Le Gouffre financier
Après les diverses études consacrées, ici même, à montrer l’accroissement continu et la mauvaise direction des dépenses publiques, soumettre le budget de 1889 à un examen détaillé serait s’exposer à bien des redites et risquer de ne rien apprendre de neuf au lecteur. Aussi bien, ce budget, œuvre hâtive, hâtivement votée, mériterait plutôt de s’appeler : les douze douzièmes provisoires de 1889. La préoccupation exclusive du gouvernement et des chambres semble avoir été d’aboutir à un vote avant l’échéance fatale du 31 décembre, afin d’échapper aux reproches auxquels a donné lieu le laborieux enfantement du budget de 1888, voté trois mois après l’ouverture de l’exercice. Le ministre qui avait préparé la nouvelle loi de finance, la commission qui l’a discutée, le rapporteur-général qui en a résumé l’économie, paraissent avoir tous désespéré d’en faire une œuvre digne d’un sérieux examen. Lorsque la discussion générale s’est ouverte à la chambre, les députés n’avaient encore entre les mains qu’un seul des dix-huit ou vingt rapports particuliers : celui qui était relatif au ministère de la marine. Les autres arrivèrent lentement pendant le cours des débats, quelques-uns le jour même où s’ouvraient les discussions qu’ils étaient destinés à éclairer. Le rapport général contenait bien les chiffres des modifications proposées à l’œuvre ministérielle ; mais pour les motifs de ces décisions de la commission, il s’en référait aux rapports particuliers, encore inédits. Une discussion du budget, conduite dans de pareilles conditions, ne pouvait manquer d’offrir des particularités inattendues. Un crédit de 200,000 francs figurait au budget des beaux-arts sous la rubrique : Travaux en Algérie. Manifestement, il ne s’agissait point de travaux d’entretien ou de réparation aux monumens historiques, puisqu’il y était pourvu, à ce même budget, par un crédit spécial. Quels travaux les Beaux-Arts pouvaient-ils donc avoir à exécuter en Algérie ? Ni le rapporteur spécial, ni le rapporteur-général, ni le ministre lui-même, ne purent fournir à cet égard le moindre renseignement. La commission n’en proposa pas moins à la chambre de voter, de confiance, le crédit demandé : toutefois, comme le vent est maintenant à l’économie, elle le réduisit de 20,000 francs sans savoir sur quoi porterait cette réduction. Le rapporteur-général du sénat, n’ayant pu éclaircir ce mystère, dut à son tour conseiller à ses collègues le vote de ce crédit d’une destination inconnue.
L’école d’apprentissage de Dellys l’a échappé belle. La commission avait jugé, en sa sagesse, que cette école ne devait plus relever du ministère du commerce : il fallait la faire figurer désormais au budget de l’Algérie et la placer sous la direction du gouverneur-général. Comme sanction de sa décision, elle avait retranché 40,000 francs des crédits demandés par le ministre du commerce ; mais elle n’avait pas pris garde que le temps marchait pendant qu’elle délibérait ; et quand elle rendait cette décision qui avait besoin d’être ratifiée par le parlement, la rentrée des classes avait eu lieu à l’époque accoutumée. Le ministre vint demander s’il fallait licencier les élèves nouvellement admis et fermer l’école pour laquelle aucun crédit ne figurait plus nulle part. La commission préféra lui restituer ses 40,000 francs sous la condition qu’il ferait examiner par une commission spéciale le rattachement de l’école au budget de l’Algérie et qu’il aurait une solution à proposer avant le dépôt du budget de 1890 : ce qui revient à dire que le ministre s’engagea à mettre à l’étude la question que la commission du budget avait cru pouvoir trancher sans examen. Le chemin de fer de Dakar à Saint-Louis, qui demeurera fameux dans l’histoire des voies ferrées, a donné lieu à une innovation budgétaire. Edifiée par des débats instructifs et par l’embarras que le gouvernement éprouvait à expliquer les faits, la chambre semblait résolue à ne pas voter les crédits demandes pour cette ligue vraiment extraordinaire : elle avait décidé d’ajourner son vote jusqu’à ce qu’elle fût en possession du rapport demandé à une commission spéciale sur les circonstances dans lesquelles la ligne de Dakar à Saint-Louis avait été construite, reçue et exploitée, et sur les conditions de son fonctionnement. C’était un beau mouvement ; mais, revenue de son premier élan, la chambre se demanda si elle pouvait tenir le budget en suspens pour un seul crédit. Le Sénégal est loin, on était en décembre : le spectre des douzièmes provisoires se dressait déjà devant les députés. Cependant, comment revenir sur un vote aussi louable et se de juger à quelques jours de distance ? La commission trouva un biais merveilleux. Elle proposa à la chambre de voter les 616,000 francs demandés par le gouvernement, mais de les voter à titre de crédit de prévision. Ils n’en sont pas moins inscrits au budget ; et les conclusions, quelles qu’elles soient, de la commission spéciale, en supposant que celle-ci se réunisse jamais, ne feront pas rentrer dans les poches des contribuables un centime de ce crédit de prévision.
Si nous relevons ces particularités, c’est qu’elles font voir avec quelle précipitation et quelle légèreté, malgré l’appareil imposant de nos institutions parlementaires, on règle l’emploi des deniers publics. Le trait le plus saillant du budget de 1889, c’est la disparition à peu près complète de tout amortissement. Il n’y a plus trace, depuis plusieurs années, d’aucun amortissement de la dette générale ; mais on avait jugé indispensable au crédit public de maintenir un certain amortissement pour la dette exigible et particulièrement pour les obligations sexennaires dont 100 millions viennent à échéance tous les ans. On se souvient du duel homérique qui s’engagea entre M. Tirard, ministre des financés pour la première fois, et M. Bouvier, président et rapporteur de la commission du budget, lorsque celui-ci voulut prélever sur l’amortissement destiné aux obligations sexennaires les millions nécessaires pour mettre le budget en équilibre. M. Tirard se fâcha et posa la question de cabinet. Nos ministres des finances ont fait du chemin depuis quatre ans ; dans la rédaction du budget de 1889, M. Peytral avait proposé tout à la fois de pourvoir aux dépenses extraordinaires de la guerre au moyen d’une émission de bons du trésor et il avait supprimé net tout vestige d’amortissement. Ce fut, cette fois, la commission du budget qui s’émut : elle grappilla de-ci de-là quelques millions sur divers ministères, et elle parvint ainsi à inscrire au chapitre 3 du ministère des finances, sous la forme d’un modeste crédit de 5,800,000 francs, un simulacre d’amortissement. Elle reconnaissait que sur les 100 millions d’obligations qui arriveraient à échéance en 1889, 94 millions ne pourraient être payés et devraient être renouvelés ; mais les apparences étaient sauves, puisque l’état paierait 6 pour 100 de ses échéances et obtiendrait terme pour le reste.
L’impartialité nous commande de signaler, à la louange de la commission de la chambre, un autre trait de la loi de finance de 1889 : la suppression du budget extraordinaire de la marine ; toutes les dépenses de ce ministère ont trouvé place dans le budget ordinaire. C’est un nouveau pas vers ce retour à l’unité du budget dont personne n’essaie plus de contester la nécessité ; mais cette réforme n’a pu être accomplie qu’au moyen d’un jeu d’arithmétique assez compliqué et qui autorise des doutes sur le résultat final de l’exercice financier. Le ministre des finances avait dû inscrire au budget de 1889 45 millions de dépenses nouvelles qu’il qualifiait lui-même d’inéluctables parce qu’elles résultaient de lois antérieurement votées et surtout des engagemens imprudemment pris pour les constructions scolaires, les chemins vicinaux, et les travaux publics ; mais, d’un autre côté, ce même budget, par comparaison avec celui de 1888, devait être exonéré de dépenses qui n’étaient pas destinées à se renouveler, et qu’on pouvait évaluer à environ 20 millions. Les perspectives de déficit se trouvaient ainsi ramenées à 25 millions. Les recettes devaient s’accroître d’un certain nombre de millions par l’effet des surtaxes et des impositions nouvelles établies en 1888 sur le bétail, les viandes abattues, les huiles lourdes, etc., et surtout par l’effet de la loi qui avait retiré aux fabricans de sucre indigène une partie des avantages de la législation de 1880. En ajoutant à ces supplémens de recettes les crédits auxquels renoncèrent divers départemens ministériels, et une plus-value générale de 12 millions 1/2 qu’on attendait de l’influence de l’exposition universelle sur toutes les consommations, la commission arriva à aligner sur le papier environ 40 millions de ressources quelque peu aléatoires qui lui parurent suffisantes pour couvrir non-seulement l’écart de 20 millions entre les recettes et les dépenses, mais encore les 14 millions auxquels le ministre de la marine avait réduit ses demandes de crédits extraordinaires. C’est ainsi qu’à la suite de compensations laborieusement établies entre les accroissemens et les suppressions de dépenses, et à raison de leur modicité, ces crédits avaient pu être inscrits au budget ordinaire sans en rompre l’équilibre.
Cet équilibre du budget ordinaire de 1889 est-il une réalité ou une illusion ? Cela dépend, tout d’abord, de la valeur des économies que les ministres avaient spontanément opérées ou que la commission de la chambre leur a imposées. S’agit-il de dépenses définitivement supprimées, ou simplement ajournées dans l’attente de crédits supplémentaires ? L’expérience autorise, à cet égard, des défiances que le rapporteur-général du budget de 1888 ne cachait pas au sénat. Un autre motif d’appréhension quant au maintien de l’équilibre résulte de l’insuffisance manifeste de certaines prévisions. On peut signaler en particulier les crédits votés pour l’instruction primaire : la commission du budget n’a point dissimulé à la chambre qu’elle considérait ces crédits comme inférieurs à la dépense qu’il fallait prévoir ; quelques-uns de ses membres avaient proposé de les augmenter de 4 millions, et la commission s’est excusée de n’avoir souscrit à aucune augmentation sur l’impossibilité où elle se trouvait d’évaluer avec précision le supplément de crédit qui aurait été nécessaire. La commission n’eût peut-être pas éprouvé cette hésitation, si elle avait pu mettre une ressource effective en face de ce surcroît de dépense. Le budget de la guerre présente une lacune plus grave. Bien que des lois votées dans le courant de 1888 aient autorisé la création de divers corps de troupes, tant à pied qu’à cheval, et que M. de Freycinet ait immédiatement mis à profit ces autorisations, il n’a été nullement tenu compte, dans les évaluations faites pour 1889, des augmentations d’effectif qui résulteront de ces créations. Le surcroît de dépense qu’elles entraîneront pour la solde, l’habillement et l’entretien des hommes peut s’élever jusqu’à 40 millions ; les calculs les plus optimistes ne le font pas descendre au-dessous de 25 millions. Il faudra de toute nécessité y pourvoir par un crédit supplémentaire. On serait donc en droit de dire que le budget de 1889 a cessé d’être en équilibre dès l’ouverture de l’exercice, si l’administration des finances ne pouvait, pour justifier sa confiance dans un règlement favorable, s’abriter derrière la perspective des plus-values qu’elle espère.
L’exercice 1887 a présenté un déficit définitif de 17,081,073 fr. qui devront être ajoutés à ce qu’on appelle, par euphémisme, les découverts du trésor. Au 31 décembre dernier, le budget ordinaire de 1888 n’était plus en déficit que de 6,480,000 francs grâce à une plus-value de 32,819,200 francs sur les prévisions de recettes, plus-value qui provenait beaucoup moins d’un progrès dans le rendement des impôts que du surcroît de charges imposé à l’industrie sucrière et des surtaxes établies à l’importation des céréales. Le produit de ces ressources nouvelles avait été évalué à 40 millions ; il n’a point justifié ces espérances ; néanmoins il a été suffisant pour compenser et au-delà les mécomptes donnés par le timbre et autres sources ordinaires de revenu. Il est possible que, lors du règlement définitif de l’exercice, qui ne pourra avoir lieu qu’après le 30 juin 1889, des annulations de crédits viennent atténuer ce déficit ou même le faire disparaître. Le ministre des finances en augure bien pour l’exercice 1889, dont les recettes ont été évaluées d’après les rendemens de 1887, et qui profitera plus encore que l’exercice 1888 des élémens nouveaux de produit créés depuis deux ans. Déjà, les recettes des deux premiers mois de 1889 présentent une certaine augmentation sur les évaluations ; mais il est indispensable que cette augmentation se maintienne pendant tout le cours de l’année, pour compenser les crédits supplémentaires dont l’ouverture, comme on vient de le voir, est inévitable.
Il nous est impossible de ne pas appeler l’attention sur un des expédiens auxquels le ministre des finances a eu recours pour aligner les recettes et les dépenses. Aux termes de la législation qui régit les caisses d’épargne, il est servi aux déposans un intérêt de 4 pour 100 : les fonds versés par eux doivent être placés en valeurs de l’État par les soins de la caisse des dépôts et consignations, et si l’intérêt obtenu au moyen de ces placemens n’est pas supérieur ou égal à 4 pour 100, l’État doit parfaire la différence. C’est le cas qui se présente depuis quelques années, et l’État a dû verser, chaque fois, à la Caisse des dépôts et consignations 1 million 1/2 environ pour compléter l’intérêt dû aux déposans ; mais, pendant une assez longue période, lorsque les rentes françaises portaient un intérêt plus élevé qu’aujourd’hui ou se négociaient à des cours plus bas, la Caisse des dépôts et consignations a pu placer les fonds des déposans à des conditions meilleures, et ses recettes ont dépassé les déboursés qu’elle avait à faire. Ces excédens de recettes ont constitué ce qu’on a appelé les réserves des caisses d’épargne, c’est-à-dire un fonds commun, destiné à garantir aux déposans le remboursement intégral de leurs dépôts, au cas où la Caisse des dépôts ne pourrait pas réaliser son portefeuille dans de bonnes conditions, et à couvrir les sinistres du genre de ceux qui, à Tarare et dans d’autres villes, ont atteint des caisses d’épargne. Cette réserve dont l’importance s’élevait, au 30 décembre 1887, à 42,275,701 francs était la propriété collective, le gage commun de tous les déposans : en tout cas, l’affectation n’en pouvait être changée que par une loi, rendue dans les formes régulières : néanmoins le ministre des finances ne s’est pas fait scrupule de prélever 1,500,000 francs sur ce fonds vainement protégé par la loi, et la chambre, malgré quelques protestations, a ratifié cette appropriation du bien d’autrui. Ce fait est digne de remarque parce qu’il montre tout à la fois quelle est l’intensité des besoins d’argent et à quel point le sens moral s’est affaibli chez nos gouvernans.
