On vous en a parlé, n’est-ce pas ? — Oui, j’en sais quelque chose par sir Robert Wilson, répliqua le maréchal. — Il a ses raisons pour exagérer nos revers. Marmont, il est vrai, nous a compromis par une bêtise, et Madrid est en ce moment aux mains des Anglais ; mais soyez sûr qu’ils n’y resteront pas longtemps. » Lauriston rejeta aussi l’incendie de Moscou sur le gouverneur de la place, ajoutant cette phrase remarquable : « Un acte de sauvagerie pareil est si peu dans le caractère français, que Londres même, si nous le prenions, ne serait pas brûlé par nous[25]. »


Alexandre cependant, instruit de tout ce qui s’était passé et déjà fort irrité, — sans le dire, — contre Kutusov, qui, après Borodino, l’avait effrontément abusé sur l’état de l’armée russe, la certitude de couvrir Moscou, etc., voulut lui en exprimer son mécontentement et arrêter dès le début ces tentatives de pacification, désormais inopportunes. Sa lettre au prince Michel Larionowicz (nom patronymique de Kutusov), écrite à ce sujet, confirme la narration de sir Robert Wilson, et mérite d’être citée :

« Le rapport que le prince Wolkonski m’a remis de votre part m’a fait connaître votre entretien avec l’aide-de-camp français général de Lauriston.

« Dans la conférence que j’ai eue avec vous au moment de votre départ, et lorsque je plaçai mes armées sous vos ordres, je vous informai de mon ferme désir d’éviter toute négociation avec l’ennemi et tous rapports avec lui qui puissent avoir la paix pour objet. — Maintenant, après ce qui vient de se passer, je dois vous répéter avec la même résolution que je désire voir adopter par vous, dans toute son étendue et dans sa plus inflexible rigueur, le principe posé par moi.

« J’ai aussi appris avec un extrême déplaisir que le général Beningsen a eu une entrevue avec le roi de Naples, et cela sans le moindre motif qui pût le pousser à une démarche pareille. Après que vous lui aurez fait comprendre l’inconvenance de ce procédé, je vous demande à vous-même une surveillance active et sévère qui empêche d’autres généraux d’avoir des entrevues avec l’ennemi et de tenir de pareils colloques[26]… »


À ces entrevues dont se plaignait l’empereur, et qui en effet devenaient de plus en plus fréquentes, sir Robert Wilson ne se mêlait jamais, et Murat, qui plus tard le revit à Naples, lui rappelant l’espèce d’affectation avec laquelle il se tenait à l’écart, se reprochait de n’y avoir pas deviné la prochaine reprise des hostilités ; « mais j’étais comme l’empereur, ajoutait-il, le fantôme de la paix m’éblouissait. » Le commissaire anglais cependant n’ignorait guère les propos tenus chaque jour, aux avant-postes de Vinkovo et de Taroutino, entre les officiers supérieurs des deux armées, sur une ligne de terrain tacitement neutralisée. Ainsi Murat disait à Beningsen : « Nous avons besoin de la paix, moi surtout, qui ai mon royaume à gouverner ; » à quoi Beningsen répondait : « Plus vous avez envie de la paix, moins nous la désirons. D’ailleurs le tsar s’y résoudrait, que les Russes n’en voudraient pas. Et, pour être franc jusqu’au bout, je suis, moi qui vous parle, tout à fait de leur avis. » Murat répliquait : « On vient à bout des préjugés nationaux.. — Pas en Russie, répliquait son interlocuteur. Les Russes sont de terribles gens,… ils tueraient sur place tout homme qui parlerait de négocier. » Ailleurs la conversation s’établissait entre le général Korf et un de nos généraux divisionnaires[27]. « Nous sommes véritablement fatigués de cette guerre, disait cet officier ; donnez-nous nos passeports, et nous partons. » Korf répondait : « Écoutez, général, vous êtes venus sans invitation,…,il faudra vous en aller sans tambour ni trompette.. » L’autre sourit d’abord, mais, reprenant son sérieux : « N’est-ce pas une pitié, reprenait-il, que deux peuples faits pour s’estimer se livrent à une guerre d’extermination ? Nous vous ferons nos excuses d’être entrés chez vous, et sur nos frontières respectives nous nous donnerons une bonne poignée de main. — : Oui, reprit Korf, je crois en effet que, depuis quelque temps, nous avons acquis quelques droits à votre estime ; mais ne les perdrions-nous pas, général, si nous vous laissions vous en aller l’arme au bras ? » Dans une autre occasion, c’est Murat qui demande à Miloradovitch, en causant, de laisser fourrager la cavalerie sur la droite et la gauche du camp sans la tracasser sans cesse. « Voudriez-vous donc, répond le hardi partisan, nous ôter le plaisir de prendre vos plus beaux cavaliers comme des poules ? — Soit donc, on gardera les fourrageurs, reprend Murat. — A merveille ; nous ne demandons que des escarmouches, réplique Miloradovitch. » Ils échangeaient ces paroles le 7 septembre ; le 8, les Cosaques enlevaient quarante-trois cuirassiers ; le lendemain, 9, cinquante et quelques carabiniers, ce dont Miloradovitch se hâtait d’avertir Murat.

Le roi de Naples, au reste, n’allait pas tarder à sortir de son éblouissement. Dans la matinée du 17 octobre, cinq colonnes russes, plus une réserve, — en tout quatre-vingt-dix mille hommes environ avec cent quatre-vingts pièces de canon, — quittant les campemens de Taroutino, passèrent la Nara et allèrent au-delà de cette rivière prendre leurs positions d’attaque. Le 18, elles tombaient à l’improviste sur vingt-cinq ou trente- mille Français, éparpillés sur un espace de cinq ou six milles. La gauche de ce corps d’armée était séparée du centre et de l’aile droite par un ravin profond et un cours d’eau tributaire de la Nara. En avant de l’aile droite s’étendaient de grands bois qui traversaient la grande route de Taroutino à Moscou, et que, nonobstant cette circonstance essentielle, les généraux français n’avaient point fait occuper. En arrière d’eux, à Spass-Kouplia, cette route formait un étroit défilé, où, dans le cas d’une défaite, ils pouvaient être devancés, écrasés par un ennemi supérieur en nombre. C’est ce qui faillit arriver. Pendant que Beningsen attaquait soudainement l’aile gauche, aussitôt dispersée, Doctorov et Raefskoï se présentaient devant notre centre et notre droite, désormais hors d’état de porter secours à l’aile compromise, et Orlof Denisof, avec une forte colonne volante, tournant la gauche du camp français, allait se saisir du défilé de Spass-Kouplia. Murat, surpris dans son lit, eut à peine le temps de s’habiller pour se jeter parmi ses soldats, qui se débandaient. Il racheta, comme d’ordinaire, son imprévoyance par des miracles de bravoure ; mais ils eussent été inutiles au salut de son armée, si les Russes avaient agi avec la vigueur et l’ensemble que comportait une entreprise aussi décisive. Par bonheur pour nous, Orlof Denisof, qui avait occupé avec ses Cosaques l’unique issue du champ de bataille, n’y fut pas suffisamment renforcé pour résister au furieux élan de l’armée en retraite, et après une terrible mêlée de cavalerie, — cuirassiers et Cosaques, — à laquelle assistait sir Robert Wilson, Murat et Poniatowski purent gagner Arrinovo. Ils avaient eu deux mille hommes et deux généraux tués (Dery et Fisher) ; ils laissaient prisonniers un millier d’hommes et un général, une aigle, trente-huit pièces d’artillerie, quarante caissons, tous leurs bagages, et un grand nombre de chevaux réduits à la plus misérable condition[28].

