Le Glaive

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Le Glaive
La Fin de SatanJ. Hetzel & G-A. Quantin (p. 51-98).

=== STROPHE PREMIÈRE. NEMROD ===

 
I

De nouveaux jours brillaient ; la terre était vivante ;
Mais tout, comme autrefois, était plein d’épouvante.
L’ombre était sur Babel et l’horreur sur Endor.
On voyait le matin, quand l’aube au carquois d’or
Lance aux astres fuyants ses blanches javelines,
Des hommes monstrueux assis sur les collines ;
On entendait parler de formidables voix,
Et les géants allaient et venaient dans les bois.


II

Nemrod, comme le chêne est plus haut que les ormes,
Etait le plus grand front parmi ces fronts énormes ;
Il était fils de Chus, fils de Cham, qui vivait
En Judée et prenait le Sina pour chevet.
Son aïeul était Cham, le fils au rire infâme,
Dont Noë dans la nuit avait rejeté l’âme.
Cham, depuis lors, grondait comme un vase qui bout.
Cham assis dépassait les colosses debout,
Et debout il faisait prosterner les colosses.
Il avait deux lions d’Afrique pour molosses.
Atlas et le Liban lugubre au sommet noir
Tremblaient quand il jouait de la flûte le soir ;
Parfois Cham, dans l’orage ouvrant ses mains fatales,
Tâchait de prendre au vol l’éclair aux angles pâles ;
Arrachant la nuée, affreux, blême, ébloui,
Il bondissait de roche en roche, et devant lui,
Le tonnerre fuyait comme une sauterelle.
Si l’ouragan passait, Cham lui cherchait querelle.
Quand il fut vieux, Nemrod le laissa mourir seul.
Ayant ri comme fils, il pleura comme aïeul.

Donc Nemrod était fils de ces deux hommes sombres.
La terre était encore couverte de décombres
Quand était né, sous l’œil fixe d’Adonaï,
Ce Nemrod qui portait tant de ruine en lui.

Etant jeune, et forçant les lynx dans leur refuge,
Il avait, en fouillant les fanges du déluge,
Trouvé dans cette vase un clou d’airain, tordu,
Colossal, noir débris de l’univers perdu,
Et qu’on eût dit forgé par les géants du rêve ;
Et de ce clou terrible il avait fait son glaive.

Nemrod était profond comme l’eau Nagaïn ;
Son arc avait été fait par Tubalcaïn
Et douze jougs de bœuf l’eussent pu tendre à peine ;
Il entendait marcher la fourmi dans la plaine ;
Chacune de ses mains, affreux poignets de fer,
Avait six doigts pareils à des gonds de l’enfer ;
Ses cheveux se mêlaient aux nuages sublimes ;
Son cor prodigieux qui sonnait sur les cimes
Etait fait d’une dent des antiques mammons,
Et ses flèches perçaient de part en part les monts.




III

Un jour, il vit un tigre et le saisit ; la bête
Sauta, bondit, dressa son effroyable tête,
Et se mit à rugir dans les rocs effrayés
Comme la mer immense, et lui lécha les pieds ;
Et quand il eut dompté le tigre, il dompta l’homme ;
Et quand il eut pris l’homme, il prit Dan, Tyr, Sodome,
Suze, et tout l’univers du Caucase au delta,
Et quand il eut conquis le monde, il s’arrêta.

Alors il devint triste et dit : Que vais-je faire ?


IV

Son glaive nu donnait le frisson à la terre.
Derrière ce glaive âpre, affreux, hideux, rouillé,
La Guerre, se dressant comme un pâtre évei

llé,
Levait à l’horizon sa face de fantôme.
Et, tout tremblants, au fond des cités, sous le chaume,
Les hommes éperdus distinguaient dans la nuit,
Fronde en main, et soufflant dans des trompes épiques,
Cet effrayant berger du noir troupeau des piques.
Ce spectre était debout à droite de Nemrod.

Nemrod, foulant aux pieds la tiare et l’éphod,
Avait atteint, béni du scribe et de l’augure,
Le sommet sombre où l’homme en dieu se transfigure.
Il avait pour ministre un eunuque nommé
Zaïm, et vivait seul, dans sa tour enfermé.
L’eunuque lui montrait du doigt le mal à faire.
Et Nemrod regardait comme l’aigle en son aire ;
Ses yeux fixes faisaient hurler le léopard.
Quand on disait son nom sur terre quelque part,
La momie ouvrait l’œil dans la grande syringe,
Et les peuples velus à la face de singe
Qui vivent dans des trous à la surface du Nil
Tremblaient comme des chiens qui rentrent au chenil.
Les bêtes ne savaient s’il était homme ou bête.


Les hommes sous Nemrod comme sous la tempête
Se courbaient ; il était l’effroi, la mort, l’affront ;
Il avait le baiser de l’horreur sur le front ;
Les prêtres lui disaient : O Roi, Dieu vous admire !
Ur lui brûlait l’encens, Tyr lui portait la myrrhe.
Autour du conquérant le jour était obscur.
Il en avait noirci des deux côtés l’azur ;
A l’orient montait une sombre fumée
De cent villes brûlant dans la plaine enflammée ;
Au couchant, plein de mort, d’ossements, de tombeaux,
S’abattait un essaim immense de corbeaux ;
Et Nemrod contemplait, roi de l’horreur profonde,
Ces deux nuages noirs qu’il faisait sur le monde,
Et les montrait, disant : Nations, venez voir
Mon ombre en même temps sur l’aube et sur le soir.


