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Le Gorilloïde/Texte entier

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D’AUTRES

« Le prime jour de l’An nouveau invite nos esprits à regarder en l’avenir. »
Guy de l’Estang (1413).
Quatre mille siècles ont passé. La face du monde est changée. Notre continent s’est englouti sous des mers nouvelles : les eaux glacées du Pôle descendent jusqu’aux rivages de l’Afrique. Les seules régions habitables ceinturent le globe entre les deux tropiques. Toutes nos espèces animales ou végétales se sont transformées pendant la période quintaire, et la plupart ont cessé d’être. L’Humanité n’existe plus. En revanche, plusieurs races de singes se sont perfectionnées, et parmi elles, les gorilles, parvenus à leur plus haut degré de développement, constituent l’être supérieur. Ils vivent en société, et leur civilisation, comme leur science, est fort avancée.
Ils ne savent rien de l’Homme. Mais l’illustre professeur Sffaty, dans un voyage d’exploration tenté vers les régions polaires, vient de découvrir, dit-on, un dernier spécimen d’une race bizarre, qui fut la nôtre. Cette nouvelle a passionné l’opinion. De violentes polémiques sont engagées dans les journaux et ce problème s’agite : Le Singe descend-il de l’Homme ?
La politique et la religion ont envenimé le débat, qui a promptement cessé de rester scientifique. Une conférence du professeur Sffaty, annoncée comme devant avoir lieu au grand amphithéâtre du Muséum de Karysk, a rassemblé toutes les aristocraties de la naissance ou de la gloire : les plus grands noms de la terre sont représentés dans cette salle, comble dès l’ouverture des portes. L’auditoire est houleux, dans l’attente du professeur.
Celui-ci paraît enfin : des applaudissements nourris et un tumulte hostile accueillent son entrée. Il est assez pâle, mais très calme : sa belle prestance et la dignité de son attitude finissent par imposer. Au bout d’un quart d’heure, le silence s’est presque rétabli, et le docteur Sffaty peut se faire entendre. Il parle :
Messieurs,

Quelle que puisse être l’humilité qui s’impose aux pionniers de la Science, dont l’habitude est de vivre en face des plus sublimes problèmes et de constater sans cesse les impuissances de l’effort, j’ai la conviction de voir aujourd’hui mes peines et mes fatigues récompensées par une découverte d’ordre primordial, et de vous présenter un document qui intéresse au plus haut point l’histoire de notre race, de ses origines et de son avenir. (Sensation.)

Les journaux du monde entier vous en ont déjà parlé, et peut-être avec un peu trop de hâte ; un peu trop vite peut-être, et trop catégoriquement aussi, ils ont apprécié le caractère de cette révélation scientifique : Est-il vrai, comme ils le prétendent, que je vous rapporte l’Ancêtre ? En d’autres termes, est-il vrai, comme on l’a dit, que le Gorille descend de l’Homme ? Messieurs, allons moins vite. Une telle question est grave et demande à n’être résolue que dans le plus grand calme et par un très lent examen, avec une méthode précise. C’est pourquoi, avant de vous présenter l’étrange animal qui fera l’objet de notre étude, il convient de jeter tout d’abord un regard en arrière, afin de nous mieux expliquer les conditions de son existence et le milieu dans lequel il a pu se manifester. (Mouvements divers.)

Veuillez vous rassurer, mesdames : autant qu’il me sera possible, j’abrègerai ce préambule nécessaire, afin de ne pas vous contraindre à des abus de patience. (Sourires.)

Messieurs, tout porte à croire que les régions boréales, actuellement couvertes par un immense Océan, ne furent pas toujours englouties dans des eaux glaciales. Nous savons, et nul ne le conteste plus, que la zone polaire était autrefois beaucoup moins étendue, et que même aux premiers âges du monde, alors que le globe terrestre ignorait les saisons, la température des pôles se trouvait normalement égale à celle des tropiques, et très supérieure assurément à celle dont nous jouissons aujourd’hui dans nos climats équatoriaux. Cette certitude est acquise à la Science. Mais autre chose est l’hypothèse, plus contestée, plus contestable, d’un continent disparu qui aurait occupé cette portion de notre planète, vers l’époque où la zone des glaces polaires ne descendait guère au-dessous du quarante-cinquième degré de latitude Nord. Ces terres problématiques, qu’une légende appelle l’Europide, ou l’Europe, se seraient déployées à la même place où s’étalent aujourd’hui les glaces de l’Océan Europique, et les rares îles de cette vaste mer ne seraient que les cimes des plus hautes montagnes, émergeant pour attester encore l’existence du continent qui n’est plus. Hâtons-nous de le dire : cette existence d’un continent n’est qu’une hypothèse : hypothèse logique, et corroborée par toutes les notions de la géologie, mais qui n’est pas scientifiquement démontrée par des vestiges authentiques, seuls témoignages que nous puissions admettre. Car vous concevez bien qu’il nous soit loisible de dire : « La mer couvrait jadis le continent où nous sommes, et c’est elle qui l’a bâti, voici ses traces. » Mais il est moins facile d’aller étudier, à d’énormes profondeurs sous-marines, les vestiges d’une ancienne vie terrestre. Et si nous constatons expérimentalement que partout où la terre est, la mer fut, nous ne pouvons constater par la même méthode que la terre surgissait là où la mer se creuse : nous pouvons du moins le supposer, par analogie. Les continents ont de ces vicissitudes. Nul n’ignore que, depuis la création du globe, toute terre actuellement visible et connue fut tour à tour abandonnée, reprise, laissée de nouveau par la mer qui revenait ensuite l’occuper, et les couches successives de l’écorce terrestre sont là pour certifier cette perpétuelle alternance.

