Le Général américain de la guerre de sécession, Robert Lee/01

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Le Général américain de la guerre de sécession, Robert Lee
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 105 (p. 497-505).
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LE
GÉNÉRAL ROBERT E. LEE


I. Life and campaigns of general R. E. Lee, by James D. Maccabe Jr. ; New-York 1867. — II. Life of general Robert E. Lee, by John Esten Cooke ; New-York 1871. — III. Popular life of general R. E. Lee, by Emily V. Mason ; Baltimore 1872.



I.


La Virginie a eu cette rare bonne fortune de donner naissance à deux hommes dont les talens et le caractère ont illustré leur pays, quoique dans des circonstances très opposées, — le général George Washington et le général Robert Lee. Ils ont été, à soixante-quinze ans d’intervalle, les types les plus accomplis de cette forte race virginienne qui, plus que toute autre dans le Nouveau-Monde, avait conservé les traditions, les mœurs, les habitudes et les goûts de la vieille Europe.

La dévorante activité industrielle des états du nord n’avait point pénétré dans ces belles régions boisées et montagneuses. La vie y était restée très primitive. Les fortunes territoriales étaient immenses, quoique l’argent n’abondât pas toujours. L’hospitalité était sans bornes, la maison ouverte à tous les étrangers. Les existences des grands propriétaires y ressemblaient sous bien des rapports à celles des grands seigneurs de France ou d’Angleterre. La chasse, la pêche, les exercices du corps, jouaient un rôle notable dans leur éducation et dans leur vie. Toujours à cheval, ils ignoraient les distances ou le mauvais état, devenu proverbial, de leurs routes. À côté d’une grande simplicité de mœurs, l’aristocratie virginienne, en partie composée de membres de familles patriciennes émigrés d’Angleterre, gardait au plus haut point le sentiment de sa dignité, et chez elle on retrouvait les façons courtoises, graves, calmes, un peu lentes des temps passés. Aussi la Virginie était-elle l’état le moins républicain de l’Union. Ce fut dans ces conditions d’existence sociale que naquit et vécut Robert Lee, dont nous allons essayer d’esquisser le caractère et raconter la vie.

La famille des Lee était, parmi celles qui composaient cette aristocratie virginienne toute patriarcale, une des plus considérables et des plus anciennes. Mêlés à tous les événemens importans de l’histoire de leur pays, y jouant constamment depuis près de deux siècles des rôles marquans, ils portaient un nom dont ils faisaient remonter la noblesse aux temps de la conquête d’Angleterre. Leur ancêtre Lancelot Lee de Loudun, qui avait accompagné Guillaume le Conquérant, en avait reçu une propriété en Essex et s’y était fixé. Un de ses descendans, qui suivit aux croisades Richard Cœur-de-Lion, fut récompensé de sa bravoure au siège de Saint-Jean-d’Acre par le titre de earl of Litchfield, et, lorsqu’il mourut, son armure fut placée dans la Tour de Londres, où on la montre encore. Plus tard, en 1542, un autre descendant s’étant distingué dans les guerres d’Écosse, sa bannière avec la devise : non incautus futuri, que portent encore les Lee, eut l’honneur d’être suspendue dans la chapelle royale de Windsor. Walter Scott, dépeignant dans son roman de Woodstock le beau caractère du vieux sir Henry Lee of Ditchley, ne faisait qu’un portrait d’après nature.

Le premier de la famille qui, traversant l’Atlantique, alla se fixer en Virginie fut Richard Lee, qui, comme membre du conseil privé, avait été exilé d’Angleterre à la mort de Charles Ier. Il y acquit de grandes propriétés et s’y établit ; mais l’éloignement ne diminuait pas l’ardeur de sa fidélité royaliste, et il repassa l’Océan pour aller offrir à Charles II, en exil à Bréda, de le faire nommer roi en Virginie. Le jeune prince refusa cette proposition plus zélée que praticable, et Lee retourna en Amérique, mais non sans avoir laissé dans l’esprit du jeune monarque une forte impression en faveur de ses loyaux Virginiens. Aussi plus tard, à son couronnement, Charles II porta-t-il un manteau de sacre en soie de Virginie, et par un décret royal éleva sa fidèle province d’outre-mer au même rang que ses trois royaumes anglais, avec cette devise : en dat Virginia quartam. Les descendans de ce premier fondateur de la famille en Virginie continuèrent par leurs talens politiques et leurs hautes positions à illustrer un nom déjà célèbre. L’un d’eux, Thomas Lee, nommé président du conseil et gouverneur de la colonie, était tellement estimé en Angleterre, que, lorsque le vieux manoir de famille, Stratford, fut détruit par un incendie, le gouvernement anglais et les notables de Londres le firent rebâtir à leurs frais. Puis vinrent R. H. Lee, orateur remarqué, promoteur et rédacteur de l’acte d’indépendance, — Arthur Lee, ministre des colonies et envoyé en France pendant la révolution, — enfin le général Henry Lee, père du général Robert E. Lee.