STROPHE DEUXIÈME. CEUX QUI PARLAIENT DANS LE BOIS

 
I

Pendant qu’on l’adorait, l’eunuque son ministre
Chantait d’une voix douce au fond du bois sinistre :

Mourez, vivants ! Croulez, murs ! Séchez-vous, sillons !
Tombez, mouches du soir, peuples, vains tourbillons !
Blanchissez, ossements ! Pleurs, coulez ! Incendies
Etendez sur les monts vos pourpres agrandies !
Cités, brûlez au vent ! Cadavres, pourrissez !
Jamais l’eunuque noir ne dira : C’est assez !
Car ce banni rugit sur l’éden plein de flamme ;
Car ce veuf de l’amour est en deuil de son âm

e ;
Car il ne sera pas le père au front joyeux ;
Car il ne verra point une femme aux doux yeux
Emplir, assise au seuil de la maison morose,
La bouche d’un enfant du bout de son sein rose !
Je suis du paradis le témoin torturé.
O vivants, je me venge, et le maître exécré,
C’est moi qui l’ai lâché sur la terre où nous sommes ;
J’ai vu Nemrod errant dans la forêt des hommes ;
J’ai fait un tigre avec ce lion qui passait.
Je jette ma pensée, invisible lacet,
Et je sens tressaillir dans ce filet le monde.
L’arbre est vert ; j’applaudis la hache qui l’émonde ;
Des hommes dévorés j’écoute les abois ;
Chasse, ô Nemrod ! — C’est moi qui au glaive : bois !
Et j’attise à genoux la guerre, moi l’envie.
Les autres êtres sont les vases de la vie,
Moi je suis l’urne horrible et vide du néant.
Je verse l’ombre. Nain, j’habite le géant ;
Toutes ses actions composent ma victoire ;
Il est le bras farouche et je suis l’âme noire.
La guerre est. Désormais, dans mille ans, ou demain,
Toute guerre sera parmi le genre humain
Une flèche de l’arc de Nemrod échappée.
O Nemrod, premier roi du règne de l’épée,
Va ! c’est fait. L’âme humaine est allumée, et rien
Ne l’éteindra. L’indou, l’osque, l’assyrien,


Ont mordu dans la chair comme Eve dans la pomme.
La guerre maintenant ne peut s’arrêter, l’homme
Ayant bu du sang d’homme et l’ayant trouvé bon.
L’embrasement sans fin naîtra du vil charbon.
Mort ! l’homme va crouler sur l’homme en avalanche.
Mort ! l’humanité noire et l’humanité blanche,
Les grands et les petits, les tours et les fossés
Vont se heurter ainsi que des flots insensés.
Temps futurs ! lutte, horreur, tas sanglants, foules viles !
Chaînes autour des camps, chaînes autour des villes,
Marches nocturnes, pas ténébreux, voix dans l’air ;
Les tentes sur les monts, les voiles sur la mer !
O vision ! chevaux aux croupes pommelées !
O tempêtes de chars et d’escadron ! mêlées !
Nuages d’hommes, chocs, panaches, éperons !
Bouches ivres de bruit soufflant dans des clairons !
Les casques d’or ; les tours sonnant des funérailles ;
Des murailles sans fin ; d’où sortez-vous, murailles ?
Des champs dorés changés en gueules de l’enfer ;
Les hydres légions aux écailles de fer ;
Des glaives et des yeux tourbillonnant en trombes ;
La semence des os faisant lever des tombes ;
L’orgueil aveugle aux chants joyeux, chaque troupeau
Promenant son linceul qu’il appelle drapeau ;
Des vaisseaux se mordant avec des becs difformes,
Si bien que la mer glauque et l’onde aux plis énormes,
Les gouffres, les écueils, verront l’homme hideux,
Et que Léviathan dira : Nous sommes deux !

O tumulte profond des siècles dans la haine !
Abrutissement fauve et fou ! terreur ! géhenne !
Obscurité ! furie à toute heure, en tout lieu !
Sinistre cliquetis de l’homme contre Dieu !
Combattants ! combattants ! sortez des nuits profondes.
Les uns viendront avec des haches et des frondes ;
Des bêtes de la mort faites par l’homme horrible.
Des couleuvres de bronze au cou long et terrible
Souffleront et feront s’envoler à grand bruit
Le cheval, la fanfare et l’homme dans la nuit.
On meurt ! on meurt ! hiboux, corbeaux, noires volées !
Villes prises d’assaut ! ô femmes violées !
O vengeance ! — tuez ! pourquoi ? pour rien. Allez.
Ils tueront. Ils tueront, de massacres essoufflés,
Le riche en son palais, les pauvres dans les bouges,
Et se proposeront, portant des urnes rouges,
D’emplir avec du sang le sépulcre sans fond.
Tuez. Ce que Dieu fit, les hommes le défont.
Bien. O guerre ! ô dragon qui dans l’ombre me lèches !
Le grand ciel est rayé d’un ouragan de flèches !
Bien. Guerre, roule-toi sur les peuples agneaux ;
Noue à l’humanité tes lugubres anneaux ;
Guerre ! L’homme content veux que tu l’extermines.
Détruis ! fais fourmiller les légions vermines.
Mange ! Mange les camps, les murs, les chars mouvants,
Mange les tours de pierre et les ventres vivants ;


Mange les dieux et mange aussi les rois ; travaille ;
Mange le laboureur, le soc, l’épi, la paille,
Le champ ; mange l’abeille et mange l’alcyon ;
Sois le ver monstrueux du fruit création.
Dieu ! Pourquoi créas-tu la mort ? l’homme invente ;
L’eunuque bat des mains, ébloui d’épouvante.
Tuez, tuez ! — Au nord, au couchant, au midi,
Partout, cercle effroyable et sans cesse agrandi,
La bataille repaît mes yeux visionnaires.
Oh ! le sombre avenir roule plein de tonnerres !
Oh ! dans l’air à jamais je vois la mort sifflant !
Oh ! je vois à jamais saigner la guerre au flanc
De l’humanité triste, affreuse et criminelle ;
Et le mutilé rit à la plaie éternelle !
Les races sécheront comme un torrent d’été ;
La vierge sera veuve avant d’avoir été ;
La mère pleurera d’avoir été féconde,
O joie ! — En ce moment Nemrod est seul au monde ;
La terre est encor faible et n’en peut porter qu’un ;
Mais le ciel germera sous le ciel importun,
Mais vous pullulerez, ô glaive, ô cimeterre ;
Quel spectacle quand tout se mordra sur la terre,