Donc qu’une Europe, ou Europide, ait existé, cela est probable. On peut même estimer que, dans une certaine mesure, la découverte du Gorilloïde rapporté par nous, est un nouvel argument en faveur de cette thèse.

En effet, messieurs, une constante harmonie règne dans la nature entre toutes les manifestations diverses de la vie : les animaux, aussi bien que les végétaux, sont les uns et les autres dans un rapport direct avec le milieu qu’ils habitent ; vous le savez : les espèces, animales ou végétales, correspondent aux climats de leur pays respectifs, s’y approprient, le dénoncent en quelque sorte : les régions humides ou sèches, froides ou chaudes, élevées ou basses, ont leur flore et leur faune particulières ; il en est de même pour les continents et les îles : ceux-ci et celles-là ont leurs espèces propres et les eurent toujours : les grands herbivores répondaient aux grands pâturages ; les animaux rapides, tels que le cerf, le renne ou le cheval supposaient les longues étendues sans lesquelles ils n’eussent pu vivre et se développer normalement, et, dirons-nous aussi, sans lesquelles ils n’eussent pu naître ; l’oiseau prouve la distance, comme le poisson prouve l’eau. Si donc nous rencontrons, sur des points insulaires, les fossiles d’espèces que j’appellerai continentales, nous pouvons affirmer sans hésitation que ces îles ont fait partie intégrante d’un continent, dont elles furent séparées par quelque cataclysme.

Tel est précisément le cas des îles Alpiennes que nous venons d’explorer : nos collections de fossiles, recueillies parmi ces roches de la région boréale, attestent l’existence, en ces lieux désolés, d’un continent qui fut prospère. Vous pourrez, à loisir, examiner ces types d’ossements fossilisés qui seront ultérieurement classés au Muséum. Mais d’ores et déjà, et plus que tout, l’étrange simien que vous contemplerez tout à l’heure, dernier survivant d’un monde, vous apparaîtra et ne peut manquer de vous apparaître comme le témoin d’un continent perdu, et peut-être d’un état de culture qui semble avoir été assez avancé, non seulement dans l’ordre physique, mais aussi dans l’ordre intellectuel.

Mouvement sensationnel. Le professeur adresse à voix basse quelques mots à son aide, qui se retire. Mouvement prolongé de l’auditoire.

Auparavant… (Mouvement divers. Murmures.) Messieurs, je conçois votre légitime impatience, et elle me flatte, comme une preuve du puissant intérêt que vous voulez bien attacher à ma découverte ; mais cette présentation de l’Homme ne saurait vous être utilement faite, si elle n’était précédée d’un examen du squelette d’animaux similaires, examen qui nous permettra de juger le degré d’avancement auquel cette race avait su parvenir. Je passerai sur ce point aussi rapidement que possible, quitte à y revenir dans une leçon ultérieure.

Le professeur retire d’un coffre, et dispose devant lui, diverses pièces d’un squelette humain.

Messieurs, je vous le disais, le Gorilloïde, auquel nous avons donné le nom d’Homme, n’était pas une brute inconsciente : les dimensions de son crâne le prouvent, non moins que les proportions de son angle facial ; la denture analogue à la nôtre, atteste un omnivore ; ce mammifère se tenait, comme nous, dans la position verticale, n’utilisant, pour la marche, que les membres postérieurs : il était bimane ! (Sensation.) Enfin, la présence de certaines apophyses osseuses, dont je ne vous imposerai pas l’étude détaillée, prouve indéniablement l’atrophie progressive d’organes autrefois possédés par les premiers types de l’espèce, et que fit disparaître peu à peu l’affinement de la race. Nous nous trouvons donc, à n’en pas douter, en présence d’une espèce perfectionnée, civilisée, voire dégénérée, qui occupa avant la nôtre des continents antérieurs au nôtre, d’une espèce supérieure, comme la nôtre, susceptible peut-être de notions abstraites, et peut-être ayant eu, comme nous, des arts et des sciences ! J’aurai tout dit sur ce point, messieurs, quand j’aurai ajouté à ces remarques sommaires, l’assertion d’un fait, d’un seul, qui, sans nul doute, vous semblera gros de déductions possibles : ces ossements n’ont pas été recueillis à cru dans le sol de l’époque quintaire, ainsi que ceux des autres animaux retrouvés par nous : ils étaient enfermés dans des tombeaux de pierre taillée. L’Homme inhumait ses morts ! (Sensation prolongée.)

