Le Général américain de la guerre de sécession, Robert Lee/04

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Le Général américain de la guerre de sécession, Robert Lee
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 105 (p. 520-529).
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IV.


Malgré ses récens succès, l’état des affaires était loin d’être brillant en ce moment pour le sud, menacé sur plusieurs points à la fois. Lee résolut, par un mouvement au nord sur la Pensylvanie, de dégager la Virginie des attaques qui la pressaient de plusieurs côtés, en alarmant les fédéraux sur la sûreté de leur propre capitale. Les ressources des malheureux états qui depuis deux ans servaient de terrain à presque toutes les luttes étaient d’ailleurs fort épuisées. De nouvelles recrues étaient venues remplir les vides de l’armée, et Longstreet, arrivant avec son corps de la Caroline, en faisait monter le nombre à 70,000 hommes. Un sanglant engagement de la cavalerie de Stuart sur les bords du Rappahanock recommença les hostilités. Trois fois les confédérés prirent, puis reperdirent les batteries ennemies. Enfin, enveloppés de tous côtés par les fédéraux, ils furent délivrés à ce moment critique par une charge du général W. F. Lee, second fils du général en chef, et qui tombait ensuite gravement blessé.

Lee, d’un autre côté, par une suite de mouvemens stratégiques des plus hardis, était parvenu à tromper complètement Hooker sur ses intentions. Remontant avec une rapidité extrême la longue vallée de la Shenandoah, il était arrivé sans encombre au Potomac, qu’il passa un peu au-dessus de Harper’s Ferry ; puis, traversant un coin du Maryland, il débouchait en pleine Pensylvanie. Quelques extraits de l’ordre du jour qu’il fit publier après cette marche de vingt-trois jours nous le montrent, comme toujours, préoccupé de la discipline et de la bonne conduite de ses troupes.

« Le général en chef a vu avec une grande satisfaction la tenue de l’armée pendant la marche et attend d’elle avec confiance des résultats dignes de l’ardeur qui l’anime. Aucune troupe n’aurait pu montrer plus de courage ni accomplir plus vaillamment les marches ardues des dix derniers jours. La conduite des soldats sous d’autres rapports a été, avec peu d’exceptions, digne d’éloges. Cependant quelques-uns ont oublié qu’ils avaient à garder la réputation encore immaculée de notre armée, et que les devoirs que nous imposent la civilisation et la religion chrétienne ne sont pas moins obligatoires en pays ennemi que dans le nôtre. Le général en chef considère que nulle honte ne pourrait être plus grande pour notre armée, et par elle pour notre peuple entier, que de se laisser aller à ces outrages barbares sur des innocens sans défense ou à cette destruction inutile de propriétés particulières qui ont marqué la trace de l’ennemi dans nos contrées. Non-seulement de tels faits dégradent ceux qui les tolèrent ou les commettent, mais ils sont funestes à la discipline et à la valeur de notre armée, ainsi qu’à tous nos mouvemens. Il faut nous souvenir que nous ne faisons la guerre qu’à des hommes armés, et que nous ne pouvons venger les maux que notre patrie a soufferts sans nous abaisser aux yeux de tous ceux qui ont vu avec horreur les atrocités commises par l’ennemi, et sans offenser celui à qui toute vengeance appartient et sans lequel tous nos efforts sont vains. — Le général en chef exhorte instamment les troupes à s’abstenir avec le soin le plus scrupuleux de toute atteinte inutile aux propriétés particulières, et il enjoint aux officiers d’arrêter et de punir sommairement tous ceux qui enfreindraient cette ordonnance. »

