Le Gouvernement constitutionnel et les Partis en Prusse

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LE
GOUVERNEMENT CONSTITUTIONNEL
ET
LES PARTIS EN PRUSSE

Un éminent publiciste d’outre-Rhin a dit dans ses mémoires : « J’ai constaté qu’après toutes les grandes guerres en Allemagne, l’aristocratie redevient aussitôt puissante. C’est là ce qu’on a vu après la guerre de trente ans, après la guerre de sept ans, après la guerre de l’indépendance (1813). Immédiatement après cette dernière guerre, le pouvoir de la noblesse en Prusse se releva pour aller dès lors toujours en augmentant… » Ces mots résument en quelque sorte l’histoire de la politique intérieure de la Prusse depuis 1815 jusqu’à nos jours. Que le parti féodal s’empare des rouages bureaucratiques et militaires comme sous le règne de Frédéric-Guillaume III, ou qu’il se ligue avec les ultra-protestans ou piétistes, comme il l’a fait pendant la première moitié du règne de Frédéric-Guillaume IV, on le retrouve toujours faisant la guerre à tout ce qui gêne sa domination, au trône même, lorsque cela est nécessaire pour sa cause. Dans cette longue lutte, le parti libéral a remporté déjà de remarquables avantages, un surtout qui renferme tous les autres : son adversaire a été forcé de renoncer à s’appuyer sur l’absolutisme et de combattre l’esprit libéral par les moyens que fournit la liberté, c’est-à-dire par la presse et la tribune.

On ne peut ici qu’indiquer les étapes que la Prusse a dû parcourir depuis quarante ans pour figurer au nombre des monarchies parlementaires. Les diètes provinciales créées par Frédéric-Guillaume III pour éluder là réalisation des promesses libérales de 1815 furent fondues par son successeur en 1847 dans une diète générale. C’est dans cette assemblée qu’éclata au grand jour l’éternel antagonisme entre l’état du moyen âge et l’état moderne. Le premier s’écroula sous le coup des événemens de 1848 : la féodalité s’évanouit un instant pour laisser en présence le libéralisme et l’opinion radicale, qui firent si bien qu’au bout de six mois leur adversaire commun, presque sans effort violent, avait reconquis une grande partie du terrain perdu. Cependant il fallut faire quelques concessions, la restauration pure et simple étant devenue chose impossible. La constitution de 1850 devint le compromis entre le pouvoir absolu du roi et les tendances libérales de la nation. Cette charte faisait une part assez juste et à la liberté et aux principes monarchiques, roi et peuple auraient pu s’en accommoder pendant de longues années sans y apporter de grands changemens ; mais à peine la charte eut-elle reçu la consécration du serment royal, que le parti de la noblesse annonça ouvertement l’intention de faire une guerre à outrance à cette loi fondamentale. Il tint parole. On vit alors comment les meilleures institutions peuvent tourner au désavantage d’un peuple qui n’a pas eu le temps de se les assimiler. Les lois organiques promises par la charte restèrent dans les cartons des ministères, celles qui avaient été promulguées ne furent point mises en vigueur : liberté de la presse, droit de réunion, responsabilité ministérielle, self-government des communes et des provinces, séparation entre les pouvoirs judiciaire et administratif, liberté religieuse, suppression des privilèges nobiliaires, le sens de toutes ces réformes fut altéré entre les mains d’un ministère dirigé par des influences occultes, mais dont tout le monde devinait l’origine. La seule chose qu’il fallait forcément laisser debout, c’était la tribune parlementaire : elle s’ouvrit chaque année, et pendant quatre ou cinq mois une centaine d’hommes indépendant, dont les noms avaient pu, en dépit des restrictions apportées aux opérations électorales, sortir de l’urne, vinrent se mesurer avec un nombre double de fonctionnaires ministériels ou de féodaux composant la majorité de la chambre. Quelle eût été l’issue définitive de cette guerre entre un gouvernement qui disposait de tous les instrumens du pouvoir exécutif et une opposition parlementaire faiblement soutenue par l’opinion publique ? Telle était la question qui se posait de plus en plus menaçante en Prusse, quand la maladie de Frédéric-Guillaume IV amena un changement de règne. Les hommes qui avaient inspiré la politique de Frédéric-Guillaume firent à ce moment les efforts les plus énergiques pour retenir entre leurs mains l’initiative que depuis longtemps déjà le roi leur avait abandonnée. Ce serait un curieux chapitre de l’histoire de la Prusse que celui où l’on raconterait fidèlement ce qui se passa dans les hautes régions du gouvernement depuis la première maladie du roi jusqu’à la transmission de la régence au prince de Prusse. Ce qui en a transpiré jusqu’ici semble indiquer que les défenseurs apparens du principe monarchique n’étaient pas fort éloignés de laisser affaiblir ce principe plutôt que d’abdiquer en faveur d’un ordre de choses qu’ils supposaient contraire à leurs intérêts personnels. Ces projets échouèrent devant la ferme attitude de l’héritier légitime de la couronne et devant le bon sens public. Le prince aussi bien que l’immense majorité de la nation comprenaient que leur salut commun était dans la stricte observation de la loi fondamentale du royaume : sur ce point, on ne pouvait faire de concession aux adversaires sans compromettre gravement l’avenir. Aussi tous les moyens termes, tels que partage de la régence, délégation du pouvoir royal, nomination du régent par le roi, furent tour à tour repoussés. Appuyé sur son droit et fort de l’appui de la nation, le prince de Prusse se chargea de la régence, ainsi qu’il le disait dans son rescrit au ministère du 9 octobre 1858, « sur l’invitation du roi et en vertu de l’article 56 de la charte. »

