Le Gardien du feu/3

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II

21 avril.


Rien à signaler, mon ingénieur, du moins pour ce qui est du service. Le baromètre est sur « variable » ; il souffle grande brise de noroît. Ce matin, après l’extinction du feu, j’ai monté mon matelas dans la lanterne, ainsi que des provisions de bouche pour plusieurs jours. Car, d’ici quelque temps, je ne me soucie pas de redescendre. Comme je passais sur le palier du deuxième étage, devant la porte de leur chambre, — de leur tombe, — je l’ai entendue, elle, qui disait à l’autre :

— Je savais bien qu’il avait trop de religion pour vouloir cela !

Puis, mon pas s’éloignant, elle a poussé une clameur folle, un cri d’angoisse désespérée :

— Au nom de Dieu et de saint Yves ! Goulven !… Goulven Dénès !…

J’ai continué de gravir les marches, j’ai mangé un biscuit trempé d’eau et je me suis étendu sur le matelas, les bras en croix sous ma tête. J’ai dormi du sommeil de mes nuits anciennes, du temps que l’image de la femme ne me hantait point, — d’un sommeil sans pensée et sans rêves. Le soleil se couchait derrière l’Ar-Mèn, dans les lointains de la mer, quand j’ai rouvert les yeux. Je suis reposé : j’ai les idées d’une lucidité qui tient du prodige, comme si l’éblouissante flamme du phare projetait son éclat jusqu’au fond de mon esprit.

Saint Yves ! Elle a osé invoquer saint Yves !… Ce fut la veille de son pardon que nous nous fiançâmes. Je revenais de Smyrne, libéré ; à Toulon, j’avais trouvé ma nomination de gardien de troisième classe au phare de Bodic. Sans même prendre le temps d’aller embrasser mes parents, en Léon, j’avais escaladé la diligence de Tréguier, bondée de voyageurs. Je fis mon entrée dans la vieille ville des évêques, juché sur un monceau de malles ; mais, au tournant de la rue de l’Hospice, je me laissai couler à terre. Adèle Lézurec était là qui m’attendait. Par espièglerie, elle s’était couvert tout le visage du capuchon de sa mante.

— C’était pour savoir si votre cœur m’aurait devinée, me dit-elle.

Je lui répondis :

— Là-bas, en Orient, je sentais, à un parfum d’herbe mouillée, tout à coup répandu dans l’air, qu’il y avait dans le courrier de France une lettre de vous.

Depuis un an que je ne l’avais revue, elle avait encore embelli. Elle était dans tout l’épanouissement de ses formes, exhalait une odeur de sève chaude, comme les jeunes écorces en travail des printemps. Toute trace d’étiolement avait disparu. Ses yeux avaient tour à tour des lassitudes et des ardeurs étranges. Un sortilège émanait d’elle. Je me souviens que j’en fus parfois troublé jusqu’à en éprouver une sorte d’effroi. Je me remémorais ce dicton de la sagesse léonarde : « Tu reconnaîtras la jeune fille digne d’être épousée à ce qu’elle ne t’inspirera que des pensers chastes. » J’en avais d’autres auprès d’Adèle Lézurec. Ce n’était point là, je m’en rendais compte, l’amour probe et calme, exempt de toute fièvre, qui aurait été mon lot si j’eusse aimé chez nous, au grave pays de Léon. Un mot de ma mère aussi me revenait par moments ; lorsque je lui avais fait part de ma détermination, elle m’avait écrit : « Tu prends femme hors de ta race ; puisses-tu n’avoir pas à t’en repentir !… »

Mais un regard d’Adèle dissipait tous ces nuages.

Les reflets de ses yeux produisaient sur moi un effet de vertige qui m’étourdissait l’âme, comme de fixer longtemps le scintillement du soleil sur la mer. Je ne m’appartenais plus, j’étais sa chose. Je pus, à notre messe de mariage, mesurer à quel point elle me possédait. Vainement, je m’efforçai de prier : je ne savais plus ; j’étais comme ces ivrognes qui recommencent toujours leur chanson au même vers et n’arrivent pas plus à en sortir la trentième fois que la première. Il fallait vraiment que je fusse bien changé !

Autre détail non moins significatif. Mes parents, alléguant l’état de leur santé, avaient envoyé leur consentement sur timbre. Or, ma mère, ma propre mère m’était à cet instant devenue si indifférente que son absence n’attrista point mon bonheur.

Sur le soir, pourtant, je fus saisi d’une douloureuse impression de mélancolie.