Quelque répréhensible que soit l’emploi de pareils moyens, si cet équilibre, dont nos gouvernans ont déshabitué le pays, était réellement obtenu en 1889, ce serait un incontestable progrès sur les exercices précédens ; mais il ne faut pas oublier que nous ne parlons ici que du budget ordinaire, et que ce budget, depuis bien des années, a cessé de représenter la totalité des dépenses publiques. Nombre de dépenses n’y figurent plus, parce qu’il était devenu impossible d’y faire face avec le produit des impôts ; mais elles n’en doivent pas moins être payées et elles comptent parmi les charges du pays : seulement elles sont couvertes par des emprunts contractés sous les formes les plus variées et qui vont s’accumulant. C’est là la plaie la plus grave de nos finances, et elle semble incurable. Voici rémunération, pour 1889, de ces dépenses extra-budgétaires dont la plupart ne figurent dans la loi de finance que par les intérêts des emprunts qu’elles nécessitent. Sur les 100 millions d’obligations sexennaires qui viennent à échéance en 1889, la presque totalité, 95 millions, devra être renouvelée ; sur les 138 millions accordés au département de la guerre à titre de crédits extraordinaires. 54 millions seulement sont couverts par le reliquat de la conversion du 4 1/2 pour 100, 84 millions devront donc être demandés à une émission d’obligations ; 75 millions devront également être empruntés directement par l’État pour le service de la garantie d’intérêts accordée aux compagnies de chemins de fer par les conventions de 1883. En vertu des mêmes conventions, 142 millions seront dépensés en travaux neufs sur les lignes en construction, et 55 millions en travaux complémentaires sur les lignes déjà construites : pour les intérêts des sommes déjà empruntées, 40 millions devront être portés au compte de premier établissement et retomberont à la charge de l’État ; enfin, le compte à régler entre l’État et les compagnies pour les insuffisances de recettes des lignes nouvelles exigera encore de 40 à 50 millions, sans que le chiffre en puisse être exactement déterminé à l’avance. Ces diverses sommes seront empruntées par les compagnies, mais la charge en incombe à l’État, pour le compte de qui les compagnies agissent. Les subventions à servir à des chemins de fer d’intérêt local et à des entreprises de tramways exigent un peu plus d’un million. Pour les travaux des ports, les chambres de commerce et les municipalités feront l’avance de 25 millions, qu’elles se procureront par des emprunts gagés sur des surtaxes, mais que le trésor devra leur rembourser. Sur le produit de l’emprunt spécial affecté à la liquidation de la caisse des chemins vicinaux et de la caisse des écoles, il sera dépensé environ 60 millions pour l’exécution des engagemens contractés antérieurement à cette liquidation. Enfin, il faudra encore se procurer par voie d’emprunt 19 millions pour l’enseignement supérieur et pour les créations et constructions de lycées, les lois en vertu desquelles ces dépenses seront faites n’y ayant affecté aucune ressource.
Si l’on additionne ces diverses dépenses auxquelles il n’est pas pourvu, et dont bien peu sont susceptibles de réduction, on voit qu’en 1889 l’État devra, par voie d’emprunt direct ou d’emprunt indirect, se procurer une somme qui peut approcher de 600 millions, mais qui ne descendra pas au-dessous de 550 millions. Ainsi, l’exercice 1889, en supposant qu’on n’éprouve aucun mécompte dans le rendement des recettes et que les crédits supplémentaires, déjà prévus, soient compensés par des annulations équivalentes, devra aboutir fatalement à un déficit minimum de 550 millions. Or ce déficit peut être considéré comme chronique. Dans la discussion du budget de 1889, un des orateurs du sénat, s’appuyant uniquement sur les derniers comptes-rendus généraux publiés par l’administration des finances, récapitulait les excédens que les dépenses avaient présentés sur les recettes effectives dans les cinq exercices de 1882 à 1886 : il arrivait au chiffre de 4 milliards, dont il déduisait 850 millions pour tenir compte des amortissemens opérés pendant la même période sur la dette à court terme. Le déficit définitif était ainsi ramené à 3,150 millions pour cette période : si on divise ce chiffre par le nombre des années, c’est-à-dire par cinq, on trouve pour moyenne un déficit de 630 millions par exercice financier. Or cette situation ne peut qu’empirer à raison du supplément de charges que chaque exercice réglé en déficit lègue à l’exercice suivant, et ce fait est facile à vérifier. Laissons en dehors l’emprunt de 900 millions par lequel a débuté cette chambre élue en 1885 avec le fameux programme : ni emprunt ni impôts nouveaux, parce qu’on pourrait dire que cet emprunt a eu pour objet de consolider en partie les déficits des années précédentes ; mais voici les ressources extraordinaires auxquelles il a fallu recourir, depuis 1885, pour faire face aux dépenses que les recettes ordinaires ne suffisaient pas à couvrir. L’économie obtenue par la conversion du 4 1/2 ancien a été le gage d’une émission qui a produit 170 millions ; les obligations sexennaires émises ou à émettre à nouveau, en dehors du renouvellement des obligations échues, s’élèvent à 824 millions ; les obligations de 22 ans, déjà émises ou à émettre en 1889 pour épuisement de l’emprunt spécial affecté à la liquidation de la caisse des écoles et de la caisse des chemins vicinaux, montent à 215 millions : voilà pour les emprunts directement contractés par l’État ; viennent maintenant les emprunts obtenus par voie indirecte : 99 millions ont été avancés par les villes ou les chambres de commerce. Il a été ou il sera fourni par les compagnies de chemins de fer 840 millions pour les constructions nouvelles, 275 pour les travaux complémentaires et 165 du chef des intérêts et des insuffisances de recettes. Le total de ces emprunts, destinés à suppléer à l’insuffisance du budget ordinaire en 1886, 1887, 1888 et 1889, s’élève à 2,588 millions, ce qui représente un déficit moyen de 645 unifions pour chacune de ces quatre années. On voit donc que le calcul qui évalue de 550 à 600 millions le déficit déjà prévu pour 1889 ne saurait être taxé de pessimisme.
L’exercice 1890, à supposer même qu’il ne reçoive le contrecoup d’aucun événement politique, aboutira au même résultat que l’exercice en cours. Le budget ordinaire actuellement soumis au parlement est en augmentation de 25 millions sur celui de 1889 ; mais il ne pourvoit pas davantage aux dépenses laissées en dehors de celui-ci. les 180 millions accordes à la guerre à titre de crédits extraordinaires devront, en totalité, être demandés à l’émission d’obligations sexennaires. Il en sera de même des 69 millions exigés par le service de la garantie d’intérêts. Les 160 millions destinés aux dépenses de construction de chemins de fer devront être empruntés par les compagnies au compte de l’État, ainsi que les 65 millions nécessaires pour les travaux complémentaires. Ces emprunts représentent déjà 475 millions ; ajoutez-y 24,040, 000 francs de fonds de concours, c’est-à-dire d’avances acceptées sous condition de remboursement ultérieur, et les subventions ordinaires pour les tramways, les chemins vicinaux, les constructions d’écoles, les lycées et établissemens d’enseignement supérieur, et vous reconnaîtrez sans peine qu’il sera dépensé en 1890, en dehors et en sus du budget ordinaire, la même somme qu’en 1889, c’est-à-dire de 550 à 600 millions.
Il est malheureusement à prévoir qu’il en sera de même en 1891 et dans les années qui suivront. Pour s’en tenir à un seul ordre de faits, les crédits extraordinaires accordés à M. de Freycinet en 1888, et pour 1889 et 1890, ne sont que de simples acomptes sur les 1,065 millions auxquels ce ministre a consenti à limiter provisoirement son programme de dépenses nouvelles. Il reste donc encore à lui fournir, en deux ou trois années, 550 millions qui devront être demandés à l’emprunt. Nous verrons, tout à l’heure, qu’il en sera de même de bien des dépenses. Avant d’aborder cette question, il suffira, pour faire apprécier la gestion financière de la chambre qui va comparaître devant le corps électoral, de constater que le déficit des quatre budgets qu’elle aura votés ne saurait être inférieur à 2,300 millions. Elle aura ainsi fidèlement suivi l’exemple de ses deux devancières, les chambres de 1878 et de 1881, dont chacune a créé un déficit de 2 milliards 1/2 à 3 milliards, et contribué ainsi à accroître de 300 millions les charges annuelles de la dette publique.
Il était impossible, en effet, que cette succession ininterrompue de déficits n’aboutît pas à un accroissement de la dette. Comment s’expliquerait-on autrement le développement effrayant de cette dette, qui laisse loin derrière elle celle de tous les grands états des deux mondes ? Il n’est peut-être pas inutile d’en établir avec précision le chiffre actuel. La dette consolidée, qui ne comprend plus que deux fonds : le 4 1/2, inconvertible jusqu’en août 1894, et le 3 pour 100, s’élève en capital à près de 22 milliards, et en intérêts à 739 millions 1/2. La dette amortissable, dont la création a eu surtout pour objet de consolider les emprunts faits pour couvrir les crédits extraordinaires, représente actuellement un capital de 4 milliards, qui va s’atténuer annuellement de 83 millions par le jeu de l’amortissement, et dont le service exige un peu plus de 141 millions. À ces 26 milliards, il convient d’ajouter 1 milliard pour la dette flottante proprement dite, un 1/2 milliard pour les cautionnemens dont le trésor est responsable et pour les avances de la Banque de France ; 2 milliards pour le capital des annuités de toute nature dont le service est imposé au trésor en dehors des conventions de 1883, et enfin 900 millions d’obligations déjà émises en exécution de ces conventions. On arrive ainsi à un chiffre de 30 milliards 1/2, qu’il faudrait augmenter d’un peu plus de 2 milliards si l’on voulait comprendre dans la dette publique le capital représentatif de la dette viagère, c’est-à-dire des pensions que l’État sert à ses anciens serviteurs ; mais ce capital ne pouvant jamais devenir exigible, il est préférable de le laisser en dehors du compte et de s’en tenir au chiffre déjà formidable de 30 milliards. En revanche, pour avoir une complète mesure du fardeau qui pèse sur la nation, il convient de rapprocher de cette dette nationale dont le service absorbera, en 1889, une somme de 1,300 millions, le montant de la dette communale et départementale dont les chiffres officiels ont été récemment publiés par le ministère de l’intérieur. La dette des communes s’élève à 3,020 millions, dont 1,075 millions empruntés au Crédit foncier, et la dette des départemens à 496 millions. Si le budget de l’Italie, ni celui de l’Espagne, ni même celui de l’Autriche-Hongrie n’atteignent, comme dépense totale, au fardeau que cette dette de 34 milliards impose au contribuable français.
Ce développement de la dette publique devait inévitablement Avoir sa répercussion sur le budget ordinaire. Le service de la dette, y compris la dotation des pouvoirs publics, figurait au budget de 1870 pour 506 millions : en 1876, les emprunts contractés pour la libération du territoire, pour les indemnités de toute nature payées par l’État, en un mot pour couvrir toutes les charges provenant de la guerre contre l’Allemagne, avaient fait monter ce crédit à 1,015 millions, soit au double : il est inscrit au budget de 1889 pour 1,306 millions. C’est une surcharge d’environ 300 millions par an, imputable au régime actuel, et dont il ne peut rejeter la responsabilité sur les anciens gouvernemens, comme le font volontiers des orateurs sans bonne fui. Mais cette surcharge annuelle de 300 millions, pour le seul service de la dette, est loin de représenter ce que les conceptions chimériques, les folles entreprises, les prodigalités et le fanatisme antireligieux de nos gouvernans ont coûté au pays. En 187p, les dépenses publiques se sont élevées en totalité à 3,091,836,735 francs, et les recettes ont été de 3,190 millions, présentant ainsi un excédent disponible de 98 millions. Or cette dépense, à peine supérieure de 60 millions au seul budget ordinaire de 1890, comprenait le budget ordinaire et le budget sur ressources spéciales, tous les accroissemens de crédits rendus nécessaires par les désastres de 1870, et, de plus, 150 millions affectés spécialement à l’amortissement. Les comptes généraux des finances vont nous dire quelle progression rapide les dépenses ont suivie. En 1881, la dépense totale s’est élevée à 4,060 millions ; elle a donc dépassé de 968 millions la dépense de 1876, bien que les 150 millions d’amortissement eussent disparu du budget. Pour l’exercice 1882, la dépense totale a été de 4,190 millions, dépassant de 94 millions celle de l’exercice précédent. Nouveau progrès en 1883 : la dépense totale atteint 4,190 millions ; et le remboursement des obligations sexennaires, à leur échéance, est mis en question. C’est alors que M. Tirard jeta le fameux cri d’alarme qui troubla si profondément la béate quiétude de nos gouvernans. Un mouvement décroissant sembla se produire dans les dépenses, grâce à l’adoption du système des caisses, qui permettaient d’en dissimuler une partie en les rejetant en dehors du budget et en les soustrayant au contrôle de la Cour des comptes. En 1884, la dépense totale n’est plus que de 4,024 millions, et en 1885 elle serait descendue à 3,686 millions, si l’on pouvait s’en rapporter aux chiffres du budget ; mais le compte général des finances constate une dépense effective de 3,943 millions, supérieure de 852 millions à celle de 1876. Pour les années 1886, 1887 et 1888, nous n’avons plus que les chiffres des budgets votés par les chambres ; mais, en ajoutant au budget ordinaire le budget sur ressources spéciales, le budget extraordinaire et les crédits supplémentaires votés ou demandés, on arrive à une dépense qui oscille entre 3,900 millions et 4,100 millions. Pour 1889, le budget ordinaire et le budget sur ressources spéciales sont prévus ensemble à 3,450 millions : les 550 millions de dépenses extra-budgétaires que nous avons énumérées portent la dépense totale à 4 milliards.