Et quand tous les Nemrods se mangeront entr’eux !
Parfois je vais, au bord d’un fleuve ténébreux,
Regarder, sur le sable ou dans les joncs d’une île,
Le vautour disputer sa proie au crocodile ;
Chacun veut être seul, chacun veut être roi,
Chacun veut tout ; et moi, je ris des cris d’effroi
Que poussent les roseaux de l’Euphrate ou du Tigre
Quand le lézard brigand lutte avec l’oiseau tigre.
Ainsi, peuples, de loin, je savoure vos deuils.
Vous avez les berceaux, vivants ! J’ai les cercueils.
J’aspire le parfum des corps sans sépulture.
Ah ! pourquoi m’a-t-on pris ma part de la nature !
Vous m’avez arraché du sein qui m’échauffait,
Quand j’étais tout petit, moi qui n’avais rien fait !
Vous avez tué l’homme et laissé l’enfant vivre !
Soyez maudits ! Je hais. Ma propre horreur m’enivre.
Malheur à ce qui vit ! Malheur à ce qui luit !
Je suis le mal, je suis le deuil, je suis la nuit.
Malheur ! Pendant qu’au bois le loup étreint la louve,
Pendant que l’ours ému cherche l’ourse et la trouve,
Que la femme est à l’homme, et le nid à l’oiseau,
Que l’air féconde l’eau tremblante, le ruisseau
L’herbe, et que le ramier s’accouple à la colombe,
Moi l’eunuque, j’ai pris pour épouse une tombe !




II

Et dans le même bois et de l’autre côté
Un lépreux s’écriait :

                           Nature ! immensité !
Etoiles ! profondeurs ! fleurs qu’en tremblant je nomme,
Ne maudissez pas que moi ! soyez bonnes pour l’homme !
O Dieu, quand je suis né, vous ne regardiez pas.
La lèpre, rat hideux de la cave trépas,
Me ronge, et j’ai la chair toute déchiquetée.
Je suis la créature immonde et redoutée.
La terre ne m’a pris que pour me rejeter.
Les buissons ont pitié de me voir végéter ;
Ce qu’ils ont en bourgeons sur moi croît en pustules.
Ma peau, quand je suis nu, fait peur aux tarentules.
De loin, au chevrier, au pâtre, au laboureur,
J’apparais, spectre, avec le masque de l’horreur.
La lèpre erre sur moi comme un lierre sur l’orme.
La sève qui, gonflant tout de son flot énorme,
Emplit de lionceaux les antres, les doux nids
De soupirs, de rameaux les arbres rajeu

nis,
La rose de parfums et l’espace de mondes,
Me fait manger vivant par des bêtes immondes !
Je suis le souffle peste et le toucher poison ;
Je suis dans une plaie un esprit en prison,
Ame qui pleure au fond d’une fange qui saigne,
Je suis ce que le pied foule, écrase et dédaigne,
L’ordure, le rebut, le crapaud du chemin,
Le crachat de la vie au front du genre humain.
Je me tords, enviant la beauté des chenilles.
Mon reflet rend la source horrible ; mes guenilles
Montrent ma chair, ma chair montre mes os ; je suis
L’abjection du jour, l’infection des nuits.
Ainsi qu’un fruit pourri, la vie est dans ma bouche.
J’ai beau me retourner sur la cendre où je couche,
Je ressemble au remords qui ne peut pas dormir.
Quand je sors, ma maison a l’air de me vomir ;
Quand je rentre, je sens me résister ma porte.
Seigneur ! Seigneur ! je suis importun au cloporte,
Le chien me fuit, l’oiseau craint mon front qui pâlit,
Et le porc monstrueux regarde mal mon lit.
Sous le ciel profond et bleu, mon âme est seule.
Ma bouche n’ose pas même baiser la gueule.
L’antre en me voyant gronde et devient soucieux.
Chaque jour rayonnant qui passe sous les cieux
Est un bourreau qui vient me traîner dans la claie.
Le tesson du bourbier, dont j’ai raclé ma plaie,
Va s’en plaindre à la fange et dit : il m’a sali.
Tout est votre pensée et je suis votre oubli,
Seigneur ; le mal me tient sous sa griffe cruelle.
Des enfants en riant m’ont cassé mon écuelle ;


Je n’ai plus que ma main lépreuse pour puiser
L’eau dans le creux du roc où l’air vient la verser,
De sorte qu’à présent je bois dans mon ulcère.
Seigneur ! Seigneur ! je suis dans le cachot misère.
La création voit ma face et dit : dehors !
La ville des vivants me repousse, et les morts
Ne veulent pas de moi, dégoût des catacombes.
Le ver des lèpres fait horreur au ver des tombes.
Dieu ! je ne suis pas mort et ne suis pas vivant.
Je suis l’ombre qui souffre, et les hommes trouvant
Que pour l’être qui pleure et qui rampe et se traîne,
C’était trop peu du chancre, ont ajouté la haine.
Leur foule, ô Dieu, qui rit et qui chante, en passant
Me lapide saignant, expirant, innocent ;
Ils vont marchant sur moi comme sur de la terre ;
Je n’ai pas une plaie où ne tombe une pierre.
Eh bien ! je suis content, Dieu, si je souffre seul !
Eh bien ! je tire à moi tous les plis du linceul
Pour qu’il n’en flotte rien sur la tête des autres !
Eh bien ! je ne sais pas quelles lois sont les vôtres,
Mais, dans mon anathème et mon accablement,
Je le dis, puisse, ô Dieu du profond firmament,
Du fond de ma nuit noire, en ce monde où nous sommes,
Mon malheur rayonner en bonheur sur les hommes !
Qu’ils vivent dans la joie et l’oubli, jamais las !
Ce qu’il vous doit, ô Dieu, l’homme l’ignore hélas !
Oh ! que je sois celui qui pleure et qui rachète !
Laissez-moi vous payer leur rançon en cachette,


