Le Général américain de la guerre de sécession, Robert Lee/05

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Le Général américain de la guerre de sécession, Robert Lee
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 105 (p. 529-537).
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V.


Le moment approchait où un conflit fatal devait décider du sort de la confédération. Sur d’autres points de la Virginie, les affaires du sud avaient été de mal en pis durant cet hiver de 1864-65. Sheridan, après plusieurs victoires remportées dans la vallée de la Virginie, était venu renforcer Grant devant Petersburg. Dans l’ouest, Sherman, ayant marché à travers un pays incapable de résistance, avait pris Savannah, et menaçait la Caroline du nord et les lignes de retraite de Lee au sud de la Virginie. Lee se trouvait donc entouré de tous côtés par les armées ennemies, et ne pouvait plus conserver l’espoir de défendre ses lignes à Petersburg. Il venait d’être investi du commandement suprême de toutes les armées de la confédération, mais beaucoup trop tardivement pour que le pouvoir illimité que ce titre lui conférait pût être autre chose qu’une vaine formule. Grant était devant lui avec 150,000 hommes, Sherman arrivait par le sud avec un nombre égal. Il n’avait plus à Petersburg sous ses ordres que 30,000 hommes, et Johnston, bloqué dans l’ouest par Sherman, n’en comptait pas davantage. Lee sentit que sa seule chance était de se retirer de la Virginie vers l’ouest, où, s’unissant à Johnston, il pourrait résister longtemps encore en se retranchant dans les montagnes, et, prolongeant ainsi indéfiniment la lutte, obtenir de meilleures conditions de paix.

Le gouvernement confédéré ne lui permit point de suivre ce plan ; quel qu’en fût son regret, il se soumit, et l’armée de Nord-Virginie dut attendre son destin devant Petersburg. La condition des troupes était vraiment déplorable ; elles n’étaient plus que de véritables spectres. Jour et nuit, pendant ces longs mois d’hiver, le feu des fédéraux avait été incessant. Presque nus, affamés et glacés, ces vétérans, dont le nombre diminuait chaque jour, se battaient sans un moment de défaillance, vivant dans les tranchées, à travers la neige, la gelée, les brouillards intenses, les pluies torrentielles. En mars, Lee découvrit qu’un mouvement important s’opérait dans l’armée de Grant, ayant pour objet de saisir la ligne du chemin de fer allant vers le midi, et de couper ainsi toutes ses communications. Il résolut alors d’attaquer Grant sur un point tout opposé, pour le forcer à retirer ses troupes vers l’est, et donner ainsi aux confédérés une chance de salut en s’emparant d’un autre chemin de fer par où Grant recevait ses approvisionnemens, peut-être même la possibilité de se retirer ensuite rapidement par le chemin de fer de l’ouest sur Lynchburg.

Ce hardi projet était la dernière espérance de Lee. Gordon fut chargé avec trois petites divisions d’attaquer un fort fédéral qui n’était qu’à 200 mètres des lignes confédérées. L’assaut réussit, et les confédérés furent un moment maîtres du fort ; mais, toutes les batteries voisines tirant sur eux, Gordon se trouva entouré, et ne put qu’avec peine opérer sa retraite. 2,000 confédérés restèrent morts ou prisonniers dans ce mouvement offensif, le dernier que put risquer l’armée de Nord-Virginie. Il n’y avait plus qu’à opposer une héroïque résistance aux coups du « grand marteau » avec lequel Gréant allait tenter de l’écraser.