Les fédéraux, s’étant enfin rendu compte de la marche et des intentions de Lee, remontaient à rapides journées vers la Pensylvanie. Lee, comme à sa première entrée sur le territoire du nord, avait l’espoir, en attirant à sa suite le gros de l’armée fédérale, de soulager d’autant la Virginie septentrionale du poids de l’occupation, et de donner de la force au parti de la paix dans le nord, en faisant sentir à cette partie du pays les maux de l’invasion. Les hasards de la guerre pouvaient aussi lui livrer une des grandes villes du nord, peut-être la capitale, ce qui, comme effet moral en Europe et en Amérique, eût été incalculable. Le général Meade avait remplacé Hooker dans le commandement en chef des armées fédérales. Lee, qui attendait Stuart à la tête de sa cavalerie, avait dû ralentir sa marche. Celui-ci avait reçu ordre de se tenir entre les deux armées pour éclairer Lee sur les mouvemens et les intentions des fédéraux ; mais de longs circuits qu’il dut faire pour tourner l’ennemi causèrent un délai funeste. La cavalerie de Lee lui faisait donc défaut au moment le plus critique. Aussi croyait-il l’armée fédérale à plusieurs étapes, quand la rencontre fortuite des deux avant-gardes à Gettysburg, petit village de Pensylvanie, lui révéla sa dangereuse proximité. Peu à peu, les renforts arrivant des deux côtés, l’action se développa, et il ne fut plus possible à Lee d’éviter une bataille en règle. Il avait environ 67,000 hommes contre 100,000 fédéraux. Le premier jour, l’avantage resta aux confédérés, dont Lee avait rapidement concentré les divisions en marche. Le second jour, les fédéraux, acculés à de très fortes positions sur Cemetery-Hill, en arrière de Gettysburg, purent, au prix de grands sacrifices, s’y maintenir ; le troisième jour au matin, ils parvinrent à ressaisir le terrain qu’ils avaient perdu la veille.

Lee éprouvait déjà beaucoup de peine à nourrir son armée en pays ennemi et en présence des forces supérieures de Meade ; mais il ne voulait pas se retirer sans frapper un coup décisif. Il résolut de chercher par un dernier effort à se saisir du centre fédéral, qui avait pû être affaibli au profit des deux ailes, où jusqu’à présent la lutte s’était maintenue. Pendant deux heures, toute l’artillerie confédérée fit pleuvoir sur les lignes ennemies un déluge de feu. Le moment de tenter l’effort suprême arriva, et trois fortes colonnes de 15,000 hommes s’élancèrent à la charge. La colonne principale, composée de 5,000 Virginiens, troupe d’élite sous le général Pickelt, seule atteignit le sommet de Cemetery-Hill ; les deux autres n’avaient pu soutenir le feu terrible que les fédéraux ouvrirent sur eux. Protégés au départ par leur propre artillerie, mais bientôt à découvert, ils marchèrent sans hésitation, sans arrêts, sous une grêle de balles, décimés, tombant à chaque pas, mais gravissant et s’emparant enfin de ces redoutables crêtes. Malheureusement les renforts n’arrivant pas avec la même ardeur pour les soutenir, cette magnifique charge devint inutile. Les pertes étaient immenses. La division n’existait pour ainsi dire plus. Les trois généraux, les quatorze colonels et les trois quarts des soldats étaient morts ou blessés.

« La conduite de Lee fut au-dessus de tout éloge, écrivait plus tard un témoin anglais, le colonel Fremantle. Occupé à rallier et à encourager ses troupes, il parcourait seul à cheval le devant du bois pendant que son état-major en faisait autant à l’arrière. Sa figure, toujours sereine, ne montrait aucun signe de découragement, et à chaque soldat qu’il rencontrait il adressait quelques mots : — Tout finira bien, nous verrons plus tard ce qu’il y aura à faire ; mais que maintenant tous les braves se rallient ; nous avons besoin de tous les bons soldats. — Il parlait à tous les blessés qui passaient, exhortant ceux qui ne l’étaient que légèrement à bander leurs blessures et à reprendre leur fusil dans ce moment de péril extrême. Bien peu résistaient à cet appel, et j’ai vu des hommes gravement blessés ôter leur képi et l’acclamer. Il me dit : — Ceci a été une triste journée pour nous, colonel, bien triste, mais nous ne pouvons pas toujours espérer la victoire, — et comme un de ses généraux se désespérait de la déroute de sa brigade : — Allons, courage, général ! lui répondit-il ; tout ceci a été ma faute. C’est moi qui ai perdu la bataille, et c’est à vous à m’aider à m’en tirer le mieux possible. — C’est avec ces nobles paroles que je le vis ramener ses troupes épuisées. La conduite des soldats répondit à ce bel exemple, et je les entendis de tous côtés s’écrier : — Le malheur d’aujourd’hui ne nous perdra pas. Uncle Robert nous fera encore arriver à Washington ! — L’esprit de l’armée était intact malgré la bataille perdue. »