Tel fut le combat dit de Vinkovo, livré au moment même où Napoléon, mettant fin à ses longues perplexités, venait de se décider à quitter Moscou. Il en sortit le 19 octobre comme à regret. C’était son premier pas décisif dans la voie fatale. On eût dit qu’il le pressentait. Sir Robert Wilson est du reste forcé de rendre justice à l’habileté admirable qu’il déploya pour masquer à l’armée russe ce début de la retraite. Rutusov avait pu, après l’affaire que nous venons de raconter, pousser ses avant-postes jusqu’à Vinkovo. Informé jusque-là des moindres mouvemens de l’armée française, il ignora complètement, du 18 au 22, ce qui se passait devant lui, la marche de l’avant-garde française, commencée dès le 16, la sortie de Moscou, effectuée le 19, la jonction à Troitskoie des troupes de Murat et de Poniatowski avec le gros des colonnes en retraite. Le prince de Neufchâtel l’amusait pendant ce temps-là d’une correspondance rétrospective ayant le même objet apparent que la mission de M. de Lauriston. Le 22 cependant, on apprit au quartier-général de Taroutino qu’un corps ennemi venait de s’établir à Fominskoïe, sur les bords de la Nara, c’est-à-dire à quarante verstes ou kilomètres de Moscou. La première idée des généraux russes fut que c’était là un gros détachement, ainsi hasardé pour étendre le rayon dans lequel l’armée française pouvait s’approvisionner, surtout des fourrages qui lui manquaient. Doctorov fut chargé d’aller, avec douze mille fantassins et trois mille chevaux, essayer une surprise, si elle était praticable, et en tout cas vérifier la situation des choses. Il lui était interdit absolument d’attaquer et de provoquer ainsi une bataille où le gros de l’armée russe pût être forcé à s’engager. Pour mieux assurer l’exécution des ordres que lui suggérait sa prudence, le généralissime russe donna pour compagnon à Doctorov le général Yermolov, le meilleur administrateur de l’armée russe, homme d’esprit d’ailleurs, dont un mot célèbre est resté sur les événemens qui nous occupent[29]. Sir Robert Wilson ne pouvait manquer à une telle expédition. La place de cet implacable ennemi de l’empire était toujours là où il y avait quelque fatal conseil à donner, quelque inspiration hardie à faire naître. — I love a good hater, disait Johnson, le rude pédant. Il se fût, à ce titre, incliné devant son compatriote.

Doctorov se mit en campagne dès le 23 octobre. Le même jour, Miloradovitch avait ordre de se présenter à Voronovo devant Murat, qu’on supposait encore posté sur la route de Taroutino à Moscou, et dont on voulait ainsi détourner l’attention. À Aristovo, sur la route de Fominskoïe, après avoir franchi à peu près douze milles, Doctorov s’arrêta, et, sur les rapports qui lui arrivaient de toutes parts, convoqua un conseil de guerre, dont sir Robert Wilson faisait naturellement partie. L’ennemi était signalé en force (douze mille hommes au moins) à quatre ou cinq milles de l’endroit couvert où la division russe était encore cachée. Fallait-il l’attaquer sans plus de retard ? Le général anglais ne fut pas de cet avis. Les officiers russes l’en remercièrent avec effusion. Laissés à eux-mêmes et en face de leurs soldats, qui demandaient impérieusement le combat, ils eussent voté à l’unanimité : En avant coûte que coûte ! Les sentimens bien connus de sir Robert Wilson leur permettaient d’accepter les conseils que sa prudence lui suggérait, et ils eurent à s’applaudir de les avoir suivis, car, une heure après la décision prise, un célèbre partisan russe, le colonel Sislavin, arrivant au galop, leur apprenait « qu’il venait de voir l’armée française tout entière en marche d’Ignatovo sur Fominskoïe. » D’autres Cosaques, survenant presque en même temps, rapportèrent que l’ennemi, en nombre considérable, avait occupé Borovski Enfin un officier français, qu’on venait de ramener prisonnier, consentit à reconnaître que Moscou était évacué, l’empereur à Ignatovo ; la grande armée, dirigée à l’ouest, allait quitter la Russie.

On ne pouvait se tromper sur le but de ce grand mouvement rétrograde. Il menait les Français vers Malo-Jaroslavets. C’était là, sans nul doute, qu’il fallait se porter immédiatement, et Doctorov pouvait aisément nous y devancer. Si Kutusov, prévenu sans une minute de retard, lui envoyait à temps des renforts, si à la même heure l’armée russe tout entière se portait rapidement sur les routes de Kalouga et de Medynsk, tous les chemins de retraite se trouvaient fermés. Kutusov reçut tous ces renseignemens dans la soirée du 23, avant neuf heures. Doctorov, partant d’Aristovo à sept heures du soir, avait douze milles à franchir pour se trouver devant Malo-Jaroslavets, et cela non sur des routes tracées, mais à travers des prairies plates, coupées en tous sens de rigoles et de fossés, sans ponts pour son artillerie. Il y réussit, et, traversant avant l’aube la Protva devant Spasskoïe, il était dans la plaine qui s’étend en face de Malo-Jaroslavets. Kutusov, avec deux heures de moins il est vrai, n’avait que dix milles à parcourir pour se trouver au point où son hardi lieutenant lui donnait rendez-vous ; mais ce fut en vain, que dépêche sur dépêche, officier sur officier, stimulèrent sa lenteur et sa prudence. Doctorov resta pendant sept heures, avec ses troupes fatiguées par une marche de nuit, sous le feu des colonnes françaises, qui voulaient déboucher à tout prix et percer le mur humain qui venait de s’élever devant elles. On trouve partout le récit de cette lutte acharnée, siège et bataille, incendie et massacre tout à la fois, qui coûta près de dix mille hommes à chacune des deux armées, et fut comme la digne préface des horreurs qui allaient suivre[30] ; on sait aussi quel en fut le résultat. Au lieu de persister à marcher sur Kalouga, ce qui nécessitait une seconde bataille aussi sanglante que la première, Napoléon dut se décider à reprendre, par un mouvement sur sa droite, la grande route de Smolensk, en d’autres termes, d’après M. Thiers, « à faire cent lieues à travers un pays que l’armée russe et l’armée française avaient déjà converti en désert. » Ce fut le parti arrêté en conseil de guerre, et malgré Davoust, qui, sans insister pour une marche, directe sur Kalouga, proposait une route intermédiaire (par Médouin, Jouknov, Jelnia) « à travers des pays neufs et abondans en vivres. » Napoléon, lui, était encore pour un coup d’audace, et, autant qu’on peut en juger à distance, l’audace était alors ce qui eût le mieux réussi ; mais en face d’un état-major découragé, il ne sut pas faire prévaloir de haute lutte sa volonté, jusque-là si absolue. Le mouvement sur Mojaïsk par la traverse de Vereja, décidé dans la journée du 26, commença dès le lendemain.