Le jour décisif de cette suprême lutte arriva. Le 29 mars 1865, Grant, rejoint par l’armée de Sheridan, avait résolu d’attaquer les confédérés par leur flanc droit. S’il réussissait, tout était perdu pour eux ; il eût fallu pour soutenir la lutte trois fois plus d’hommes que Lee, obligé d’en garder pour ses lignes de défense, n’en pouvait envoyer. Laissant Longstreet et Ewell pour défendre Petersburg, il porta le reste de sa petite armée, 15,000 hommes d’infanterie et 2,000 cavaliers, contre le point d’attaque de Grant ; mais cette cavalerie, naguère si brillante, n’était plus qu’un triste débris de chevaux usés et fourbus et de cavaliers en guenilles. Il paraissait presque impossible que devant les forces quatre fois supérieures de Grant les confédérés pussent offrir une résistance sérieuse. Pourtant on vit bientôt que, malgré cette énorme disproportion, Lee était décidé à combattre jusqu’à la dernière extrémité. Il espérait encore, en repoussant l’assaut et en affaiblissant les forces fédérales, s’ouvrir une ligne de retraite. Toute l’ardeur guerrière de sa race semblait revivre en lui à ce moment d’immense danger. La lutte dura quatre jours avec quelques rares momens d’avantage pour les confédérés. Le premier jour, une charge furieuse, commandée par Lee lui-même, avait rompu les divisions ennemies, et un instant il avait pu se croire certain de dégager sa position, mais les forces ennemies étaient trop nombreuses, et il dut se retirer derrière ses tranchées. Enfin le matin du 2 avril, la longue lutte fut terminée par une attaque violente des fédéraux, qui, brisant tout devant eux, emportèrent d’assaut les forts après une héroïque, résistance. Le fort Gregg, entre autres, occupé par 250 hommes, ne se rendit que lorsque ses défenseurs furent réduits à 30.

Les lignes confédérées étaient rompues, et les fédéraux entrèrent dans les faubourgs de Petersburg. Lee, dont le quartier-général était à 2 milles hors de la ville, crut d’abord qu’il pourrait maintenir jusqu’à la nuit ses positions intérieures et se replier alors sans bruit vers la Caroline ; mais, une colonne d’infanterie nordiste se dirigeant sur le quartier-général, il fut impossible de le tenir, et l’artillerie dut être enlevée pour ne pas tomber entre les mains des ennemis. Lee se retira lentement et rentra dans ses retranchemens sous Petersburg, où l’attendait une petite troupe encore pleine de courage et de confiance. Ces positions furent tenues jusqu’au soir, l’ennemi ne renouvelant pas l’attaque, La nuit vint, et Lee commença sa retraite. Il la surveilla lui-même, fit passer devant lui l’Oppomatox à ses troupes, tandis que, debout sur la rive, tenant son cheval par la bride, il donnait tous les ordres de sa voix forte et grave et avec son calme ordinaire. Quand le dernier homme eut passé, Lee traversa, et la petite armée, réduite à 15,000 hommes, disparut silencieusement dans la profondeur des bois, éclairés par la lueur des explosions des poudrières à Petersburg. Le lendemain, après une courte halte, elle continuait sa marche vers l’ouest, protégée par la rivière. Nullement abattue par ses récens malheurs, elle cheminait presque joyeuse d’être enfin sortie de ces terribles tranchées où elle avait passé tant de mois cruels, et la belle matinée de printemps semblait faire renaître toutes ses espérances. Lee lui-même reprenait quelque espoir en voyant le succès du mouvement si hardi qu’il avait entrepris.

Le point capital pour lui était le ravitaillement de ses hommes, et il comptait sur des convois de provisions qu’il avait fait venir du sud et diriger sur un point de la route qu’il devait parcourir. Par une erreur fatale, le train qui devait les déposer à cet endroit, Amelia-Court-House, les porta jusqu’à Richmond, et Lee en arrivant ne trouva rien pour nourrir ses hommes affamés. Ceux qui suivirent la petite armée dans sa marche ardue n’oublieront jamais l’expression de consternation et de désespoir de ces pauvres figures amaigries à la nouvelle d’une calamité si inattendue. Pour la première fois, celle de Lee fut plus sombre que toutes les autres, — le manque de rations le paralysait absolument. Il fallut envoyer faire des approvisionnemens dans le voisinage, déjà complètement appauvri. Ce retard permit à Grant d’arriver en toute hâte pour couper la retraite de son adversaire. Le défaut de provisions allait forcément arrêter la lutte. Pendant quatre jours, se repliant sur Lynchburg, Lee échappa par une célérité prodigieuse à son adversaire, et l’on vit alors une armée de 15,000 hommes affamés se dérober nuit et jour aux poursuites de 150,000 hommes.