Adèle, conformément à l’usage trégorrois, avait décidé qu’un bal suivrait le repas de noces et elle avait loué, à cette intention, la salle du Rocher de Cancale, sur le quai, plus spacieuse que le petit café de la rue Colvestre. Quelques jours auparavant, elle avait essayé de m’apprendre les pas les plus simples. Mais j’y apportais une maladresse native qui la fit rire d’abord, puis la découragea.

— Vous dansez comme un ours des foires, me dit-elle, non sans dépit… Ma foi, tant pis ! vous ferez comme les vieux, vous assisterez aux ébats des autres.

Toute la soirée, effectivement, je demeurai sur ma chaise, regardant passer les couples et Adèle tournoyer aux bras des jeunes hommes. Elle glissait, onduleuse, à demi pâmée ; un frémissement voluptueux gonflait sa gorge, entr’ouvrait ses lèvres, agitait son corps. Je me rappelai des bayadères que j’avais vues se trémousser, avec des gestes pareils, dans un mauvais lieu, à Singapore. Pour secouer l’obsession de cette image pénible, je sortis.

C’était, dehors, une nuit d’avril, comme à présent, une nuit pâle et tiède, parsemée d’étoiles. Au pied des quais bruissait doucement le clapotis de la mer montante. Une détresse infinie me serra le cœur ; je me sentais seul, loin de tout, détaché de la vie même… À ce moment, une forme s’approcha : je reconnus le douanier qui m’avait donné, l’année précédente, le nom et l’adresse de celle qui était aujourd’hui ma femme.

— Un peu d’air fait du bien, n’est-ce pas ? me dit-il.

— Oui, en vérité, répondis-je.

Et, feignant d’être tout heureux de la rencontre, je l’emmenai prendre un verre au Rocher de Cancale.

Vers les deux heures du matin, les gens de la noce vinrent, aux sons d’une musette et d’un accordéon, nous reconduire dans la haute ville, et je dus boire encore avec eux, avant de rejoindre Adèle dans sa chambre. Lorsque j’y pénétrai, elle était au miroir, qui défaisait sa coiffure. La cornette ôtée, ses lourds cheveux s’épandirent, l’enveloppèrent toute d’un flot sombre où des clartés frissonnaient çà et là, comme des lueurs d’astres sur un étang nocturne. J’en rassemblai par derrière deux pleines poignées et, y plongeant mes lèvres, mes yeux, tout mon visage, sans que j’eusse su dire si c’était d’amour ou de désespoir, je fondis en sanglots.

Les jours, les ans qui suivirent n’ont pas d’histoire. En me retournant vers ce passé, je vois des pays gais, riches en moissons, des estuaires d’eau profonde entre des collines boisées, des nappes de mer aussi délicatement nuancées que le plumage des mouettes, et des bourgs, des villages, — les jolis villages de là-bas, avec leurs toits d’ardoises claires qui semblent dire au voyageur : « Arrête-toi. Qu’irais-tu chercher plus loin ? Le bonheur est ici ! »

Nous habitâmes tour à tour les postes de Bodic, de Port-Béni, de Lantouar. Tous, des phares terriens, situés sur les hauteurs verdoyantes ou à l’embouchure des rivières salées du Trégor. Il eût été difficile de rêver à notre félicité des nids plus charmants. Nous y vivions, Adèle et moi, côte à côte, jamais séparés. Les nuits même, lorsque j’étais de quart, elle les passait avec moi dans la lanterne. Ces veillées aériennes dans la grande lumière éclatante, lui étaient un prétexte à mille imaginations délicieuses ou folâtres. Élevée, toute petite, sur les genoux des conteuses trégorroises, adonnée plus tard, dans le désœuvrement de ses après-midi solitaires, aux lectures les plus romanesques, elle avait à un degré surprenant l’esprit fécond et la verve ingénieuse de sa race… Sa fantaisie, tout naturellement, créait des merveilles.