Donc, messieurs, l’Homme vivait en société. Au surplus, il bâtissait. Un agglomérat de sable et de matière calcaire, comprimé entre les pierres des tombes, et qui servait à les unir entre elles, est le produit d’une fabrication voulue. Donc, l’Homme possédait des industries. Vivant en société (la réunion de ses tombes le prouve), il a pu grouper ses maisons comme ses tombeaux, et constituer des villes… Ne riez pas, messieurs. Je n’affirme point, et je dis qu’il a pu : l’hypothèse, pour n’être pas démontrée, est du moins vraisemblable, et la logique l’autorise ! Quand nous aurons fouillé la mer — et nous la fouillerons ! — la mer Europique où ces villes sont submergées — j’en ai la conviction, à défaut de la preuve — quand nous aurons ramené à la lumière ces restes misérables d’une époque engloutie, d’une espèce finie, sans doute, alors, vous ne rirez plus, et l’ironie de l’incrédulité, c’est-à-dire de l’ignorance, sera bien forcée d’admettre avec nous, avec la logique, avec le bon sens, qu’un art suppose tous les arts, que la possibilité de l’un rend tous les autres possibles et nécessaires, si le temps est donné d’y atteindre, et que c’est témoigner d’un esprit rétrograde, nullement noble, mais simplement fermé, nullement fier, mais uniquement vaniteux, que de se refuser à concevoir l’éventualité de races qui nous vaillent ou qui nous aient valu !

Vifs applaudissements sur divers bancs. Sifflets. Protestations. Les applaudissements redoublent. Tumulte.

L’honneur de la Gorillité…

Nouvelles interruptions. Cris d’animaux. Le professeur fait mine de se retirer. Devant cette menace, le calme se rétablit peu à peu.

Messieurs, je ne fais point ici de polémique ; je fais de la science. Ceux-là se sont mépris sur ma pensée, qui ont pu me prêter un instant la malséante intention de provoquer les susceptibilités de qui que ce soit. Je respecte toutes les croyances, dans le désir de voir inversement respecter les miennes, et je ne considère pas que les vérités acquises sur l’évolution des espèces animales se fassent incompatibles avec aucune notion de la Divinité, ou qu’elles portent atteinte aux cultes légalement reconnus. Je ne fais point ici de politique, je vous le répète (Applaudissements.) et j’estime que l’honneur de l’espèce gorillaine ne saurait résider dans un exclusivisme jaloux, mais, bien au contraire, dans la gloire de penser et de chercher la vérité, où qu’elle soit, sur quelque sujet que ce soit. Les dogmes nous affirment que le Monde fut créé pour nous et pour nous seuls. Laissons là les dogmes, que je ne discute pas. Mais reconnaissons tout au moins que, si une semblable conviction a pu nous venir en l’esprit, des esprits analogues pourraient l’avoir eue avant nous, et pourront l’avoir après nous. Qui sait ce que pensait sur ces matières le Bimane Alpien dont voici les vestiges, l’Homme ? Qui sait si ce Gorilloïde n’était pas arrivé à son plein développement, alors que nos ancêtres, encore frustes, vivaient dans les grottes de l’âge préhistorique, et qui dira s’il ne professait point à notre égard un exclusivisme analogue à celui dont nous nous targuons à notre tour ? Qui dira s’il n’eut pas, comme nous, des dogmes et des dieux, une foi en son âme immortelle ? Messieurs, ne jugeons point des choses ignorées, par crainte d’avancer des jugements téméraires. L’être que voici a pu se croire grand. Il n’est plus. Respect à ses cendres ! L’être que voici, il y a quelques milliers de siècles, a pensé, aimé, souffert, voulu, et il faut maintenant la science d’une autre race pour constater seulement qu’il a vécu ! L’être que voici, supérieur à tous les animaux connus, a régné sur eux et régné sur le globe, en des époques lointaines où la portion habitable de notre planète n’était pas encore réduite à la zone intertropicale : son domaine fut plus vaste que le nôtre, et peut-être sa notion du bien et du mal fut tout identique à la nôtre. Comment disparut-il ? La loi des évolutions qui l’avait logiquement façonné le dégénéra logiquement, et, lorsque les conditions ambiantes cessèrent d’être en harmonie avec l’organisme de cet être, il fut logiquement supprimé. Quand, tout à l’heure, nous rapprocherons le squelette que voici du survivant que vous allez voir, nous comprendrons la lente dégression d’une grandeur qui s’atténue, d’une force qui s’épuise, d’une race qui s’éteint !

Suspension de séance. Le professeur adresse quelques instructions à ses aides qui se retirent. Dialogues animés dans la salle. Les aides reviennent, portant sur des brancards une sorte de cage cubique et couverte d’un voile : ils la déposent sur une large table voisine de la tribune, et disposent un écriteau : Défense de toucher. Vif mouvement de curiosité. Le silence s’est complètement rétabli ; les lorgnettes se braquent sur la cage voilée. Le professeur s’approche et soulève lentement le voile ; il se penche vers la cage, en secouant la tête d’un air amical, comme pour rassurer la bête captive. Il ouvre la porte de la cage.
L’Homme paraît.
Sur l’invitation du professeur, qui l’encourage d’un geste de la main, l’Homme franchit le seuil et s’avance sur la table. Cri de surprise, auquel succèdent des dialogues rapides échangés à voix basse.
L’Homme est vêtu d’un ample manteau de fourrure d’ours. Il mesure environ un mètre dix. Sa tête, énorme et blafarde, est parsemée, sur la face comme sur le crâne, de poils rares, d’un blanc sale ; les yeux clignotants, qui semblent être ceux d’un albinos, sont protégés par des cils longs. L’expression est celle de la frayeur. Le torse et les membres sont invisibles sous le manteau drapé.
Le professeur se penche vers le sujet et doucement, par gestes, l’invite à retirer son manteau. L’animal, visiblement, proteste. Le professeur, malgré la résistance du sujet, procède lui-même au dévêtement. Un nouveau cri d’étonnement s’élève dans l’auditoire.
L’Homme est complètement nu : son buste est veule, plat, et comme écrasé, mais l’abdomen, ballonné, proémine ; les bras, d’une extraordinaire brièveté, se terminent par des mains minuscules, aux doigts effilés ; les jambes cagneuses et courtes ont d’énormes attaches ; le corps entier, d’un gris terne, est strié de poils blancs, semblables à ceux de la face.
L’Homme, gêné sous les regards de la foule, tourne la tête de droite et de gauche, avec inquiétude, comme pour chercher un refuge.
Les dames, à l’examen du grotesque petit mâle, ont des rires contenus. Les dialogues s’animent. Le professeur, évidemment satisfait par l’impression produite, attend, pour reprendre la parole, que la première émotion du public ait eu son libre cours et que les curiosités mondaines aient terminé leur enquête…