Au cours de la discussion du budget de 1889, il a été fait divers calculs pour évaluer la progression que les dépenses avaient suivie de 1878 à 1889. M. Tirard, lorsqu’il était ministre des finances et responsable, à ce titre, de l’équilibre du budget, avait qualifié de politique du délire la fièvre de dépense qui s’était emparée du gouvernement et des chambres, et dont on vient de voir les résultats. En décembre 1888, comme président de la commission des finances du sénat, il s’est fait, devant cette assemblée, l’apologiste de cette politique, si sévèrement jugée par lui ; il a défendu la multiplication hâtive des chemins de fer improductifs, et il a glorifie les prodigalités dont l’instruction primaire a été le prétexte, mais, arrive à la question des dépenses, il a reconnu qu’elles seraient accrues de 450 millions dans cette période de dix années, pour le seul budget ordinaire. Le rapporteur du sénat, M. Boulanger, Tout en soutenant la même thèse que M. Tirard, admettait un accroissement d’un demi-milliard ; mais il ne tenait pas compte des 48 millions dont les conversions ont allégé le service de la dette et qui ont été appliquées à d’autres dépenses, et il laissait en dehors les garanties d’intérêt. Les orateurs de l’opposition concluaient à une augmentation de 848 ou de 868 millions. M. Amagat, qui avait pris pour termes de comparaison les budgets de 1878 et de 1889, arrivait au chiffre de 818 millions ; mais il faisait remarquer que le premier de ces budgets renfermait 150 millions pour l’amortissement, et supportait pour le service de la dette les 48 millions supprimés par les conversions ; il en concluait que l’écart réel entre les dépenses des deux exercices était de plus de 1 milliard.
Le seul progrès du budget ordinaire, en éliminant toutes les dépenses auxquelles il est pourvu autrement que par l’impôt, a suffi pour absorber et au-delà toutes les plus-values qui ont pu se produire, et le rendement de toutes les impositions nouvelles et de toutes les surtaxes dont la fiscalité officielle a pu s’ingénier. Pour s’en tenir à l’œuvre de la législature actuelle, le budget ordinaire de 1887 présente une augmentation de 26 millions sur celui de 1886 ; pour 1888, l’augmentation est de 18 millions ; elle est de 35 millions pour 1889 et de 25 millions pour 1890. Ainsi donc, indépendamment des emprunts directs et indirects qu’il a fallu contracter, le budget ordinaire s’est accru de 104 millions en quatre années, et l’équilibre apparent de ce budget n’a été maintenu qu’au détriment de l’amortissement des obligations sexennaires qu’on a réduit d’année en année, à mesure que les dépenses croissaient. jusqu’au chiffre dérisoire de 5,800,000 francs pour 1889.
Personne ne peut se faire illusion au point de croire que cette progression constante du budget ordinaire soit à la veille de s’arrêter. Sans faire entrer en compte les charges nouvelles qui pourront résulter du projet de loi sur les traitemens des instituteurs, déjà voté par la chambre et en discussion devant le sénat, la seule application des lois de 1881 et de 1886 sur l’enseignement primaire doit entraîner graduellement, de l’aveu de l’administration. un accroissement de dépenses de 71 millions, qui portera à 206 millions les crédits du ministère de l’instruction publique. L’application de la future loi sur le recrutement militaire qui doit supprimer la division du contingent en deux parties et faire passer les classes tout entières sous les drapeaux, aura pour conséquence un supplément de dépenses que les calculs les plus modères évaluent à 24 millions, mais qui dépassera certainement ce chiffre. Le développement régulier des arrérages que le trésor doit servir sur les sommes dont il devient débiteur vis-à-vis des compagnies amène chaque année une augmentation correspondante dans le service de la dette. Enfin, l’accroissement de la dette flottante dont le chiffre présent inspire des inquiétudes que M. Peytral, ministre des finances dans le cabinet Floquet, n’a pas dissimulées à la commission actuelle du budget, nécessitera à bref délai un emprunt de consolidation de 800 millions à 1 milliard, dont les arrérages devront s’ajouter aux charges permanentes du trésor, et trouver place dans le budget ordinaire. Il y a donc lieu de prévoir, dans un temps plus ou moins rapproché, une addition d’environ 150 millions aux dépenses actuelles de ce budget. On n’aperçoit point les ressources nouvelles qui pourront couvrir ces charges imminentes. Les économies obtenues au moyen des conversions, et le produit qu’on attendait des lois des 27 mai et 4 juillet 1887, sur les sucres indigènes ont été immédiatement absorbés. Les projets élaborés par M. Peytral, et auxquels le parlement et l’opinion ont fait un si mauvais accueil, visaient surtout des transformations dans l’assiette de divers impôts ; et ce ministre se défendait vivement d’avoir voulu rien ajouter aux charges des contribuables. Ces projets ont été répudiés par le ministre actuel, et l’approche des élections générales donnait la certitude qu’aucune proposition d’impôt ne figurerait dans le budget de 1890. Il faudra pourtant finir par s’incliner devant une inexorable nécessité. Pas un homme sérieux ne peut attendre de simples économies le rétablissement de nos finances. M. Peytral a déclaré franchement à la chambre, pour justifier son premier projet de budget, qu’il était impossible de conserver un amortissement quelconque sans recourir à des créations d’impôts. Au sénat, où les préoccupations électorales sont moins impérieuses qu’à la chambre, des partisans peu suspects du régime actuel, M. lingot, M. Loubet, M. Boulanger, rapporteur-général du budget, se sont élevés, dans ces dernières années, contre toute addition aux dépenses actuelles, et surtout contre la continuation des emprunts à découvert par lesquels on pourvoit aux dépenses extra-budgétaires. Tous demandent que les emprunts soient désormais gagés : or il n’y a qu’un seul moyen de gager un emprunt, c’est d’affecter à le servir une recette effective, et, dans le délabrement où nos finances sont tombées, un supplément de recettes ne peut plus être attendu que d’un supplément d’impôt. Que les contribuables se tiennent donc pour avertis.
Quelles sont les causes dont l’action, en quelque sorte mécanique, élève d’année en année le chiffre des dépenses, et ne permet ni retour en arrière ni même un simple temps d’arrêt ? Quels sont les engagemens dont l’exécution impose de si lourdes charges au pays, et à qui incombe la responsabilité de ces engagemens ? La réponse à ces questions est la partie la plus ardue de la tâche que nous nous sommes assignée.
Les pensions sont la première cause que nous voulions examiner, bien que nous nous soyons expliqué antérieurement sur ce sujet. Le fardeau qu’elles imposent au trésor devient de plus en plus lourd, et dès 1887, il préoccupait sérieusement les commissions de la chambre et du sénat. Le crédit inscrit au budget de 1888 était de 200 millions : il a été élevé à 217 millions dans le budget de 1889, et le ministre des finances demande pour 1890 un crédit de 220,496,626 francs, soit une augmentation de 3 millions 1/2 sur le budget en cours. Les choses n’en demeureront pas là, car la chambre a adopté le principe de l’unification des retraites militaires en faveur des sous-officiers, caporaux, soldats et assimilés, retraites avant la loi du 18 août 1881, et a décidé qu’ils jouiraient des avantages accordés par cette loi. L’unification devrait se faire en trois années ; elle entraînera une dépense évaluée au minimum à 12 millions, et comme le premier crédit demandé est seulement de 2 millions, on a en perspective une nouvelle dépense de 10 millions. Les officiers retraites sollicitent depuis longtemps la même faveur, et il n’y a aucune raison valable pour la leur refuser, du moment qu’on entre dans la voie de la rétroactivité ; puis viendra le tour des pensions de la marine, puisque les armées de terre et de mer ont toujours été traitées sur le même pied.
L’extension qu’il faudra donner aux cadres de l’armée en conséquence de la future loi sur le recrutement entraînera dans l’avenir une augmentation correspondante dans le chiffre des pensions. Ainsi s’accélérera encore la progression déjà trop rapide de cette cause de dépenses. Voici quelle a été cette progression depuis 1869 pour les pensions de l’armée de terre :
1869 | 45,136,000 francs. |
1875 | 62,613,000 — |
1879 | 67,045,000 — |
1887 | 87,359,000 — |
1889 | 92,316,000 — |
La dépense est donc aujourd’hui plus que double de ce qu’elle était en 1869, c’est-à-dire avant la guerre. On remarquera surtout l’augmentation de 20 millions qui s’est produite de 1879 à 1887, plus forte de 3 millions que celle qui a eu lieu de 1869 à 1875 et qui s’explique par le fait de la guerre franco-allemande. Dans la seconde période, les causes actives ont été l’accroissement de nos forces militaires, et la libéralité avec laquelle, en 1881, le parlement a élevé le chiffre de toutes les pensions.
Les mêmes causes ont exercé la même action sur les pensions de la marine qui ont été successivement portées aux chiffres suivans :
1869 | 11,470,000 francs. |
1875 | 14,822,000 — |
1879 | 16,058,000 — |
1887 | 27,949,000 — |
1889 | 31,500,000 — |
Ici, la dépense a triplé en vingt ans. La loi qui a relevé notablement le chiffre des pensions y a beaucoup contribué, mais la politique coloniale y est bien pour quelque chose. Le relèvement des pensions ne produira son effet que graduellement, à mesure que les officiers de terre et de mer actuellement en activité arriveront à l’âge de la retraite et profileront des nouveaux tarifs. Il faut donc s’attendre à voir les crédits croître régulièrement, pendant un certain nombre d’années, de 2 millions pour la marine et 5 à 6 millions pour la guerre, sans préjudice de toutes les autres causes d’augmentations que nous avons énumérées.
Nous venons de voir que le crédit total inscrit au budget de 1889 pour les pensions de toute nature s’élève à 217 millions : c’est une augmentation de plus de 71 millions sur le chiffre de 1878 qui n’était que de 145 millions. Dans cette augmentation figurent les pensions que le parlement a jugé à propos de voter pour les insurgés de février 1848 et de décembre 1851, et les pensions plus légitimement accordées aux magistrats victimes de l’épuration judiciaire. Les pensions des fonctionnaires civils font l’objet, au budget de 1889, d’un crédit de 62,150,000 francs, auquel le budget de 1899 n’ajoute que la faible somme de 150,000 francs. Ici encore, il y a une aggravation sensible des charges du trésor, car en 1876 le crédit ne s’élevait qu’à 35,483,286. À en croire les rapporteurs des budgets et les orateurs ministériels, il faudrait en faire retomber la responsabilité sur la loi du 9 juin 1853, qui reposerait sur des calculs erronés. Il nous paraît que c’est là un moyen commode de pallier les fautes d’une mauvaise administration, et que la loi de 1853 ne mérite pas tous les reproches qu’on se complaît à lui adresser.
Cette loi est née de la passion d’uniformité dont notre bureaucratie est possédée. Jusqu’en 1853, presque toutes les grandes administrations avaient leurs règlemens particuliers et une caisse de retraites séparée. Ces caisses étaient médiocrement garnies et les ministres ou les directeurs généraux qui avaient la responsabilité de les gérer tenaient rigoureusement la main à l’observation de la règle qui voulait que des retraites nouvelles ne fussent accordées qu’en proportion et à mesure des vacances qui se produisaient. En 1853, on voulut établir un règlement uniforme pour toutes les administrations ; toutes les retenues durent être versées au trésor qui se chargea de servir directement toutes les retraites. Cette amalgamation recelait un danger qu’on aurait dû prévoir : toutes les pensions sortant d’une caisse commune, les administrations étaient dégagées du souci d’y pourvoir, et ne devaient plus se sentir tenues à la même réserve et aux mêmes précautions quant aux admissions à la retraite. Le législateur n’avait prévu qu’un inconvénient : c’était que les fonctionnaires ne cherchassent à jouir le plus tôt possible du bénéfice de la retraite ; et, en fixant comme conditions indispensables soixante ans d’âge et trente années de service, il eut soin de spécifier que la réunion de ces deux conditions ne suffisait pas pour mettre le fonctionnaire en droit de réclamer sa mise à la retraite. « L’État, disait l’exposé des motifs de la loi, peut conserver les fonctionnaires dans leurs fonctions aussi longtemps que son intérêt l’exige et que leurs forces le permettent. » C’était bien mal connaître la nature humaine que de supposer que des administrations, sans cesse sollicitées d’accorder des places ou de l’avancement, mettraient obstacle au départ de fonctionnaires qui voudraient se retirer.
Comme des catégories entières de fonctionnaires pour lesquels il n’existait pas antérieurement de retraites allaient être admises au bénéfice de la nouvelle législation, l’État reconnaissait qu’il devait subvenir à l’insuffisance du produit des retenues et prendre à sa charge le supplément nécessaire. En calculant d’après le nombre des ayans droit, on estimait que la charge maxima ne dépasserait pas 19 millions, et que ce chiffre ne serait atteint qu’en 1883, à la trentième année de l’application de la loi : il ne pourrait ensuite que décroître. Ces calculs étaient-ils aussi erronés qu’on le prétend ? En 1869, les pensions civiles exigèrent 28,930,534 francs sur lesquels 15,378,540 francs furent fournis par le produit des retenues et 13,551,994 par le trésor, soit moins de la moitié de la dépense. Ce dernier chiffre était le plus élevé qu’eût atteint la subvention qui pendant une douzaine d’années avait oscillé entre 9 et 11 millions. En 1876, la contribution de l’état dans le service des pensions civiles n’était encore, maigre la révolution de 1870, que de 16,497,121 francs ; mais dès 1878 le chiffre de 19 millions était dépassé de 3 millions 1/2 : 22,463,872 francs.
Cette date est à elle seule une explication. C’est alors que commencèrent la curée des places et l’épuration de toutes les administrations. Les vacances ne se produisant pas assez vite au gré des appétits surexcités, on foula aux pieds toutes les prescriptions de la loi de 1853 ; on imagina les retraites proportionnelles dont l’illégalité n’a pas besoin d’être démontrée : enfin on abaissa la limite d’âge par de simples arrêtés ministériels. Comme les mauvais exemples sont contagieux, l’amiral Aube, ministre de la marine, avait cru pouvoir, comme les ministres civils, modifier la législation : il avait abaissé, en moyenne, de trois années la limite d’âge pour le personnel non combattant de la marine, et avait mis immédiatement à la retraite un assez grand noud)re de fonctionnaires. Il en résulta, pour l’exercice 1887, un dépassement de crédit de 1 million et une augmentation de crédit correspondante, dans le budget de 1888. Des observations sévères de la commission du budget, sanctionnées par un vote de la chambre, ont ramené le département de la marine à l’observation des anciens règlemens. Il serait à souhaiter qu’une démonstration non moins énergique du parlement rappelât aux ministres civils que les admissions à la retraite ne doivent être accordées qu’en proportion des vacances, car cette règle tutélaire n’est pas moins ouvertement violée que les prescriptions relatives à l’âge et aux années de services.