Dieu bon, par qui Noë connut le raisin mûr !
Femmes qui, si ma tête ose passer mon mur,
Si je tâche en passant de voir votre lumière,
Frémissantes, crachez sur ma pauvre chaumière,
Et qui vous enfuyez avec des cris d’effroi,
Que Dieu vous donne, hélas ! L’amour qu’il m’ôte à moi !
Je vous bénis. Chantez dans cette vie amère.
Petit enfant qui tiens la robe de ta mère,
Et qui, si tu me vois songeant sous l’infini,
Dis : Mère, quel est donc ce monstre ? sois béni.
Vous hommes, qui riez des pleurs de mes paupières,
O mes frères lointains qui me jetez des pierres,
Soyez bénis ! bénis sur terre et dans les cieux !
Pères, dans vos enfants, et, fils, dans vos aïeux !
Car, puisque l’eau veut bien que ma lèvre la touche,
La bénédiction doit sortir de ma bouche,
Puisque mon bras peut prendre un fruit dans le chemin,
La bénédiction doit tomber de ma main,
Et, Ciel, puisque mon œil voit ta face éternelle,
La bénédiction doit emplir ma prunelle !
Oui, j’ai le droit d’aimer ! J’ai le droit de pencher
Mon cœur sur l’homme, l’arbre et l’onde et le rocher ;
J’ai le droit de sacrer la terre vénérable
Etant le plus abject et le plus misérable !
Je dois bénir le plus étant le plus maudit.
Donc, terre, monts sacrés dont Adam descendit,
Fleuves, je vous bénis, et je vous bénis, plaines ;
Vous tous, êtres ! oiseaux, moutons aux blondes laines,


Fourmis des bois, pasteurs dans vos tentes de crin,
Toi, mer, qui resplendis comme un liquide airain,
Bêtes qui ressemblez à des branches horribles,
Fleurs dont les parfums sont des rayons invisibles,
Ciel qui nous dis tout bas dans l’ombre : je suis près ;
Nocturnes profondeurs des muettes forêts,
Sources qui répandez vos murmures dans l’herbe,
Joncs frémissants qu’émeut le souffle, né du verbe,
Bœuf qui mugis, lion qui vas, chevreau qui pais,
Soyez dans la lumière et soyez dans la paix !
Moi je dois me cacher, l’homme n’est pas mon hôte ;
J’ai la nuit. Pourquoi suis-je horrible ? C’est ma faute.
Pardonnez-moi ! pardon, ô femme ! pardon, fleur !
Pardon, jour ! — entrouvrant ses lèvres de douleur,
Mon ulcère, ô vivants, tâche de vous sourire.
Oui, vous avez bien fait, frères, de me proscrire
Puisque je souffrais tant que je vous faisais peur.
C’est de l’amour qui sort quand vous broyez mon cœur.
Le lépreux y consent, vivez, homme et nature !
Dans le ciel radieux je jette ma torture,
Ma nuit, ma soif, ma fièvre et mes os chassieux,
Et le pus de ma plaie et les pleurs de mes yeux,
Je les sème au sillon des splendeurs infinies,
Et sortez de mes maux, biens, vertus, harmonies !
Répands-toi sur la vie et la création,
Sur l’homme et sur l’enfant, lèpre ! et deviens rayon !
Sur mes frères que l’ombre aveugle de ses voiles,
Pustules, ouvrez-vous et semez les étoiles !

O Dieu ! dont ici-bas tout n’est que la vapeur,
O Dieu, rayonnement qu’adore ma stupeur,
O Dieu, qui portez l’astre et tenez le tonnerre,
Clarté que l’aigle montre aux aiglons dans son aire,
Ame ! abîme ! écoutez la prière du ver !
Faites devant l’été décroître l’âpre hiver,
La triste nuit devant l’aurore, les misères
Devant l’homme, les maux devant le bien, les serres
Devant le doux oiseau, les loups devant le daim !
Ramenez par la main le couple dans Eden.
Réconciliez l’être, ô père, avec les choses.
Arrachez doucement les épines des roses.
Faites que la brebis admire le lion.
Supprimez le combat, le choc, le talion ;
Soufflez sur les fureurs et les horreurs humaines,
Et faites une fleur avec toutes ces haines !
Versez sur tous leurs fronts la sereine beauté.
O songeur de l’obscure et calme éternité,
Etre mystérieux dont les sphères débordent,
Dieu ! faites se baiser les bouches qui se mordent ;
Emplissez de bonheur les rameaux verts, mettez
La femme dans la grâce et l’homme à ses côtés ;
Faites mûrir le fruit ; faites lâcher la proie ;
Faites des berceaux blancs sortir un bruit de joie,
Croître le lys, fleurir l’arbre, rire le jour,
Et sous l’immense azur chanter l’immense amour !



Et les astres voyaient dans les splendeurs profondes,
Pendant que, bénissant l’homme, les plaines blondes,
Les grands fleuves, les bois, les monts silencieux,
S’ouvrait et se dressait lentement vers les cieux,
La main du lépreux, noire, affreuse, triste et frêle,
La main de Jéhovah se lever derrière elle. </

poem>


=== STROPHE TROISIÈME. SELON ORPHÉE ET SELON MELCHISÉDECH ===
<poem>
I

Dans son désœuvrement Nemrod, d’ombre chargé,
Ravagea de nouveau le monde ravagé,
Recommença, brûla deux fois les mêmes villes,
Rougit la vaste mer du flamboiement des îles,
Brûla Ségor, brûla Gergesus, brûla Tyr.
Puis, ayant tout détruit, il se mit à bâtir.
Il construisit Achad, il créa Babylone,
Il bâtit Gour dans l’ombre où le vent tourbillonne,
Resen dans les palmiers, Chalanné sur les monts ;
Lieux qu’on ne nommait pas comme nous les nommons.
Il fit, pour abriter Pytiunte et Dioscure,
Un mur énorme au fond de la Tauride obscur

e ;
Il habilla d’acier ses soldats triomphants ;
Il fit trembler des tours au dos des éléphants ;
Il troua le Caucase ébranlé sur son axe ;
Il versa dans la mer le Cyrus et l’Araxe ;
Mais rien n’emplit son âme ; il disait : J’ai vécu.
Que faire ? et, chaque jour, plus las et plus vaincu,
Morne, il sentait monter dans son cœur solitaire
L’immense ennui d’avoir conquis toute la terre.