Le sang-froid de Lee ne l’abandonna pas un seul instant. Il ne voulait pas admettre qu’il pût capituler, ou qu’il n’irait pas jusqu’à Lynchburg. La cavalerie fédérale ne discontinuait cependant pas de harceler les troupes confédérées, si lasses qu’elles tombaient endormies tout en faisant feu ou en marchant. Lorsque les confédérés arrivèrent à Farmville, des tranchées furent faites pour la défense de la nuit, et un conseil de guerre fut tenu, auquel Lee n’assistait pas, et où après de longues discussions on parla enfin d’une capitulation inévitable. Lorsque cette conclusion fut rapportée à Lee, « capituler ! s’écria-t-il ; j’ai encore de trop bons soldats ! » Les deux jours suivans, toute chance de salut s’évanouit, et le commandant en chef semblait être seul à ne pas désespérer. L’état des troupes défiait toute description. La famine et l’exténuation se peignaient sur toutes ces figures hâves. Les routes étaient jonchées de cadavres d’hommes et de chevaux, tombés morts de fatigue ou sous le feu incessant de l’ennemi. Les fossés, les chemins étaient remplis de fourgons brûlans auxquels les obus avaient mis le feu et qui obstruaient le passage. — Lee quitta Farmville le 7, et peu d’heures après refoula sur son passage un corps fédéral, lui tuant 600 hommes, tandis que Fitz Hugh Lee culbutait en même temps une troupe de 6,000 des cavaliers de Sheridan, faisant prisonnier le général Gregg, leur commandant. Ce même jour, le 7 avril, Lee reçut de Grant, qui venait d’occuper Farmville quelques heures après le départ des confédérés, la lettre suivante :

« Général, les événemens de cette dernière semaine doivent vous convaincre de l’inutilité, pour l’armée de Nord-Virginie, de continuer la résistance. J’en suis pour ma part convaincu, et je regarde comme mon devoir de me décharger de la responsabilité de toute nouvelle effusion de sang en vous demandant la reddition de la partie de l’armée confédérée connue sous le nom d’armée de Nord-Virginie. Très respectueusement votre obéissant serviteur. »xxxxxxxxxx« N.-S. Grant. »

Grant écrivait de Farmville, croyant que Lee n’avait plus une seule chance de lui échapper ; mais avant que la réponse suivante de Lee, écrite le même soir, eût pu lui parvenir, ce dernier, par une marche forcée de nuit, avait mis un grand intervalle entre les deux armées.

« 7 avril. — Général, j’ai reçu votre lettre d’aujourd’hui. Quoique n’étant pas entièrement de la même opinion que vous quant à l’inutilité pour l’armée de Nord-Virginie de prolonger la résistance, je partage votre désir d’éviter que le sang coule encore, et par conséquent, avant de prendre en considération vos ouvertures, je vous demande quelles sont les conditions que vous offririez dans le cas d’une capitulation. Très respectueusement votre obéissant serviteur. »xxxxxxxxxx« R.-E. Lee. »