Dans la discussion du budget de 1888, M. Ribot et quelques autres députés avaient proposé et fait voter un article aux termes duquel le fonctionnaire mis à la retraite continuerait son service et toucherait son traitement jusqu’à la liquidation de sa pension de retraite. C’était un acte d’humanité, car, les appointemens cessant d’être payés du jour de la mise à la retraite et la pension n’étant réglée en moyenne qu’au bout de dix à onze mois, il en résulte pour les fonctionnaires peu aisés ou pères de famille une période de gène pénible. Nous en pourrions citer des exemples navrans. L’administration ne le méconnaît pas, puisque par un procède d’une régularité douteuse, au point de vue de la comptabilité publique, elle accorde maintenant des avances, remboursables quand le retraité touchera sa pension.
Cet amendement était en même temps un frein pour les administrations, puisqu’elles ne pouvaient disposer immédiatement des appointemens des fonctionnaires mis à la retraite. Jusqu’en 1888, on inscrivait au budget un crédit de 6 millions, destiné à servir les pensions à accorder dans le cours de l’exercice, et ce crédit se répartissait entre les divers ministères ; mais dans leur impatience à satisfaire leurs critiques, les ministres épuisaient dès le mois de janvier leur quote-part dans le crédit commun, et les malheureux fonctionnaires qui venaient à être mis à la retraite après la première fournée devaient attendre jusqu’à l’année suivante avant de toucher un centime. De là les retards dont nous venons de parler. Avec le régime que l’amendement visait à introduire, les ministres n’avaient plus intérêt à précipiter les retraites, puisqu’ils ne pouvaient faire jouir immédiatement leurs protégés des bénéfices que l’avancement était destiné à leur procurer. Aussi le vote de la chambre avait-il répandu la consternation dans toutes les administrations. Heureusement le sénat était là qui, sans débat et sans qu’on y prît garde, supprima l’article malencontreux. Les auteurs de l’amendement n’en demandèrent pas le rétablissement quand le budget revint devant la chambre, et la bureaucratie respira. Le crédit de prévision pour les retraites, considéré comme une invitation à la dépense, a disparu du budget de 1889, le gouvernement ayant déclaré qu’il préférait présenter une demande de crédit extraordinaire pour liquider les pensions accordées dans le cours des exercices. C’est une façon ingénieuse de se dérober complètement au contrôle du parlement, puisque l’importance de ces crédits extraordinaires n’est pas limitée, et que leur emploi est à la discrétion des ministres. Ces crédits seraient, d’ailleurs, inutiles si l’on se conformait à la règle de n’accorder les retraites qu’à mesure des vacances. C’est donc à l’observation de cette règle que le parlement devrait tenir rigoureusement la main. Peut-être y aurait-il lieu de demander à l’administration des finances, pour les retraites, un travail analogue à celui que la chancellerie de la Légion d’honneur fait pour les décorations, c’est-à-dire une répartition dont l’observation serait obligatoire pour les ministères. Si des précautions sérieuses ne sont pas prises, la marée montante des pensions ne s’arrêtera pas.
Les reproches qu’on a dirigés contre la loi du 9 juin 1853 peuvent être adressés avec plus de justice aux auteurs des conventions de 1883 pour l’exécution des chemins de fer. Ceux-ci, dans leur désir de sauver la plus grande partie du plan de M. de Freycinet, ont été loin de calculer avec une suffisante exactitude les charges qu’ils allaient imposer au pays. Prévenons d’abord une confusion quelquefois faite entre les annuités à la charge du ministère des finances et celles qui sont supportées par le ministère des travaux publics. Une loi du 3 août 1874 a régie l’exécution de tous les arrangemens intervenus antérieurement entre l’État et toutes les compagnies de chemins de fer, soit pour l’allocation de subventions, soit pour le remboursement des avances faites par quelques compagnies. Il avait été calculé que la créance totale des compagnies sur l’État serait complètement éteinte en 1961, au moyen d’une annuité qui ne dépasserait pas 31 millions jusqu’en 1949 et qui décroîtrait rapidement à partir de cette date. Ce calcul ne s’est pas trouvé tout à fait exact à cause d’erreurs tant sur le coût de quelques lignes que sur l’époque de leur achèvement et le point de départ des remboursemens de la part de l’État. Le crédit a donc dû être porté à 37 millions pour 1889, parce qu’on a transféré du ministère des travaux publics au ministère des finances les annuités relatives à 11 lignes dont les travaux sont terminés et les comptes définitivement réglés. En raison de l’abréviation de la période dans les limites de laquelle l’amortissement doit être effectué, les annuités deviennent plus fortes qu’on ne l’avait prévu. Jusqu’à ce que les comptes de toutes les lignes visées dans la loi de 1874 aient été complètement apurés il faut s’attendre à ce que ce crédit s’accroisse de 2 ou 3 millions par an, et arrive graduellement à 53 millions.
Les annuités dont il vient d’être parlé sont servies par le ministère des finances ; c’est le département des travaux publics qui fait le service des garanties d’intérêts concédées par les conventions de 1883. Ces garanties sont payées aux compagnies au moyen de fonds que l’État se procure par des émissions d’obligations. Les arrérages de ces obligations figurent seuls au budget ; mais ils s’accroissent d’année en année avec chaque nouveau paiement, et la progression menace d’être rapide. Le crédit nécessaire est monté, en effet, en trois années de 2 millions 1/2 à 11 millions 1/2 : il sera en 1890 de 17,500,000 francs. Les obligations émises de ce chef s’élevaient, au 1er janvier 1889, à 338 millions : il est prévu, pour 1889, une émission de 75 millions et pour 1890 une nouvelle émission de 69 millions, et cela continuera ainsi tous les ans, chaque emprunt successif ajoutant à la masse du capital à servir et à l’importance des arrérages à inscrire au budget.
On fait valoir que ces paiemens aux compagnies ne sont que des avances qui devront être remboursées, et c’est le prétexte que l’on a pris pour mettre cette dépense en dehors du budget ordinaire où elle figurait jusqu’en 1884, mais qu’elle grevait trop lourdement. Cet argument serait plausible si l’on pouvait prévoir l’époque du remboursement, mais le niveau que les recettes nettes des compagnies doivent atteindre pour que les remboursemens commencent paraît de plus en plus éloigné. D’après les documens publiés par le ministère des travaux publics, le nombre des kilomètres de chemins de fer exploités, en 1882, était de 26.239 : la recette brute s’est élevée à 1,127 millions. Quatre ans v)vus tard, en 1886, le nombre des kilomètres exploités était de 31,213, soit une augmentation de 5,000 kilomètres : la recette brute n’a plus été que de l,036 millions, soit une diminution de 91 millions. On voudrait vainement ne voir dans cette diminution de la recette totale que l’effet passager d’un ralentissement momentané des affaires. La recette eût-elle été, en 1886, égale à ce qu’elle avait été en 1882, que le résultat ne serait pas moins à déplorer parce qu’il constituerait encore une décroissance sensible dans la recette kilométrique : or c’est du chiffre de cette recette que dépend absolument la possibilité d’un produit net. Nous trouvons ici en action une autre cause qu’un ralentissement des affaires ; c’est la concurrence que les nouvelles lignes font aux anciennes. Il ne faut pas croire, en effet, que toutes les recettes d’une ligne nouvelle soient nécessairement une addition à la recette totale des voies ferrées : il n’en est ainsi que des recettes qui naissent à l’intérieur de cette ligne. En effet, la plupart des transports qui s’effectuent directement par la ligne nouvelle étaient effectués antérieurement, au moyen de correspondances ou d’allongemens de parcours, par les lignes préexistantes. Un exemple le fera comprendre : jusqu’à l’ouverture de la ligne directe de Valenciennes à Lille, les transports entre ces deux villes s’effectuaient par les deux lignes de Valenciennes à Douai, et de Douai à Lille, qui ont perdu cet élément de trafic après la mise en exploitation de la ligne directe. Le déplacement du trafic opéré par les lignes que l’on construit actuellement et par celles que l’on projette aura pour résultat, pendant une période assez longue, d’affaiblir le rendement kilométrique des réseaux actuellement existans et d’en diminuer ainsi le produit net. Cette conséquence est d’autant plus probable que les régions non encore pourvues de chemins de fer comptent naturellement parmi les moins riches et les moins fécondes : d’où cette conclusion fâcheuse pour l’équilibre du budget, que la marche croissante des garanties d’intérêts n’est pas près de s’arrêter.
Par le service de la garantie d’intérêts qui assure aux actionnaires la fixité de leur revenu, c’est l’État qui fait des avances aux compagnies : celles-ci, à leur tour, font à l’État des avances qui se répercutent également sur le budget. C’est ici que les conséquences du plan Freycinet pèsent de tout leur poids sur les finances publiques. L’État était à bout de ressources et, après l’élimination sommaire de lignes trop manifestement inutiles, il restait à assurer la construction de 8,886 kilomètres. La combinaison imaginée consista à demander aux compagnies de construire une partie de ces lignes pour le compte de l’État et de fournir à l’État les fonds nécessaires pour construire les autres : dans les deux cas, elles devaient se procurer l’argent en émettant des obligations dont l’État servirait les intérêts, le maximum des travaux à exécuter dans le cours de chaque année étant fixé par le parlement. La dépense totale était évaluée à 2,600 millions : sur cette somme, 325 millions seulement étaient assurés par des promesses de subventions de provenance diverse. Les compagnies avaient reçu de l’État, depuis 1874, sous la forme de garanties d’intérêts, 550 millions : on leur demanda de se libérer envers l’État en appliquant cette somme aux constructions qu’elles allaient exécuter ; et il demeura 1,725 millions à la charge de l’État. Il est fait deux parts de la dépense effectuée chaque année : la première représente les remboursemens opérés par les compagnies ; la seconde, les avances qu’elles font à l’État et dont celui-ci doit servir les intérêts. À la fin de 1889, les compagnies auront remboursé, en travaux, 357 millions : elles ne devront plus à l’État que 193 millions, et elles auront avancé 380 millions dont les intérêts sont à la charge du budget des travaux publics. À mesure que les remboursemens des compagnies approchent de leur terme, la part contributive de l’État dans la dépense annuelle devient plus forte : elle est déjà de 99,900,000 francs dans les 142 millions de dépense autorisés pour 1889, et il a fallu inscrire pour les intérêts une augmentation de crédit de 5 millions au budget de 1890. Cette part ne saurait être moindre dans les 160 millions de travaux qui vont être autorisés pour 1890 : d’où il suit que le budget des travaux publics devra recevoir en 1891 une nouvelle augmentation d’au moins 5 millions. Cela continuera ainsi d’année en année, et si l’on s’obstine à aller jusqu’au bout du plan Freycinet, la charge annuelle, qui est déjà de 17 millions 1/2 pour 1890, finira par atteindre le chiffre effrayant de 85 millions. On ne saurait envisager sans appréhension une pareille perspective. Un gouvernement aux yeux duquel les considérations électorales ne primeraient pas l’intérêt des finances publiques aurait vite pris un parti. Sur les 8,886 kilomètres classés, c’est-à-dire destinés à être exécutés comme lignes d’intérêt général, 2,000 ne sont pas encore commencés, et pour 2,000 autres, les compagnies qui doivent les exécuter ne sont pas encore désignées. C’est la moitié du réseau qui fait l’objet des conventions de 1883. Il faudrait rayer du plan général les derniers 2,000 kilomètres ; quant aux 2,000 autres, l’exécution en devrait être répartie sur une longue période, et un grand nombre de lignes pourraient être transformées en simples tramways. Il est d’autant plus nécessaire d’aviser que les 2 milliards 1/2 qui sont prévus pour l’exécution des travaux constituent un budget à part, qui échappe tout à la fois au contrôle du parlement et à l’examen de la Cour des comptes, puisque les intérêts de la dépense faite figurent seuls dans le budget.
Aux 85 millions dont l’exécution du plan Freycinet imposera la charge au ministère des travaux publics, ajoutons les 53 millions qui résulteront, pour le ministère des finances, de l’application définitive des conventions de 1874, et aussi les arrérages annuels des obligations émises pour le service des garanties d’intérêts ; nous reconnaîtrons que, dans un avenir peu éloigne, le budget ordinaire peut avoir à faire face à une dépense annuelle d’au moins 150 millions qui ne prendrait fin qu’en 1956, époque du règlement général des comptes entre l’état et les compagnies. Sont-ce là toutes les conséquences des engagemens contractés par l’état pour satisfaire les appétits électoraux ? Il s’en faut. Les compagnies contractantes ont fait valoir, non sans quelque raison, que pour mettre les chemins qu’elles étaient chargées de construire en relations avec leurs lignes, elles auraient à exécuter sur celles-ci des travaux de quelque importance, des agrandissemens de gares, des doublemens de voies, etc., dont il n’était pas juste de leur imposer la charge. Pour satisfaire à cette réclamation, les compagnies ont été autorisées à exécuter, sur leur réseau ancien, des travaux complémentaires : le parlement fixe annuellement pour chaque compagnie le maximum de la somme à dépenser et, cela fait, il n’a plus rien à y voir ; tout se passe entre les ingénieurs des compagnies et les ingénieurs des travaux publics, animés, comme on sait, d’une grande bienveillance les uns pour les autres. Les dépenses complémentaires autorisées ont été de 65 millions pour 1887, de 60 millions pour 1888 et de 65 millions pour 1889 : elles seront, en 1890, de 55 millions. Il n’en résulte point une charge directe et immédiate pour le budget. Les sommes dépensées sont portées par les compagnies au compte de premier établissement de leur réseau, et, de plus, les intérêts y sont ajoutés et capitalisés chaque année. Mais, comme ce compte de premier établissement sert de base aux calculs par lesquels se détermine la quotité de la garantie d’intérêts, l’accroissement continu de ce compte ne peut manquer d’entraîner une augmentation dans le chiffre des annuités à payer lors du règlement définitif entre l’État et les compagnies.