Aux yeux de sir Robert Wilson, ce n’était là, pour l’armée russe, qu’un demi-succès, une manœuvre avortée. Il voulait, il espérait l’anéantissement de l’armée française ; que dis-je ? il le regardait comme infaillible. Le soir de la bataille, à onze heures, Kutusov, réunissant ses généraux au bivouac, leur avait annoncé qu’il entendait résister à la marche de Napoléon et finir la guerre à cet endroit même, « à moins que l’ennemi ne lui passât sur le corps. » En échange de ces belles paroles, il obtint une cordiale poignée de main du « général anglais, » qui lui demanda l’oubli de tous leurs différends antérieurs. Qu’on juge de la surprise où fut jeté sir Robert Wilson, lorsque, trois heures plus tard (à deux heures du matin), les généraux russes, convoqués de nouveau, reçurent de Kutusov, en termes très succincts, la nouvelle que, « sur de nouveaux renseignemens, » il renonçait à défendre le terrain devant Malo-Jaroslavets, et entendait se retirer derrière la Koricza[31] pour assurer la route de Kalouga et les communications avec l’Oka. « Ce fut, dit sir Robert Wilson, comme si la foudre tombait à nos pieds, et nous restâmes un moment dans une stupeur silencieuse. » Cependant on représenta au maréchal qu’un mouvement pareil, dans un pareil moment, alors que l’obscurité ajoutait au danger de s’engager sur l’étroite chaussée qui formait à elle seule la ligne de retraite, ne pourrait s’exécuter qu’au sein d’une confusion très périlleuse ; que l’ennemi en profiterait sans doute pour nous attaquer ; que l’armée entière allait se trouver en péril et l’arrière-garde inévitablement perdue, si les Français profitaient de leurs avantages. Le « général anglais, » insistant sur ces considérations, reçut cette remarquable réponse du maréchal : « Je n’ai aucun souci de vos objections. J’aime mieux faire, comme vous dites, un pont d’or à mon ennemi que de m’exposer à un coup de boutoir[32]. D’ailleurs je vous répéterai ce que je vous ai déjà dit : il n’est nullement certain, selon moi, que la destruction totale de l’empereur Napoléon et de son armée soit un si grand bienfait pour le monde. Ce n’est pas à la Russie, ce n’est à aucune des puissances continentales qu’arriveraient, en pareil cas, les bénéfices de l’héritage : c’est à cette nation qui a déjà le sceptre des mers, et dont la domination, à partir de ce moment, deviendrait insupportable. » Le général anglais se contenta de répondre qu’en ce moment il s’agissait d’opérations militaires, nullement d’une controverse politique, dans laquelle il éviterait de s’engager, quitte à la reprendre plus tard, et que, dans l’accomplissement de sa haute mission, le maréchal ne devrait jamais perdre de vue la fameuse maxime : Fais ce que dois, advienne que pourra. » La langue française, comme on peut s’en assurer, jouait un grand rôle dans cette conférence anglo-russe.

Le mouvement en arrière n’en fut pas moins décidé malgré l’opposition de sir Robert Wilson, qui, montrant ici un désintéressement notable, vante la célérité, le bon ordre avec lesquels l’armée russe se replia hors de la portée de nos canons. Permis à nous de regretter que Napoléon et ses lieutenans n’aient pas mieux profité de cette manœuvre de nuit, qui offrait une si belle occasion à leur courage, et pouvait amener, pour l’armée russe, un échec décisif.


III

Après Malo-Jaroslavets, quelques jours de trêve. Rejetée sur la route dévastée de Smolensk, la grande armée s’y traîne péniblement, lentement, encombrée de ses bagages et de ses blessés, mais unie encore et à peine harcelée par les Cosaques, qui s’enhardiront peu à peu. C’est le moment où Kutusov exécute à loisir cette « marche en fer à cheval » qui étonne, qui indigne sir Robert Wilson. Tout en jetant aux passions de son armée ces proclamations, en style oriental, où il parle « d’éteindre l’incendie de Moscou dans le sang des envahisseurs fugitifs, » le vieux généralissime semble, comme de propos délibéré, se laisser devancer. Après cinq longues journées perdues[33] il se ravise, il accourt ; mais à l’heure favorable on dirait que le cœur lui manque. De Biskovo, où il est arrivé, il entend, le 4 novembre, gronder la canonnade du côté de Viazma. Elle lui apprend que Miloradovitch et Platov, placés à cheval sur la route de Federoskoie à Viazma, essaient de couper Davoust et l’arrière-garde. Le vice-roi (Eugène) l’entend, lui aussi, cette canonnade. Déjà hors d’atteinte, il revient sur ses pas, ramenant ses Italiens et ses Polonais au secours des Français compromis. Il vient les sauver, il les sauvera, car Kutusov n’a pas bougé. L’attitude de ses troupes indignées, les supplications de Beningsen, les impétueuses remontrances du « général anglais, » rien, ne put vaincre sa flegmatique inertie. Désespéré, furieux, sir Robert Wilson se hâta d’expédier à Saint-Pétersbourg un rapport fidèle sur tout ce qui venait de se passer ; puis à toute bride il alla rejoindre Miloradovitch, qu’il trouva bouillant de colère au milieu de ses escadrons décimés. À la tête de cinq cents Cosaques, placés sous ses ordres par ce général d’avant-garde, l’agent anglais poussa du côté de la route de Dorogobouge une reconnaissance hardie, s’assurant ainsi que dans cette direction nul obstacle n’existait qui eût pu arrêter la marche des troupes de Kutusov, si, mieux inspiré, il les eût résolument conduites de Biskovo en arrière de Viazma.