II

L’an deux mille, Nemrod, passant les flots émus,
Vint jusqu’à Dodanim que nous nommons l’Hémus.
Là, dans un noir désert dont le lion est l’hôte,
Il entendit quelqu’un qui parlait à voix haute.
C’était Orphée. Orphée au front calme, écouté
Par la sombre nature émue à sa clarté,
Homme à qui se frottait le dos des bêtes fauves,
Racontait aux forêts, aux vents, aux vieux monts chauves,
La bataille où les dieux vainquirent les typhons.
Voici ce que disait Orphée aux bois profonds :


« Les géants n’avaient plus de montagnes. Leur fuite
« Commençait, et l’Europe était presque détruite.
« Ils avaient entassé Pinde, Ossa, Pélion,
« Rhodope, et ces monts noirs d’où fuyait le lion,
« Nus, renversés, fumaient d’éclairs et de brûlures,
« Et leurs torrents pendaient comme des chevelures.
« Et les géant s couraient vers les mers où fut Tyr.
« Ils voyaient les dieux vaincre, et Neptune engloutir
« Oromédon sous Cos, Polybe sous Nisyre.
« Thryx embrasé fondait comme un flambeau de cire.
« Porphyrion, levant ses mains vides, criait
« A la terre, rôdant au loin, spectre inquiet :
« Mais apporte-nous donc une montagne, mère !
« Crès, par la foudre étreint, lui jetait l’onde amère.
« Andès, frère d’Astrée et père de Thallo,
« S’en allait à grands pas au plus profond de l’eau,
« Et jusqu’à la ceinture avait la mer Egée ;
« Zeus Jupiter vint, la main d’éclairs chargée,
« Et lui cria : Sois pierre, ô monstre ! Et le géant
« Vit Zeus, devint roche et s’arrêta béant.
« Et Titan dit : Merci ! tu nous donnes des armes !
« Et, pendant que tremblait la terre, aïeule en larmes,
« Il courut, et, prenant Andès par le milieu,
« Il jeta le géant à la tête du dieu. »

Et Nemrod rêveur dit : Titan est mon ancêtre.



Il revint vers les monts où l’on voit l’aube naître ;
Il rentra dans Assur que la splendeur revêt.
Son glaive, d’où la guerre était sortie, avait
Une tache inconnue, empreinte indélébile,
Que Nemrod par moments contemplait immobile.

Un soir, dans un lieu sombre où marchait ce bandit,
Une voix qui parlait dans un rocher, lui dit :
— Passe, Dieu reste. — Et lui, cria : J’ai pour royaume
Le monde ; toi, qu’es-tu ? — La voix reprit : — Fantôme,
Je suis Melchisédech, je vivrai dans mille ans. —
Nemrod dit : — Qu’as-tu vu depuis que dans ses flancs
Ce roc t’enferme ? — Et l’être enfoui sous la pierre

Dit : « — Je suis âme, et l’âme est un œil sans paupière.
« Le monde a commencé par être horrible. Avant
« Que le front se dressât plein de l’esprit vivant,
« Avant que, dominant l’animal et la plante,
« La pensée habitât la prunelle parlante,
« Et qu’Adam, par la main tenant Eve, apparût,
« L’ébauche fourmillait dans la nature en rut,
« Le poulpe aux bras touffus, la torpille étoilée,
« D’immenses vers volants, dont l’aile était onglée,
« De hauts mammons velus, nés dans les noirs limons,
« Troublaient l’onde, ou levaient leurs trompes sur les monts.
« Sous l’enchevêtrement des forêts inondées
« Glissaient des mille-pieds, long de cinq cent coudées,
« Et de grands vibrions, des volvoces géants
« Se tordaient à travers les glauques océans.
« L’être était effrayant. La vie était difforme.
« Partout rampait l’impur, l’affreux, l’obscur, l’énorme.
« La vermine habitait le globe chevelu.
« Et l’homme était absent ; Dieu n’ayant pas voulu
« Donner ce noir spectacle à voir à l’âme humaine.
« Satan, dans ce lugubre et féroce domaine,
« Passait, comme un chasseur qui souffle dans son cor ;
« Mais, avant ce temps-là, c’était plus sombre encor.
« Tout l’univers n’était qu’une morne fumée.
« Ainsi que des oiseaux dans une main fermée,
« L’horreur tenait captifs le germe et l’élément.
« Un tout, qui n’était rien, vivait confusément.
« Des apparitions flottaient sur l’insondable.
«

Au fond de cette brume étrange et formidable,
« Comme si, quoique rien ne fût encor puni,
« Le gouffre eût essayé d’engloutir l’infini,
« On voyait, aux lueur des visions funèbres,
« S’ouvrir et se fermer la gueule des ténèbres.
« Partout apparaissait, à l’œil épouvanté,
« La face du néant, faite d’obscurité.
« A chaque instant, le fond redevenait la cîme ;
« Et, comme une nuée au-dessus d’un abîme,
« Dans cette ombre où rampaient les larves des fléaux,
« Le monstre Nuit planait sur la bête Chaos.
« C’était ainsi quand Dieu se levant, dit à l’ombre :
« Je suis. Ce mot créa les étoiles sans nombre,
« Et Satan dit à Dieu : Tu ne seras pas seul. »

Nemrod pensif cria : — Satan est mon aïeul.