Ce n’est pas tout encore. Les compagnies ont fait observer que les nouveaux chemins seraient improductifs pendant une période impossible à déterminer à l’avance, et que, si elles étaient obligées de prélever sur le produit de leur ancien réseau de quoi couvrir cette insuffisance de recettes, elles devraient, du chef de la garantie d’intérêts, réclamer à l’état des sommes beaucoup plus élevées. Les faits justifient cette prévision des compagnies : en 1887, les nouveaux chemins construits en vertu des conventions de 1883, et mis en exploitation, comprenaient une étendue de 4,791 kilomètres, et leur recette totale, déduction faite des frais matériels d’exploitation, ne laissait que 244,000 francs pour couvrir l’intérêt du capital de construction. Nous avons fait ressortir plus haut, par des chiffres également concluans, le préjudice qui résulte pour les recettes des anciennes lignes de l’ouverture des lignes nouvelles. Il a donc été stipulé que les lignes nouvelles seraient exploitées au compte de l’État jusqu’à ce que les recettes couvrissent les frais : c’est ce qu’on désigne ordinairement sous le nom de compte de l’exploitation partielle. Les compagnies sont autorisées à inscrire au compte de premier établissement de ces lignes les sommes qu’elles sont obligées de débourser pour leur exploitation en sus du produit des recettes : ces sommes portent intérêt, et cet intérêt est arrêté chaque année et ajouté comme capital au compte de l’exercice précédent. Le rendement du nouveau réseau étant demeuré au-dessous des prévisions les plus pessimistes et les intérêts s’accumulant sans cesse, la dette de l’État s’accroît avec une extrême rapidité. Pour l’exercice 1887, la dépense mise à la charge de l’État dans les écritures, pour les insuffisances et les intérêts, s’est élevée aux environs de 30 millions : cette charge annuelle ne peut manquer de grossir avec chaque ligne nouvelle qu’on ouvrira. Les comptes de l’exploitation partielle ne seront apurés qu’au terme de la période de construction : on établira alors le chiffre de la dette de l’État tant pour le capital des insuffisances que pour les intérêts capitalisés. Ce compte établi, les intérêts dont les compagnies font actuellement l’avance tomberont à la charge du budget qu’ils grèveront dans des proportions considérables. La dette de l’État envers les Compagnies s’accroissant beaucoup plus vite que celle des compagnies envers l’État, la liquidation définitive des conventions ne peut manquer de laisser à la charge des finances publiques un fardeau dont il est impossible de déterminer le poids. Aussi la perspective d’un remboursement à attendre des compagnies est-elle une pure chimère, qu’on essaiera d’entretenir pendant la durée de la période de construction, mais sur laquelle il n’est plus possible de se faire illusion. Remarquez que cette dette, qui prend des proportions si redoutables, s’accroît silencieusement sans que rien en trahisse la marche, sans qu’aucun chiffre soit inscrit au budget et provoque les investigations du parlement, sans qu’aucune pièce justificative soit soumise à la Cour des comptes. Les livres des compagnies sont la seule source de renseignemens avec des rapports sommaires des inspecteurs des finances qui contrôlent les additions. La Cour des comptes se plaint avec raison de ne pouvoir obtenir aucun éclaircissement sur ce budget mystérieux qui se chiffre par des centaines de millions et de n’avoir, pas plus que le parlement, un seul moyen de vérifier si les conventions de 1883 sont exécutées conformément aux dispositions législatives, et si toutes les dépenses portées en compte à l’État ont reçu une affectation conforme à la loi. On n’a pas déféré ces observations de la Cour des comptes et on ne cherchera à instituer aucun contrôle régulier : une lumière trop vive révélerait un mal dont l’étendue frapperait l’opinion de stupeur : on se garde de dissiper les ténèbres qui cachent l’abîme.
Nous n’avons pas voulu scinder les observations que nous avions à présenter au sujet des chemins de fer : il nous faut parler maintenant des obligations sexennaires au moyen desquelles le trésor paie les garanties d’intérêts assurées aux lignes de France et d’Algérie. La création des premières obligations sexennaires se justifiait par l’existence, au budget, d’un crédit de 150 millions, affecté d’une manière toute spéciale à l’amortissement, et qui devait devenir libre après le dernier remboursement à faire à la Banque de France, c’est-à-dire dans un espace de moins de six années. C’était une anticipation sur l’avenir ; mais on était en présence d’une ressource certaine. Ce crédit de 150 millions a d’abord été réduit à 100 millions, puis il n’a pas tardé à être à peu près complètement détourné de son affectation ; il en subsiste à peine un vestige : 11 millions en 1887, 5 millions 1/2 en 1889 : pour 1890, la commission de la chambre se flatte de le relever à 24 millions au lieu de 12 que proposait le gouvernement ; mais les ressources auxquelles elle veut donner cette destination sont d’une réalisation problématique. Malgré la disparition presque complète du crédit d’amortissement, on a continué les émissions d’obligations qui ne constituent plus aujourd’hui que des emprunts à découvert, sans gage d’aucune sorte que la foi publique, sans provision ni actuelle ni prochaine pour le remboursement. Elles sont devenues un détestable instrument de trésorerie : elles n’offrent point un de ces placemens à longue échéance qu’une partie du public recherche ; elles coûtent beaucoup plus cher que les bons du trésor ; elles menacent de grever indéfiniment le budget par l’habitude qu’on a prise de les renouveler, et cette facilité de renouvellement est une incitation permanente à la dépense pour les chambres et le gouvernement. La preuve en est dans le développement qu’elles ne cessent de prendre. Il y en avait en circulation pour 515 millions au 31 décembre 1887 : les émissions faites ou à faire en 1888 et 1889 pour le budget extraordinaire de la guerre, pour le service de la garantie d’intérêts et pour le renouvellement des obligations échues et non remboursées, vont porter ce chiffre à 944 millions, sans compter quelques menues dépenses dont il sera question plus loin, et sans ce que l’avenir réserve. On a déjà vu que le programme de dépenses militaires accepté en principe par la chambre exigera encore une émission d’un demi-milliard. De pareils chiffres sont fort inquiétans pour l’avenir du budget. M. Peytral ne l’avait pas caché à la chambre dans la discussion de la loi de finance de 1889, et, au moment de quitter le pouvoir, il a exprimé dans les termes les plus énergiques à la commission du budget de 1890 les appréhensions que lui causait la perspective d’avoir en circulation 1,100 millions d’obligations sexennaires sans un centime à mettre en regard de cette dette à courte échéance. Il aurait voulu la retenir en dessous du milliard. Dans ce dessein, il avait proposé, pour 1889, de faire face aux 84 millions du budget extraordinaire de la guerre, qui n’étaient pas couverts par des reliquats d’emprunts, au moyen de bons du trésor indéfiniment renouvelés, espérant que le ministère de la guerre n’épuiserait pas le crédit ouvert et que l’amélioration des recettes restreindrait encore l’émission à faire. Ce système fut écarté comme sujet à trop d’inconvéniens. M. Peytral proposa alors, pour le budget de 1890, de subvenir aux dépenses extraordinaires de la guerre, non plus avec des obligations du type ordinaire, mais avec des obligations de vingt-deux ans de durée qui auraient dégagé les prochains budgets et auraient porté avec elles leur amortissement. Cette proposition a été écartée par la commission du budget, qui a préféré les obligations sexennaires, voulant laisser le champ libre aux combinaisons dont on a prêté le projet au nouveau ministre des finances, qu’il s’agisse d’un emprunt ou d’une conversion facultative de ce qui subsiste de rente 4 l/2 pour 100. À quelque combinaison que le gouvernement s’arrête, il est indispensable d’aviser, parce qu’en raison des crédits promis au département de la guerre et du service de la garantie d’intérêts, les échéances annuelles d’obligations vont dépasser de beaucoup le chiffre de 100 millions. L’exercice 1888 a préparé, pour 1894, une charge supérieure à 160 millions. En 1889, on renouvellera 86 millions d’obligations échues et impayées ; on en émettra 84 millions pour le budget de la guerre et 75 millions pour les garanties d’intérêts, soit en tout 247 millions à échéance de 1895. En 1890, même en prenant au sérieux l’amortissement de 24 millions découvert par la commission du budget, il faudra encore renouveler 76 millions d’obligations, en émettre 180 millions pour le ministère de la guerre et 69 millions pour les garanties d’intérêts, soit une charge totale de 325 millions pour le budget de 1896. Ces chiffres ne suffisent-ils pas à démontrer l’indispensable et urgente nécessité d’éteindre ou de consolider par un emprunt la plus grande partie, sinon la totalité des obligations en circulation ?
Nous n’avons pas encore épuisé la série des dépenses qui auront pour conséquence de faire peser sur le pays des charges toujours croissantes, et qui ont, avec les précédentes, ce caractère commun de n’être rattachées qu’indirectement au budget, et de n’être point soumises à un contrôle effectif de la part du parlement. Nous devons parler tout d’abord de la caisse des chemins vicinaux, de sa sœur la caisse des écoles, et des transformations qu’elles ont subies. La caisse des chemins vicinaux avait été instituée par une loi du 11 juillet 1868, pour servir d’intermédiaire entre le trésor et les départemens ou les communes qui sollicitaient une subvention pour l’achèvement de leur réseau vicinal. Elle a ainsi payé en subventions 225 millions, prélevés sur les recettes budgétaires. Les demandes de subvention devenant de plus en plus nombreuses, et les excédens budgétaires ayant disparu, le système des prêts temporaires fut substitué à celui des subventions gratuites. Des lois successives ont ouvert à la caisse des crédits à employer en avances remboursables par annuités ; seulement ces crédits étaient prélevés non plus sur le budget, mais sur les ressources de la dette flottante : autant dire que c’étaient de simples autorisations d’emprunter d’une main les fonds qu’on prêtait de l’autre. La caisse a ainsi prêté 356 millions, sur lesquels 267 restent encore à rembourser par les départemens ou les communes. Les sommes déboursées par la caisse ont été, en moyenne, de 40 millions par an ; elles étaient distribuées arbitrairement, et aucun contrôle sérieux n’était exercé sur leur emploi. On résolut de mettre fin à ce système, qui donnait prise à de justes critiques, et de faire régler législativement la participation de l’État à l’achèvement du réseau vicinal. En attendant cette loi spéciale dont le projet dort dans les cartons de la chambre depuis 1881, une loi du 22 juillet 1885 ordonna simultanément la liquidation de la caisse des chemins vicinaux et de la caisse des écoles : elle autorisa, en obligations à l’échéance finale de 1907, un emprunt sur lequel 164 millions furent affectés à l’exécution des engagemens déjà pris au sujet des chemins. Au 1er janvier 1888, le trésor avait avancé 87 millions 1/2, et le gouvernement avait encore à sa disposition 76 millions pour le même objet.
Indépendamment de cette ressource temporaire dont le gouvernement fait usage comme il lui plaît, et en attendant la loi spéciale toujours promise, il a été décidé de mettre à la disposition du ministre de l’intérieur un crédit qui devait être d’une dizaine de millions par an ; mais on avait compté sans les nécessités budgétaires. Quand on fut acculé aux expédiens les plus désespérés pour donner au budget de 1887 une apparence d’équilibre, on retrancha du crédit d’abord proposé 4 millions 1/2 ; mais, pour ne pas de pouiller le ministre de l’intérieur d’une aussi précieuse monnaie électorale, un article spécial de la loi du 26 février 1887 l’autorisa à prendre, vis-à-vis des communes, les mêmes engagemens que si le crédit était demeuré intact, et spécifia que pour l’exécution des engagemens ainsi contractés, 4 millions l/2 seraient prélevés sur les crédits à inscrire, au budget de 1888. La commodité d’un tel procédé encouragea à en renouveler l’emploi : pour suppléer à la brèche faite d’avance aux 9 millions ½ du budget de 1888, le ministre fut autorisé à contracter, jusqu’à concurrence de 2 millions, des engagemens anticipés sur le crédit de 1889. Ce même emprunt d’un exercice à l’autre se répète pour 3 millions en 1889, et se répétera en 1890. C’est ce qu’on appelle, dans le langage familier, manger son blé en herbe. On ne saurait imaginer rien de plus irrégulier que de faire supporter à un exercice les dépenses de l’exercice précédent ; ces viremens d’un exercice à un autre sont autrement dangereux que des viremens à l’intérieur du même budget. Où sont les moyens de contrôle ? Comment vérifier que, dans le désir d’assurer le triomphe d’un candidat agréable, l’administration n’a, pas excédé la limite des promesses qu’elle est autorisée à faire ? Qui garantit que, dans la lutte électorale de 1889, elle hésitera à épuiser les crédits proposés pour 1890 ?
Une loi spéciale est d’autant plus indispensable que, toute latitude étant laissée, jusqu’à présent, au ministre de l’intérieur pour la répartition des subventions et des prêts, la faveur a seule présidé à la distribution des fonds. Pendant que des communes voyaient échouer leurs sollicitations les plus instantes, d’autres étaient traitées avec une libéralité excessive. Il en est résulté que dans bien des communes auxquelles un puissant patronage assurait une large part des faveurs ministérielles, on a multiplié outre mesure le nombre des chemins, ou on leur a donné de trop grandes dimensions ; et maintenant que les dépenses scolaires pèsent lourdement sur leur budget, ces mêmes communes sont hors d’état d’entretenir ces chemins entrepris avec tant d’ardeur et construits à si grands frais. Le service vicinal constate qu’un grand nombre de chemins sont à peine praticables, et que quelques-uns retournent rapidement à l’état de nature. Il est manifeste que, dans certaines régions, il y a eu un véritable gaspillage d’argent. En même temps que la loi promise mettra fin à ces abus en soumettant à des conditions rigoureuses l’octroi des subventions, et en assurant un contrôle efficace sur leur emploi, elle remédiera à un autre inconvénient, l’impossibilité ma. L’on.es.t actuellement de voir clair dans la dépense, à raison de la multiplicité des comptabilités diverses dont il faut scruter les arcanes. Ainsi qu’un député conservateur l’a constaté au cours de la dernière discussion du budget, il est tenu soit par le trésor. soit par la caisse des dépôts et consignations, quatre comptes différens des dépenses relatives aux chemins vicinaux, suivant qu’elles ont été effectuées avant ou après le 31 décembre 1884, sur la subvention accordée par la loi du 8 août 1885. ou sur le produit des annuités à long terme, ou enfin sur les autres ressources créées législativement. Tous ces comptes ont besoin d’être apurés et réglés définitivement par une commission d’inspecteurs des finances,. et les dépenses devraient être soumises, pour l’avenir, au contrôle de la cour des comptes. Espérons, enfin, que cette loi, en réglant l’emploi des prestations, couperait court au désir mal déguisé du gouvernement de les transformer en un impôt dont il lui serait loisible de faire plus tard varier la quotité, et qui prendrait place parmi les recettes régulières du budget.