Contre l’attente de ses ennemis, Meade, presque aussi éprouvé qu’eux, n’essaya pas une quatrième journée de combat que Lee lui offrit, et celui-ci songea dès lors à opérer sa retraite ; malgré les harcellemens des fédéraux qui attaquèrent plusieurs fois les trains et les équipages, tout arriva en sûreté au Potomac. Le 12 juillet 1863, l’armée fédérale atteignit le fleuve, et y retrouva les confédérés rangés en bataille. La crue des eaux était telle que Lee n’avait pu franchir les gués du Potomac. Toute cette journée et celle du 13, Meade, quoique ayant reçu lui-même de nombreux renforts, n’osa point attaquer, et sur l’avis de son conseil de guerre y renonça. Le 14, l’armée du sud, qui avait dans l’intervalle construit et placé des pontons, franchit le Potomac en vue de toute l’armée fédérale dans un ordre parfait et sans aucunes pertes. Les confédérés se retrouvaient en Virginie, et la campagne était terminée.

La fortune du sud commençait à prendre un aspect sombre. Ces dernières défaites faisaient évanouir tout espoir d’une terminaison rapide de la guerre. Vicksburg, sur le Mississipi, tombait au même moment entre les mains de l’ennemi. Un jour d’humiliation et de prières fut ordonné par le président Davis et observé dans tous les états confédérés. Lee fît à cette occasion une proclamation où il cherchait à fortifier l’âme de ses soldats. « Dieu seul est notre refuge, leur disait-il ; supplions-le qu’il nous donne un nom et une place parmi les nations. »

Meade à son tour était entré en Virginie ; mais deux mois se passèrent sans engagement important, sauf une expédition hardie que tenta Lee pour couper les communications du général fédéral avec Washington. Il n’atteignit pas son but ; cependant il réussit à repousser Meade, avec de grandes pertes, au delà de Bull’s Run, et à prendre la petite ville de Charlestown et de nombreux prisonniers. Peu de jours après, Meade revenait à la charge, refoulait à son tour les confédérés, reprenait ses anciennes positions et forçait Lee à se retirer derrière le Rapidan, trop affaibli pour tenter de nouvelles expéditions.

L’hiver de 1863-64 arrivait, et les deux armées restèrent retranchées dans les mêmes quartiers que l’hiver précédent. Lee se trouva cruellement embarrassé pendant la dure saison par la question des vivres. Le pays était tellement appauvri qu’il fallut réduire les rations à 4 onces de porc avec un peu de maïs ou de blé. Un instant, il craignit de ne pouvoir garder les troupes au camp, faute de nourriture. Les privations étaient telles que les soldats commençaient à déserter. Mal vêtus, à peine nourris, ces pauvres vétérans, épuisés par trois années de campagnes terribles, s’étaient, par un singulier hasard, intitulés eux-mêmes « les Misérables de Lee. » Le roman de Victor Hugo qui venait de paraître, traduit en anglais et publié à Richmond, avait été lu avidement par les soldats, si privés de nouvelles et de livres, et l’émouvante histoire leur en était devenue familière. Fantine, Cosette, Jean Valjean, étaient l’objet de toutes les conversations pendant les longues veillées et jusque dans les tranchées. Des lectures plus sérieuses occupaient aussi leurs pénibles loisirs. Un grand réveil religieux se fit dans l’armée pendant cet hiver de souffrances, et il était touchant de voir ces vétérans barbus et déguenillés humblement agenouillés sous les grands abris faits de branches de sapins qui leur servaient de chapelles. Lee assistait souvent à ces pieuses réunions, partageant les sentimens de ses hommes comme il partageait leurs privations. Comme eux, il vivait de la ration ordinaire, n’ayant la plupart du temps que du pain à manger et des trognons de choux bouillis à l’eau salée.