Entré très jeune dans l’armée, il devint l’ami intime de Washington, qui lui resta profondément attaché. Les qualités morales d’Henry Lee, ses exploits comme général de cavalerie, qui lui avaient valu le surnom de Light horse Harry, et la rare culture de son esprit le mettent au premier rang parmi les fondateurs de la nationalité américaine. Aussi distingué dans la vie politique que dans la carrière militaire, trois fois il fut nommé gouverneur de Virginie, et lors de la mort de son ami Washington il fut chargé par les deux chambres de faire son oraison funèbre. — La guerre d’indépendance achevée, il se retira dans l’ancien manoir de famille, Stratford, partageant sa vie entre ses devoirs politiques et l’éducation de ses enfans. Un recueil de lettres qu’il leur écrivit, publié il y a quelques années par les soins de ses fils, montre que le brillant officier savait unir à une grande érudition classique et à des connaissances littéraires étendues les principes les plus élevés de morale et de piété. Il mourut en 1818, laissant six enfans tout jeunes encore. Robert, le quatrième, né en 1807, n’avait que onze ans ; mais déjà les conseils et les fortes leçons de son père avaient fait sur lui une impression indélébile. Élevé par sa mère, il avait appris d’elle aussi dès son enfance le sentiment du devoir, le renoncement à soi-même et un grand esprit d’ordre et d’économie. Ses frères étant absens, il était pour elle d’une tendresse infinie, la soignant pendant des années de longue maladie, rentrant du collège pendant ses heures de récréation pour la porter, la promener, la distraire. Lorsqu’il dut la quitter pour le collège militaire de West-Point, elle disait : « Comment me passerai-je jamais de Robert ? Il est à la fois un fils et une fille pour moi ! » Il aimait déjà passionnément la chasse, suivant les meutes quelquefois des journées entières à pied, et acquérant ainsi ce splendide développement physique et cette vigueur de santé qu’il conserva toujours à travers les plus violentes épreuves.

En 1825, Robert Lee fut envoyé par l’état de Virginie et à ses frais à West-Point, l’école militaire des États-Unis, fondée sur les principes de celle de Saint-Cyr, et que vingt-trois ans plus tard il devait être appelé à commander. Pendant les quatre années qu’il y resta, il fut constamment à la tête de sa classe. Il commençait dès lors à se faire remarquer, non-seulement par son intelligence, mais par sa rectitude de sentimens, sa rigidité de principes, sa sévérité envers lui-même. On n’entendit pas un jurement, un mot immoral ou profane sortir de sa bouche. D’une sobriété absolue, il ne buvait jamais de vin, ne fumait pas, et sa conduite était exemplaire. Aussi, en sortant de West-Point, fut-il nommé lieutenant en second dans le corps du génie, et peu après il épousait la petite fille adoptive de Washington, héritière de la plus grande partie de ses biens ; par elle, il entrait en possession d’Arlington, la belle propriété de Washington sur le Potomac, et du White-House sur le Pamunkey.

Jusqu’en 1846, Lee suivit sa carrière, gagnant ses grades dans le génie et occupé à fortifier et à surveiller différentes parties du pays. Dans la guerre contre le Mexique, il servit comme ingénieur en chef de l’armée principale ; les rapports du général Scott font le plus grand éloge du jeune capitaine, de sa hardiesse, de sa valeur, de son activité infatigables, et Scott ajoutait volontiers que le succès de la campagne était en majeure partie dû à Lee. Ses exploits au siège de la Vera-Cruz et à Chapultepec, où il fut blessé, le firent nommer lieutenant-colonel, et à son retour il fut de nouveau chargé de travaux de fortification, pour lesquels il avait une aptitude particulière. Plus tard, et dans les momens les plus difficiles, ce coup d’œil stratégique, ce talent de reconnaître et de faire valoir l’importance d’une position, dont il fit preuve dès cette époque, eurent une grande influence sur la prolongation de la lutte inégale qu’il eut à soutenir. Les intervalles de loisir que lui laissaient ses devoirs militaires, Lee les passait avec bonheur dans sa propriété d’Arlington, située sur des hauteurs au-dessus du Potomac et en vue de la ville de Washington. Intéressant par les souvenirs du général Washington qui y étaient réunis et par tous les événemens historiques qui s’y rattachaient, Arlington était pour l’Amérique entière un lieu de pèlerinage. La bibliothèque, les meubles, les portraits de Washington et de sa femme, les services de porcelaine qui leur avaient été offerts par Louis XVI et par la société de Cincinnatus, leurs bijoux, toutes leurs reliques, y étaient conservés avec vénération. Lee y vit naître ses sept enfans, et d’heureuses années s’écoulèrent pour lui dans cette belle résidence, à laquelle il s’était profondément attaché et que sa femme aimait avec passion.