LE DERNIER COUPLE

Dans une salle comble, où sont assemblés quinze cents Gorilles des noms les plus illustres, le professeur Sffaty vient de présenter l’étrange animal qu’il a rapporté de son voyage aux régions boréales : ce type d’une race disparue n’est autre que le dernier homme. Le docteur l’ayant retiré de sa cage et dépouillé des fourrures dont il s’enveloppait, le petit monstre est apparu dans toute sa difformité.
Un rire peu scientifique a secoué les puissantes épaules des Gorilles du meilleur monde, et les dames se sont vivement amusées à l’examen de ce mâle grotesque ; les savants l’ont palpé, étudiant à la loupe le grain de sa peau, ses doigts sans ongles, sa bouche sans dents. Enfin, lorsque les curiosités de diverses natures ont eu tout loisir de se satisfaire, le professeur Sffaty prescrit de dégager les abords de l’estrade, et regagne la table, où reposent deux squelettes humains fossilisés ; il s’installe en arrière.
Par son attitude, il donne à comprendre qu’il va parler. Le calme se rétablit, peu à peu, dans le public. Les assesseurs crient : « Silence, s’il vous plaît ! »
On tousse. On se cale.
Le professeur boit.
Le silence s’est fait.
Le professeur parle :

— Un premier coup d’œil vous a suffi, mesdames, messieurs, pour constater l’évidente parenté de ce petit être avec notre race, et je n’en demande pour preuve que le cri de votre surprise : mais nous reviendrons plus tard sur cette question délicate.

La seconde constatation que vous avez pu faire, et que vous avez faite, est la notable différence qui se manifeste entre ce type suprême d’une espèce, et les deux squelettes fossiles que vous allez voir et qui eux-mêmes diffèrent si profondément l’un de l’autre. Le premier, vieux de quatre mille siècles, (Sensation.) remonte à l’époque quaternaire, au cours de laquelle l’Homme semble avoir été le véritable roi du globe. Le second, beaucoup plus récent, date de l’époque quintaire : il est le spécimen de la dégénérescence, l’intermédiaire qui marque une étape entre l’homme glorieux dont voici, à ma droite, les vénérables ossements, et l’homme réabruti dont voici, à ma gauche, le dernier survivant.

Je vous épargnerai, mesdames, l’étude éminemment instructive de ces trois types comparés. Notez seulement la parenté de ces trois êtres : l’animal est un, toujours le même, mais des gouffres de temps séparent les trois individus ; entre eux, l’œuvre de la dégénérescence s’effectue. De même que l’espèce, au cours des siècles, et par une série non interrompue de transformation, a pu obtenir l’entier développement de ses organes et de ses facultés, et s’élever à un état de culture très avancé, de même elle a pu, je dirais volontiers qu’elle a dû, en continuant dans la même voie, dépasser le but, alors qu’elle croyait le poursuivre ; déjà parvenue au sommet, il lui a fallu continuer sa route et descendre, alors qu’elle s’imaginait monter toujours, parce qu’elle ne cessait point de marcher !

Messieurs, il faut le dire et le redire : l’état de perfection réside dans l’Harmonie : elle seule régit le monde et engendre la vie ; l’équilibre des forces constitue la beauté parfaite, l’unique beauté, et l’indispensable condition de toute existence ; quand l’une des forces l’emporte, l’équilibre est rompu, et l’œuvre désormais appartient à la mort. Vouloir au delà de la norme, c’est aspirer à détruire ; dépasser les fins naturelles, c’est rentrer dans le néant. Où sont les bornes ? Notre Raison les cherche et ne les connaît guère : l’Art les devine parfois, et parfois la Science les précise, mais nos certitudes sont restreintes, et souvent l’effort vers le mieux nous mène vers le pire, en sorte que souvent nous détériorons ce qui valait davantage avant notre venue, et maintes fois il advient que notre confiance en l’espoir d’édifier ce qui pourrait être aboutit seulement à dégrader ce qui était.

Applaudissements.