Les préparatifs de guerre recommencèrent vers le printemps ; dans le nord, ils étaient faits sur une échelle immense. Des renforts considérables, des provisions de toute sorte, venant de sources publiques et particulières, affluaient. L’armée s’élevait par des recrutemens au chiffre de 140,000 hommes. Cette fois elle était confiée au général Grant, qui avait eu récemment des succès dans l’ouest. Toutes les chances semblaient devoir lui être plus favorables qu’à ses prédécesseurs. Il était dans les meilleurs termes avec l’administration, et l’énergie de son caractère, ajoutée aux immenses ressources que le gouvernement lui donnait, en faisait un formidable adversaire. Il avait sur Mac-Clellan l’avantage de commander à des troupes expérimentées et non à des recrues. Son système était de lasser et de détruire son ennemi par des harcellemens continuels plutôt que par une tactique habile, — système qui ne pouvait être appliqué que par un commandant disposant de ressources illimitées, et peu scrupuleux quant aux sacrifices de vie humaine qu’exigeait ce plan de campagne. Lee n’ignorait pas la proportion croissante et terrible des chances contre lui. Toute son armée maintenant ne comptait pas 50,000 hommes, et il ne pouvait espérer de renforts. Les populations du sud sentaient comme lui la gravité extrême de leur situation, et dans une proclamation signée par les mères, les femmes et les sœurs des soldats, ceux-ci étaient instamment exhortés, au nom de leur patrie atteinte, à être dignes d’elle et de sa noble cause. Épuisant leurs plus extrêmes ressources, et la plupart réduites par cette longue guerre à une pénurie absolue, elles envoyaient aux troupes tout ce qui leur restait d’un luxe depuis longtemps disparu, et châles de cachemire, étoffes précieuses étaient transformés par elles en chemises et en vêtemens chauds.

Les positions de Lee étaient fortes et s’étendaient en une longue ligne sur le Rapidan. Au commencement de mai, Grant attaqua le premier ; mais son habile adversaire le força de livrer bataille dans la partie la plus difficile du pays, et qui l’année précédente avait été si funeste aux fédéraux. C’était de nouveau dans ce Wilderness, où les forêts sont si denses, les broussailles si enchevêtrées, qu’aucune troupe ne peut s’y déployer. Le premier jour, l’avantage resta aux confédérés, bien qu’ils y perdissent beaucoup d’hommes ; le second, l’engagement fut terrible. Les charges se succédaient à travers l’épais taillis. Un triste et singulier hasard fit qu’au moment même où les deux principaux généraux de Lee, Jenkins et Longstreet, allaient bloquer Grant entre le Wilderness et le Rapidan, ils tombèrent tous deux, l’un mort, l’autre blessé par les balles de leurs propres soldats, qui dans l’épaisseur du fourré ne les avaient pas reconnus. Comme l’année précédente et presqu’à la même place, les balles des confédérés étaient venues dans un moment décisif arrêter leurs chefs. La confusion qui en résulta parmi les sudistes donna aux fédéraux le temps de se rallier. Le combat reprit avec fureur, les troupes fédérales furent repoussées derrière leurs palissades. Celles-ci prenant feu, la scène devint effroyable ; la bataille continua à travers la forêt brûlante. Une partie des fédéraux fut refoulée jusqu’à Chancellorsville, mais, la nuit arrivant, Lee ne put les poursuivre, et la difficulté extrême d’avancer dans le fourré arrêta le combat. Les nouvelles journées du Wilderness coûtaient aux confédérés 7,000 hommes tués ou prisonniers ; les pertes des fédéraux étaient trois fois supérieures.