Le principe qui avait triomphé dans cette question capitale devait nécessairement prévaloir aussi dans les conseils du régent. Un nouveau ministère, réunissant quelques-uns des chefs du centre gauche, vint remplacer le cabinet Manteuffel-Westphalen. Sous les auspices de cette administration nouvelle, le pays procéda aux élections générales de 1858. Toutes les nuances de l’opinion libérale se confondirent alors pour assurer le triomphe du ministère sur le parti féodal, car tout le monde sentait qu’à la consolidation du cabinet Hohenzollern-Auerswald se rattachait pour le moment le développement des institutions parlementaires, et la majorité libérale qui siégeait dans la chambre de 1859 était en ce sens une majorité ministérielle. Aujourd’hui la situation n’est plus la même, et les élections de 1861 ont montré le pays presque en désaccord avec le ministère. Le pouvoir et la nation ont-ils changé d’avis sur les grandes questions politiques ? Et quelles sont les causes de ce revirement ? Voilà ce que nous nous proposons d’examiner.


I

Les partis politiques font un peu comme les armées sur le champ de bataille : ils aiment au premier moment à exagérer leur victoire ou à se faire illusion sur leur défaite. Par l’avènement du prince Guillaume à la régence, le libéralisme prussien avait vaincu les hommes du vieux régime ; mais le régime même restait encore debout, et il ne fut modifié que par l’initiative du régent. C’est là une circonstance en apparence insignifiante, mais qui n’en a pas moins une importance très réelle. Le prince, on peut lui rendre cette justice, alla au-devant de l’impatience publique en se hâtant de promulguer le programme d’après lequel il comptait diriger les affaires. Un sentiment de piété envers son frère, disait-il le 8 novembre 1858 au nouveau conseil des ministres, l’avait fait hésiter longtemps sur les moyens de ramener beaucoup de choses dans une voie meilleure. Jamais il ne pourrait être question d’une rupture avec le passé ; il s’agissait seulement de porter remède là où l’on apercevait l’arbitraire, où il existait des institutions en désaccord avec les besoins de l’époque. Tenir le milieu entre les extrêmes, exécuter ce qui avait été promis, ne tolérer aucune pression d’en bas, tels étaient les principes proclamés par le régent. Quant aux questions de détail, le prince recommandait notamment la réforme de l’organisation des communes et des provinces, l’amélioration des finances, la liberté des cultes, la réorganisation de l’armée. Il faisait enfin allusion, mais en termes un peu obscurs, au rôle que la Prusse devait remplir en Allemagne. Tel fut le programme autour duquel se groupait, il y a trois ans, le ministère Hohenzollern-Auerswald, et qui excita à un très haut degré l’enthousiasme des populations.