En 1855, envoyé au Texas comme lieutenant-colonel d’un régiment de cavalerie d’élite, il eut pour la première fois à commander des hommes, car jusque-là ses travaux avaient exclusivement appartenu au génie et à l’état-major. Il s’y distingua dans de sanglans combats contre les Indiens, et pendant deux ans y dirigea l’expédition avec le colonel Albert Johnston, qui, ainsi que presque tous les officiers qui l’accompagnèrent dans cette campagne, embrassa plus tard la cause de la confédération. Se trouvant à Washington en congé en 1859, il fut chargé par le gouvernement de réprimer un commencement d’insurrection, prélude de l’orage qui se préparait. Un nombre d’insurgés abolitionistes conduits par un chef nommé John Brown, qui avait déjà excité des troubles en Kansas, s’était emparé de la fabrique d’armes et de l’arsenal du gouvernement à Harper’s Ferry, et y avait pris des citoyens considérables comme otages. Lee eut ordre de les délivrer, et par un coup de main hardi réussit à les sauver et à s’emparer de tous les insurgés. Il eut grand’peine à empêcher le peuple de faire justice instantanée de Brown et des autres chefs, à le remettre vivant entre les mains des autorités. De nouveau il retournait au Texas quand la crise terrible qui couvait depuis longtemps vint à éclater.

L’élection de Lincoln, nommé par le parti républicain, avait déterminé une partie des états du sud à quitter l’Union. La Caroline du sud avait « sécédé » la première le 20 décembre 1860 ; le 1er février 1861, elle était suivie par le Texas, le Mississipi, la Floride, la Géorgie, l’Alabama, la Louisiane, et les sept états confédérés nommaient pour leur président Jefferson Davis. Bientôt après, la Caroline du nord les rejoignit ainsi que le Tennessee, le Missouri, le Kentucky et l’Arkansas. Le 13 avril 1861, le fort Sumter se rendait au général Beauregard, et le lendemain paraissait la proclamation de Lincoln, appelant sous les drapeaux 75,000 hommes, pour soumettre les états déclarés rebelles. Seule entre tous les grands états du sud, la Virginie avait résisté à la sécession. Elle avait une répugnance presque invincible à se séparer de l’Union, de ce drapeau qu’elle avait si souvent illustré, et à entrer dans un conflit sanglant qui forcément se passerait sur son territoire. Pendant bien des semaines, la convention virginienne refusa de voter la sécession ; mais, obligée par la proclamation de Lincoln à fournir son contingent d’hommes, elle se décida le 17 avril à associer son sort à celui de la confédération du sud.