Continuer une attaque de front contre le général Lee dans les fourrés inextricables du Wilderness était chose trop hasardeuse ; Grant conçut le dessein de se placer entre son adversaire et les murailles de Richmond. Lee devina ce plan, et on vit alors une des plus extraordinaires suites de marches dont les annales de la guerre aient gardé le souvenir : laissant par des feintes adroites Grant ignorer tout à fait ses mouvemens, il prit rapidement une route plus directe, et atteignit Spottsylvania, position convoitée par les fédéraux. Il y avait déjà construit des ouvrages en terre pour se défendre lorsque Grant arriva. Celui-ci attaqua aussitôt, sans pouvoir le premier jour déloger les confédérés. Le lendemain, l’assaut recommença. Les hommes se battaient corps à corps dans les tranchées, les confédérés défendant leurs remparts avec une bravoure extrême. Un moment, Grant crut avoir coupé en deux l’armée de Lee en s’emparant de la position centrale tenue par Johnston ; mais il ne put entamer les lignes intérieures, et il dut reconnaître qu’il n’avait gagné aucun avantage décisif. Ces journées furent peut-être les plus meurtrières et les plus féroces de toute la guerre. Les armées étaient si rapprochées que les drapeaux rivaux étaient plantés sur la même palissade. Du côté des confédérés, derrière leurs ouvrages en terre, s’élevaient des monceaux de cadavres tués à la baïonnette par les soldats fédéraux, qui avaient d’abord franchi les retranchemens. Ici encore les confédérés perdirent plus de 7,000 et les fédéraux 18,000 hommes.

La situation de Lee fut à plusieurs reprises extrêmement critique, et à aucun moment il ne fut plus près d’un désastre complet ; mais son sang-froid et son coup d’œil d’aigle ne lui firent pas un moment défaut. Reformant lui-même les rangs avec une fougue à laquelle il ne s’abandonnait pas d’ordinaire, se mettant à la tête d’un de ses régimens virginiens, il ôta son chapeau, et, se tournant vers ses hommes, leur montra l’ennemi. Un tonnerre d’acclamations répondit au geste du vieux guerrier, qui, seul en avant, les yeux en feu, la tête nue, semblait défier le danger. Le général Gordon, bondissant vers lui, saisit la bride de son cheval. « Général Lee, ceci n’est pas votre place ! il faut aller à l’arrière, vos Virginiens, vos Géorgiens n’ont jamais reculé. Enfans, vous ne reculerez pas ici ! cria-t-il aux troupes en se levant sur ses étriers. — Non, non ! Lee à l’arrière ! Lee à l’arrière ! » fut le cri universel, et Lee dut se retirer, laissant le commandement à Gordon, son brave lieutenant.

Grant resta huit jours campé devant les retranchemens de Lee, attendant de nouveaux renforts du nord, et cherchant le côté faible de son ennemi pour l’attaquer. Comme il n’en put découvrir aucun, il reprit son plan de marche sur Richmond. Arrivant le 23 mai à North-Anna-River, il se trouva de nouveau en face de Lee, qui l’attendait dans une forte position au sud de la rivière, afin de lui en disputer le passage. Grant essaya de traverser à droite, puis à gauche de l’armée de Lee ; mais, reconnaissant la difficulté de l’entreprise, il se décida bientôt à suivre en descendant le côté nord de la rivière, précédé par le corps de cavalerie de Sheridan.