Ce ministère n’a pas rempli toutes ses promesses. On ne peut dire cependant qu’il se soit écarté notablement de cette ligne. Il ne faut pas oublier que le ministère Hohenzollern a substitué l’empire de la loi au régime du bon plaisir administratif, qu’il a fait rentrer la presse dans le droit commun, que les persécutions religieuses ont cessé, que l’émancipation politique des dissidens et des Israélites est aujourd’hui presque complète. Si certaines autres réformes ne sont pas réalisées, c’est qu’elles ont été repoussées par la chambre des seigneurs. « Pourquoi, a-t-on demandé aux ministres, ne mettez-vous pas cette haute chambre elle-même à la réforme ? Elle est une anomalie pour notre siècle et une injure pour notre charte, qui ne connaît point de caste privilégiée. — Soit, répondent les ministres ; mais cette chambre haute existe en vertu d’une ordonnance royale qui ne saurait être rapportée que par une loi, et cette loi a besoin de l’assentiment de ceux qu’elle condamne à disparaître. Il faut du temps pour opérer ce miracle. Nous avons fait le possible. En ajoutant au petit groupe de pairs libéraux une vingtaine de nouveaux pairs, nous avons déjà obtenu dans la chambre haute une minorité avec laquelle la majorité féodale est obligée de compter ; Nous avons fait un pas de plus en réduisant le nombre des candidats à la pairie qui pourront être présentés par les corporations des grands propriétaires seigneuriaux. Le temps et les circonstances devront faire le reste. »

Le ministère revendique encore un autre titre à la reconnaissance du pays : il lui a donné des garanties sérieuses pour assurer la liberté et la sincérité des élections. L’administration précédente avait imaginé un procédé ingénieux pour se composer des corps électoraux favorables. La charte de 1850 détermine le mode de formation de la chambre des représentans, et en abandonne l’application à la loi électorale. Cette loi organique fait encore défaut aujourd’hui, En attendant, les élections ont lieu d’après un règlement provisoire qui date de 1849. Sous le bénéfice de ce provisoire, le ministère Manteuffel, la veille des élections, changeait les circonscriptions électorales selon les besoins de sa cause. Un arrondissement était-il divisé en deux camps politiques, l’un ministériel, l’autre libéral, on démembrait le district de manière à joindre les électeurs libéraux à la circonscription voisine et ministérielle, ou à les éloigner assez du chef-lieu électoral pour empêcher les libéraux tièdes de s’y rendre. C’est pour mettre fin à cet abus que le ministère Hohenzollern a fait voter par les chambres une loi qui fixe d’une manière définitive les circonscriptions électorales.

