Le Gardien du feu/5

La bibliothèque libre.
◄   Chapitre III Chapitre V   ►

IV

24 avril.


Nettoyé par la tempête, le ciel est d’une profondeur sans limites, et la nuit d’une transparence quasi surnaturelle. Il semble que, derrière l’atmosphère normale, se révèlent des éthers inconnus, de vagues paradis, superposés en voûte et perdus à des distances vertigineuses. Les courants du Raz, apaisés, roulent avec une silencieuse majesté de fleuves. Une brise légère évente les eaux endormies. Leur respiration s’entend à peine. Les récifs même de la Chaussée de Sein n’exhalent plus qu’en sourdine leurs abois de sphinx hurleurs.

Il se dégage des champs d’ondes, au pied du phare, une odeur discrète, pénétrante, cette fine odeur de violette qui étonne les terriens quand ils traversent les marais salants. Car la mer aussi a ses printemps qui embaument. Jamais leur influence ne m’avait autant ému que ce soir. Je me sens faible et lâche. Si je m’écoutais, j’en finirais tout de suite. Je vois se balancer sous mes yeux des creux de houles calmes où il serait doux de s’étendre, comme font, dans les douves des prairies léonardes, les faucheurs d’herbes, leur journée close. Mais non, les temps ne sont pas encore venus : ma journée à moi n’est point close, et c’est le plus pénible de ma tâche qu’il me reste à remplir.

Je vous ai dit, mon ingénieur, sous l’oppression de quelles angoisses, de quels cauchemars, se traînait ma vie à Gorlébella. Chez un autre, à la longue, l’habitude aurait émoussé la souffrance. Mais j’ai toujours été l’homme d’un sentiment unique. Le mal de l’absence, loin de décroître, me rongeait l’âme chaque fois plus avant, à la manière d’un cancer. Les retours auprès d’Adèle ne me procuraient point la guérison — ni même la trêve — que j’en espérais. Je ne l’avais pas plus tôt retrouvée que la pensée qu’il faudrait la quitter encore passait sur ma joie comme l’ombre d’un nuage de grêle sur une moisson d’épis mûrissants. Et, de même qu’au phare je supputais mes semaines, mes siècles d’isolement, de même, dans notre logis de la Pointe, je me gâtais, à les compter une à une, les brèves minutes de notre bonheur.

J’essayais de dissimuler à ma femme les mouvements qui m’agitaient et de feindre devant elle la gaieté que je n’avais pas. Mais je n’ai jamais été très habile à ces sortes de déguisements. Il m’arrivait à tout instant de m’oublier en des attitudes de prostration auxquelles il n’était guère possible qu’Adèle se méprît.

— Qu’as-tu, me disait-elle, à me regarder avec ces yeux tristes ? Tu as l’air morne des béliers noirs de ton pays, quand on les mène au boucher.

Je me secouais, je me forçais à rire. Elle, dépitée, continuait :

— Ton rire sonne faux, mon pauvre Goulven !… Je ne t’ai jamais connu bien folâtre ; ce n’est pas dans ta nature, à ce qu’il paraît. Mais, en vérité, depuis que nous sommes exilés en cette contrée de malédiction, tu deviens comme un enterrement. Est-ce là ta façon de me récréer ? Ce n’est donc pas assez, crois-tu, de la tristesse de cette caserne, de ces landes stériles, de ce ciel venteux ? Il faut encore que tu y ajoutes la tienne !…

Et, avec une insistance presque amère :

— Un mois à me dessécher d’ennui, pas un être avec qui causer à cœur ouvert, voilà mon lot, quand tu es au phare. Tu reviens : c’est pour m’achever avec tes mines de résignation, ta figure de pénitence. Qui me distraira, si tu ne le fais point ? Invente quelque chose, parle !… À moins qu’il ne soit vrai, comme on raconte, que les hommes des phares, à force de vivre en tête à tête, finissent par désapprendre la parole.