Le mouvement de Grant avait été deviné par Lee, qui, de son côté, se remit en marche, et pour la troisième fois le général fédéral retrouva son adversaire devant lui, toujours inattendu, toujours préparé. Malgré la rapidité et le mystère de ses mouvemens, car il avait marché la nuit, il était de nouveau déjoué par Lee, qui le dépassant en promptitude, s’interposait au moment critique et lui offrait la bataille. Tournant cette fois encore la position de Lee, Grant se porta en avant afin de passer le Chickahominy et d’atteindre Richmond. Pour la quatrième fois, Lee le devança, et lorsque les fédéraux arrivèrent à Cold-Harbor sur le fleuve, espérant enfin le traverser, ils y trouvèrent les confédérés leur barrant le passage. Il devenait urgent pour Grant d’attaquer sérieusement son adversaire et de chercher à l’écraser sous la masse énorme de ses troupes, puis à forcer le passage du Chickahominy et à s’emparer de Richmond. Le 3 juin 1864, la lutte s’engagea. L’armée fédérale entière fut jetée sur les lignes de Lee ; le conflit fut rapide et épouvantable. Sept fois en une demi-heure l’attaque des fédéraux fut repoussée ; sept fois ils revinrent à la charge, mais sans pouvoir rompre les lignes des confédérés ni entamer leurs retranchemens. Entre onze heures et midi, la partie de Grant avait été jouée et perdue. Les confédérés, grâce aux admirables travaux de défense de Lee, n’avaient eu que 1,200 hommes tués, tandis que les pertes de leurs adversaires s’élevaient à 13,000.

À ce moment, les espérances des fédéraux semblent avoir été ébranlées. L’engagement de Cold-Harbor jeta la consternation dans les esprits, et, si le succès n’était pas venu d’ailleurs, il eût été difficile de trouver tout de suite des recrues pour reformer l’armée si profondément atteinte. En un mois, cette campagne, du 4 mai au 4 juin, avait coûté au nord 60,000 hommes et 3,000 officiers. Après quelques jours de repos, Grant, voyant l’impossibilité de poursuivre ses projets contre Richmond, s’arrêta au seul plan qui offrait une chance de succès : tourner la capitale, tomber sur Petersburg à 22 milles plus bas, couper les chemins de fer qui relient Richmond avec le sud, et la forcer ainsi à une capitulation. Il suivit le cours du Chickahominy et le passa beaucoup plus bas sans que Lee, qui avait dû envoyer une division au secours de Lynchburg (menacée par le fédéral Hunter, qui mettait le pays à feu et à sang), pût cette fois s’y opposer. Avançant sur Petersburg, qu’il croyait prendre facilement, sa première attaque fut vaillamment repoussée par la garnison de la ville. Lee arrivait en même temps et se retranchait dans les faubourgs. Grant essaya plusieurs assauts, mais, ayant perdu sans succès 10,000 hommes, il se résolut à un véritable siège.

Les ouvrages qui entouraient Petersburg étaient formidables ; pendant un mois, les différens engagemens n’amenèrent aucun résultat. Un événement inattendu vint rompre la monotonie du siège : un officier fédéral proposa de creuser une mine sous une des redoutes confédérées ; la brèche une fois faite par l’explosion, les assaillans pourraient s’y précipiter et devenir maîtres de la place. Le travail fut exécuté avec le plus grand mystère. Un tunnel de 500 pieds fut creusé dans la direction du fort confédéré, sous lequel on plaça 12,000 livres de poudre. Le 30 juillet, les confédérés furent surpris à l’aube par une épouvantable explosion qui lança littéralement le fort en l’air. Un gouffre de 150 pieds de long, de 65 pieds de large et de 30 de profondeur, s’ouvrait béant à sa place. Avant même que les nuages de fumée se fussent dissipés, l’artillerie fédérale ouvrait le feu sur toute la ligne, et un corps de 15,000 hommes s’avançait rapidement vers le bord de cet abîme de feu, comptant s’emparer de la position avant que les confédérés fussent revenus de leur première surprise. Les fédéraux chargèrent par-dessus les ruines fumantes, mais là une décharge effroyable des confédérés les arrêta, — ils hésitèrent, — et ce moment d’incertitude donna aux troupes de Lee le temps de verser sur eux des torrens de projectiles. Le massacre qui suivit fut indescriptible. Cette masse humaine, blanche et noire, car les régimens de nègres avaient aussi servi à l’assaut, fut précipitée dans le cratère encore fumant. Ceux qui fuyaient l’horrible précipice tombaient sous une grêle de balles. Le spectacle devint si hideux que le général Mahone, qui commandait les confédérés, fit cesser le feu, ne pouvant supporter plus longtemps un tel carnage. Les fédéraux réussirent enfin à se retirer ayant perdu 4,000 hommes dans cette entreprise, et le général Lee put reprendre ses positions. Pendant les mois qui suivirent, Lee fut constamment attaqué sur divers points de ses lignes de défense, mais réussit toujours à repousser les assauts. Un engagement plus sérieux en octobre eut le même résultat, et bientôt après les deux armées, campées auprès de Petersburg, prenaient leurs quartiers d’hiver.