Bien que de tels actes aient donné satisfaction au vœu public, il n’en existe pas moins de graves dissentimens entre le ministère actuel et le parti libéral. Un incident imprévu, au moment des nouvelles élections, est venu rendre plus difficile encore la situation du ministère prussien : nous voulons parler du couronnement de Kœnigsberg. Depuis l’élévation en 1701 de l’électeur Frédéric III à la dignité royale, la Prusse n’avait pas vu pareille cérémonie. Frédéric Ier, en posant la couronne royale sur sa tête, avait déclaré le faire pour lui et ses descendans. En effet, les cinq rois qui ont succédé à ce prince se sont bornés, à leur avènement, pour toute cérémonie d’inauguration, à recevoir le serment d’hommage des états provinciaux, qui étaient à cette époque les seuls représentans reconnus de la nation. La charte de 1850, espèce de pacte bilatéral entre le trône et le peuple, a nécessairement modifié l’ancien ordre de choses : au lieu des états provinciaux, de formation toute féodale, ce sont aujourd’hui les deux chambres législatives qui représentent le pays. La constitution a parfaitement prévu l’éventualité d’un changement de règne. « Le roi, dit-elle, en présence des deux chambres réunies, jure de maintenir la constitution du royaume et de gouverner d’accord avec les lois. » Les membres des chambres, à leur tour, jurent fidélité et obéissance au roi et à la constitution. La même obligation incombe, aux termes de la charte, au régent du royaume. Ces dispositions, aussi concises que claires, avaient été fidèlement observées à l’avènement du prince-régent comme au jour où celui-ci, devenu roi sous le nom de Guillaume Ier, ouvrit la session législative de 1861. Généralement on croyait cette question des formalités vidée, lorsqu’on apprit que la noblesse élevait la prétention de prêter au nouveau roi le serment d’hommage. Le public y vit, non sans raison, un attentat indirect contre la charte ; mais, en présence des influences qui prédominaient à la cour, le ministère finit par consentir à une sorte de compromis. Il donna tort et à ceux qui soutenaient que le serment constitutionnel ne pouvait abroger le droit des nobles à la prestation d’hommage, et à ceux qui voulaient que tout fût dit avec les sermens jurés devant et par les chambres. C’est ainsi que fut résolu le couronnement du roi à Kœnigsberg. « Cette cérémonie, disaient les partisans du compromis, n’est point un acte politique ; elle ne touche en rien au droit public, et donne satisfaction à ceux qui, pour vénérer la royauté, ont besoin de la voir revêtue de la pourpre et ornée du diadème. » L’opinion était assez disposée à se rendre à l’argumentation ministérielle, d’autant plus que l’expédient du couronnement avait été accueilli avec des murmures par le parti féodal. Cependant cette bonne disposition des esprits se modifia quelque peu sous l’impression des discours qui furent prononcés lors du couronnement. Au milieu de ces cérémonies d’origine féodale, le roi avait été amené, involontairement peut-être, à sortir de son rôle de prince constitutionnel, de même que ses ministres responsables avaient cru ne pas devoir intervenir dans les rapports passagers du souverain avec les différentes députations. Il convient donc de voir dans la plupart des harangues de Kœnigsberg, où il était question de « la couronne par la grâce de Dieu, » l’expression individuelle d’un sentiment tout naturel chez un prince élevé dans les traditions de la monarchie absolue. « Par cette formule : par la grâce de Dieu, affirmait quelques jours plus tard la feuille ministérielle de Berlin, aucun roi de Prusse n’a entendu se placer ni à côté de Dieu, ni au-dessus de la société humaine, ni revendiquer pour lui l’infaillibilité divine. » Au surplus, dans le discours royal adressé aux chambres après la cérémonie du couronnement, le roi eut soin d’assurer l’assemblée de son intention de marcher dans la voie des « droits jurés, » ce qui voulait dire : dans la voie constitutionnelle. Et, le croira-t-on ? dans cette circonstance, le royal orateur alla plus loin que ceux à qui il parlait, car dans leurs réponses ni les présidens des deux chambres, ni l’orateur des délégués des provinces ne firent mention des droits constitutionnels du pays : oubli grave, qui fut amèrement reproché depuis à M. Simson, président de la seconde chambre.