Dès cette journée du 4 novembre[34], l’hiver, ce terrible allié des Russes, si longtemps rebelle à leur appel, apparut enfin à nos soldats. D’épais brouillards noirs leur voilèrent le ciel. Sur les vastes plaines sans horizon s’étendit ce linceul de neige qui venait recouvrir tant de cadavres, et sous lequel tant d’autres encore allaient s’affaisser. Sur ce sol muet, derrière ces brumes que çà et là perçait un rayon de jour, passaient au galop, penchés sur leurs lances et poussant des cris sauvages, les Cosaques barbus. Leurs petits chevaux aux longs crins incultes répondaient par leurs hennissemens aux rauques hourrahs. Dans l’air croassaient les corbeaux sinistres planant au-dessus de quelque hideuse pâture. Les deux armées continuaient cependant leur marche parallèle ; mais sur l’une des deux routes, la nôtre, l’incendie devance l’armée, la dévastation même et le pillage ne trouvent plus d’alimens ; les ponts manquent sur ces courans glacés où les grenadiers d’Eugène entraient jusqu’à la poitrine. Près de chaque bivouac restent, engourdis par l’apoplexie, mutilés par la gangrène, ces soldats dont les mains, imprudemment exposées à la flamme, se détachaient sous le poids de l’arme autour de laquelle leurs doigts se crispaient encore. Krasnoe, Koritnia, Orscha, mortelles étapes, qui ne vous connaît ? Qui n’a suivi du regard avec une angoisse patriotique ces colonnes harassées que moissonnaient à la fois la fatigue, la faim, l’hiver, la misère ? Et en avant d’elles, en avant de cette cohue de fuyards tourbillonnant pêle-mêle, qui n’a contemplé avec horreur, avec pitié, avec haine, avec admiration, avec tout sentiment humain, sauf le mépris, cet empereur redevenu général, marchant à pied, sombre, boudeur, injuste, rongeant sa colère et peut-être ses remords, ne regardant plus en arrière, n’accordant plus à l’immense ruine qu’il traîne après lui une seule pensée qu’il lui puisse ôter ? Sur l’autre route au contraire, nous suivant à loisir, profitant des ressources d’un pays intact, trouvant partout les abris, la nourriture, les renforts qui nous manquent, Kutusov côtoie notre retraite, mais il n’ose encore, il n’osera jamais acculer, par une manœuvre définitive, le lion blessé, l’armée aux abois. Ce qui les défend contre lui, c’est leur prestige. Napoléon, pour la première fois fugitif, marchait escorté de ses victoires passées : Eylau à sa droite, Friedland à sa gauche. Ces hommes en haillons, ce groupe livide et travesti qui le suivait, reconnaissantes à peine aux aigles de leurs drapeaux, c’était la garde, la garde invaincue et réputée invincible. Devant elle les masses ennemies s’ouvraient (à Krasnoe par exemple), et volontiers elles lui eussent présenté les armes ; mais la garde passée, elles se réunissaient et serraient leurs masses profondes pour entourer, pour accabler, ici le vice-roi, là Davoust, Ney enfin toujours le dernier. — Sombres, fatales, épouvantables journées, rayonnantes pourtant à cette distance où nous voici d’elles ! revers plus éclatans que bien des triomphes ! C’est que l’infortune, noblement, héroïquement subie, a ses grandeurs au-dessous desquelles s’étagent tous les degrés de la prospérité humaine. Plus elle est inouïe, plus elle les dépasse, et par-delà toutes les fanfares, toutes les acclamations, tout le tumulte éphémère des fêtes qu’obtient la victoire, le tonnerre de tels écroulemens emplira les oreilles de la postérité.

À partir de Viazma, la retraite avait pris un nouveau caractère. Le désordre, la confusion, l’abandon des chariots et des canons, datent de ce moment., De ce moment aussi, la poursuite devient plus vive et plus acharnée. Sir Robert Wilson décrit la joie de ses Cosaques lorsque, le 5, ils aperçurent au fond d’un ravin une pièce d’artillerie avec ses caissons. Les chevaux de l’attelage gisaient à terre. « À cette vue, dit-il, mes hommes descendirent de cheval. Ils prenaient l’un après l’autre les pieds des chevaux morts, poussaient de grands cris, sautaient, dansaient, venaient baiser mes bottes et se livraient aux contorsions les plus fantastiques. Ce premier délire de joie un peu apaisé, ils se disaient les uns aux autres, montrant les fers des chevaux : Dieu a fait oublier à Napoléon que nous avons un hiver, nous autres ! Kutusov aura beau faire, les os de l’ennemi resteront en Russie[35]. »

Peu à peu, sous l’impulsion des souffrances les plus intolérables, l’égoïsme le plus cruel, la fureur la plus aveugle, envahissent les âmes. On dépouille les mourans, on refuse aux affamés la bouchée de pain qui d’ailleurs ne les sauverait pas, on découpe sur les chevaux encore vivans le lambeau de chair dont on veut se repaître, on défend à la baïonnette l’approche des feux du bivouac, on se bat, on se tue pour s’arracher quelques alimens ou quelques fourrures. Français et Russes sont atteints de cette espèce de rage, devenue épidémique. Nous tuons nos prisonniers, l’ennemi tue les siens. Les Cosaques chassent devant eux, en les piquant de leurs lances, des malheureux qu’ils ont mis nus comme la main[36]. Ils les livrent aux risées cruelles de la populace des campagnes, et quand ces malheureux demandent par signés qu’on abrège leur supplice, quand ils attirent vers leur tête ou vers leur poitrine l’extrémité d’un fusil, on leur refuse l’aumône d’une balle, on leur refuse la mort, « car les paysans pensaient que mitiger la torture, c’était offenser le Dieu de la sainte Russie et se priver désormais de sa protection. »


« Un jour, continue le fidèle narrateur, Miloradovitch, Beningsen, Korf et le général anglais, avec plusieurs autres officiers, sortis ensemble de Viazma, trouvèrent à un mille environ de cette cité, une foule de paysannes, armées de bâtons, qui sautaient en cadence (hopping) autour d’un pin abattu, de chaque côté duquel étaient étendus environ soixante prisonniers dont le corps, entièrement nu, gisait à terre, mais dont la tête posait sur l’arbre ; et sur ces têtes les furies frappaient à coups pressés, marquant ainsi la cadence de je ne sais quel hymne ou chant national qu’elles hurlaient à l’envi. Plusieurs centaines de paysans armés assistaient à cette scène étrange, appelés sans doute à protéger l’orgie vengeresse. Au moment où la cavalcade approcha, les victimes se mirent à pousser des cris aigus : la mort ! la mort ! la mort ! répétaient continuellement ces malheureux…

«… Près de Dorogobouge, une Française, jeune et belle femme, absolument nue, se tordait dans la neige, dans la neige qu’elle avait rougie de son sang. Au bruit des voix, elle leva la tête, d’où ses cheveux, très longs et très noirs, ruisselèrent sur tout son corps. Jetant ses bras autour d’elle avec des mouvemens frénétiques : « Mon enfant ! criait-elle, rendez-moi mon pauvre petit !… » Quand on l’eut assez paisée pour qu’elle pût raconter ce qui était arrivé, elle dit que « épuisée par la fatigue et ne pouvant plus avancer, on lui avait arraché son enfant nouveau-né, que ses compagnons lui avaient ensuite enlevé ses vêtemens et l’avaient sabrée en la quittant pour ne pas la laisser vivante à l’ennemi, qui arrivait… »