Deux autres lettres furent encore échangées entre les généraux en chef pendant les deux jours suivans, mais sans amener de résultats, Lee marchant toujours pour atteindre Lynchburg, et Sheridan cherchant à lui intercepter le passage. Le 8 au soir, un dernier conseil de guerre fut tenu autour d’un feu de bivouac au milieu des bois ; la correspondance entre Lee et Grant y fut lue et discutée, et il fut décidé que, si le lendemain matin en avançant les confédérés ne trouvaient devant eux que le corps de Sheridan, ils tenteraient de le percer pour arriver à Lynchburg, mais que, si le gros de l’armée fédérale était massé sur leur passage, il faudrait renoncer à une lutte impossible et envoyer un parlementaire à Grant. Lee, le cœur navré, accepta cette alternative, quoique conservant encore l’espoir de se frayer un passage à travers l’ennemi. Quelques heures plus tard, il apprit de Gordon, qui commandait son avant-garde, que l’état des troupes ne laissait plus aucun espoir de succès. Après un moment de silence, se tournant vers ses généraux, il leur dit : « Il ne reste plus qu’à aller au général Grant ; mais j’aurais mieux aimé mourir de mille morts. » L’un d’eux lui fit observer : « Mais que dira le pays de notre capitulation ? S’il reste encore une possibilité de s’échapper, la postérité ne nous comprendra pas. » Lee répondit : « Oui certes, on ne pourra pas comprendre quelle était notre situation ; mais là n’est pas la question. Il s’agit de savoir si notre devoir nous le commande, et alors j’en prendrai la responsabilité. » l’expression de sérénité qui lui était habituelle avait fait place à une angoisse profonde ; pour la première fois, son courage sembla défaillir, et l’émotion le suffoquait. Se tournant vers un officier, il lui dit de sa voix sonore où vibrait une douleur indescriptible : « Comme je pourrais facilement me délivrer de tout ceci et être en repos ! Je n’aurais qu’à passer devant les lignes ennemies, et tout serait fini pour moi ! Mais non ! notre devoir est de vivre. Que deviendraient les femmes et les enfans du sud, si nous n’étions ici pour les protéger ? »

Un dernier mouvement fut encore tenté, et dans la matinée Gordon repoussa très loin une division ennemie. Tout à coup il se trouva en face de 80,000 hommes ; par derrière, une armée égale poursuivait l’héroïque petite bande confédérée, et tout autre effort devenait inutile. Lee envoya un parlementaire à Grant, demandant une entrevue pour arranger la capitulation. La rencontre des deux généraux eut lieu dans une ferme de Appomatox-Court-House Le maintien de Grant fut courtois, celui de Lee d’un calme impassible. Celui-ci, quoique portant de grandes traces de fatigue, ne laissait percer aucune émotion. Il ne parla strictement que de la pénible tâche qui lui restait à accomplir. Les termes de la capitulation écrits et échangés, les deux généraux se saluèrent, et Lee, remontant à cheval, retourna à son quartier-général.

La scène qui l’attendait à son passage à travers les troupes confédérées fut navrante. Les hommes l’entouraient, lui serrant les mains, appelant sur lui en mots entrecoupés les consolations divines, et, par une délicatesse de sentimens que lui seul pouvait apprécier, cherchaient à adoucir sa douleur. La touchante réception de ses vétérans affecta profondément leur vieux chef ; les larmes lui vinrent aux yeux, et, vaincu par la douleur, il dit à Gordon : « Que n’étais-je parmi les morts dans la dernière bataille ! » Puis, regardant ses fidèles soldats qui se pressaient autour de lui, il leur dit d’une voix tremblante d’émotion : « Nous avons traversé toute la guerre ensemble ; j’ai fait de mon mieux pour vous ; mon cœur est trop plein pour vous en dire plus. » Il ne put continuer, et rentra dans sa tente.

La conduite des vainqueurs fut pleine d’égards pour les vaincus. Ils vinrent en aide à leurs souffrances et partagèrent leurs rations avec les vétérans qu’il leur avait fallu quatre années pour réduire. Le lendemain, l’armée de Nord-Virginie, qui ne comptait plus en tout que 26,000 hommes, sur lesquels 7,800 seuls portaient encore des armes, se rendit, et la guerre était terminée, Johnston ayant peu après mis bas les armes aux mêmes conditions que son général en chef.