Je ne parle ici, messieurs, qu’au point de vue abstrait, et je vous supplie de ne pas voir en mes discours des allusions qui n’y sont point. Nous examinons, à cette heure, non pas les brûlantes questions sociales de l’espèce gorillaire, mais bien les conditions passées de l’animal humain, et je dis que ce bimane, une fois arrivé à son plus noble développement, c’est-à-dire à l’équilibre parfait entre ses forces psychiques et ses forces physiques, a pu prétendre au développement exagéré de celles-là, et le rechercher au détriment de celles-ci. Un abus de ses facultés pensantes, insuffisamment équilibré par l’usage de ses facultés musculaires, a produit chez lui une hypertrophie cérébrale, concomitante à l’atrophie des membres. N’est-il pas permis de supposer que cette espèce supérieure, dans l’entraînement du travail intellectuel et de la vibration nerveuse, n’a pas su s’arrêter, et qu’elle s’est délibérément tuée, sans vouloir le comprendre, grisée qu’elle était par la puissance conquérante de son génie ?

Une telle conjecture, messieurs, vous fait sourire, en face de ce monstre : et cependant l’anatomie comparée nous propose cette hypothèse, et même nous l’impose. En effet, reprenons le squelette de l’Homme quaternaire.

Le professeur Sffaty appuie sur une manette, et la table de velours noir, qui porte, fixées par des arrêtoirs de métal, les diverses parties d’un squelette humain, se relève doucement et présente sa face au public.

Considérons cet être, son crâne : que voyons-nous ? Une boîte large, solide, en justes proportions avec la cage thoracique, avec les membres de la locomotion et de la préhension. Pour produire cette majestueuse performance, il a fallu des siècles de sélection, des milliers de siècles. Maintenant, rapprochons d’elle ce rejeton de l’avant-dernière heure, l’enfant de l’agonie.

Appuyant sur une autre manette, il fait basculer la seconde table et présente les ossements reconstitués de l’Homme quintaire.

Voyez : le crâne est devenu ridiculement vaste ; l’épine dorsale, écrasée sous ce poids qu’elle ne sait plus porter haut et droit, s’infléchit ; les côtes, qu’elle tire en arrière, rentrent, et la poitrine se creuse ; ce retrait va naturellement occasionner une proéminence de l’abdomen qui, n’étant plus maintenu, se gonfle et tombe. Mais, ce qu’il faut noter surtout, messieurs, c’est l’état des membres supérieurs et inférieurs, car ils vont nous fournir un indice précieux et nous permettre une induction de l’ordre le plus élevé : les jambes, sous ce corps sans force, se sont aveulies, arquées, tandis que nous voyons les jointures acquérir une importance démesurée, qui tâche encore à maintenir en équilibre le fragile édifice de l’animal prêt à s’écrouler, c’est-à-dire prêt à retomber sur la terre d’où il s’était progressivement dressé. Les bras sont peut-être plus significatifs : leur vigueur et leur utilité n’étant plus entretenues par aucun exercice, ils se sont étiolés, réduits d’âge en âge, et très probablement une graduelle diminution des muscles a précédé cet amoindrissement de l’ossature.

Mais, de cela, qu’allons-nous conclure, sinon que l’atrophie des organes fut consécutive à la désuétude des fonctions ? Le bras qui se perd, la jambe qui se tord, sont des membres qui ne servaient plus ou qui servaient de moins en moins ! Au contraire, les doigts longs, fins, déliés, nous attestent un emploi fréquent et subtil de la main, exclusivement adonnée à des travaux délicats, à des gestes rapides.

C’est ici, messieurs, que je requiers toute votre attention. Deux organes se sont développés au détriment des autres : le cerveau et la main ; je dirais mieux : le cerveau et les doigts. C’est donc qu’ils servaient seuls, tout le reste étant devenu inutile ? C’est donc que l’Homme, à son dernier période, fut tout pensée et digitation ? C’est donc qu’il n’eut besoin de rien autre, et qu’il était arrivé à restreindre au minimum la dépense de son effort ? C’est donc qu’il avait su, par une longue série de conquêtes, dompter les forces naturelles, les réduire à la servitude de son moindre geste, et n’avoir plus, dès lors, pour produire le mouvement, la lumière, la chaleur et la mort, pour se déplacer sur la terre ou sur l’eau et peut-être dans l’air, qu’à remuer le bout des doigts !

Sensation.

Messieurs, cette puissance effraie. Nos savants n’y ont pas encore atteint, heureusement pour nous et pour nos fils, puisqu’elle précède la fin de tout. Mais elle était logique, comme le dénouement le fut.

Car, d’un tel être, après une telle ascension, que pouvait-il advenir ?

On peut supposer que la déchéance de l’homme fut longtemps retardée par les imbéciles, qui, sans nul doute, existaient dans l’humanité, et longtemps l’empêchèrent de périr : les imbéciles, messieurs, sont de la plus incontestable utilité dans une race, car ils y maintiennent un niveau de médiocrité qui s’oppose à l’excès du développement spirituel, et qui en retarde les fatales conséquences. Peut-être auraient-ils sauvé le monde ? Les dieux ne l’ont pas permis : un événement terrible entrava leur œuvre bienfaisante. Lequel ?

Tandis que l’animal vit et se modifie, la Terre, macrobe énorme, vit pour son propre compte, sans rien connaître des espèces qui pullulent à sa surface : elle aussi a ses transformations lentes et brusques, car les mondes, comme nous et plus que nous, sont sujets à la loi du perpétuel devenir.