Elle disait, par exemple : « Nous sommes des châtelains de l’ancien temps ; c’est fête, ce soir, dans notre donjon. Des seigneurs chamarrés d’or, des dames en robes de brocart montent l’escalier. Des ménestrels aussi vont venir. Écoute ! Ce que tu prends pour le souffle du vent dans les ramures ou le fracas lointain de la mer parmi les galets, c’est le son de leurs violes qu’ils accordent. Ils s’apprêtent à célébrer tes exploits et la beauté de ta noble épouse. Tendons l’oreille, mon doux sire !… » Ou bien elle disait encore : « J’étais une princesse captive. Une magicienne perverse m’avait enchaînée dans cette prison. La tour où je languissais jetait dans la nuit des lueurs si effrayantes que les chevaliers les plus courageux n’en osaient approcher. Mais, un jour que je me peignais sur mon balcon, tu me vis, tu m’aimas, et tu fis le serment de me délivrer, de rompre le mauvais sort qui pesait sur mon destin. Rappelle-toi ! Un ermite te remit une lance dont la pointe avait été trempée dans le sang du Christ. Armé de cette lance, tu éventras les dragons, vomisseurs de feu. Mais, quand tu voulus atteindre jusqu’à moi, les échelles que tu appliquais au mur cassèrent l’une après l’autre. Alors, ayant tressé mes cheveux en deux longues nattes, je les laissai pendre et tu les saisis. Et maintenant nous voici mari et femme, et, pour que tout s’achève comme dans les contes, nous allons avoir beaucoup d’enfants… »

Des enfants !… Cela seul manquait à nos vœux… Il ne nous en est pas né, Dieu merci !

Ces fictions d’Adèle enchantaient mes nuits de garde. Je l’écoutais avec ravissement. Elle m’apparaissait comme un être d’une essence supérieure. Je l’admirais.

— Vous autres, filles du Trégor, lui disais-je, vous avez eu des fées pour aïeules ; elles vous ont légué des secrets magiques. Les femmes de chez nous ne savent que prier les saints et filer de la laine. Toi et tes pareilles, vous êtes des tisseuses de beaux rêves. Tu dois me trouver bien stupide, en comparaison des jeunes hommes de ton pays qui t’ont désirée avant que tu sois devenue mienne. Je suis, en effet, le fils d’une race lourde et grossière, enfermée dans un cercle étroit. Tu aurais tort de me mépriser, toutefois. Nous avons aussi nos qualités, en Léon. Aucune légèreté d’esprit, il est vrai, mais par contre, une constance à toute épreuve. Quand nous nous sommes donnés, nous sommes incapables de nous reprendre. Nous aimons d’un amour fort comme la mort.

Elle ripostait en riant :

— C’est pourtant vrai que tu n’es pas comme tout le monde. On voit bien que tu as été élevé pour la prêtrise, dans une contrée où les jeunes filles se croiraient damnées, si elles chantaient ailleurs qu’à la messe. Tu parles de tout, et même de l’amour, sur un ton prêcheur. Au fond, tu n’es peut-être pas très sûr que le mariage ne soit pas un péché. Avoue que tu me considères presque comme une créature de perdition…

Je lui fermais la bouche avec des baisers. Les siens avaient une saveur subtile, pénétrante, et qui enivrait… Mais non ! non ! pas de ces souvenirs ! Leur poison m’énerverait. Ouvrons plutôt au vent de la nuit, à l’air vierge, à l’air irrespiré des grandes solitudes atlantiques.

Je viens de passer quelques minutes sur la galerie. La brise est tombée avec le jusant. Le ciel est à la brume. Le feu des Pierres-Noires, tout à l’heure très distinct, se recule et s’efface. La Pointe du Raz elle-même n’est plus qu’une haute silhouette sombre, vers l’orient : elle a son aspect des mauvais jours, le profil indécis et menaçant d’une terrefantôme. Ainsi nous apparut-elle, lorsque nous y arrivâmes d’Audierne, Adèle et moi, dans une charrette de roulier que nous avions frétée à Quimper pour le transport de nos meubles et de nos personnes.

Ma nomination de gardien-chef au phare de Gorlébella m’était parvenue dans la semaine, à Lantouar, mon troisième poste. C’était un avancement inespéré : je comptais à peine cinq ans de services. Il m’avait causé néanmoins plus de déplaisir que de joie. Adieu la vie parfaite, le repos et le travail en commun, les chères veillées à deux dans la lanterne ! Je ne serais plus sous le toit de ma femme qu’un hôte intermittent. Pour quinze jours de présence, un mois de séparation ! Les deux tiers de l’année à me dessécher loin d’elle, captif des eaux, l’esprit perpétuellement obsédé de son image ! Et elle, la fine et frêle fleur du Trégor, comment supporterait-elle sans dépérir cette transplantation soudaine au dur pays des Capistes ? Comment, surtout, cet isolement dans l’exil ?… Je voulais refuser. Ce fut Adèle qui s’y opposa.

— Partons ! dit-elle délibérément.

Dans le train, elle me confessa qu’elle n’était pas fâchée de connaître d’autres horizons, une autre Bretagne, un autre peuple.