III

Il resta trente jours au fond des solitudes
Rêvant par les rocs aux sombres attitudes ;
Quand il revint son œil brillait comme un flambeau.
Son eunuque Zaïm, plus noir que le tombeau,
Se prosternant, lui dit : — Roi, vous avez la terre.
Vous êtes roi d’Assur, dont Tyr est tributaire.
Il a suffi qu’Assur vînt pour qu’il triomphât
Aux sources de Cadès qu’on nomme aussi Misphat.
Dieu règne moins que vous. Votre face est sacrée.
Et vous faites couler, sur la terre qu’il crée,
Des rivières de sang près de ses fleuves d’eau.
L’homme porte Nemrod, et l’âne porte son fardeau.
A qui sont les palmiers d’Edom, l’herbe fleurie
D’Hébron, les trois cents tours qui gardent Samarie ?
A vous. A qui les fronts, les yeux et les genoux
Des vieillards, des enfants et des femmes ? A vous.
A qui l’Ibère brun qui parle avec emphase ?
A vous. Sarapanis, citadelle de Phase ?
A

vous. Vous avez pris, sous les dattiers lointains,
Sa ville à Phetrusim, père des philistins.
Le Nil est votre chien, Thèbe est votre captive.
Trois chars passent de front sur les murs de Ninive ;
Et Ninive est à vous. Gour veut vous obéir.
Sidon, les horréens dans les monts de Seïr,
Ophir, les bijoutiers qui sculptent les ivoires
Dans Cariathaïm, la ville aux portes noires,
Tout est à vous ; Sichem, Chanaan, Hazerod.
Il ne reste plus rien.

                          — Que le ciel, dit Nemrod.

STROPHE QUATRIÈME. L’EXODE DE NEMROD[modifier]

 
I

Il s’en retourna seul au désert ; et cet homme,
Ce chasseur, c’est ainsi que la terre le nomme,
Avait un projet sombre ; et les vagues démons
Se le montraient du doigt. Il prit sur de grands monts
Que battaient la nuée et l’éclair et la grêle,
Quatre aigles qui passaient dans l’air, et sous leur aile
Il mit tout ce qu’il put de la foudre et des vents.
Puis il écartela, hurlant, mordant, vivants,
Entre ses poings de fer, quatre lions lybiques,
Et suspendit leurs chairs au bout de quatre piqu

es.
Puis le géant rentra dans Suze aux larges tours,
Et songea trente jours ; au bout des trente jours,
Nemrod prit dans sa main les aigles, sur sa nuque
Chargea les lions morts, et, suivi de l’eunuque,
S’en alla vers le mont Ararat, grand témoin.
Il monta vers la cime où les peuples de loin
Voyaient trembler au vent le squelette de l’arche.
Il atteignit le faîte en deux heures de marche.
L’arche en voyant Nemrod trembla. Le dur chasseur
Prit ces débris, verdis dans leur lourde épaisseur
Par la terre mouillée, antique marécage,
Et de ces madriers construisit une cage,
Chevillée en airain, carrée, à quatre pans,
Et sur les trous du bois mit des peaux de serpents ;
Et cette cage, vaste et sinistre tanière,
Pour toute porte avait deux trappes à charnière,
L’une dans le plafond, l’autre dans le plancher.
Et l’eunuque tremblait et n’osait approcher.


Nemrod debout foulait le pic inabordable.
Il allait et venait, charpentier formidable ;
La terre l’écoutait remuer sur le mont ;
Le bruit de son marteau, troublant l’éther profond,
Faisait au loin lever la tête aux monts Carpathes ;
Accroupis, devant Thèbe allongeant leurs deux pattes,
De leur œil fixe où l’ombre a l’air de rayonner,
Les sphynx le regardaient, cherchant à deviner.
Et la mer Caspienne en bas rongeait la grève.

Au bout d’un long sapin il attacha son glaive,
Puis pesa dans sa main ce vaste javelot,
Et dit : c’est bien. Le mont qu’avait couvert le flot
Et qui connaissait Dieu, frémit sous sa pensée.


II

Par une corde au sol la cage était fixée.
Il mit aux quatre coins les quatre aigles béants.
Il leur noua la serre avec ses doigts géants
Et les monts entendaient les durs oiseaux se plaindre.
Puis il lia, si haut qu’ils n’y pouvaient atteindre,
Au-dessus de leurs fronts inondés de rayons
Les piques où pendaient la viande des lio

ns ;
Nemrod dans ce char, noir comme l’antique Erèbe,
Mit un siège pareil à son trône de Thèbe,
Et cent pains de maïs et cent outres de vin.
Zaïm n’essayait pas même un murmure vain ;
Et dans la cage, auprès de sa chaise thébaine,
Le roi fit accroupir l’eunuque au front d’ébène ;
Et les cèdres disaient : Que va-t-il se passer ?
Sur la cage inquiète et prête à traverser
Des horizons nouveaux et d’étranges tropiques,
Les quatre aigles criaient au pied des quatre piques.

Alors, une tiare au front comme Mithra,
Nemrod, son arc au dos, sa flèche au poing, entra
Dans la cage, et le roc tressaillit sur sa base ;
Et lui, sans prendre garde aux frissons du Caucase,
Vieux mont qui songe à Dieu sous les soirs étoilés,
Coupa la corde, et dit aux quatre aigles : Allez.

Et d’un bond les oiseaux effrayants s’envolèrent.


III

Et dans l’imme

nsité que les astres éclairent,
La cage s’éleva, liée à leurs pieds noirs.
Alors, tandis qu’en bas les lacs, vastes miroirs,
Les palmiers verts, les champs rayés par les cultures,
Horeb et Sinaï, sombres architectures,
Et les bois et les tours rampaient, et qu’emportés
Dans l’air, battant de l’aile au milieu des clartés,
Les quatre aigles cherchaient du bec la chair sanglante,
Il sortit presque hors de la cage volante,
Farouche, et regarda les montagnes d’Assur
Qui, s’enfonçant avec leurs forêts dans l’azur,
Semblaient tomber, dans l’ombre au loin diminuées,
Et s’écria, penché sur le gouffre :

                                         — O nuées,
Nemrod, le conquérant de la terre, s’en va !
Je t’avertis là-haut, Jéhovah ! Jéhovah !
C’est moi. C’est moi qui passe, ô monts aux cimes blanches,
Bois, regardez monter l’homme à qui sont vos branches,
Mer, regarde monter l’homme à qui sont tes flots,
Morts, regardez monter l’homme à qui sont vos os !
Terre, herbes que les vents courbent sous leurs haleines,

O déserts, noirs vallons, lacs, rochers, grandes plaines,
Levez vos fronts sans nombre et vos millions d’yeux,
Je m’en vais conquérir le ciel mystérieux !