Supposez donc qu’à la fin de la Période Quintaire, où l’Homme régnait, un cataclysme ait changé la face de notre planète. Supposez que les peuples, — car nous devons croire à l’existence de peuples humains, de nations humaines, de patries humaines — violemment dépossédés de leurs empires, décimés et chassés, éparpillés dans le désert d’un monde nouveau, ne soient plus représentés sur le globe que par des groupes plus ou moins nombreux d’individus qui ont échappé au désastre. Imaginez la condition de ces créatures livrées désormais aux seules ressources de leur capacité personnelle, les mains vides en face de la formidable nature, les bras désarmés devant les lois de la vie éternelle. Cet être facticement constitué, capable de prospérer par le secours mutuel de la Société qu’il a facticement organisée, mais incapable de subsister par lui-même, devait périr.

Messieurs, c’est là exactement ce qui se produisit, et la supposition que je vous demandais est un fait acquis à l’histoire de l’astre que nous habitons : la géologie nous enseigne qu’un bouleversement se produisit à la fin de l’Époque Quintaire, et la ferma. L’Homme s’éteignit.

La disparition de cette race superbe se présente donc comme une conséquence normale de son excessif développement, et la merveille n’est pas de voir tant de capacités s’abîmer tout d’un coup dans la définitive incapacité de vivre ; l’étonnement serait, au contraire, qu’elle eût pu se prolonger dans les temps, et survivre au choc qui la remettait en présence de la vie primitive et de ses nécessités.

C’est pourquoi, messieurs, la seule chose surprenante est de voir que des types, bien rares il est vrai, aient pu continuer l’espèce. Même, le prodige nous paraîtrait inconcevable, si la paléontologie ne nous fournissait d’autre part des exemples de survivances analogues : en effet, les grands cétacés et les grands pachydermes, voire les grands sauriens tels que la baleine, l’éléphant et le rhinocéros, le crocodile, n’avaient pas complètement disparu au temps que nous appellerons, si vous voulez bien, le Règne de l’Homme : nous possédons leurs fossiles ; ces témoins dégénérés des époques quaternaire et tertiaire avaient donc perduré pendant des millions d’années, par delà leur âge normal. De même, quelques hommes, persistant à vivre alors qu’ils n’y avaient plus droit, ont su parvenir jusqu’à nous.

La Science s’en réjouit, encore que le spécimen actuel ne nous fournisse pas une image exacte de ce que l’Homme était au suprême moment de son hypertrophie cérébrale : car vous entendez bien que ce dégénéré, remis dans le milieu des forces naturelles et contraint par elles à soutenir une lutte précaire, a dû, par accommodation, reconquérir quelques armes et atténuer sensiblement les vices de sa déformation : l’étude approfondie des trois squelettes nous le prouvera, et même nous l’a déjà prouvé. Car nous rapportons également, messieurs, un squelette moderne, celui de la femelle.

Sensation.

Ce fut pour nous un regret capital, de ne pouvoir recueillir, à l’état vivant, cette dernière femelle des Hommes : sa présence en nos collections eût sans doute permis d’obtenir des produits dont l’élevage et l’étude suivie eussent été des plus curieux : malheureusement, et en dépit de nos efforts pour l’épargner, la pauvre bête fut tuée pendant la chasse.

Sensation marquée.

Nous l’avons disséquée avec un très grand soin, et si je m’abstiens aujourd’hui de vous présenter son squelette, c’est d’abord pour ne pas étendre outre mesure une conférence déjà longue, et aussi par un sentiment de compassion : car, le jour où, par hasard, ce mâle que voici aperçut dans notre laboratoire les ossements de sa compagne, il nous donna les marques du plus violent désespoir, poussant des sanglots presque gorillains, et je me reprocherais, mesdames, de renouveler devant vous cette scène douloureuse.

Murmures désapprobateurs. Le professeur affecte de ne pas s’en apercevoir. Il boit.
Mais les murmures s’accentuent : la foule réclame le spectacle de cette douleur, qu’on lui raconte en refusant de la lui montrer. Les protestations se font de plus en plus violentes, et, devant l’impossibilité de faire évacuer la salle, le professeur Sffaty se résigne à faire apporter au moins le crâne de la femelle.
Le signe qu’il adresse à ses assesseurs, compris de tous, rétablit le calme : des applaudissements retentissent. L’Homme contemple avec ahurissement cette clameur forcenée ; solitaire depuis des siècles, il n’a plus le sens des assemblées, et le bruit l’épouvante. Il regarde de droite et de gauche, tournant la tête et cherchant à fuir.
Tout à coup, il aperçoit, aux mains d’un assesseur, le crâne. Il le reconnaît, et, furieux, affolé, il accourt pour le reprendre. Mais le Gorille lève ses longs bras, et le gnome, impuissant, tombe à genoux, joint les mains, et pleure.
Le Gorille, en souriant, rabaisse ses bras. L’Homme s’empare du crâne et le couvre de baisers. On voit ses petites épaules sursauter à chaque sanglot. La foule applaudit.