Le moment vint où Lee dut se séparer de ses soldats. Il leur dit quelques simples mots d’adieu, et, serrant la main de tous ceux qui l’approchaient, il partit sur son fidèle cheval de bataille, le vieux Traveller, qui cette fois le portait, prisonnier sur parole, à Richmond, escorté par un détachement de cavalerie fédérale. Tout le long de la route, les témoignages de sympathie lui furent prodigués. Les malheureux habitans du pays, depuis si longtemps appauvris, avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour recevoir dignement leur bien-aimé général ; mais rien ne put le décider à enfreindre ses habitudes d’austérité militaire et à coucher ailleurs que sur la dure, enveloppé dans son manteau. La vue de Richmond, où habitaient depuis quatre ans sa femme et ses filles, lui fut un cruel spectacle. Quelques jours auparavant, une grande partie de la ville avait été incendiée et n’offrait plus que des ruines noircies et fumantes. En un instant, il fut reconnu, et tous les habitans se précipitèrent au-devant de lui. Hommes, femmes, enfans, se jetaient sur son passage, embrassant ses genoux, ses pieds et jusqu’à son cheval. Luttant contre son émotion, il se dégagea avec mille peines et se réfugia dans sa maison, d’où il ne sortit plus que le soir. Ce fut alors qu’on put apprécier toute la grandeur de son caractère. Quelle que fût son affliction, on ne lui entendit jamais exprimer un sentiment d’amertume contre ses vainqueurs ; il donnait l’exemple de la modération et de la charité chrétienne aux jeunes gens qui l’entouraient, et qui étaient bien loin de montrer la même douceur. Chaque jour, en toute circonstance, par la dignité de sa résignation, il encourageait ses compatriotes à supporter virilement leur sort, et lorsqu’il les entendait projeter de quitter leur pays vaincu pour une terre étrangère, il leur rappelait que, s’ils aimaient leur patrie, leur devoir était d’y rester afin de panser ses blessures. Lui-même y travailla jusqu’à son dernier jour, consacrant sa vie à ses jeunes concitoyens, refusant les positions considérables qui lui furent proposées dans le nord comme dans le midi, ainsi que les propriétés que lui offraient en Angleterre et en Irlande de nombreux admirateurs. Il répondait simplement : « je suis profondément reconnaissant, mais je ne puis quitter mon état natal dans l’heure de son adversité ; je dois suivre ses fortunes et partager son sort. »

Quelques mois après la capitulation et malgré ses scrupules, — car il craignait que la notoriété de son nom n’attirât sur l’école la défaveur du gouvernement, — il fut élu président de Washington-Collège, à Lexington, dans la vallée de la Virginie. Fondé en 1740 par les Anglais et doté plus tard par Washington, le malheureux collège n’était plus qu’un amas de ruines, — ayant été dévasté pendant la guerre, alors que Hunter, à la tête d’une colonne fédérale, ravageait et pillait le pays. Les ressources étaient si réduites qu’il semblait impossible de remettre l’institution en état. Ces difficultés ne firent que stimuler l’ardeur infatigable de Lee. L’influence magique de son nom amena rapidement et de tous les pays des souscriptions au collège et des élèves en foule, — il en vint même du nord, empressés de profiter de ses instructions et de son exemple. Quoique ruiné par la guerre, il ne voulut accepter qu’un traitement très inférieur à celui qu’on lui destinait, et lorsque les trustees offrirent à sa femme une maison avec une rente de 3,000 dollars, il refusa en son nom.