Ces reproches augmentaient encore mon embarras et ma gaucherie. J’aurais voulu lui crier :

— Épargne-moi ! C’est parce que je t’aime trop, c’est parce que ton amour est en moi comme une flamme insatiable et que cette flamme a tout dévoré !…

Mais, au lieu de sons humains, il ne fût sorti de ma poitrine que des sanglots.

D’autres fois, au contraire, le sentiment — dont j’étais torturé sans cesse — de la rapidité des jours heureux, exaspéré peut-être par les longues continences du large, allumait dans mon sang la fougue barbare de mes ancêtres, les antiques écumeurs de plages. J’étreignais Adèle avec une violence qui la terrifiait, la faisait se sauver de moi, toute meurtrie, comme si j’eusse été quelque ravisseur. L’accès passé, j’étais le premier à en rougir. Je m’humiliais, je demandais pardon. Adèle, d’une voix tremblante de peur et de courroux, murmurait :

— C’est bien ce qu’on m’avait dit !… Pas de milieu chez ces Léonards !… Tantôt des moutons et tantôt des brutes !

Après, j’étais des heures sans oser l’approcher. Je me suis même vu me lever, la nuit, tandis qu’elle reposait, et m’en aller courir au dehors, par les sentiers de ténèbres, sous la rafale, — cela pour lui marquer mon repentir et la laisser revenir à moi, spontanément. Elle ne m’en savait, du reste, aucun gré. De mois en mois, je crus m’apercevoir qu’elle s’écartait, se retirait davantage, devenait plus absente, plus lointaine. Plus elle m’échappait, plus je me cramponnais à elle. Mais, il s’était décidément mis entre nos âmes, le grand mur d’ombre, aussi résistant que les falaises du Cap, et les efforts que je tentais pour le démolir n’aboutissaient qu’à le consolider. N’importe ! Je ne me décourageais pas.

« Adèle est aigrie, me disais-je : le changement d’habitudes a été trop brusque et trop profond. Dès le premier soir, ce pays lui est apparu comme une terre hostile. Elle est ici comme une fleur de jardin livrée à toute l’âpreté des vents atlantiques, et qui regrette les tièdes abris des moûtiers trégorrois. Comment pourrait-elle n’en pas souffrir ?… Là-bas, elle était entourée, choyée. Tout, autour d’elle, respirait une douceur paisible. Les choses revêtaient les aspects les plus variés ; les gens étaient d’un commerce aimable. Ici, personne avec qui s’entretenir. Quel secours attendre de ces femmes de la Pointe, uniquement occupées à garder des vaches, à pétrir des bouses nauséabondes ou à gratter des champs pierreux ? Et quoi d’étonnant si la solitude lui est aussi mauvaise qu’à moi-même ?… »

J’avais espéré, dans les débuts, qu’elle aurait, en la femme Chevanton, sinon une amie, du moins une compagne. Mais celle-ci, outre qu’elle avait à décrotter toute une nichée de marmaille, ne montra, dès l’abord, qu’un empressement médiocre à répondre aux avances d’Adèle. C’était — je l’ai dit — une Ilienne. Elle attirait peu. Sous sa cape noire, elle avait le front étroit, et comme barré de fanatisme, de la plupart de ses compatriotes. Le temps que lui laissaient libre son ménage et la culture de quelques arpents d’oignons ou de patates, elle le consacrait à réciter son chapelet. Pour rien au monde, elle n’eût manqué une messe ; mais, les lendemains de tourmentes, elle errait, la nuit, le long des grèves, en quête d’épaves qu’elle vendait à un marchand de Plogoff, et, l’argent que lui rapportait ce trafic clandestin, elle le dépensait, le dimanche, avec des commères, à boire des micamos, des tasses de café noir qu’on noyait d’eau-de-vie.

Elle affectait vis-à-vis d’Adèle, qu’elle nommait la « cheffesse », une sorte d’obséquiosité sournoise, lui faisant, quand elle la rencontrait, des révérences pleines de componction, à la manière des nonnes, mais détournant obstinément la tête pour passer devant le corps de logis que nous habitions, et, si ma femme venait à l’interpeller, rompant tout de suite l’entretien ou n’y répondant que par des monosyllabes.