Le Gorilloïde

Le 26.3 de l’an 71.9.37 fut pour l’histoire autant que pour la science une date mémorable, et l’on aurait pu croire que les Gorilles des deux tropiques fussent intéressés dans leur conscience même et dans leur dignité à la question qui se traitait ce jour-là dans le grand amphithéâtre du Muséum de Karysk. Depuis deux lunes, — le jour était alors de trente-six heures, — les journaux de tous les partis discutaient passionnément la découverte du professeur Sffaty. L’illustre savant, dans un voyage d’exploration au Pôle-Nord, s’était aventuré jusqu’en des régions inconnues avant lui, et parvenu à 46° de latitude, il avait rencontré un archipel rocheux d’origine secondaire, où il avait hiverné. Là, il avait recueilli des ossements fossiles d’espèces disparues, et notamment plusieurs squelettes d’un singe antédiluvien ignoré jusqu’alors, et qui présentait d’étranges ressemblances avec les Gorilles. Le professeur avait même réussi à capturer vivant un de ces « Hommes » : ainsi appelait-il cet animal préhistorique.
Dans une conférence très attendue, le professeur avait exhibé, devant un public d’élite, les ossements et la bête.
Toute cette première partie de la conférence avait été relativement calme, malgré les théories matérialistes que soulevait cette découverte, et les passions religieuses qu’elle agitait par cela même. Mais la tranquillité relative de l’auditoire était à bout de patience lorsque le professeur en arriva aux conclusions de son discours. Il le sentait. Il se recueillit un moment, avant de reprendre la parole ; puis il leva la main droite, et, d’une voix ferme mais sans provocation, il dit :

J’aurais fini, messieurs, s’il ne me fallait encore effleurer, ne fût-ce que d’un mot, la partie la plus épineuse de cette étude, et aborder la conclusion que vous attendez de nous. Je l’indiquais au début de cette causerie, et l’opinion publique, avec des passions adverses, a déjà posé le problème : Le Gorille descend-il de l’Homme ?

Mouvements.

Je sais trop combien cette seule hypothèse a soulevé de protestations indignées, et comment on nous accuse d’attenter au respect de notre race, que le Dieu créateur a façonnée à son image. Je sais trop combien la question est ardue, scabreuse, au point de vue social, religieux, mondain ! Messieurs, elle ne l’est pas au point de vue scientifique : nous étudions la vie sous ses multiformes aspects, nous l’étudions sans parti pris et sans fureur, afin d’en dégager, autant qu’il se pourra, les grandes lois qui président à la progression des êtres. D’ailleurs, pour rassurer les plus légitimes scrupules, je vous dirai tout d’abord ma réponse personnelle à la question posée : Non ! Le Gorille ne descend pas de l’Homme.

Mouvements divers.

La raison en est simple : l’Homme a disparu, et nous venons de contempler sa ruine. Or, s’il était vraiment notre ancêtre, il existerait toujours, puisqu’il existerait en nous, par nous, qui représenterions ici-bas sa vie perpétuée. Donc, puisqu’il plaît à quelques-uns de considérer cette descendance comme une humiliation pour nous et comme un avilissement de notre dignité, rayons-la des hypothèses, messieurs, j’y consens.

Mais si nous ne descendons pas de l’Homme, est-ce à dire que nous ne descendons pas, lui et nous, d’un ancêtre commun ? S’il ne fut pas notre aïeul, est-ce à dire qu’il ne soit pas notre parent, une sorte de frère aîné ?

Agitation. Rires ironiques.

Vous ririez davantage encore si je vous disais qu’autrefois, dans les siècles quintaires, l’espèce humaine a pu sourire comme vous faites, et s’indigner aussi, à la seule idée d’une parenté avec nous ! Alors, elle rayonnait dans toute sa gloire, tandis que nous nous débattions encore dans les limbes de l’animalité, et que nous tâchions péniblement à dégager notre conscience. Elle nous méprisait, sans doute, se refusait à reconnaître aucun lien entre elle et nous, ne voyait en nous que des bêtes, et, qui sait ? nous enfermait peut-être dans des cages.

Rires.

Je plaisante, messieurs. Mais si l’Homme a pu contester jadis la fraternité des deux races, et nous renier parce qu’il doutait de notre perfectibilité, nous ne saurions à notre tour raisonner de même sorte, puisque sa puissance intellectuelle se présente à nous comme un fait accompli. Moins que lui, nous avons le droit de nier des similitudes évidentes, et plus qu’à lui, la nécessité s’impose à nous de confesser que des caractéristiques communes engendrent des possibilités communes. Parmi les myriades d’espèces qui vivent ou vécurent, nulle n’est plus voisine de la nôtre. Le temps seul nous a séparés. Comme nous, il a parcouru les étapes de son évolution normale, parallèlement à nous, mais antérieurement à nous. Il a monté plus vite, il est redescendu plus tôt.

Son ascension, messieurs, nous la connaissons aujourd’hui : cette branche des Simiens, issus eux-mêmes des Prosimiens, qui étaient nés des Marsupiaux, remonte lentement, par les Promammifères, jusqu’aux Dipneusties, jusqu’aux Gastréades, et le Mollusque inférieur la rattache aux Zoophytes, aux Algues, au Protoplasma originel. Sans doute, messieurs, l’Homme a protesté, en son temps, contre une origine si humble, et n’a pas voulu admettre qu’elle était aussi la plus noble, puisque la bassesse de l’extraction procure la montée laborieuse, et qu’elle honore celui qui monte. Qu’il n’ait pas consenti plus que nous à reconnaître cette vérité, cela encore est probable. L’orgueil de cette race si avancée dut être égal au nôtre, sinon plus fol encore, et nous pouvons prêter toutes les outrecuidances aux êtres dont le crâne avait su acquérir la forme que voici !

Il prend à deux mains l’énorme crâne et le tend vers la foule.