Créée en 1878, sur le modèle de la caisse des chemins vicinaux et supprimée comme celle-ci en 1885, la caisse des écoles a absorbé, dans sa courte existence, 542 millions, dont 224 en subventions gratuites et le surplus en avances remboursables, mais dont le remboursement marche avec une extrême lenteur. La plus forte partie de la somme engagée, 455 millions, a été fournie par la dette flottante, c’est-à-dire par l’emprunt. La loi du 20 juin 1885 ordonna la liquidation et la loi du 22 juillet vint allouer au ministère de l’instruction publique, sur le produit des obligations à longue échéance, une somme de 155 millions pour faire honneur aux engagemens pris antérieurement, soit pour des subventions gratuites, soit pour des prêts-remboursables. De plus, comme régime transitoire, un crédit de 34 millions, réalisés en obligations sexennaires dont les dernières viennent à échéance en. 1893, fut ouvert à l’administration. Actuellement, il n’est plus fait d’avances par l’État : les départemens et les communes qui entreprennent des constructions scolaires sont autorisés à contracter des emprunts avec le Crédit foncier, et l’État contribue pour une part au remboursement de ces emprunts au moyen d’une annuité dont le chiffre est déterminé chaque année par la loi de finance. Cette annuité s’accroît rapidement : de 1,500,000 fr., chiffre de 1886, elle s’est élevée à 3,863,430 fr. pour 1889, et elle montera à 4,564,000 francs en 1890. Les auteurs de la loi de 1885 avaient calculé que le programme des constructions scolaires serait complètement exécuté en quinze années, et qu’à la fin de cette période l’annuité à servir arriverait au chiffre de 17 millions qui ne serait pas dépassé jusqu’à la liquidation de l’opération. Les prêts consentis par le Crédit foncier aux communes étant à l’échéance de quarante ou de cinquante années, on peut mesurer l’énormité du sacrifice imposé aux finances publiques pendant près d’un demi-siècle ; main est-on assuré que ces sacrifices ne seront pas plus considérables encore ?
On peut, en effet, adresser au système adopté pour les constructions scolaires les reproches formulés contre le mode adopté pour subventionner la vicinalité rurale. Ce jeu d’avances faites à découvert et remboursées par des annuités réparties sur une longue période, ces participations de l’État à des engagemens où il n’intervient que comme partie payante, constituent un petit budget à part au sein du grand budget et aboutissent à une comptabilité occulte. Il faut chercher dans cinq comptes différens la trace des opérations faites pour les constructions scolaires, et comme ni les avances faites par la dette flottante ni les remboursemens effectués par les départemens ou les communes ne figurent au budget, le parlement ne sait où se prendre pour exercer le contrôle qui lui appartient. Les dépenses étaient-elles utiles ? Ont-elles été bien faites ? L’argent n’a-t-il pas été gaspillé ? Nul ne le sait : nul ne le peut dire. Le parlement ne connaît que le chiffre inscrit en bloc au budget, et la Cour des comptes ne connaîtra pas autre chose. Autre point non moins important. La loi de finance limite la somme pour laquelle le ministre peut s’engager vis-à-vis des départemens ou des communes ; mais qui garantit qu’il respectera cette limite ? Ne peut-il anticiper sur le crédit de l’année qui vient et même d’une seconde année ? et lorsque, sur la parole de l’administration, des emprunts auront été contractés avec le Crédit foncier, il faudra bien que l’État s’exécute sans qu’aucun recours, autre qu’un blâme rétrospectif, puisse être exercé contre le ministre délinquant qui aura déjà eu un et peut-être plusieurs successeurs. Les communes les plus diligentes ou les mieux protégées commenceront par prendre la part la plus large possible du gâteau, et, comme ni la justice ni la politique ne permettront d’opposer aux retardataires une fin de non-recevoir inexorable, on peut prévoir que le maximum de 17 millions sera rapidement atteint, et qu’il sera dépassé. Ici encore chaque année à venir amènera un surcroît de charges pour le budget. À côté des dépenses pour les constructions scolaires, il convient de placer les encouragemens aux trois ordres d’enseignement. Il y est pourvu par le vote d’annuités destinées à gager de petits emprunts dont le produit est réparti entre les facultés, les lycées et les écoles primaires supérieures. L’annuité allouée pour 1889 correspond, d’après les calculs de l’administration, à un capital de 15 millions, à distribuer par le ministre.
Le traitement du personnel de l’instruction primaire soulève des questions bien autrement graves. L’ardeur fiévreuse que le parti aujourd’hui au pouvoir a apportée dans la guerre qu’il a déclarée à tout enseignement religieux, la précipitation qu’il a mise à multiplier ses coups, les atteintes qu’il a fait subir aux droits des communes et des familles, ont abouti à une législation que nous craindrions d’apprécier trop sévèrement. Voici comment une commission, exclusivement composée de sénateurs républicains, la juge aujourd’hui, par l’organe de son rapporteur : « l’incohérence actuelle de la législation de l’enseignement primaire, les vices de son administration, le désordre de sa comptabilité, l’insoluble conflit de droits et d’intérêts entre l’État, le département et les communes, en raison de lois superposées, les combinaisons financières actuelles offrent un agencement et une complexité voisine de la confusion… manque absolu de principes, travail dénué de règles, véritable chaos administratif, telle est la situation lamentable que votre commission a cru de son devoir de vous dénoncer. » La complexité, les incohérences, les combinaisons financières que la commission sénatoriale condamne, ont-elles eu, du moins, pour compensation une amélioration dans la position des instituteurs ? Non, la première œuvre législative de nos gouvernans, la loi de 1881, a eu pour résultat d’enlever aux instituteurs les avantages que leur avait assurés la loi de 1875. Ici encore, laissons parler la commission : « Cette situation, relativement satisfaisante, a subi une atteinte grave en 1881. La loi du 16 juin 1881 laisse l’instituteur se débattre sans espoir contre l’inexorable fatalité des minima. Il n’est que temps pour le législateur de réparer les torts involontaires dont il a la responsabilité, et de rendre l’espérance et le bien-être aux innocentes victimes de la loi de 1881. » Nous ne voulons nous occuper ici que du côté financier de ces questions. Les lois si sévèrement critiquées ont eu jusqu’ici pour conséquence d’élever à 83,581 maîtres et maîtresses le personnel enseignant de l’instruction primaire et de porter à 103 millions les crédits affectés à ce service. Ces crédits devront être graduellement accrus de 71 millions par suite de l’application de ces lois : la laïcisation des écoles de filles, d’après l’échelle actuelle des traitemens, exigera encore 4,500,000 francs : la substitution définitive des instituteurs laïques aux instituteurs congréganistes encore en fonction entraînera une dépense encore plus forte. C’est dans cette situation qu’intervient la loi déjà votée par la chambre pour relever les traitemens des instituteurs des deux sexes : cette loi prévoit une dépense nouvelle de 19,525,000 francs. De plus, elle relire aux départemens et aux communes pour l’attribuer à l’État le produit des 8 centimes spéciaux affectés au service de l’instruction primaire, et elle met à leur compte les indemnités de résidence et de logement dues à une partie du personnel : ce qui se traduira par une aggravation de charges pour les contribuables. En dernière analyse, si cette loi, en ce moment soumise au sénat, est votée sans changement, Les crédits relatifs à l’instruction primaire monteront au minimum à 194 millions. Si on y ajoute les 25 à 30 millions qui sont à la charge des départemens et des communes, M. Antonin Dubost qui, en 1884, dans son rapport sur le ministère de l’instruction publique, exprimait l’espoir qu’avant dix ans les crédits pour l’enseignement primaire atteindraient 250 millions, c’est bien près de voir son vœu se réaliser.
Noms arrivons maintenant à un ordre de dépenses sur lequel jusqu’ici l’attention du public et du parlement ne s’est pas suffisamment arrêtée, et qui ne tardera pas à faire peser sur le budget une charge assez considérable. Nous voulons parler de l’amélioration des voies navigables et des ports qui forme la seconde partie du grand plan de travaux publics. La dépense d’argent commença à se faire sentir, le programme fut révisé, et la dépense, dont une partie notable était déjà effectuée, fut ramenée à 1 milliard 34 millions. Au commencement de 1888, les dépenses à faire sur le programme réduit s’élevaient encore à 372 millions, les crédits inscrits au budget ordinaire ayant été péniblement maintenus à une quinzaine de millions pour la France et l’Algérie. Cet affaiblissement des crédits, qui menaçaient de prolonger singulièrement la durée des travaux commencés et même de faire ajourner indéfiniment certaines entreprises, a alarmé les localités intéressés. Pour obtenir un tour de faveur, les municipalités et les chambres de commerce ont offert à l’administrations de contribuer à la dépense pour partie, et de prêter le surplus des sommes nécessaires à un taux, très modéré, quelques-unes même sans intérêts. Comment repousser des gens qui vous apportent de l’argent ? Beaucoup de ces offres ont été agréées. Le gouvernement et les chambres se sont engagés de plus en plus dans cette voie sans se rendre compte du danger qu’elle recélait pour les finances publiques. Chacun des projets de loi qui accepte une offre de fonds de concours se présente isolément : la somme offerte est limitée, l’annuité qui sera nécessaire pour le remboursement paraît de peu d’importance auprès d’un budget de 3 milliards : il s’agit d’une œuvre utile et qui donnera satisfaction à un département ou à une ville. Le projet de loi est voté sans observation, à un début de séance, et une nouvelle dette est créée. On ne peut contester en effet que ces acceptations de fonds de commerce ne soient de véritables emprunts de la part du gouvernement. Si, envisagés isolément, ils paraissent d’une médiocre importance, réunis, ils atteignent un chiffres notable ; et l’amortissement étant réparti sur une période peu étendue, est assez onéreux. La dette ainsi contractée par le gouvernement s’élevant, au 31 décembre 1888, à 70,984,570 francs : elle s’accroîtra de 25 millions par an si on persiste dans les erremens des dernières années ; et il paraît difficile qu’il en soit autrement, car l’administration des travaux publics a déjà accepté en principe des offres pour un chiffre de 160 millions,. et la plupart des projets de loi destinés à les sanctionner sont déjà déposés. La marche de l’annuité de remboursement fera mieux voir que tous les raisonnemens sur quelle pente glissante le parlement s’est engagé, en se laissant séduire par cette apparente facilité de faire des travaux sans bourse délier. La première annuité, celle qui figurait au budget de 1885, était seulement de 118,667 francs : elle est déjà de 5,098,795 francs en 1889 : elle est inscrite au budget de 1890 pour 7,883,626 francs, mais dès 1891 elle atteindra 13 millions et elle oscillera entre 13 et 15 millions jusqu’en 1906, en supposait que ce système d’emprunt indirect ne prenne pas plus d’extension. Si l’on rapproche le chiffre que l’annuité va atteindre du crédit inscrit au budget ordinaire pour les travaux des ports et qui s’élève à peine à 12 millions depuis plusieurs années, on se demande comment l’administration pourra faire face aux deux dépenses à la fois, et s’il ne faudra pas renoncer à tout travail dans la majorité de nos ports pour satisfaire aux engagemens pris vis-à-vis de quelques localités privilégiées. Déjà pour ce qui concerne les ports algériens (car le même système a été appliqué en Algérie), l’annuité de remboursement est plus considérable que le crédit budgétaire ; mais ici le champ de la dépense est plus restreint. L’annuité ne dépassera, pas 1,100,000 francs ; elle décroîtra à partir de 1891, et cette dette sera éteinte en 1900.
On croit peut-être que nous avons épuisé tous les modes d’emprunt auxquels le gouvernement a eu recours. On se tromperait : il en est encore un qu’il est opportun de signaler. Après avoir vidé les caisses d’épargne, en remplaçant par du papier l’argent qui s’y trouvait, le gouvernement s’est interdit par une loi d’emprunter plus de 100 millions à la Caisse des consignations sur les fonds des déposans ; mais on se déshabitue malaisément de puiser dans une caisse où ]’argent ne manque jamais. Le parlement s’étant avisé d’augmenter, par une loi du 18 août 1881, les pensions des militaires et des marins déjà retraités, sans prendre la peine de faire les fonds pour subvenir à ce surcroît de dépense, le gouvernement s’est adressé à la Caisse des consignations et lui a demandé de payer ces supplémens de pensions avec l’argent que le public lui apporte. C’est un emprunt, et même un double emprunt, car l’annuité inscrite au budget pour rembourser la caisse n’équivaut ni au capital que la caisse paie chaque année, ni à l’intérêt de ce capital : seulement, par l’effet des extinctions successives, la proportion actuelle se renversera graduellement, et au bout d’une période suffisamment prolongée, la Caisse des consignations se trouvera indemne. Ce procédé d’emprunt est ingénieux ; mais pour le pratiquer il faut avoir devant soi des prêteurs qui aient la vie dure et qui ne puissent débattre les conditions de leurs prêts. Il est à craindre qu’on ne soit tenté d’y recourir de nouveau. Si les auteurs d’amendemens qui ont demandé des augmentations de pension pour diverses catégories de retraités, au lieu de provoquer l’inscription au budget d’un surcroît de crédit, avaient proposé une nouvelle application du système adopté en 1881, peut-être auraient-ils eu gain de cause, parce que la chambre ne se serait rendu un compte exact ni de l’importance du capital à emprunter, ni de la durée du sacrifice à faire pour l’amortir : elle n’aurait considéré que le chiffre de l’annuité à servir.
Le gouvernement, d’ailleurs, ne va pas tarder à frapper à la porte de la Caisse des consignations. Il a décidé de se rendre maître des lignes téléphoniques et d’en faire un nouveau monopole, exploité au compte de l’état ; mais il faut d’abord exproprier les lignes existantes et trouver de l’argent pour payer les indemnités à prévoir. Cet argent serait demandé à la Caisse des consignations, dont le prêt serait amorti au moyen d’une annuité à inscrire au budget ordinaire. Ce serait encore une addition à la dette pour le capital à emprunter et aux charges budgétaires pour le service de l’amortissement. Il est également question de racheter le monopole de la fabrication des allumettes, et on serait conduit à l’emploi du même moyen pour payer les indemnités inévitables ; mais ce projet paraît moins avancé que le rachat des téléphones.