«… Le général Beningsen et le général anglais, suivis de leurs états-majors, rencontrèrent, dans l’après-midi, une colonne de sept cents prisonniers (nus comme les autres) et voyageant sous une escorte cosaque. Suivant le certificat remis, au chef de ce détachement, les prisonniers placés entre ses mains étaient, au moment du départ, douze cent cinquante. Ce commandant nous raconta qu’il avait recomplété au moins deux fois le chiffre toujours décroissant des malheureux qu’il menait ainsi avec les prisonniers qu’il ramassait sur sa route. Il ne désespérait pas d’arriver au pair, nonobstant les déficits. Dans ce triste convoi se trouvait un jeune homme dont la physionomie et le soin qu’il mettait à se tenir à l’écart fixèrent l’attention des officiers russes. Un des plus grands seigneurs attachés à l’état-major de Beningsen, après avoir échangé quelques propos avec lui sur le lieu de sa naissance, son rang, les circonstances de sa capture, en vint à lui demander si, dans de telles circonstances, la mort ne serait pas l’objet de ses vœux. « Oui, répondit le pauvre jeune homme. Si je ne dois pas être secouru, je ne demande qu’à périr immédiatement. Aussi bien, d’ici à quelques heures, je mourrai d’un coup de lance ou même d’inanition, comme j’ai déjà vu mourir des centaines de mes compagnons d’armes… En France, il y a des cœurs qui me regretteront, et pour eux je voudrais revoir mon pays ; mais s’il n’en doit pas être ainsi, plus tôt finiront cette ignominie et cette misère, mieux cela vaudra. » L’officier auquel il parlait en ces termes lui répondit aussitôt « que du fond de son cœur il avait pitié d’une si cruelle destinée, mais que malheureusement il n’avait aucun moyen de l’aider à se tirer d’affaire. Donc, si réellement il souhaitait la mort comme l’unique terme de ses souffrances, il n’avait qu’à se coucher sur le dos, et, pour preuve de l’intérêt qu’il inspirait à son interlocuteur, celui-ci se chargerait de l’expédier[37]. » Beningsen avait déjà pris quelque avance, mais le général anglais qui s’était arrêté pour entendre la conversation, voyant à quel étrange dénoûment elle tendait, discuta vivement la proposition acceptée, et fit valoir la nécessité de sauver, « coûte que coûte, » le malheureux officier (car c’était un officier), du moment où, en liant conversation avec lui, on avait de toute nécessité fait renaître en lui l’espérance. Toutefois ses argumens semblaient n’avoir aucune prise sur le grand personnage qu’il s’agissait de fléchir. Aussi piqua-t-il des deux pour aller rejoindre et ramener le général Beningsen ; avant de l’avoir atteint, venant à regarder derrière lui, il vit l’officier russe, descendu de cheval, asséner au prisonnier le coup mortel qu’il lui avait promis. Le sabre était bon et la main sûre, car la tête faillit être séparée du tronc. Jamais depuis on n’a pu convaincre le personnage dont il est ici question qu’il eût commis un acte répréhensible. »


Une note fort instructive nous apprend que ce « noble officier, » ce « grand personnage, » si sensible aux douleurs d’autrui, si secourable aux malheureux, est doué d’une charité si remarquablement énergique, n’était autre que le grand-duc Constantin, L’altesse impériale traitait nos prisonniers (mais pour de meilleurs motifs, il le faut reconnaître) absolument comme son aïeul Pierre le Grand traitait ses strélitz vaincus. Bon sang ne peut mentir, dit le proverbe.

Ce sont là d’odieux tableaux, n’est-il pas vrai ? Ils montrent la nature humaine sous son plus dégradant aspect. Là même cependant, au sein de ce désordre abominable, de cet avilissement presque universel, parmi ces hommes hébétés, enragés, stupides, furieux, ravalés à la condition d’animaux féroces, cette même nature se manifeste avec ses plus magnifiques instincts, ses dévouemens les plus admirables. Ney, Éblé, les soldats de l’un, les pontonniers de l’autre, voilà les éclairs qui, dans l’histoire, sillonnent cette profonde nuit ; mais si même dans la foule, — dans cette foule qui ne « pose » pas, elle, qui ne rêve ni les statues ni l’immortalité, — si vous retrouvez aussi la fierté, la dignité de l’abnégation, si elle vous montre conservé jusqu’au seuil de la mort le dépôt sacré de l’honneur, et non pas de l’honneur individuel, mais de l’honneur national, que direz-vous ? Écoutez donc, et n’oubliez pas de qui émane ce glorieux témoignage :


«… A partir de ce moment ; un sentiment prévalut qui altérait presque dans leur essence toutes les relations humaines… Une insouciance, un abandon absolu s’étendirent à tout… On sembla désormais endurci contre toute autre pensée que celle d’un allégement éphémère aux tortures physiques contre lesquelles on avait à lutter. Cela fut vrai, sauf une honorable exception en faveur des Français qui, tombés aux mains des Russes, jamais ne purent être amenés, par aucunes séductions, par aucunes menaces, par aucunes privations, à jeter un reproche sur leur empereur, comme étant la cause de leurs malheurs et de leurs souffrances. C’était toujours ou « la chance des armes, » ou « des difficultés insurmontables, » ou « la destinée, » mais jamais, non jamais « la faute de Napoléon… » Ceux-là mêmes que la faim allait tuer refusaient la nourriture qu’on leur offrait plutôt que d’articuler un mot injurieux contre leur général, et de donner ce triomphe, cette joie, cette vengeance à ceux qui les pressaient de questions[38]. »


Dans cette terrible campagne de 1812, le moment décisif, l’heure suprême et. critique, c’est le moment, c’est l’heure où, après une solennelle harangue aux grenadiers de la vieille garde, pour leur remettre en dépôt l’honneur de l’armée, Napoléon, le 20 décembre, se décide à quitter Orscha, et marche au hasard vers cette rivière qu’un dernier prodige, un dernier désastre allaient rendre à jamais fameuse. Là ses ennemis s’étaient donné rendez-vous pour l’écraser. Derrière le pont de Borisov devait se trouver à heure dite, en vertu des instructions données par le tsar[39], une accumulation de forces montant, suivant les calculs faits d’avance, à quelque chose comme cent vingt mille hommes. Entre ces masses et celles dont Kutusov guide la marche, les débris de la grande armée vont se trouver pris comme dans un étau. La Russie, frappée au cœur, n’est pas morte. L’ours du nord se dresse sous le coup, étend ses pattes énormes, et compte bien nous étouffer en les refermant. Wittgenstein et Steingell descendent du nord ; ils poussent devant eux, non sans de rudes chocs, Saint-Cyr et Victor. L’amiral Tchichagov et Sacken accourent du midi. Schwarzenberg et Reynier se laissent tenir en échec par Sacken jusqu’au moment où Maret, les appelant à grands cris, les force à rétrograder pour aller couvrir Varsovie. L’amiral cependant continue à remonter vers Minsk, que lui livrent avec, d’immenses approvisionnemens l’impéritie et l’aveuglement de Bronikowski, puis vers Borisov, qu’il’enlève à Dombrowski, et que Dombrowski, ramenant les soldats d’Oudinot, lui reprend quelques heures plus tard. Les Russes, en fuyant, ont pu cependant incendier à demi le pont de Borisov, et leur artillerie, placée sur l’autre rive, domine cette périlleuse issue. Par où s’écouleront les quarante mille soldats et les quarante mille fugitifs qui composent maintenant la grande armée ?