Au fond, avec le tempérament exclusif et inhospitalier des gens de son île, elle considérait Adèle comme une intruse. C’était assez pour qu’elle la détestât. Mais de plus, je pense, elle la jalousait, parce qu’elle était jolie, fraîche, distinguée, parce qu’elle avait un air de dame, des mains blanches, et que, même sur semaine, elle s’habillait de vêtements coquets. Peut-être aussi la méprisait-elle un peu, tout en la jalousant. Robuste fille de Sein, façonnée dès l’enfance aux dures besognes de la terre, elle devait avoir en mince estime la Trégorroise nonchalante qui recourait à une mercenaire, ne fût-ce que pour laver son linge, et ne faisait œuvre de ses dix doigts que de feuilleter des livres ou de broder. Broder ! La ménagère d’un gardien de phare ! Et, quant aux livres, comment pouvait-on se permettre d’en lire d’autres que le livre de messe, à moins d’être une créature vicieuse, une femme de péché !… Ainsi raisonnait l’Ilienne : et elle ne raisonnait déjà pas si mal. L’événement l’a prouvé.

— Je renonce à l’apprivoiser, m’avait, un jour, déclaré Adèle… J’ai essayé de la prendre par ses enfants : ils sont encore plus ombrageux que la mère. Lorsque je leur tends des sucreries, ils se sauvent à toutes jambes, ni plus ni moins que si j’étais la peste.

Et, avec un haussement d’épaules, elle avait ajouté :

— Après tout, pour ce que j’y perds !…

Il ne fut plus question entre nous de cette femme. Elle était, du reste, aussi peu gênante que possible, ne faisait pas plus de bruit, ne tenait pas plus de place qu’un fantôme… Comment nous fussions-nous doutés qu’avec son air de n’être nulle part elle était partout et rôdait furtivement autour de notre vie, les yeux aux aguets sous sa cape de bure sombre, comme la figure, muette et voilée de noir, de la Fatalité ?

Cependant, l’impuissance où j’étais de distraire Adèle me navrait le cœur. Tout d’abord, nous risquâmes bien quelques promenades aux environs de la Pointe. Mais la saison n’y était guère propice. Le plus souvent, les averses, les torrentielles et cinglantes ondées du Raz, nous forçaient à rebrousser chemin ou à chercher un abri, qu’on ne nous accordait pas toujours de bonne grâce, dans les chaumières enfumées et sordides des pêcheurs de la région. Au bout d’une demi-douzaine d’expériences de ce genre, ma femme en eut assez. Même par temps de soleil, ce fut vainement que je tâchai de l’entraîner au dehors.

— Pour voir quoi ? soupirait-elle… Des ajoncs et des pierres, des pierres et des ajoncs ?… J’en ai autant à contempler de ma fenêtre. À quoi bon me déranger ?

J’imaginai alors des excursions plus lointaines, vers Audierne, vers Pont-Croix et, tout au Nord, jusqu’à Douarnenez.

Nous partions de grand matin, dans un char-à-bancs de louage. À mesure que les cimes du Cap s’effaçaient derrière nous, dans la brume occidentale, et qu’à la clarté du jour levant se déroulait une nature plus riche, plus heureuse, sur le visage d’Adèle aussi une lumière montait, la jolie lumière rose de son sang jeune, soudain ravivé. Elle souriait aux arbres, aux maisons, aux passants. Et des chansons s’envolaient de ses lèvres, des refrains de sônes trégorroises, sautillants et vifs comme des trilles de rouges-gorges ou de pinsons. On descendait à l’auberge la plus avenante et l’on y mangeait à table d’hôte, parmi des marchands forains, des clercs de notaire, des commis des contributions indirectes. Adèle jouissait d’être regardée, ayant sorti pour la circonstance des toilettes que, là-bas, à la Pointe, elle n’avait aucun plaisir à porter. Puis, on flânait le long des rues, on s’arrêtait aux boutiques, on visitait l’église, le cimetière, et c’était un délice, jusqu’au soir. J’avais l’illusion d’avoir ressaisi, d’avoir reconquis ma femme. Que n’eussé-je pas donné pour que toutes les journées s’écoulassent de la sorte !… Mais, hélas ! j’avais à compter avec mon maigre budget de gardien de phare… Et d’ailleurs, à ces voyages si gais succédaient des retours si tristes !