Si on a bien voulu nous suivre dans le périple que nous venons d’accomplir autour du budget, nous prions qu’on fasse le relevé des engagemens de toute nature contractés par le gouvernement et dont nous avons essayé de traduire en chiffres les conséquences financières ; on se convaincra aisément que, loin de pouvoir espérer une diminution des charges publiques, il faut s’attendre à les voir grossir à très bref délai, de 150 millions et peut-être davantage. La chambre, dont l’agonie offre au pays un si lamentable spectacle, devra porter dans l’histoire la responsabilité d’avoir achevé, en pleine paix, de désorganiser nos finances ; mais la chambre qui recueillera ce triste héritage sera aux prises avec d’inextricables embarras. Par quelle voie lui sera-t-il possible d’en sortir ? Depuis trois ou quatre ans, à la tribune et dans la presse, il n’est bruit que d’économies ; mais toutes les économies sont-elles sérieuses ou sont-elles intelligentes ? Nombre de crédits, sacrifiés pour satisfaire aux nécessités de l’équilibre budgétaire, ressuscitent immédiatement après le vote du budget, sous la forme de crédits extraordinaires ou supplémentaires. Il faut reconnaître que cette résurrection est quelquefois rendue indispensable par les besoins du service public. C’est ainsi que, dans le budget de 1887, la chambre avait retranché 868,000 fr. du crédit affecté aux services de la trésorerie, bien que l’augmentation du personnel corresponde à peine au développement prodigieux de la dette publique et des pensions qui amènent aux guichets du trésor une foule de plus en plus nombreuse. Les conséquences fâcheuses de ce retranchement se manifestèrent immédiatement, et dès le mois de mai suivant, le parlement dut voter, sous forme de crédit extraordinaire, le rétablissement du crédit supprimé. D’autres expériences n’ont pas été moins malheureuses : par exemple, la suppression de cinquante employés dans le service du contrôle des sucres, opérée au moment où la fabrication indigène reprenait son essor, avait désarmé l’administration des finances vis-à-vis de la fraude. On ne doit pas augurer mieux des réductions qu’on essaie dans le personnel chargé de la perception des impôts directs. La chambre a été désagréablement surprise en apprenant de la bouche de M. Peytral que la suppression d’une recette particulière ne procurait au trésor qu’une économie de 4,000 francs. La disparition totale des recettes particulières serait donc d’une bien médiocre ressource pour équilibrer le budget, et en supprimant le contrôle que les receveurs particuliers exercent aujourd’hui à leurs risques et périls sur les percepteurs, elle nécessiterait la création immédiate d’un service spécial d’inspection. Aussi le nouveau ministre des finances, M. Bouvier, a-t-il demandé à la commission du budget de 1890 qu’on ne procédât plus à aucune suppression, jusqu’à ce que l’expérience permit d’apprécier la valeur de cette prétendue réforme. Loin de repousser cette demande, la commission, reconnaissant le préjudice causé au service public par des retranchemens malavisés sur le petit personnel, a rétabli au budget (lu ministère des finances 6 millions supprimés dans les aimées précédentes. Il est à remarquer que le zèle de nos réformateurs s’est exercé surtout aux dépens des services actifs, et qu’il respecte les bureaux des administrations centrales, rendus inviolables par la présence des protégés des ministres ou des députés. Enfin, c’est sur les petits que l’on s’acharne : on vote aisément une hécatombe de commis : il n’est jamais question de supprimer ni un directeur, ni même un chef de division. La chambre a assisté, cette année, à une lutte vraiment épique entre le rapporteur du budget, de la marine et l’amiral Krantz, refusant victorieusement de sacrifier sur l’autel de l’économie un des quinze chefs de bureau qui dirigent, rue Saint-Florentin, une trentaine d’employés.
L’échec de quelques-unes des réductions tentées par les commissions du budget, sous la pression de l’opinion politique, peut-il être invoqué comme un argument par ceux qui opposent à toute demande de réforme la théorie de l’incompressibilité des dépenses de l’État, et qui crient volontiers à la calomnie quand on porte des gaspillages de l’administration républicaine ? Cet échec prouverait tout au plus qu’on a mal choisi les dépenses sur lesquelles il fallait faire porter les réductions. Voyez, par exemple, le ministère des travaux publics : ses crédits ont été graduellement diminués, et ils seront encore inférieurs en 1890 aux. chiffres votés pour 1889 ; mais les réductions portent exclusivement sur les travaux à exécuter, c’est-à-dire sur la dépense utile : elles laissent, presque intact le personnel improvisé par M. de Freycinet et qui survit aux projets qu’il était destiné à exécuter. On a vraiment mauvaise grâce à nier la possibilité de réduire le chiffre formidable de nos dépenses publiques lorsque l’on voit que le budget du ministère de l’agriculture qui s’élevait, en 1884 à 45,298,528 francs, a pu, par des diminutions successives, être ramené, pour 1888, à 39,146,279 francs sans que les titulaires de ce département aient pu se plaindre qu’on en eût désorganisé les services. Or les 6,152,249 francs, ainsi retranchés en quatre années, représentent 14 pour 100 de la dépense de 1884. En additionnant les réductions successivement opérées depuis 1886 par les commissions du budget, on arriverait, au dire d’un des derniers rapporteurs, au chiffre inattendu de 110 millions : s’il est exact, comme le prétendent les apologistes du régime actuel, que le montant des dépenses non obligatoires et susceptibles de diminution ne dépasse pas 650 millions sur les 3 milliards qui figurent au budget ordinaire, les 110 millions supprimés représenteraient également 15 pour 100 de ce montant. Il serait donc avéré que les dépenses administratives avaient été exagérées de 15 pour 100 et que, pendant la période des prodigalités républicaines, de 1877 à 1887, on a dépensé sans utilité 110 millions par an, soit plus d’un milliard. Après une pareille constatation, est-il encore possible de taxer d’exagération et d’injustice les critiques adressées à la gestion financière de nos gouvernans ?
Quel que soit le chiffre réel des réductions opérées, comme toutes les dépenses supprimées ont été remplacées par des dépenses nouvelles, il n’en est résulté aucun allègement effectif des charges du budget. Il faut reconnaître d’ailleurs, que des économies durables et de quelque importance ne seront possibles que lorsqu’on aura réorganisé les services publics en tenant compte des changemens que les chemins de fer et la télégraphie ont apportés dans les conditions d’existence de notre nation, Néanmoins, il y a encore une œuvre utile à faire, en réfrénant l’ardeur dépensière de certains départemens ministériels, les travaux publics, l’instruction publique, la marine et la guerre. À quoi aurait servi la suppression du budget extraordinaire, si on laisse le ministre des travaux publics accumuler emprunt sur emprunt, et rendre indéfiniment l’État débiteur des compagnies de chemins de fer, des départemens et des chambres de commerce ? Bientôt, le budget tout entier de son département sera absorbé par les annuités à servir aux prêteurs qu’il recrute un peu partout : nous ne sommes que l’écho de sénateurs républicains, de M. Hugot, de M. Loubet, de M. Boulanger, en insistant sur la nécessité de liquider définitivement le plan Freycinet, non plus en ajournant ou en retardant les travaux qui restent à faire, mais en en supprimant la plus grande partie.
Les rapporteurs du budget crient misère à l’envi les uns des autres ; mais ils trouvent toujours de l’argent pour le ministère de l’instruction publique, même pour des dépenses d’une utilité contestable. Quelle urgence y avait-il à acquérir l’hôtel de Chimay et à y dépenser en travaux d’appropriation des sommes suffisantes pour construire des bâtimens neufs ? Ne pouvait-on se contenter pendant quelques années encore des ateliers qui ont suffi pendant trois quarts de siècle à l’École des beaux-arts ? était-il indispensable d’y adjoindre, toute affaire cessante, de nouveaux ateliers ? On va dépenser, cette année, plus d’un demi-million pour installer des facultés de médecine à Lille et à Lyon : celle de Lille n’a qu’un objet, c’est de faire concurrence à la faculté libre qui est organisée depuis plusieurs années et qui est très prospère : n’eût-il pas mieux valu, s’il est nécessaire de multiplier les centres d’enseignement médical, employer à Bordeaux l’argent qu’on va dépenser à Lille ? La faculté de Lyon fera double emploi avec l’école de médecine militaire que le ministre de la guerre va installer dans la même ville et dont le besoin ne se faisait pas sentir. Cette création ne dispensera pas ce ministre, en cas de guerre, de faire appel aux services d’un très grand nombre de médecins et de chirurgiens civils. Où sera donc, pour l’État, l’avantage de caserner à Lyon une centaine de jeunes gens qui pourraient faire leurs études dans les facultés universitaires ? On augmente, cette année, de 877,000 fr. l’annuité destinée à gager des emprunts dont l’objet est de donner de nouvelles subventions aux communes pour les constructions scolaires. N’est-ce pas là un défi jeté à l’opinion publique, qui se prononce de plus en plus contre ce genre de dépenses ? C’est, cependant, sur l’instruction publique qu’il serait le plus facile de réaliser des économies importantes. Si l’on voulait renoncer à l’illusion de la gratuité, cette aberration antidémocratique, qui aboutit à faire payer à tous, même aux plus pauvres, l’instruction des enfans des familles aisées, l’État recouvrerait la rétribution scolaire qui, d’après les évaluations les plus faibles, produisait 18 millions, et ces millions viendraient, comme autrefois, en déduction des charges publiques. Pourquoi maintenir au budget la subvention de 14 millions, accordée aux grandes villes à la veille des élections générales de 1885, et qui ne sert qu’à l’entretien d’un état-major scolaire disproportionné avec les besoins réels de l’enseignement ? N’est-ce pas assez qu’en 1887 le personnel des écoles primaires ait coûté à l’État et aux communes la somme de 120 millions ? Faut-il persévérer dans les laïcisations, bien que tout le monde reconnaisse qu’on ne pourra aller jusqu’au bout dans cette voie faute de maîtres pour diriger les écoles et faute d’argent pour rémunérer ces maîtres ? Faut-il multiplier encore, comme on le fait tous les jours, des établissemens d’enseignement secondaire, lycées ou collèges de garçons et de filles, auxquels on ne peut assurer les moyens d’exister par eux-mêmes, et qui retombent entièrement à la charge du budget ? On le voit : le champ des économies est vaste ; mais où est le ministre, où est la chambre qui sauront lui faire rendre des millions ?
Nous avons à peine besoin de rappeler à quel point la dernière discussion du budget a été défavorable au ministère de la marine. Le rapport de M. Gerville-Réache et le discours de M. Deschanel ont démontré à l’évidence que la France n’en a pas, comme on dit, pour son argent. On ne saurait plus honnêtement et plus mal employer les deniers publics. Tout en essayant de justifier ses prédécesseurs, l’amiral Krantz a reconnu que des fautes avaient été commises. Une importante amélioration sera réalisée par la suppression du budget extraordinaire qui se prêtait à de continuels viremens parce qu’aucune ligne de démarcation précise n’existait entre les crédits qui y figuraient et les crédits inscrits au budget ordinaire, et que la tentation était irrésistible de puiser indifféremment, pour une dépense, dans l’un ou dans l’autre budget. Il est à espérer que l’application sincère du décret du 23 novembre 1887 sur la comptabilité des magasins de la marine et du décret du p septembre 1888 sur la comptabilité des travaux mettra fin aux nombreux abus qui ont été signalés par la Cour des comptes et par les commissions parlementaires ; mais la réforme la plus importante à accomplir serait la fixation de cadres pour les bâtimens à tenir à la mer et les marins à appeler au service ; et l’adoption d’un programme de constructions navales qui limiterait la liberté d’action du ministre. Chacun des hommes distingués qui se sont succédé à la tête de l’administration de la marine est arrivé au ministère avec un programme personnel qu’il s’est hâté d’exécuter, autant que le lui a permis la brièveté de son passage au pouvoir. L’un ne rêvait que croiseurs rapides, l’autre que canonnières blindées, un troisième était entiché des torpilleurs. Les commandes faites aux arsenaux et aux constructeurs se ressentaient naturellement des préférences du ministre du jour. Nos ports sont aujourd’hui encombrés de bâtimens des types les plus divers : beaucoup de ces bâtimens, objet d’un engouement passager avant que l’expérience eût prononcé sur leur valeur nautique, sont déjà condamnés et disparaîtront de la flotte ; d’autres n’ont pu être maintenus en service qu’au prix de transformations extrêmement coûteuses. Rien de semblable ne serait possible en Angleterre, où le programme préparé par l’amirauté pour l’effectif des forces navales et les constructions neuves est porté devant le parlement, est soumis à une discussion approfondie, et devient une règle impérative après son adoption.
il ne suffirait pas de mettre un frein aux fantaisies ministérielles, il faudrait aussi modifier certaines habitudes administratives. L’amiral Krantz a reconnu qu’on avait le tort de mettre à la fois en construction un trop grand nombre de bâtimens d’escadre. Il semble cependant évident qu’au point de vue de la force effective de la flotte, mieux vaut un cuirassé de plus en état de combattre que dix cuirassés à un degré plus ou moins avancé de construction. Il serait préférable, à tous les points de vue, de pousser activement les bâtimens entrepris, de concentrer sur eux le travail et la dépense, et de hâter le moment où ils pourraient prendre la mer, avant d’en mettre de nouveaux en chantier. Or certains de nos vaisseaux sont demeurés huit, dix et jusqu’à douze années en chantier : durant cette longue période, il s’est toujours rencontré quelqu’un pour critiquer le plan primitivement adopté, ou pour suggérer des perfectionnemens d’après ce qui se fait ailleurs pour les bâtimens de même type. On modifie alors les données premières, on défait et on recommence une partie de ce qui a été fait ; ces remaniemens ajoutent notablement à la dépense et aboutissent à produire un bâtiment qui n’a point les mêmes qualités nautiques que s’il avait été construit d’un seul jet.
Ces pratiques vicieuses ont leur origine dans la surabondance du personnel des constructions navales, qui n’est pas réparti d’une façon rationnelle entre les ports militaires. On n’a voulu réduire le contingent d’aucun port ; il faut trouver de l’occupation pour tout ce monde, et l’on entreprend un peu partout des. constructions sans plan ni méthode, et le plus souvent pour ne pas laisser oisifs des ouvriers chèrement payés. Si les chantiers de l’État étaient conduits industriellement, si le travail à la tâche était partout substitué au travail à la journée, et si la surveillance était aussi assidue et aussi régulière que dans les chantiers privés, le coût de la main-d’œuvre serait notablement abaissé. Loin de là, la loi du 8 août 1883 a fait des ouvriers des ports de véritables fonctionnaires, auxquels elle a conféré le droit à une retraite en les assimilant aux marins combattans. Chaque fois qu’au terme de travaux exceptionnels on a voulu congédier des ouvriers qu’on ne pouvait plus employer utilement, il s’est produit des manifestations tumultueuses, les autorités civiles et les députés sont intervenus auprès du gouvernement, et on a ordonné des simulacres de travaux pour continuer à payer des hommes dont on n’avait plus aucun besoin. Les ouvriers commissionnés des ports sont actuellement au chiffre de 21,500 : c’est un nombre exorbitant. On a prétendu le justifier en alléguant qu’il y avait 22,000 ouvriers dans les ports militaires anglais. Mais ce rapprochement même est la condamnation de notre administration ; car, si l’on prend pour base la proportion des bâtimens à flot et en construction dans les deux pays, le nombre des ouvriers dans les ports français ne devrait pas excéder 14,000. Il ne devrait y avoir dans les ports militaires que des ouvriers d’élite, spécialement affectés aux travaux d’armement et de réparations, sauf à leur adjoindre, dans les cas d’urgence, des ouvriers supplémentaires, comme fait l’amirauté anglaise, qui emploie simultanément deux classes d’ouvriers : les ouvriers entretenus, attachés d’une manière fixe à chaque arsenal, et des ouvriers gagistes, que l’on prend ou que l’on congédie suivant les besoins du moment. Pour la majeure partie des constructions neuves, il faudrait s’adresser à l’industrie privée, qui construit plus vite et mieux que les chantiers officiels. On en a une preuve éclatante dans le Pelayo, construit pour l’Espagne par la Compagnie des forges et chantiers de la Méditerranée. Ce bâtiment, que l’on considère comme le modèle le plus perfectionné des cuirassés de combat, est à flot depuis dix-huit mois ; notre cuirassé, le Marceau, qui est du même type, a été commencé deux ans avant le Pelayo et sera terminé, au plus tôt, à la fin de 1890. Nous avons un intérêt de premier ordre, sans parler de l’économie qui en résulterait, à favoriser et à développer en France l’industrie des constructions navales : l’habileté, la puissance de production et les capitaux des grands constructeurs de la Clyde et de la Tamise comptent parmi les élémens essentiels de la puissance navale de l’Angleterre.