IV

Et l’esquif monstrueux se ruait dans l’espace.
Les noirs oiseaux volaient, ouvrant leur bec rapace.
Les invisibles yeux qui sont dans l’ombre épars
Et dans le vague azur s’ouvrent de toutes parts,
Stupéfaits, regardaient la sinistre figure
De ces brigands ailés à l’immense envergure,
Et le char vision, tout baigné de vapeur,
Montait ; les quatre vents n’osaient souffler de peur
De voir se hérisser le poitrail des quatre aigles.

Plus sans frein, sans repos, sans relâche et sans règles,
Les aigles s’élançaient vers les lambeaux hideux,
Plus le but reculant montait au-dessus d’eux,
Et, criant comme un bœuf qui réclame l’étable,
Les grands oiseaux, traînant la cage redoutable,
Le poursuivaient toujours sans l’atteindre jamais.
Et pendant qu’ils montaient, gouffres noirs, clairs sommets,
Tout s’effarait ; l’étrusque, et l’osque, et le pélasge
Disaient : — Qu’est-ce que c’est que ce sombre attela

ge ?
Est-ce le char où sont les orages grondants ?
Est-ce un tombeau qui monte avec l’âme dedans ? —
Pharan, Nachor, Sephar, solitudes maudites,
Les colosses gardiens des cryptes troglodytes,
Les faucons de la mer, les mouettes, les plongeons,
L’homme du bord des eaux dans sa hutte de joncs,
Chalanné, devant qui Thèbes semblait petite,
Gomorrhe, fiancée au noir lac asphaltite,
Sardes, Ninive, Tyr, maintenant sombre amas,
Hoba, ville qu’on voit à gauche de Damas,
Edom sous le figuier, Saba sous le lentisque,
Avaient peur ; Ur tremblait ; et les joueurs de disque
S’interrompaient, levant la tête et regardant ;
Les chameaux, dont le cou dort sur le sable ardent,
Ouvraient l’œil ; le lézard se dressait sous le lierre,
Et la ruche disait : vois ! à la fourmilière.
Le nuage hésitait et rentrait son éclair ;
La cigogne lâchait la couleuvre dans l’air ;
Et la machine ailée en l’azur solitaire
Fuyait, et pour la voir vint de dessous la terre
Un oiseau qu’aujourd’hui nous nommons le condor.
Et la mer d’Ionie, aux grandes îles d’or,
Ce gouffre bleu d’où sort l’odeur des violettes,
Frissonnait ; dans les champs de meurtre, les squelettes
Se parlaient ; le sépulcre au fronton nubien,
Le chêne qui salue et dit à Dieu : c’est bien !
Et l’antre où les lions songent près des prophètes,
Tremblaient de voir courir cette ombre sur leurs têtes
Et regardaient passer cet étrange astre noir.
Et Babel s’étonnait.

Calme comme le soir
Nemrod rêvait au fond de la cage fermée.
Et les puissants oiseaux, la prunelle enflammée,
Montaient, montaient sans cesse, et volant, furieux,
Vers la chair, le faisaient envoler vers les cieux.

Symbole de nos sens lorsqu’allant vers la femme,
Eperdus, dans l’amour ils précipitent l’âme.

Mais l’amour n’était pas au cœur du dur chasseur.

Isis montrait ce char à Cybèle sa sœur.
Dans les temples profonds de Crète et de Tyrrhène
Les dieux olympiens à la face sereine
Ecoutaient l’affreux vol des quatre alérions.
Même aujourd’hui, l’arabe, à l’heure où nous prions,
Cherche s’il ne va pas voir encore dans l’espace
La constellation des quatre aigles qui passe ;
Et, dans l’Afrique ardente où meurt le doux gazon,
Morne terre qui voit toujours à l’horizon
Nemrod, l’homme effrayant, debout, spectre de gloire,
Le pâtre, si son œil trouve une tâche noire
Sur le sable où vivaient Sidon et Sarepta,
Devient pensif et dit : C’est l’ombre qu’il jeta.


V

Et les aigles montaient.

                              Leurs ailes éperdues
Faisaient, troublant au loin les calmes étendues,
Un vaste tremblement dans l’immobilité ;
Autour du char vibrait l’éther illimité,
Mer que Dieu jusque-là seul avait remuée.

Comme ils allaient franchir la dernière nuée,
Les monts noirs qui gisaient sur terre, soucieux,
Virent le premier aigle escaladant les cieux
Comme s’il ne devait jamais en redescendre,
Se tourner vers l’aurore et crier : — Alexandre !
Le deuxième cria du côté du midi :
— Annibal ! Le troisième, à l’œil fixe et hardi,
Sur le rouge occident jeta ce cri sonore :
— César ! Le dernier, vaste et plus terrible encore,
Fit dans le sombre azur signe au septentrion
Ouvrit son bec de flamme et dit : — Napoléon !

=== STROPHE CINQUIÈME. LA TRAPPE D’EN BAS ET LA TRAPPE D’EN HAUT ===

 
I

L’infini se laissait pousser comme une porte ;
Et tout le premier jour se passa de la sorte ;
Et les aigles montaient.
                            Or Nemrod, sans le voir,
Sentit, au souffle obscur qui se répand le soir,
Que la nuit folle allait couvrir sa pâle crypte ;
Les mains sur les genoux comme l’Hermès d’Égypte,
Il dit au noir :
                   — Hibou que ma droite soutient,
Vois comment comme est la terre et ce qu’elle devient. —


L’eunuque ouvrit la trappe en bas, et dit : — La terre,
Tachée et jaune ainsi qu’une peau de panthère,
Emplit l’immensité ; dans l’espace changeant
Les fleuves sont épars comme des fils d’argent ;
Notre ombre noire court sur les collines vertes ;
De vos ennemis morts les plaines sont couvertes
Comme d’épis fauchés au temps de la moisson ;  ;
Les villes sont en flamme autour de l’horizon ;
O Roi, vous êtes grand. Malheur à qui vous brave !