Lee arrivait du midi à ce moment solennel, et pour lui la question se posait douloureuse et brûlante. Suivrait-il les armes du nord ou celles du sud ? Le choix pour lui était cruel. D’un côté, l’avenir le plus brillant : la haute position et les longs et anciens services de sa famille, l’intimité de son père avec Washington et sa propre alliance avec la petite-fille du grand législateur, qui l’en rendait en quelque sorte le représentant, la considération personnelle dont il jouissait, lui assuraient les plus belles destinées. Le vieux général en chef Scott avait pour lui une telle estime et une telle affection qu’il voulait le regarder comme son successeur immédiat et disait de lui : « Il vaudrait mieux que l’armée perdît tous ses officiers, moi compris, que Robert Lee. » Aussi usa-t-il de toute son influence pour persuader à Lee de ne pas donner sa démission : il lui avait remis à son arrivée un brevet de colonel, et l’avait proposé au gouvernement pour remplir les fonctions de général de brigade. De l’autre côté, Lee n’avait qu’un seul motif qui pût le décider, mais ce motif le rendit inflexible. Virginien de naissance, son premier devoir comme sa première affection était pour son pays natal. Si la Virginie restait dans l’Union, il combattrait dans l’armée des États-Unis ; si elle rejoignait la confédération, il devait suivre son appel et servir le drapeau qu’elle aurait choisi. La lutte en lui fut courte, quoique douloureuse au dernier point. « Mon mari a pleuré des larmes de sang sur cette terrible guerre, écrivait mistress Lee à un ami ; pourtant il doit comme homme et comme Virginien partager les destinées de son état, qui s’est prononcé pour l’indépendance. » Aux appels urgens du général Scott, il répliqua : « Je n’ai pas le choix ; je ne puis pas consulter mes propres sentimens, » et à un des ministres de Lincoln, Mongomery Blair, qui lui fut envoyé par le président pour lui offrir le commandement effectif de l’armée sous Scott, il répondit : « Je regarde la sécession comme une anarchie, et si j’avais quatre millions d’esclaves, je les sacrifierais à l’Union ; mais comment puis-je tirer l’épée contre la Virginie, où je suis né ? » Aussi le 20 avril, résistant à toutes les tentations, et acceptant un avenir de sacrifices, il envoyait à Scott sa démission de colonel, accompagnée d’une lettre de regrets. Ce qu’il écrivait le même jour à une de ses sœurs, malade dans le nord, nous montre plus intimement encore par quelle épreuve terrible cette âme si loyale et si consciencieuse dut passer.

«… Nous entrons dans une période de lutte que rien ne peut empêcher. Tout le midi est dans un état de révolution où la Virginie, après une longue lutte, a été entraînée, et quoique je ne reconnaisse nullement la nécessité de cette situation, que j’aie au contraire attendu et plaidé jusqu’à la dernière extrémité pour obtenir que l’on donne satisfaction à nos griefs, pourtant, en ce qui me concernait, j’ai été forcé de trancher la question. Devais-je ou non porter les armes contre mon état natal ? Malgré tout mon dévoûment à l’Union et mes sentimens de loyauté et de devoirs comme citoyen américain, je n’ai pu me décider à tourner mon épée contre mes parens, mes enfans, mon home. J’ai donc donné ma démission de l’armée, et sauf pour la défense de ma province, où j’espère que mes humbles services ne seront jamais requis, je souhaite de ne plus jamais avoir à tirer mon épée. Je sais que vous me blâmerez, mais je vous demande de penser à moi avec toute l’indulgence que vous pourrez et d’être convaincue que je me suis efforcé de faire ce que j’ai cru être mon devoir. Pour vous montrer la lutte et l’effort qu’il m’en a coûté, je vous envoie copie de ma démission. Je n’ai pas le temps d’en écrire davantage. Que Dieu vous garde et vous protège, vous et les vôtres, et vous envoie toutes ses bénédictions ; c’est le souhait de votre frère dévoué. »

On le voit, Lee ne regardait pas l’élection d’un président républicain, nommé par une seule fraction du pays, comme une raison suffisante de se séparer de l’Union. Ce fut là aussi le sentiment d’un grand nombre d’officiers du sud ; habitués à combattre sous le drapeau des États-Unis, ils avaient peine à comprendre la force du raisonnement qui semblait justifier la sécession et les obligeait à quitter ce drapeau. Leurs résolutions finales furent prises sur les mêmes considérations que celles qui déterminèrent Lee : leurs états respectifs les appelaient, et ils devaient avant tout leur obéir. En donnant ainsi sa démission, Lee sacrifiait non-seulement l’avenir qui s’ouvrait devant lui, mais aussi celui de ses enfans, ainsi que sa fortune personnelle ; bien plus, le gouvernement qu’il avait si longtemps servi allait le considérer, comme un traître, et il s’aliénait l’affection d’un grand nombre de ses meilleurs amis. Un seul mot, celui qui résume toutes les actions de sa vie, fut le mobile de celle-ci, la plus cruellement décisive : il crut faire son devoir.