Si l’adoption d’un plan d’ensemble serait singulièrement utile pour amener l’ordre et la méthode dans les dépenses de la marine, on peut dire qu’une mesure de ce genre est absolument indispensable pour mettre fin au désordre inouï qui règne au ministère de la guerre. Ce département, qui est doté d’un demi-milliard dans le budget ordinaire, et qui a absorbé 3 milliards au titre extraordinaire, se dérobe à tout contrôle. Dès qu’on paraît vouloir soulever une objection, dès qu’on demande une explication sur une dépense, les nécessités de la défense nationale sont mises en avant : aussitôt les millions sont votés sans compter, et la moindre hésitation est taxée de manque de patriotisme. Cependant, même parmi les amis déclarés du gouvernement, quelques personnes commencent à se demander si tous les millions votés par le parlement ont reçu un emploi utile et judicieux, et si à la guerre comme à la marine, Les dix-huit ou vingt ministres qui ont passé au pouvoir, comme des météores, n’ont pas sacrifié trop facilement à des visées personnelles ou à des théories préconçues une partie des ressources mises à leur disposition. Comment hésiterait-on à essayer tous les modes d’équipement, tous les systèmes d’armement ou de fortification, lorsque l’argent surabonde, et qu’on peut se permettre les expériences les plus coûteuses sans avoir à redouter la critique ? Pour notre part, il ; nous est impossible d’apercevoir pourquoi le patriotisme imposerait aux pouvoirs publics une confiance aveugle, ni quelle peut être l’utilité du mystère dont l’administration de la guerre se plaît à s’entourer. Que, dans les premières années qui ont suivi la guerre, on ait cherché à dérober aux étrangers le secret de notre dénûment, c’était une préoccupation pieuse, une illusion respectable qu’on aurait mauvaise grâce à condamner ; mais la France n’en est plus là au bout de dix-huit ans d’efforts. S’il est un fait incontestable, c’est que tous les ministres de la guerre, en Europe, ont dans leur cabinet le plan détaillé de toutes les forteresses des pays voisins ; c’est qu’il ne se remue nulle part une pelletée de terre en France, en Allemagne, en Italie, en Russie, sans que tous les gouvernemens en soient informés dans les vingt-quatre heures. On est vraiment tenté de croire que toutes les petites dissimulations de notre administration militaire ont beaucoup moins pour objet de cacher à nos ennemis des choses qu’ils connaissent parfaitement, que de se soustraire au contrôle du parlement et du pays.
Quand l’Angleterre, au plus fort de la guerre de Crimée, a reconnu qu’elle n’avait ni armée organisée, ni réserve, ni intendance, ni service hospitalier, a-t-elle redouté la publicité pour des constatations aussi attristantes ? Son gouvernement a-t-il sollicité un blanc-seing pour remédier mystérieusement à d’aussi déplorables lacunes ? Il a été le premier à faire la pleine lumière, il a dit tout haut quels étaient les besoins du pays, quel argent lui était indispensable et quel emploi il en comptait faire : l’Angleterre en a-t-elle été diminuée ou affaiblie aux yeux de l’Europe ? Quand les événemens de 1870 ont fait voir quelle révolution s’était accomplie dans l’art de la guerre, l’Angleterre a refondu une seconde fois son organisation militaire : elle l’a fait au grand jour, comme en 1855, sans dissimuler quels points elle croyait devoir fortifier, ni quel mode de fortification et d’armement elle adopterait. Si, en France, on avait chargé une commission d’officiers-généraux d’élaborer un plan général auquel le ministre de la guerre aurait dû se conformer, si les questions techniques avaient été soumises à des comités compétens, on n’aurait pas vu des travaux être entrepris, puis abandonnés, puis repris sans explication plausible de ces changemens ; on n’aurait pas vu tout modifier arbitrairement depuis l’armement jusqu’aux uniformes. Si le contrôle parlementaire avait pu s’exercer, il eût refréné le goût immodéré de l’administration militaire pour les approvisionnemens gigantesques ; il eût épargné à la France les millions que représentent le biscuit moisi ou rempli de vers qu’on jette ou qu’on vend pour engraisser la volaille, ou les effets d’habillement, mangés par les mites et mis hors d’usage sans avoir jamais servi.
Il semble qu’aux yeux de l’administration de la guerre notre industrie soit demeurée dans l’enfance, que les machines et la vapeur soient inconnues dans notre pays, et que nos fabricans soient hors d’état de rien produire en sus de la consommation quotidienne. Cette administration entasse dans ses magasins, en quantités excessives, des objets de toute nature, comme si ces approvisionnemens étaient à l’abri de toute détérioration par cela seul qu’ils lui appartiennent, et comme si l’intérêt des millions, inconsidérément dépensés par elle, ne constituait pas un sacrifice onéreux autant qu’inutile. Le général Farre a confessé un jour à la tribune qu’il avait en magasin des chaussures pour douze ans. L’administration ne tient aucun compte des situations géographiques : elle agit en Normandie, en Bretagne ou en Gascogne comme si les besoins de la défense y étaient les mêmes que dans les régions voisines de la frontière. Elle manifeste pour les produits étrangers une prédilection dont on lui fait un grief, non sans quelque raison, puisqu’elle ne s’explique pas par le souci de l’économie. On lui reproche d’avoir abandonné, pour certaines fournitures, le système de la régie directe, c’est-à-dire de l’achat par petites quantités et sur place des denrées dont elle a besoin pour le système de l’entreprise, c’est-à-dire des grandes adjudications, embrassant les fournitures à faire à un corps d’armée tout entier. On fait remarquer que, depuis ce changement de méthode, l’administration militaire donne pour les médiocres avoines de la Norvège, de la Russie et de la Poméranie, des prix plus élevés que ceux auxquels elle pourrait acheter les meilleures avoines françaises. C’est encore un des résultats de la manie des approvisionnemens excessifs. L’administration a besoin d’avoir devant elle des entrepreneurs disposant de grands capitaux et capables de faire des avances considérables de fonds. Elle veut qu’ils entretiennent en entrepôt dans ses magasins l’approvisionnement de vingt mois et non de douze ; et comme elle ne peut payer que d’année en année, elle permet à ces grands fournisseurs de calculer et de faire entrer dans leur prix de vente la perte d’intérêts qu’ils ont à supporter. De là la majoration de prix qui excite les plaintes de nos agriculteurs, écartés des adjudications par l’importance énorme des fournitures à faire, et par les conditions singulières et inattendues imposées aux soumissionnaires. De là, pour deux ou trois groupes de grands capitalistes, un monopole de fait qui a donné lieu à de vives discussions au sein de la chambre. Un vote parlementaire, enjoignant le retour à la régie directe, est demeuré sans effet jusqu’à cette année, et le ministre, qu’on sait fort opposé à ce système, a allégué pour raison qu’on n’avait pas inscrit au budget le crédit nécessaire pour faire au moins un essai. L’ouverture d’un crédit n’aurait pas été indispensable sans un fait que la chambre ne pouvait soupçonner. Quand l’administration, de sa seule initiative, a introduit le régime de l’entreprise, elle a imposé à ses fournisseurs de reprendre les approvisionnemens déjà payés qui existaient en magasin ; il est ainsi rentré 8 à 9 millions qui auraient dû être reversés au trésor, mais qui, par un virement hardi, ont été appliqués aux dépenses de l’expédition du Tonkin, Pour revenir au régime de la régie directe, il aurait fallu restituer aux entrepreneurs les sept ou huit mois d’approvisionnemens qu’ils avaient fournis par avance, et effectivement on n’avait plus l’argent nécessaire ; il faudra demander au parlement, s’il persiste dans le vote qu’il a rendu, un double crédit pour satisfaire les anciens et les nouveaux fournisseurs. De tels faits prouvent à quel point il est indispensable de soumettre toute la comptabilité de l’administration militaire au contrôle régulier d’inspecteurs des finances.
Ce contrôle ne s’exercerait pas moins utilement sur les établissemens que le département de la guerre administre. À la différence des autres pays où le gouvernement cherche à s’entourer de toutes les lumières et fait appel à toutes les forces vives de la nation, nous voyons le ministre de la guerre s’isoler systématiquement, comme s’il visait à former un état dans l’état : il veut tout faire par lui-même ; il veut être fabricant et industriel, quoiqu’une expérience universelle ait condamné ce système et constaté la supériorité de l’industrie privée, stimulée par l’intérêt personnel et tenue en haleine par la concurrence. Une fabrique d’armes périclitait à Saint-Etienne ; si son existence était utile, quelques commandes auraient suffi pour la tirer d’embarras : le ministre a préféré l’acheter au prix de 1,300,000 francs : il va falloir l’outiller à neuf et la pourvoir de matières premières : toutes les sommes nécessaires ont été prélevées sur le budget extraordinaire, sans consulter le parlement et sans lui rendre aucun compte. Quel sera le prix de revient des fusils fabriqués dans cet établissement ? C’est le moindre souci du ministère. Comment les choses se passent-elles à Tulle, à Châtellerault, où quelquefois on ne fait travailler que pour donner du pain à des masses d’ouvriers imprudemment appelés du dehors ? À quel prix y achète-t-on les matières premières ? que coûte leur transformation à combien revient la main-d’œuvre ? Ce sont détails oiseux pour une administration habituée à puiser à pleines mains dans les caisses de l’État. Il serait bon, cependant, d’y voir un peu plus clair et de s’assurer si on ne pourrait pas faire aussi bien, à moins de frais. Il serait surprenant qu’une surveillance plus attentive n’arrivât pas à faire économiser quelques millions sur les centaines de millions qu’on dépense.
Il serait aussi fort désirable qu’une commission parlementaire spéciale soumet à un examen approfondi le programme des entreprises dans lesquelles la guerre et la marine ont dessein de s’engager, et qui n’ont le plus souvent qu’un intérêt purement théorique. Le ministre de la marine vient d’obtenir de la chambre l’ouverture d’un crédit de 42 millions pour la mise en état de défense de Cherbourg, où, paraît-il, nos escadres seraient exposées à être brûlées par une flotte ennemie ; l’exécution des travaux projetés exigerait dix années. Il semble, en premier lieu, que nos cuirassés pourraient se défendre eux-mêmes, comme fit la flotte russe enfermée dans le port de Sébastopol : ensuite, si Cherbourg est réellement aussi menacé, peut-on le laisser aussi longtemps en danger ? n’est-il pas d’ailleurs à craindre qu’avec les progrès de l’artillerie on ne découvre avant l’expiration des dix années que les plans proposés sont tout aussi insuffisans que l’armement actuel ? De son côté, le ministère de la guerre se prépare à demander un peu plus de 100 millions pour l’armement des côtes : sur quels points dépensera-t-on cet argent ? quel plan veut-on suivre ? Y a-t-il effectivement sur notre territoire des points où une tentative de débarquement pourrait avoir des conséquences sérieuses ? Toutes ces questions auraient besoin d’être éclaircies avant qu’on engageât des dépenses aussi énormes. Si tout n’est pas limité et déterminé d’avance, le génie militaire trouvera partout des points faibles et ne se lassera pas de demander des millions, car son ambition comme son rôle est de dépenser toujours.
Cependant, si on n’arrête pas cette frénésie de dépense, comment serait-il possible de ramener quelque ordre dans nos finances et de maintenir notre crédit ? Il n’y a, comme nous croyons l’avoir démontré, d’autre alternative que d’accroître les recettes publiques par des créations d’impôts. Dans la dernière discussion du budget, le rapporteur du sénat reconnaissait qu’un grand emprunt était indispensable pour liquider la situation actuelle ; mais il proclamait en même temps que le système des emprunts à découvert ne pouvait se prolonger davantage et que l’emprunt à contracter devrait être gagé par une ressource effective, par un impôt. La commission du budget de 1890 en a découvert deux : elle frappe les vinaigres de taxes échelonnées qui produiront 2 millions : elle demande 1,600,000 francs à une surtaxe sur les bordereaux des agens de change, ce qui charmera les banquiers de la coulisse. Il n’y a point là de quoi éteindre des déficits annuels de 600 millions. Il faut donc des impôts plus sérieux et plus productifs, de gros impôts. Aura-t-on le courage de suivre l’exemple de l’assemblée de 1871 ? D’un autre côté, comment imposer de nouvelles charges à une nation qui succombe déjà sous le faix ? La perception des droits de mutation démontre que la valeur de la propriété rurale, qui était, en 1869, de 24 milliards 440 millions est descendue, en 1887, à 16 milliards et a, par conséquent, diminué d’un tiers. Les documens officiels constatent que de 1881 à 1888 les droits d’enregistrement perçus sur les transactions à titre onéreux sont descendus de 191 millions à 131, ce qui représente également une diminution d’un tiers, et que le chiffre des saisies immobilières est monté de 22,000 à 28,000 en quatre années. Ce sont là des preuves irréfragables des atteintes portées à la propriété immobilière. Joignez-y maintenant la décroissance de notre commerce extérieur et les souffrances de la plupart de nos industries, et vous vous demanderez avec effroi s’il est possible d’imposer de nouveaux sacrifices à une nation aussi éprouvée, et comment se fermera le gouffre où l’on a englouti la fortune de la France.
CUCHEVAL-CLARIGNY.