— Approchons-nous du ciel, dit Nemrod ?

                                     — et l’esclave
Ouvrit la trappe haute et dit : — Le ciel est bleu.


II

Et les aigles montaient.

                                L’espace sans milieu
Ne leur résistait pas et cédait à leurs ailes ;
L’ombre, où les soleils sont comme des étincelles,

Laissait passer ce char plein d’un sombre projet.

Lorsque l’eunuque avait faim ou soif, il mangeait ;
Et Nemrod regardait, muet, cette chair noire
Prendre un pain et manger, percer une outre et boire ;
Le chasseur infernal qui se croyait divin
Songeait, et, dédaignant le maïs et le vin,
Il buvait et mangeait, cet homme de désastres,
L’orgueil d’être traîné par les aigles aux astres.

Sans dire un mot, sans faire un geste, il attendit,
Rêveur une semaine entière, puis il dit :

— Vois comment est la terre.

                             Et l’eunuque difforme
Dit : — La terre apparaît comme une sphère énorme
Et pâle, et les vapeurs, à travers leurs réseaux,
Laissent voir par moments les plaines et les eaux. —

Nemrod dit : — Et le ciel ?

                          — Zaïm reprit : — Roi sombre,
Le ciel est bleu.




III

                             Le vent soufflait en bas dans l’ombre.
Et les aigles montaient.

                               Et Nemrod attendit
Un mois ; montant toujours ; puis il cria : — Maudit,
Regarde en bas et vois ce que devient la terre. —
Zaïm dit : — Roi, sous qui la foudre doit se taire,
La terre est un point noir et semble un grain de mil. —
Et Nemrod fut joyeux. — Nous approchons, dit-il.
Vois ! regarde le ciel maintenant. Il doit être
Plus près. — Zaïm leva la trappe et dit : — O maître,
Le ciel est bleu.




IV

                             Le vent triste soufflait en bas ;
Et les aigles montaient.

                                  L’archer des noirs combats
Attendit, sans qu’un souffle échappât à son âme,
Trois mois, montant toujours, puis : — Chien, que hait la femme,
Cria-t-il. Vois ! La terre a-t-elle encor décru ?

L’eunuque répondit : — La terre a disparu ?
Roi, l’on ne voit plus rien dans la profondeur sombre.

Nemrod dit : — Que m’importe une terre qui sombre !
Vois comment est le ciel. Approchons-nous un peu ?
Regarde.
                Et Zaïm dit : — O roi, le ciel est bleu !


V

Le vent soufflait en bas.

                                 Tournant son cou rapide,
Un aigle cria alors : — J’ai faim, homme stupide ! —
Et Nemrod leur donna l’eunuque à dévorer.

Les aigles montaient.

                           Rien ne venait murmurer
Autour de la machine sa course effrénée.
Nemrod, montant toujours, attendit une année,
Dans l’ombre, et le géant, durant ce noir chemin,
Compta les douze mois sur les doigts de sa main ;
Quand l’an fut révolu, le sinistre satrape
Resté seul, n’ayant plus l’eunuque, ouvrit la trappe
Que le soleil dora d’une lueur de feu ;
Et regarda le ciel, et le ciel était bl

eu.


VI

Alors, son arc en main, tranquille l’homme énorme
Sortit hors de la cage et sur la plate-forme
Se dressa tout debout et cria : Me voilà.
Il ne regarda rien en bas ; il contempla,
Pensif, les bras croisés, le ciel toujours le même ;
Puis, calme et sans qu’un pli tremblât sur son front blême,
Il ajusta la flèche à son arc redouté.
Les aigles frissonnants regardaient de côté.
Nemrod éleva l’arc au dessus de sa tête,
Le câble lâché fit le bruit d’une tempête,
Et, comme un éclair meurt quand on ferme les yeux,
L’effrayant javelot disparut dans les cieux.

Et la terre entendit un long coup de tonnerre.


VII

Un mois après, la nuit, un pâtre centenaire
Qui rêvait dans la plaine où Caïn prit

Abel,
Champ hideux d’où l’on voit le front noir de Babel,
Vit tout à coup tomber des cieux, dans l’ombre étrange,
Quelqu’un de monstrueux qu’il prit pour un archange ;
C’était Nemrod.


VIII

                    Couché sur le dos, mort, puni,
Le noir chasseur tournait encor vers l’infini
Sa tête aux yeux profonds que rien n’avait courbée.
Auprès de lui gisait sa flèche retombée.
La pointe, qui s’était enfoncée au ciel bleu,
Etait teinte de sang. Avait-il blessé Dieu ?

STROPHE SIXIÈME. LES MAGES ATTENTIFS[modifier]

 
Et Nemrod disparu n’emporta pas la Guerre.
Elle resta, parlant plus haut que le tonnerre ;
Son regard au sillon faisait rentrer l’épi ;
Et ce spectre, mille ans, sur le monde accroupi,
Lugubre, et comme un chien mâche un os, rongeant l’homme,
Couva l’œuf monstrueux d’où sortit l’aigle Rome.
Et pendant ce temps-là, comme parfois aux yeux
Une vapeur trahit un feu mystérieux,
Il sortait par endroits de la terre où nous sommes
D’affreux brouillards vivants qui devenaient des hommes,
Puis des dieux, qu’on nommait Teutatès, Mars, Baal,
Et qui semblaient avoir en eux l’âme du mal.
L’horreur, le sang, le deuil couvraient la race humaine ;


Et les mages, que Dieu dans le désert amène,
Collaient l’oreille au sable, et, de terreur ployés,
Frémissants, sous la terre, au-dessous de leurs pieds,
Ils entendaient quelqu’un dans les nuits éternelles
Qui volait, et frappait la voûte de ses ailes.