Aussitôt que la nouvelle de sa démission fut connue à Richmond, devenu la capitale et le quartier-général des états confédérés, le gouvernement de Virginie nomma Lee major-général des forces de la Virginie du nord, et il fut appelé à comparaître devant la convention assemblée au Capitole, où le président lui annonça dans un discours solennel la mission qui lui était imposée. Lee était alors, à cinquante-quatre ans, dans toute la vigueur de l’âge et de ses facultés intellectuelles. Il avait toujours eu une figure et une tournure remarquablement belles, et les soucis de la guerre n’étaient pas encore venus blanchir ses cheveux. Grave et silencieux par nature, un peu raide, d’une exquise politesse de manières, mais en même temps d’une douceur et d’une simplicité infinies, il en imposait à ceux qui ne le connaissaient que peu. Sa santé de fer, maintenue par une sobriété et une frugalité devenues proverbiales dans son armée, n’avait été atteinte par aucune des fatigues de ses campagnes, et il était encore le plus intrépide et le plus élégant cavalier de la Virginie. Il portait cette rigueur de principes, dont il venait de donner un si frappant exemple, dans tous les actes de la vie privée et il la voulait voir pratiquer à ses enfans. Qu’on lise ces fragmens d’une lettre adressée quelque temps auparavant à son fils aîné, qui devint plus tard un de ses officiers-généraux les plus distingués ; trouvée par des officiers fédéraux, elle fut publiée par eux pendant la guerre.

« Appliquez-vous, écrivait-il à être vrai en toutes choses. La franchise est la fille du courage et de l’honnêteté. En toute circonstance, ne promettez jamais que ce que vous comptez tenir, et ayez toujours la volonté absolue de bien faire… Quant au sentiment du devoir, laissez-moi vous en conter un exemple. Il y a près de cent ans, il vint une journée extraordinairement sombre, connue encore sous le nom de la journée noire, où la lumière du soleil s’éteignit lentement comme par une éclipse. La chambre du Connecticut siégeait alors, et à mesure que l’obscurité inattendue et effrayante augmentait, les députés partageaient la consternation générale. Beaucoup crurent que le jour du jugement était arrivé, et quelqu’un proposa dans l’effroi du moment que la séance fût levée. Alors un vieux législateur puritain prit la parole et dit que, si le dernier jour était en effet venu, il voulait qu’on le trouvât à sa place, faisant son devoir, et pour cela il demandait que la chambre ordonnât d’apporter des lumières, afin qu’elle pût continuer ses travaux. Il y avait un grand calme dans l’âme de cet homme, le calme de la sagesse divine, et l’inflexible volonté de bien faire. Le devoir est le mot le plus sublime de notre langue. Faites-le en tout, comme le vieux puritain. Vous ne pouvez faire plus, ne cherchez jamais à faire moins. »

Pendant quelque temps, Lee eut la difficile tâche d’organiser l’armée de Nord-Virginie. De tous les côtés, les hommes arrivaient. Dès le mois de mai, 30,000 Virginiens se pressaient à Richmond sous le drapeau confédéré ; pourtant leur zèle et leur enthousiasme patriotique ne compensaient guère le manque de discipline et d’éducation militaire, et il fallut une activité extrême pour en faire en quelques mois de bons soldats, devenus plus tard d’admirables troupes. Lorsqu’au bout de trois mois il eut mis Richmond en état de défense et complètement organisé les forces qui y étaient réunies, il fut nommé général de division par le gouvernement confédéré en même temps que Beauregard, J.-E. Johnston et Cooper, et envoyé en Ouest-Virginie pour y diriger un service difficile et désagréable, qu’il accepta néanmoins sans hésiter. L’été se passa pour lui sans grands événemens, sauf quelques escarmouches avec des colonnes détachées de l’armée de Mac-Clellan. Plusieurs fois Lee espéra en venir aux mains avec le gros de l’armée ; mais après de longues attentes, des marches et des contre-marches que l’état épouvantable des routes retardait beaucoup, il ne put qu’arrêter les progrès du général Rosencranz, qui un matin disparut, battant en retraite. L’hiver approchait, Lee dut revenir à Richmond sans que cette campagne eût produit aucun résultat.

Le désappointement des sudistes fut grand, et les commentaires sévères. On ne voulut pas considérer les difficultés insurmontables qu’avait offertes un pays sauvage, sans routes, sans chemins de fer, sans rivières navigables, dont les habitans, plutôt favorables au nord, trahissaient tous les mouvemens des confédérés, tandis que les fédéraux avaient entre leurs mains deux chemins de fer qui leur permettaient de faciles retraites.

Lee eut donc à supporter, après une pénible campagne sans gloire, mais harassante de fatigues, le poids d’une déception générale. Il ne voulut pas révéler, ce que le gouvernement seul savait, à quel point la désobéissance à ses plans et à ses ordres avait été la cause de son insuccès, ne voulant nuire à aucun de ceux qui portaient l’uniforme de la confédération. Pendant l’hiver, il fut chargé de mettre en état de défense les côtes de la Géorgie et de la Caroline du sud, et ses admirables travaux lui regagnèrent rapidement cette popularité qui ne devait plus l’abandonner.