— Allons ! en route, les damnés de l’Enfer du Raz, disait Adèle en se hissant à mes côtés, dans la voiture.

Rentré à la caserne, une demi-heure, une heure après elle, à cause de la carriole et du cheval qu’il fallait ramener chez leur propriétaire, je la surprenais à genoux devant le tiroir entr’ouvert de la commode où elle venait de serrer son tablier de moire et son châle-tapis ; et si j’attirais à l’improviste contre mon sein sa tête décoiffée, mes lèvres, sous l’emmêlement des cheveux, ne pressaient qu’une bouche sans baisers et des yeux embrumés de larmes.

Je ne me sentais pas le cœur de lui en vouloir. Aussi bien, dans ma pensée, la coupable, ce n’était pas elle, mais cette maudite contrée du Raz et l’existence qui nous y était faite. Je ne rêvais plus que d’un changement de poste.

Peut-être avez-vous gardé mémoire, mon ingénieur, d’une lettre que je vous adressai par voie hiérarchique, à la date du 7 février 1875. C’était pendant la durée d’un de mes congés. J’avais poussé, dans l’après-midi, jusqu’au bourg de Plogoff, pour des emplettes. Comme je passais, en revenant, devant la porte du brigadier des douanes, celui-ci me héla :

— Je vais dans vos parages, monsieur Dénès.

Chemin faisant, il m’apprit que son beau-frère, Joachim Méléart, maître de phare à Kermorvan, demandait sa mise à la retraite. J’eus un éblouissement subit, comme si, jaillissant des ombres du soir, la projection d’une flamme électrique eût rayé le ciel. Le brigadier continua de parler, mais je ne l’écoutais plus. Je le quittai même, je crois, assez impoliment, pour m’engager dans un sentier de traverse, tant j’avais hâte d’être auprès de ma femme et de lui annoncer la nouvelle.

Kermorvan, si j’obtenais la place, c’était la douce vie ancienne retrouvée, notre vie de Bodic, de Port-Béni, de Lantouar, la vie à terre, la vie en commun ! Plus de séparation, plus d’exils au large. C’en serait fini de mes longs martyres de Gorlébella.

— Et toi, mon Adèle, ma fleur unique, tu ne sécheras plus d’isolement et d’ennui !…

Le timide, le taciturne Léonard avait disparu ; je m’exaltais.

Elle m’interrompit :

— Et où est-ce ça, Kermorvan ?

Je lui peignis de mon mieux cette côte d’entre Océan et Manche ; la tiédeur du rivage, que touche un courant venu des Tropiques ; la baie des Sablons, d’une étincelante blancheur, pareille à un merveilleux parvis de marbre ; le phare, sur sa presqu’île de granit bleu veiné de porphyre, et, dans le fond de la passe qu’il éclaire, le Conquet, la perle des ports bretons, véritable ruche marine, toute bourdonnante, en effet, comme une conque, avec ses quais étagés en terrasses, les quatre cents voiles de sa flottille de pêche, ses maisons quasi seigneuriales, bâties aux âges opulents de la flibuste, sa population, enfin, bruyante et bigarrée, mélange de tous les types et de tous les sangs de la Bretagne.

— Attends donc, fit Adèle, n’est-ce pas au Conquet ?… Mais si ! je me rappelle maintenant… Mon père m’a raconté cela. Des pêcheurs paimpolais s’y rendirent avec leurs familles, voici une vingtaine d’années. Leur intention était de n’y rester que durant la saison du homard. Mais ils se plurent dans le pays et y demeurèrent. Il y avait des gens de ma parenté parmi eux, les Goastêr, les Évenou, d’autres encore.

Il fut décidé, séance tenante, que je solliciterais le poste de Kermorvan.