« Tous devaient périr, dit sir Robert Wilson. Qui les a sauvés ? Ce n’est pas le génie de Napoléon, si admirable qu’il se déploie à cette heure décisive ; ce n’est pas l’héroïsme d’Éblé s’immolant au salut de ses compagnons d’armes ; ce n’est pas la bravoure chevaleresque de Victor : c’est l’ineptie, c’est la lâcheté de Kutusov. À Studzianka, comme à Krasnoe, comme à Viazma, comme à Malo-Jaroslavets, c’est lui, lui seul, qui a paralysé les armées russes, contenu leur élan, rendu leur bravoure inutile, fait couler à flots leur sang perdu. Sans lui, sans son ordre formel, Wittgenstein, qu’il contraignit le 25 de se porter vers Beresino, où, disait le généralissime, Napoléon avait préparé son passage, Wittgenstein, s’il n’était resté devant Borisov, aurait couru devant Studzianka, où l’un de ses généraux (Tchaplitz) lui signalait les travaux commencés pour jeter les ponts. Et d’ailleurs où était Kutusov lui-même ? Pourquoi, au lieu de se tenir en vue de l’ennemi qu’il avait à poursuivre, mettait-il toujours quatre marches entre son armée et l’armée française ? » Ces reproches amers, qui vont parfois jusqu’à l’invective, cette froide rancune conservée précieusement pendant dix années, et qui éclate après un demi-siècle, donnent toute sa valeur au détournent de cette espèce de drame dont les principaux acteurs sont le tsar, le vieux maréchal et l’agent des vengeances britanniques. La scène qui le termine vaut presque celle du début.

On est à Vilna, où les colonnes de Kutusov, épuisées d’hommes et de force, se sont groupées dès le 16 décembre, Le tsar, parti le 18 de Saint-Pétersbourg, arrive le 22 dans cette ville, encombrée de mourans et de morts. D’énormes bûchers, allumés dans les rues, combattent l’infection pestilentielle que répandent les cadavres amoncelés par milliers[40]. Le 26, Alexandre fit appeler sir Robert Wilson, et après qu’ils eurent échangé quelques mots relatifs à la solennité du jour (la fête anniversaire de la naissance du tsar), l’empereur lui adressa quelques remercîmens chaleureux sur le rôle qu’il avait joué, l’utilité de ses conseils, l’exactitude de ses renseignemens.


« Maintenant, continua le tsar, vous allez recevoir ma confession tout entière. Je sais que le maréchal n’a rien fait de ce qu’il eût fallu faire, rien entrepris contre l’ennemi à quoi il ne fût littéralement obligé. Il n’a jamais vaincu que par force ; il nous a joué mille et mille tours à la turque[41]. Pourtant la noblesse moscovite lui prête appui, et on insiste pour personnifier en lui la gloire nationale de cette campagne… Je vais donc, d’ici à une demi-heure… (ici, pause d’un moment), je vais décorer cet homme du grand ordre de Saint-George, et manquer ainsi, je l’avoue, à toutes les règles de cette glorieuse institution,… car c’est l’honneur le plus grand, c’était jusqu’à présent la distinction la moins prostituée de l’empire. Je ne vous demanderai point d’être présent ; je me sentirais humilié si vous étiez là… Pourtant je ne fais que céder à la nécessité la plus impérieuse. Désormais du reste je ne quitterai plus mon armée et ne l’exposerai plus aux dangers d’une direction pareille… Après tout, continua l’empereur, c’est un vieillard. Je vous demanderai de ne point lui refuser les courtoisies que l’usage commande, et de ne pas repousser ouvertement les avances qu’il pourra vous faire. Je désire que dès ce jour toute malveillance rétrospective soit abolie entre vous. Nous commençons une ère nouvelle ; il faut l’inaugurer par une vive reconnaissance envers le pouvoir d’en haut, et par des sentimens de généreux pardon à l’égard de tous. »

Ces mensonges aux formes religieuses, cette dissimulation mystique, cet appel de la politique à la charité chrétienne nous semblent caractériser à merveille l'inspiré de Mme de Krüdner. Et quand nous nous représentons la cérémonie qui suivit cette conversation intime, le généralissime à cheveux blancs pressé dans les bras du jeune empereur, le respect officiel imposé à certains spectateurs, stupéfaits de cette solennelle comédie, les vivat sincères de la foule abusée, l’indignation contenue de l’agent anglais, — à quel rire diabolique ou divin ne nous sentirions-nous pas conviés, si nous ne songions à l’immense hécatombe, aux massacres inouïs, au terrible déchaînement de tous les fléaux humains qui avaient précédé cette pompeuse mystification, et dont elle était en quelque sorte le couronnement !

Ainsi finissaient les horreurs de 1812, ainsi étaient inaugurés les désastres de 1813. On était à un mois de la Bérésina, et, l’année révolue, Leipzig devait marquer la seconde phase du naufrage impérial. Sir Robert Wilson se retrouvait encore là sans nul doute ; il était du moins à Dresde, puisque le général Moreau, atteint du boulet providentiel qui lui fermait à la fois le chemin de la France et celui de la honte, tomba dans les bras de ce compagnon d’armes, à coup sûr bien imprévu. Le vainqueur de Hohenlinden frappé sous le même drapeau que l’ennemi passionné de la France, l’agent le plus implacable de la rivalité britannique : étrange contraste ! contraste moins choquant toutefois si l’on songe que ces deux hommes haïssaient, non la France, mais le maître terrible qu’elle s’était donné ! Il était permis en 1813, — il le sera toujours, espérons-le, — de faire cette distinction, parfaitement légitime pour un Anglais, un Russe, un Allemand, et qui, même chez un Français, pouvait alors, peut encore être parfaitement sincère, parfaitement logique, à cette condition cependant qu’elle ne l’entraîne point hors du domaine des conceptions de l’esprit et de l’action purement civile. Traduite en hostilité anti-nationale, et lorsqu’on s’en autorisait pour prendre les armes contre sa patrie, cette pensée, en elle-même parfaitement juste et permise, devenait un véritable crime public. La postérité ne s’est donc pas trompée dans le jugement qu’elle a porté sur les hommes qui, à divers titres et dans une mesure différente, ont, à ces époques difficiles, séparé leur pays du gouvernement de leur pays, et, tout en poussant au renversement de Napoléon, essayé de servir la France. Elle a flétri Moreau du nom de transfuge, elle ne dispute point à Lafayette le respect dû aux grandes vertus civiques et l’auréole que deux révolutions ont placée sur cette tête à jamais vénérable.


E.-D. FORGUES.