Les difficultés qu’éprouva Lee pendant cet hiver de 1864-65 pour ravitailler son armée furent plus grandes encore que l’année précédente. Il avait établi son quartier-général à deux milles de Petersburg, et y attendait les événemens avec un calme qui étonnait tous ceux qui l’approchaient. Sa physionomie, toujours ferme et sereine, semblait promettre le succès, et pourtant sa confiance dans l’avenir était bien loin d’égaler celle qu’il cherchait à conserver autour de lui. Depuis longtemps, il regardait la situation comme presque désespérée. Son armée était fort diminuée, et les renforts n’arrivaient pas, tandis que celle de Grant au contraire augmentait de jour en jour. Il était maintenant le seul espoir de la confédération. Aussi de tous côtés venait-on le supplier de ne point exposer une vie si précieuse. Les soldats le suivaient des yeux avec adoration, et chaque fois qu’il sortait de sa tente, d’immenses acclamations s’élevaient sur son passage ; tous étaient convaincus que la cause du sud ne pouvait succomber tant qu’elle resterait entre ses mains. Cette confiance illimitée, que son devoir lui interdisait d’ébranler, était pour Lee une source de cruelles souffrances. Sa clairvoyance, sa grande expérience militaire et son extrême modestie ne lui laissaient aucun doute sur l’imminence du péril qui l’attendait à la reprise des hostilités. Les recrues qu’il demandait avec instances n’arrivant toujours pas, il continuait d’opposer à son terrible adversaire les troupes qui lui restaient. Ces vétérans de la guerre étaient devenus une véritable petite armée d’élite, dévoués corps et âme à leur chef idolâtré. Ils avaient depuis longtemps appris à connaître les trésors de bonté et de douceur cachés sous cet aspect grave et presque austère ; ils savaient que les moindres soldats étaient autant à ses yeux que les officiers-généraux, qu’ils étaient reçus avec la même courtoisie, que leurs souffrances comme leurs privations étaient les siennes. Les fatigues qu’ils avaient traversées ensemble n’avaient nullement changé cette belle et martiale figure. Il passait ses journées entières à cheval, la plus grande partie de ses nuits à écrire. Un visiteur anglais raconte qu’arrivant inopinément un jour au camp confédéré, et étant invité à dîner à la table du général en chef, il trouva que le repas ne consistait qu’en rations de pain de maïs et en un petit morceau de lard posé sur un plat de choux. Remarquant qu’aucun des convives, — c’était l’état-major, — n’acceptait de ce lard, quoiqu’il fût courtoisement offert à tous par le général, il n’en prit pas non plus, et constata qu’il était desservi intact. Le frugal repas terminé, comme il demandait aux officiers la raison de leur unanime abstention, il lui fut répondu : « Nous avions emprunté le morceau de viande en votre honneur, et nous avions promis de le rendre. »