— Je suis la fille de mon père, vois-tu. Par lui, un peu de l’humeur inquiète des marins et de leur goût d’aventures a passé dans mes veines. C’est pourquoi j’ai constamment repoussé les bourgeois de Tréguier qui se disputaient ma main : c’étaient des boutiquiers, des gens établis. Changer de comptoir ? Ma foi, non ! Je n’avais que trop moisi dans notre vieille salle de la rue Colvestre. J’étais comme une giroflée des murs qui cherche l’air ; j’avais soif de mouvement, de nouveauté… Je n’aurais pas non plus épousé un matelot. Les matelots, cela voyage, mais leurs femmes piétinent sur place à les attendre. Si tu n’étais pas entré dans les phares, tu ne m’aurais pas eue.

— Prends garde, répondis-je, ce que l’on va querir ne vaut pas toujours ce que l’on quitte.

Elle haussa les épaules, me traita de « Léonard », de « planteur de choux », ce qui était sa grande injure, quand, avec la maladresse qui m’était habituelle, je froissais involontairement ses rêves.

Jusqu’à Audierne, la fuite et la diversité des paysages la tinrent en gaieté. Elle s’amusait de la démarche alourdie des Cornouaillaises, de leurs coiffes étranges, comme on n’en voit plus que dans les miniatures des livres anciens, de leur breton aussi, qui lui semblait une autre langue, tant la prononciation locale la déconcertait.

Mais, lorsque nous nous fûmes engagés dans la route du Cap, ses yeux s’assombrirent devant ces vastes étendues dénudées, à peine hérissées çà et là d’un bouquet d’ormes rachitiques, et dont la mélancolie du soir d’octobre accentuait encore la tristesse et la sauvagerie. Des vols de corbeaux se levaient des labours, regagnant leurs gîtes dans les pinèdes lointaines, vers Beuzec et Douarnenez. De distance en distance, se profilait un manoir isolé, d’aspect tragique, et sur qui semblait planer le souvenir d’un crime.

La mer demeurait invisible, mais on entendait son grondement sourd et, par intervalles, des coups de ressac si puissants qu’ils ébranlaient le sol, faisaient trembler la terre dans ses profondeurs. À partir de Plogoff, Adèle ne parla plus. Moi-même je me taisais, écoutant sonner les sabots de l’attelage sur les dalles de granit brut dont le chemin était comme pavé. Une brume, d’heure en heure plus épaisse, flottait maintenant sur les choses, ainsi qu’une poussière salée ou quelque mystérieuse fumée d’océan. Dans cette brume, une sorte de cime s’estompa. Notre conducteur, nous la désignant du manche de son fouet, dit :

— C’est la Pointe !

Des deux gardiens que j’allais avoir sous mes ordres, il n’y en avait qu’un de marié. Nous trouvâmes sa femme qui nous attendait dans l’enclos de la caserne. C’était une Ilienne de Sein, toute vêtue de noir, à mine sévère et d’humeur concentrée. Après qu’elle nous eut fait visiter notre logis, Adèle lui demanda de nous montrer au large le feu de Gorlébella.

— Suivez-moi, répondit la femme, mais assujettissez bien chacun de vos pas, car les sentiers sont glissants.

Nous nous enfonçâmes derrière elle dans la nuit. Tout en marchant, elle nous renseignait d’un ton bref :

— Ce bruit, sur notre gauche, c’est l’Enfer du Raz… Cette grève, au pied de la falaise, c’est la Baie des Trépassés…

L’Enfer ! Les Trépassés ! ces mots nous glaçaient, et il n’était pas jusqu’à cette femme en noir, dans tout le noir, tout l’inconnu de ces lieux sinistres, qui ne nous inspirât je ne sais quelle angoisse mêlée d’épouvante.

— Gorlébella ! dit l’Ilienne.

Une pâle lumière verdâtre trouait au loin les ténèbres de l’abîme. Et notre guide continuait :

— Cet autre feu, là-bas, c’est le phare de Sein… Cet autre, tout là-bas, c’est l’Ar-Mèn.

Nous ne regardions que Gorlébella. Adèle, pressée contre moi, frissonnait ; d’un geste brusque, elle se cacha le visage dans ma poitrine et se mit à pleurer en silence. À ce moment, un de ces oiseaux de mer qu’on appelle des fous nous frôla presque de ses ailes, décrivit au-dessus de nos têtes deux ou trois cercles, puis plongea, comme une flèche, dans l’obscurité béante. Et j’eus le pressentiment très net que ce pays farouche, voué jadis à d’horribles holocaustes, nous serait fatal.


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