  1. Robert Wilson était de ce fameux « peloton » qui tenta, lorsque Pichegru marchait sur Bortel, d’enlever le quartier-général de l’armée française. Quelques aides-de-camp, le secrétaire de Pichegru, plusieurs gendarmes, furent pris, et, nonobstant la poursuite acharnée de plusieurs régimens de cavalerie, emmenés jusqu’aux postes avancés de l’armée anglaise.
  2. Ces ordres arrivèrent deux heures trop tard à l’amiral anglais. La flotte russe qu’il avait en vue venait de pénétrer dans le Tage au moment où il rompit le cachet des dépêches qui en autorisaient la capture.
  3. Voyez la lettre de félicitations du comte Cathcart, citée tout au long dans l’Appendix du livre qui nous occupe. — Sir Robert Wilson venait d’être nommé colonel du 2e hussards.
  4. Le prince Prosorovski, Bagrathion après la mort de Prosorovski, Kaminski après le rappel de Bagrathion, enfin Kutusov après la mort de Kaminski, avaient précédé Tchichagov. Un de nos compatriotes, Langeron, se distingua particulièrement dans ces campagnes de 1807 à 1811.
  5. Lettre datée de Liakov près Polotsk, le 6 18) juillet 1812. On peut la lire textuellement dans le quatorzième volume de l'Histoire du Consulat et de l’Empire, liv. XLV, p. 435.
  6. Lettre de sir R. Wilson au marquis de Wellesley. — Péra, 19 juillet 1812.
  7. Il traversa effectivement ce fleuve à Choczim le 6 septembre avec vingt-sept mille fantassins et neuf mille cavaliers pourvus d’une belle artillerie. Le 18, il rallia, sur la rive droite du Styr, l’armée de Wolhynie, commandée par Tormazov, qui alla peu après le 30 septembre) prendre, sous Kutusov, la place laissée vacante par la mort de Bagrathion, tué à Borodino ; dès le lendemain de la jonction des deux armées, Tchichagov reçut du généralissime russe l’ordre de marcher sur Moscou avec toutes ses forces, c’est-à-dire avec l’armée dite de Moldavie ; mais celle de Wolhynie avait subi trop de pertes pour pouvoir continuer à tenir seule la campagne. Schwarzenberg, qui, avec plus de zèle et d’activité, aurait pu l’écraser avant l’arrivée de Tchichagov, puisqu’il avait encore à cette époque vingt-six mille Autrichiens, douze mille Saxons et six mille Polonais, commença son mouvement de retraite dès que la jonction fut opérée. Vivement poursuivi, il traversa le Bug à Opalin et Vladova, non sans perdre environ quinze cents hommes tués ou blessés. Ce premier mouvement rétrograde fut suivi d’autres retraites successives qui ramenèrent le corps confédéré Schwarzenberg et Reynier) jusque derrière Briansk. Par là se trouvait découverte, à partir du 12 octobre, l’aile droite de Napoléon ; L’amiral, heureusement pour nous, jugea convenable de faire reposer ses troupes, et du 10 au 27 octobre resta dans une inaction à peu près complète autour de Brest-Litovski.
  8. Dans le récit de sir Robert Wilson, fondé sur les relations de I’état-major russe, l’attaque des cantonnemens de Sébastiani à Molevo Boletto ne fut qu’une méprise du général-hetman Platov, qui n’avait pas été prévenu à temps du changement subit survenu dans les projets de Barclay de Tolly. Il s’écarte en ce point du récit de M. Thiers.
  9. Autre variante, fournie par sir Robert Wilson, Bagrathion, replacé à Pryka-Vedra par le généralissime, mais rebuté par l’abandon du plan offensif qu’il avait préconisé plus que personne, se résout de lui-même à descendre vers Smolensk, donnant officiellement pour raison que l’eau est mauvaise à Pryka-Vedra, et que la division restée devant Krasnoë se trouve trop isolée. À peine arrivé à Smolensk, il reçoit l’ordre de se diriger sur Nadva, Barclay de Tolly revenant à l’idée de ce mouvement offensif, convenu dès le 5 août, à Smolensk, entre Bagrathion et lui.
  10. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, liv. XIIV, Moscou, p. 328. — Il était dix heures du matin, et Napoléon trouvait que « c’était faire agir trop tôt ses réserves. » Avec douze mille hommes de plus, eût-il hésité ?
  11. On appelait ainsi un tableau représentant la Madone et regardé comme une sorte de palladium par la superstition moscovite. C’est cette image que Kutusov fit promener dans son camp le 6 Septembre 1812 la veille de Borodino), et qu’il suivait, entouré de son état-major, avec les dehors hypocrites d’une piété de commande.
  12. Dépêche de sir Robert Wilson au comte Cathcart, datée d’Andrievka et envoyée de Dorogobouge le 22 août 1812.
  13. Les mots soulignés sont en français dans l’original. — La conversation, du reste, dut avoir lieu dans notre langue.
  14. Sir Robert Wilson veut bien cependant reconnaître que la Turquie était « en droit de se plaindre. » En effet, la Russie lui devait beaucoup pour avoir repoussé les propositions qu’Andréossi lui apportait au nom de la France. Si elle y eût prêté l’oreille, l’armée de Moldavie eût dû retourner aux bords du Danube, et ce simple résultat aurait pu exercer l’influence la plus décisive sur le sort de la campagne. S’il faut en croire sir Robert Wilson, la Russie depuis lors « a payé sa dette. » Ce fut lorsqu’elle envoya un corps d’armée à Unkiar-Skelessi pour maintenir le sultan contre les attaques de l’armée du pacha d’Égypte. — Cette compensation ne nous paraît pas sérieuse. Ce n’était pas dans l’intérêt de la Turquie, mais au contraire en vue de sa ruine, prévue et désirée, que la Russie agissait alors. Elle savait, elle sait encore que certaines protections sont mortelles, et que la conquête de Constantinople par le pacha d’Égypte pouvait devenir pour l’empire ottoman le point de départ d’une sorte de régénération.
  15. M. Thiers ne la porta qu’à trente mille hommes, puisque, après avoir évalué celle des Russes a soixante mille, il dit en propres termes : « Quatre-vingt-dix mille hommes étaient étendus, etc. »
  16. Napoléon ne quitta Mojaïsk que le 12, après y être entré le 9. Ses souffrances physiques l’y avaient retenu.
  17. Le comte de Tyrconnel périt quelques semaines plus tard à Wilna, victime « de son zèle à poursuivre l’ennemi. » Narrative of Events, p. 355.
  18. « … Jusqu’à Bromutsy, à vingt lieues au moins, » dit M. Thiers.
  19. « …Bessières… vint à Podolsk, puisa Dossna, où il rencontra le gros de l'arrière-garde russe commandée par Miloradovitch… » Thiers)
  20. Une note de sir Robert Wilson page 177) porte à treize cent quarante et un le nombre des prisonniers ramenés par les Cosaques pendant les quatre premiers jours qui suivirent l’établissement des Russes à Krasnoï-Pakra.
  21. Allusion à l’influence toujours croissante qu’Andréossi reprenait à Constantinople, aidé par les succès de la grande armée. Il avait obtenu la chute du grand-vizir Achmet-Pacha), décapité immédiatement selon l’usage, et les deux princes Morusis, aides-négociateurs du traité de Bucharest, avaient eu les mains coupées.
  22. Sir Robert Wilson ajoute en note que « dans le billet adressé par Napoléon à Kutusov pour accréditer Lauriston, il y avait simplement cette phrase : « Ajoutez foi à tout ce qu’il vous dira sur des affaires très importantes. » — Narrative of Events, etc., p. 183.