Qui d’entre nous dira les rêves éclos là-dedans ? Peut-être l’Homme s’est tenu, comme nous, pour une créature angélique, supra-terrestre, et qui n’avait rien de commun avec le reste de la vie ! Les Hommes, avant nous, ont cru peut-être que le monde était créé pour eux, qu’un Dieu veillait sur eux, que les étoiles brillaient pour embellir leurs nuits, et que leur existence était la raison finale de toutes choses ! Peut-être ont-ils cru comme nous posséder en eux le principe d’une âme immortelle ?…

Rires.

Cette opinion nous égaie aujourd’hui, et cependant, messieurs, si grotesque qu’elle nous apparaisse, nous n’hésitons pas à la renouveler pour notre propre usage.

Protestations. Plusieurs dames se lèvent et se retirent.

Pardonnez-moi, je vous en prie, s’il m’est impossible de ne pas noter le vice fondamental du raisonnement qu’on nous oppose : lorsque nous constatons, pour deux branches d’une même famille, le même processus, n’est-ce pas illogique de l’admettre pour l’une en le niant pour l’autre ?

Protestations animées. Tumulte.

Je ne vois rien d’amoindrissant pour nous à être les parents des Hommes, qui furent majestueux dans leur époque comme nous le sommes dans la nôtre ! Je ne perçois rien d’humiliant dans l’honneur d’avoir suivi comme eux la route du progrès.

Rires et cris. Protestations violentes. On siffle.

C’est l’Orgueil qui manifeste ici, et je m’adressais à la Raison !

Applaudissements sur plusieurs bancs.

L’orgueil a perdu l’Homme ! L’orgueil est la force qui crée au début, et qui tue à la fin ! Il sied à ceux qui poursuivent la tâche, et messied quand la tâche est faite ! L’orgueil devant l’œuvre accomplie s’appelle de la vanité !

Tumulte grandissant.

Est-il bien sûr que les plus hauts soient aussi les plus grands, et que nous sachions mesurer notre œuvre à sa juste mesure ? Dans les âges où l’Homme s’infatuait de sa puissance, bâtissant des cités et des mots qui ont disparu avec lui, le modeste corail bâtissait un monde et des empires, qui ont triomphé de la mer et sur qui nous vivons !

Bravo ! Bravo !

Pourquoi nous irriter, messieurs ? Voyons plus large autour de nous ! Tout se meut et travaille, dans la nature fraternelle ! Rien ne stationne, et le progrès est incessant pour tous. Car le progrès n’est pas, comme d’aucuns le pensent, l’apanage exclusif des créatures intelligentes ; il s’applique à tout ce qui vit, aux plantes, aux bêtes, aux astres, aux idées ; il est la fonction même de la vie ; il est la vie en marche, et voilà pourquoi rien ne le retarde ni ne l’arrête : il va et doit aller ; il est irréductible et nécessaire, incessant et d’ordre divin, comme les grandes lois de la gravitation universelle, dont il procède et résulte, messieurs, et qu’il continue en nous, autour de nous, et partout à la fois ! C’est lui qui traça la filière des groupes et des êtres, et nous pouvons la remonter, en suivant avec lui, à travers les âges, à travers les espèces, cette courbe d’infrangibles liens, par lesquels il rattache l’infiniment petit à l’infiniment grand ! S’il vous plaît de comprendre le divin labeur du Progrès, suivez-la, cette courbe, et vous verrez comment il a pris la matière pour en tirer peu à peu la vie aux innombrables formes, qu’il diversifie et ramifie, qu’il spécialise et qu’il précise, qu’il extrait les unes des autres mais sans les détacher jamais, et par la chaîne des filiations évidentes il vous conduira sans à-coup jusqu’à la conception de l’origine commune et de la famille unique.

Mouvement.

Frères des pucerons, mais frères aussi des étoiles, vous percevrez l’infime en rapport avec l’immense, emportés ensemble par la Loi qui nous régit tous. Alors, messieurs, l’immense et l’infime vous apparaîtront égaux, au regard de l’infini dans lequel ils s’agitent avec obéissance. Alors aussi, vous concevrez que cette ascension unanime des êtres s’identifie avec le cercle du mouvement total, et qu’elle est, si j’ose dire, l’orbite des existences. Alors, d’avoir contemplé ici l’Homme que le Progrès porta si haut pour l’entraîner si bas, nous tirerons un grand enseignement, et vous sortirez de cette enceinte, messieurs, avec la notion et la preuve d’une très haute vérité : car vous saurez que le Progrès n’est pas un but, dans le sens étroit où nos moralistes l’entendent, mais au contraire la Force même qui, les uns et les autres, nous élève du néant et nous y reconduit, avec la même douceur, la même sûreté, et les mêmes moyens, pour entretenir la vie universelle, éternelle, infinie !

Applaudissements répétés. Vive animation. Le professeur, très entouré, reçoit les félicitations. Des groupes se pressent autour de l’estrade sur laquelle l’Homme est debout. Au milieu de cette foule, l’animal donne les marques de la plus nerveuse inquiétude ; sa face est grimaçante de tics, et ses yeux, qui roulent dans leur orbite, se tournent avec fréquence vers le professeur dont il semble implorer le secours. Malgré l’interdiction de l’écriteau, des mains se tendent vers lui, pour le caresser. Il pousse des cris aigus, et s’affole de plus en plus. Sur un signe du professeur, les aides ouvrent la cage dans laquelle l’Homme se réfugie avec empressement. On le voit qui se blottit au fond. Les gardiens l’emportent.