Les propositions les plus honorables continuèrent à lui être faites pendant les cinq années qu’il remplit ces fonctions ; mais rien ne put lui faire abandonner l’œuvre qu’il avait entreprise. Lorsque ses amis s’étonnaient qu’il pût s’intéresser aussi activement à un collège en décadence, il leur répondait : « J’ai une mission à y remplir. J’ai mené les jeunes gens du sud au feu ; j’en ai vu beaucoup tomber sous mon drapeau ; maintenant je dévoue le reste de ma vie à faire de ceux qui me sont confiés des hommes de devoir. » Cette mission, il la remplit noblement. Les étudians le vénéraient et le regardaient en même temps comme leur meilleur ami. Sa discipline était stricte : il ne pardonnait ni un mensonge, ni une lâcheté, quoique son indulgence fût grande pour des fautes de légèreté et de jeunesse. Ses reproches étaient si affectueux que les jeunes gens ne redoutaient rien autant que d’être blâmés par le général Lee : aussi son influence se fit-elle bientôt sentir sur les professeurs comme sur les élèves. Les maîtres les plus distingués se faisaient un honneur d’enseigner sous sa direction, et on eût difficilement trouvé une réunion de jeunes gens dont la conduite fût meilleure. Il avait pris le collège désert, sans ressources, désorganisé, ruiné ; il le laissa riche, florissant, plein d’élèves.

Cependant la robuste santé qui avait traversé de si cruelles épreuves commençait à s’en ressentir, et le général Lee était obligé chaque année de prendre de courtes vacances pour retremper ses forces dans quelques eaux des montagnes de la Virginie. Son excessive modestie lui rendait alors presque douloureux les témoignages de respect et d’admiration qu’on lui prodiguait sur son passage. Ce fut au milieu de ses laborieuses occupations que la mort vint le chercher. Rentrant un soir d’octobre 1870 d’une fatigante séance, il fut frappé de paralysie au moment où, se mettant à table avec les siens, il prononçait les grâces. Pendant quelques jours, sa famille espéra encore. À de rares momens, il parlait de batailles, de sièges. « Pliez ma tente, appelez Hill, » furent ses dernières paroles. Le 12 octobre, le vaillant soldat expirait.

Durant trois jours, des milliers de personnes vinrent regarder une dernière fois les restes de celui qu’ils avaient tant aimé. Le 15 octobre, il fut enterré dans la chapelle du collège, sans aucun discours, suivant sa volonté expresse, mais suivi par une foule innombrable et désolée, par des députations de toutes les villes de Virginie et des législatures du sud. Derrière le cercueil, porté par les professeurs du collège, suivait son vieux coursier gris, fidèle compagnon de tous ses dangers. La ville de Lexington était entièrement tendue de noir, et dans toutes les villes du sud des sermons furent prononcés, d’immenses meetings tenus pour témoigner de la profonde douleur que causait cette perte nationale.

Un écrivain nordiste s’exprimait ainsi quelques jours après : « Il vécut pour montrer au monde comment, malgré la défaite et l’insuccès, un soldat pouvait inspirer chez ceux pour lesquels il combattait un tel amour et une telle vénération, et chez ses vainqueurs une admiration si grande, qu’aucun succès n’en valut jamais de pareils à prince, guerrier ou potentat. Sa réputation sans tache gagnera chaque jour une nouvelle grandeur, et le temps n’est pas éloigné où son nom sera revendiqué non-seulement comme la propriété d’une fraction du pays, mais comme l’héritage d’un peuple entier et uni. » Nous ne pouvons mieux terminer le récit d’une telle vie qu’en lui appliquant les paroles du vieil auteur anglais Jeremy Taylor qui furent citées dans plusieurs oraisons funèbres sur la mort du général Lee. « Il vécut comme nous devrions toujours vivre, il mourut comme le voudrais mourir. Sa mort fut telle qu’elle ne vint pas trop tôt, et sa vie fut si bienfaisante qu’il n’aurait pu vivre trop longtemps. La mort sanctifie la mémoire de celui dont l’excellence fut telle que ceux qui ne regrettent point sa mort ne peuvent censurer sa vie ; quant à ceux qui le pleurent, ils sentent qu’ils ne pourront jamais le louer assez haut. »

Blanche Lee Childe.