  23. Sir Robert Wilson, parlant à la troisième personne, se désigne presque toujours ainsi.
  24. Le texte même de cette proclamation est donné dans l’ouvrage que nous analysons. — Narrative of Events, p. 191.
  25. Voyez sur la mission de M. de Lauriston les pages 417 et suiv. du tome XIV de l’histoire du Consulat et de l’Empire. Elle y est présentée sous un autre jour et avec beaucoup moins de détails que dans le récit de sir Robert Wilson. Après lui avoir, assigné la portée que, dans la pensée de Napoléon, elle pouvait avoir, M. Thiers dit simplement : « M. de Lauriston partit, le 4 octobre, après s’être fait précéder d’un billet… Il arriva au camp le jour même. Le prudent Kutusov, entouré par les partisans les plus exaltés de la guerre, et notamment par les agens anglais accourus pour le surveiller, hésita d’abord à recevoir personnellement M. de Lauriston, dans la crainte d’être compromis… Il envoya donc le prince Wolkonski, etc… M. de Lauriston, offensé de ce procédé, refusa de s’aboucher avec le prince… On courut après lui pour le ramener… Il fut convenu qu’on recevrait le général Lauriston au quartier-général… M. de Lauriston se rendit donc auprès du prince Kutusov et eut avec lui plusieurs entretiens… Pour l’armistice, Kutusov se déclara sans pouvoirs. Il proposa d’envoyer l’aide-de-camp Volkonski à Saint-Pétersbourg… Il fut convenu que, sans armistice, on cesserait de tirailler sur toute la ligne des avant-postes, etc. »
  26. Nous remarquons au bas de cette lettre, donnée textuellement, et avec la signature du tsar, une date 4 octobre 1812) qui en infirmerait l’authenticité, n’était qu’il peut y avoir confusion, par suite de la différence des calendriers ou même une simple faute d’impression le 4 pour le 14, par exemple). — Le 4 octobre en effet est le jour où M. de Lauriston vit, à onze heures du soir, le maréchal Kutusov. Il est clair que le tsar ne pouvait, à cette date, avoir reçu avis de cette entrevue.
  27. Sir Robert Wilson donne à ce général un nom qui nous est absolument inconnu.
  28. «… Vainqueur autant que vaincu,… Murat avait perdu quinze cents hommes environ et tué deux mille hommes aux Russes » Thiers, liv. XLV, la Bérésina, p. 459). Selon sir Robert Wilson, la perte des Russes n’excéda pas cinq cents hommes. Un de leurs généraux les plus distingués, Bagavouth, fut abattu par un boulet de canon.
  29. Complimenté après la guerre de 1812 sur les grandes choses qu’ils avaient accomplies, le maréchal Kutusov et lui : « Voilà une erreur, répondit-il. C’est Dieu et saint Nicolas qui ont fait la besogne de Kutusov et la mienne, et il faut avouer que nos bévues leur ont donné bien du fil à retordre. » — Narrative of Events, p. 219.
  30. Le récit de M. Thiers, d’ailleurs fort remarquable, diffère en quelques points de celui de sir Robert Wilson. Ainsi Doctorov, selon lui, arrive dès le 22 et non le 23, dans l’après-midi) au campement d’Aristovo ; ainsi encore c’est Kutusov, prévenu dans la matinée du 23, qui enjoint à Doctorov de se porter sur Malo-Jaroslavets. L’initiative, on l’a vu, vint au contraire de Doctorov, qui prévint son général en chef, le 25 au soir, d’avoir à se trouver le 24, d’aussi bon matin que possible, sur le point où l’on pouvait couper le chemin à l’armée française, etc.
  31. Petit cours d’eau, à un mille et demi de Malo-Jaroslavets, sur la route de Kalouga.
  32. Coup de collier, dit le texte français de sir Robert Wilson ; mais l’expression, mal rendue par un étranger, serait ici à contre-sens.
  33. De Malo-Jaroslavets, nous l’avons vu, le 26 octobre, reculer sur Goutzarovo quinze milles) et découvrir ainsi la route de Medynsk, <« un vrai scandale, » au dire de sir Robert Wilson. Le 27, l’armée russe marche sur Polotiangnin-Zavorty, vers les Français qu’on disait à Borovsk, le 29 sur Adamoakoie, quand on sait Borovsk évacué, le 30, en passant par Medynsk, vers Kremenskoïe. Le 31, elle fait un brusque à gauche, comme pour gagner Viazma, où le vieux maréchal annonçait qu’il percerait la ligne de retraite ; — le 1er novembre, sur Kougovy. Le 2, elle arrive à Souleiko ; le 3, à Doubrova ; le 4, à Biskovo, à sept ou huit milles de Viazma. Là elle fait halte.
  34. Narrative of Events, p. 253. — M. Thiers ne date que du 9 le début des rigueurs de l’hiver t. XIV, p. 512) ; mais sir Robert Wilson est très précis : « Dans la matinée du 4, écrit-il, la neige commença de tomber par gros flocons. Le 5, elle augmenta considérablement. Le 6 s’éleva ce vent qui a pour ainsi dire le fil d’un rasoir, durcit la neige et la fait étinceler, tandis qu’elle tombe, comme une poussière de diamant, etc. » Il dit encore plus loin p. 263) : « Le 9, le froid était devenu excessif. Le thermomètre de Réaumur était tombé à 12 degrés au-dessous de zéro, et le 13 à 17 degrés. »
  35. Il n’y avait de ferrés à glace, dans toute l’armée, que les chevaux venus de Pologne, ceux de l’empereur et ceux du duc de Vicence, plus prévoyant parce qu’il avait résidé longtemps dans le pays.
  36. « All prisoners… were immediately and invariably stripped stark naked and marched in columns in that state, etc. » — Narrative of Events, p. 256.
  37. « To give proof of the interest he took in him, he himself would inflict the death-blow on his throat. » — Narrative of Eventv, p. 258.
  38. Narrative of Events, p. 254.
  39. Elles sont reproduites par extraits dans le Narrative of Events p. 196 et 197). Le mouvement de concentration opéré pour couper la retraite aux Français y est très nettement dessiné. Steingell, que la défection de Bernadotte avait rendu disponible, et qui avait quitté la Finlande et débarqué à Revel le 0 septembre, à la suite du traité d’Abo, devait se trouver le 15 octobre à Sventziany, après avoir défait Macdonald. Là il rencontrerait Oudinot, défait par Wittgenstein, et le pousserait au-delà de la Vilia, au-delà du Niémen. Wittgenstein lui-même, parti de Sokolesqui dans les premiers jours d’octobre, devait être rendu, le 27 du même mois, à Dokchjtzy, pour nouer de là, par Minsk, ses opérations avec celles de Tchichagov, passer la Bérésina, occuper Lepel et tout le parcours de l’Oula Jusqu’au point où cette rivière tombe dans la Dvina, fortifier tous les défilés par lesquels l’ennemi pourrait tenter de s’ouvrir passage ; Tchichagov, qui, nous l’avons dit, avait traversé le Dniester à la date du 6 septembre, avait ordre de se trouver à Pinsk le 7 octobre ; le 15 il devait rallier Tormasov ; le 21, Minsk et Borisov seraient occupées par lui, ainsi que tout le cours de la Bérésina, etc.
  40. « Dans l’hôpital Saint-Basile,… sept mille cinq cents cadavres étaient empilés l’un sur l’autre comme des saumons de plomb… On bouchait les fenêtres brisées et les trous des murs, pour empêcher l’air glacé de pénétrer dans les salles, avec des membres humains, troncs ou têtes, bras ou jambes, selon qu’ils s’adaptaient aux brèches, etc. » — Narrative of Events, p. 354.
  41. Pour comprendre ces derniers mots, il faut se rappeler la conversation d’Alexandre et de sir Robert Wilson relative aux honnêtes propositions du grand-vizir.