J’étais plein de confiance dans l’issue de ma démarche. Quant à ma femme, elle ébauchait déjà des projets, se brodait un avenir de féeries, tout en travaillant à la dentelle de sa courtepointe. Lorsqu’elle sut que Brest n’était qu’à trois heures de voiture du Conquet, je dus lui jurer par saint Goulven, mon patron, que je la mènerais au théâtre, au café-concert, et aussi que je lui ferais visiter l’escadre, principalement le Jemmapes, à bord duquel je servais, l’année de nos fiançailles. Elle était redevenue expansive, caressante, presque passionnée. Que serait-ce donc une fois installés là-bas !… Plus de doute : Adèle m’était rendue, tout était sauvé !

Le 15 février arriva votre réponse, mon ingénieur, et tout fut perdu. Elle contenait simplement ceci, cette réponse : « L’administration n’a pas statué encore sur la demande du gardien Méléart, mais, vu les nécessités budgétaires, il ne pourra y être donné satisfaction avant un délai d’au moins quinze mois. Il est, du reste, pris bonne note de la candidature du gardien Dénès. »

C’est Adèle qui, la première, avait décacheté le pli. Elle n’y eut pas plutôt jeté les yeux, qu’elle pâlit de désappointement et de colère, et, me lançant le papier au visage, comme pour m’en souffleter :

— Tiens ! dit-elle, ton Kermorvan, mon bel ami, c’est pour l’an quarante !

Il y avait dans l’intonation de sa voix comme dans l’expression de sa physionomie quelque chose de si dur, de si méprisant, que j’en fus abasourdi au point d’oublier ma propre déception. Elle ajouta :

— D’ailleurs, j’aurais dû m’y attendre… Tu es de ceux à qui rien ne réussit ! Avec la mine que tu as, on effarouche la chance au lieu de l’amadouer. Ah ! mon pauvre homme ! mon pauvre homme !…

Je l’écoutais, en quelque sorte, sans l’entendre. Je ne comprenais plus. Je voyais au loin, tout au loin, comme en songe, une Trégorroise aux traits harmonieux descendre posément la Grand’Rue, son psautier de vêpres dans ses mains gantées ; je la voyais, dans la salle basse de la rue Colvestre, incliner sous la lampe son profil de vierge, d’un charme indiciblement pur ; je la voyais surtout, en ces nuits de quart dont la vertu de ses sortilèges faisait d’exquises veillées d’amour, je la voyais s’avancer vers moi, dans le rayonnement de la flamme du phare, si lumineuse elle-même que toute la clarté qui se mouvait là-haut, dans la nuit, au-dessus de nos têtes, semblait émaner d’elle comme un nimbe. Et, comparant avec cette image la créature qui m’accablait à cette heure de son insultante commisération, je me demandais : « Qu’y a-t-il de commun entre celle-ci et l’autre, et comment une âme aussi diabolique a-t-elle pu se loger dans le corps d’Adèle Lézurec ? »

Elle me tournait le dos maintenant et, rencoignée dans l’étroite embrasure de la fenêtre, elle se tenait là comme une forme de crépuscule, noyée d’ombre par la nuit qui tombait. Je m’approchai d’elle, avec des paroles d’apaisement et presque d’exorcisme :

— Adèle, lui dis-je, rentre en toi-même, au nom du Christ !… Que t’ai-je fait pour que tu sois mauvaise envers moi ? Est-il juste que tu m’en veuilles, et, ce projet avorté, est-ce que je n’en souffre pas, moi aussi, et doublement, à cause de ta souffrance qui m’est plus douloureuse que la mienne ?

Elle répondit d’une voix sombre, sans se retourner :

— Je t’en veux d’être venu me chercher en Trégor, voilà tout !… Je n’aurais pas quitté l’auberge des Trois-Rois, et tu aurais épousé quelque Léonarde. Cela eût mieux valu… La preuve que nous n’étions pas faits l’un pour l’autre…

Je ne lui permis pas d’achever.

— Malheureuse ! m’écriai-je, tu ne proféreras point ce blasphème !

Je l’avais saisie violemment sous l’aisselle et j’allais lui appliquer mon autre main sur la bouche comme un bâillon. Alors, elle, croyant ou feignant de croire que, si je levais ainsi le bras, c’était pour la frapper, elle pencha la tête et dit avec un calme dédaigneux :

— À ton aise !… Donne-moi le coup de grâce et que tout soit fini !

Oh ! à la seule idée qu’elle pût me supposer capable d’une telle infamie, je fus sur le point de la broyer, de la piétiner, en effet. Durant l’espace d’une seconde, je me vis, sans horreur aucune, l’emportant, roidie, jusqu’à l’extrémité de la Pointe et, après un dernier baiser sur ses lèvres mortes, sautant avec son cadavre dans l’abîme. Il y avait peut-être là quelque avertissement du destin. Quel dommage, pour elle comme pour moi, que je n’y aie point obéi !… Au lieu de cela, fou de désespoir et de honte, je gagnai d’un bond le seuil de la chambre et je me précipitai, tête baissée, dans la nuit.

Tout le ciel était tendu comme d’une funèbre draperie de nuages que le vent remuait sans parvenir à les écarter. Les lampes des phares, au loin, brûlaient sans éclat, telles que des braises éparses qui agonisent dans le noir d’un four éteint. Les bruits du ressac se confondaient pour moi avec le bourdonnement de mes oreilles et de mes tempes. J’allais où me conduisaient mes pas. Des souches d’ajoncs, des arêtes de roches, à tout instant, me faisaient trébucher. Deux ou trois fois, des embruns d’eau salée m’enveloppèrent, me soufflant à la face la soudaine fraîcheur du vide. Je souhaitais ardemment mourir, mais, par scrupule religieux, je tenais à ce que la mort me cueillît d’elle-même… Tout à coup, une voix dit, presque à me frôler :

— Gare aux lames sourdes, monsieur Dénès ! Vous êtes ici dans leurs parages.

Je ne distinguais personne, mais l’Ilienne, avec ses prunelles phosphorescentes de rôdeuse de nuit, m’avait reconnu. Je lui contai je ne sais plus trop quelle histoire, et, pour achever de lui donner le change, je m’en revins en sa compagnie vers la caserne.

Je trouvai Adèle étendue sur le lit, tout habillée ; elle avait dû s’endormir d’émotion et de fatigue, laissant la chandelle grésiller sur la table. Je demeurai debout au milieu de la pièce à la considérer et, brusquement, la profonde altération de ses traits m’épouvanta. Un cerne jaunâtre se creusait au-dessous de ses paupières ; le rose même de ses pommettes s’était évanoui ; ses mains au repos s’allongeaient diaphanes et décolorées.

À cette vue, mon cœur s’amollit : je ne sentis plus en moi qu’une pitié immense pour cet être de beauté qui dépérissait. Tout de suite, ma résolution fut prise, quoi qu’il m’en pût coûter, et, l’esprit en paix, je me couchai par terre, sur un paillasson, pour attendre son réveil.

— Adèle, lui dis-je quand elle ouvrit les yeux, pardonne-moi la peine involontaire que je t’ai causée. Je te dois une compensation : tu vas partir pour Tréguier aujourd’hui même.

Elle s’était mise sur son séant et me regardait fixement, comme à travers les brumes d’un rêve, sans comprendre.

— Pour Tréguier !…

— Parfaitement. D’ailleurs, ne serait-ce que dans l’intérêt de ta santé, il faut que tu partes. Cela te changera les idées et te rendra des forces. Je m’en serais avisé plus tôt, si je n’étais un lourdaud stupide… Par exemple, tu n’as que le temps de faire tes préparatifs.

Elle s’était jetée à bas du lit ; ses yeux étaient pleins de larmes où la joie riait comme du soleil dans des fontaines. Puis, avec une hésitation :

— Mais toi, Goulven ?

— Moi ! Est-ce que je n’aurais pas été obligé de te quitter demain, n’importe comment ? Tu sais bien que je m’embarque, au jusant du soir, pour Gorlébella.


◄   Chapitre III Chapitre V   ►