Ce qui est certain, c’est que les journées de Kœnigsberg contribuèrent à rendre la situation du ministère plus embarrassée dans les élections générales. Dans un pays comme la Prusse, où la vie parlementaire est de si fraîche date, il ne saurait être question d’un parti ministériel. Les personnages les plus notables des divers partis ne jouissent pas encore d’un crédit suffisant pour compter avec certitude sur l’appui de leurs amis politiques. On se groupe autour de telle opinion et non pas autour de tel homme. D’ailleurs jusqu’à présent, en Prusse, ce ne sont point les majorités parlementaires qui désignent les ministres au choix du souverain : celui-ci désigne les candidats selon le degré de confiance qu’ils lui inspirent. On s’explique donc aisément que le ministère Hohenzollern-Auerswald, au lieu de songer à la formation d’un parti ministériel, se soit attaché plutôt à obtenir une majorité gouvernementale. C’est ainsi seulement qu’il se sentait assez fort pour prendre, comme par le passé, la défense des principes libéraux devant le souverain, tandis que le parti réactionnaire ne cesse de présenter ces principes comme anti-monarchiques. Les circulaires électorales du ministre de l’intérieur, M. le comte Schwerin, ont trahi cette préoccupation du cabinet. Le ministre a soin de rappeler aux autorités préposées aux opérations électorales que la consolidation du système constitutionnel dépend du résultat des élections. La couronne non affaiblie, l’observation de la constitution, de sages réformes, voilà ce que veut le ministère, et il exhorte le public à se tenir en garde contre toutes les opinions extrêmes. Puis, voyant que le public trouve ce langage trop vague, le ministre de l’intérieur, serré de près, proclame comme sien le programme renfermé dans l’allocution du prince-régent du 8 novembre 1858. Il insiste de nouveau sur la nécessité de naviguer entre le Scylla réactionnaire et le Charybde démocratique, et déclare d’avance la guerre à tout ce qui irait au-delà du manifeste de 1858. En revanche, le comte Schwerin défend aux fonctionnaires d’agir sur la conscience des électeurs autrement que par la voie de la persuasion et en les éclairant sur les intentions du gouvernement. « Le gouvernement, dit-il, ne croit point qu’un résultat favorable (dans le sens ministériel) des élections ait une valeur quelconque lorsqu’il a été obtenu par des moyens qui empêchent la véritable opinion du pays de se faire jour ; par conséquent, le gouvernement repousse toute espèce de violence qui serait tentée pour influencer les élections. De semblables élections ne donnent à la longue aucun appui au gouvernement ; elles sont de plus contraires à la loi, elles minent le respect des lois, partant l’autorité du pouvoir, et je défends formellement l’emploi de pareils moyens. »

Ainsi le ministère voulait des élections sincères, qui ne fussent pas influencées par l’administration, mais il les voulait en même temps très modérées. En exprimant ce désir, il faisait appel surtout au parti qui l’avait compté naguère dans ses rangs, et dont il avait dirigé avec tant de talent l’opposition énergique contre l’administration de M. de Manteuffel. C’est ce parti qui, dans l’espace de dix années, s’est appelé tour à tour libéral, constitutionnel, parti de Gotha, puis, d’après ses chefs parlementaires, parti Simson, et en dernier lieu parti Vincke.

Le parti libéral modéré a joué un rôle considérable dans tous les grands événemens dont la Prusse a été le théâtre depuis la bataille d’Iéna : c’est en effet de cette catastrophe que date en ce pays le soulèvement de l’esprit public contre le parti féodal, à qui l’on fit remonter avec raison la ruine de la monarchie du grand Frédéric. Après avoir accompli en partie les grandes réformes dont les ministres Stein et Hardenberg avaient tracé les jalons, les libéraux arrachèrent au roi Frédéric-Guillaume III en 1813 la promesse d’une représentation nationale : sous l’invocation de cette promesse, ils appelèrent le peuple aux armes contre la domination française. On sait qu’après la victoire les souverains coalisés oublièrent promptement ceux à qui ils devaient leur triomphe. Les libéraux prussiens, chassés du pouvoir, furent persécutés et emprisonnés comme démagogues ; ces démagogues, à qui se joignit après 1830 toute la jeune génération, formèrent un seul et grand parti d’opposition dont le mot d’ordre fut l’exécution des promesses royales de 1813 et 1815. À partir de cette époque, on peut suivre d’étape en étape la marche du parti libéral prussien. C’est lui qui, de 1823 à 1847, dans les diètes provinciales, combat avec une énergie infatigable l’absolutisme bureaucratique et féodal ; c’est lui qui oblige Frédéric-Guillaume IV à descendre sur le terrain de la discussion, c’est-à-dire à céder, qui amène ce prince, en 1847, à convoquer pour la première fois les états-généraux du royaume. Dans cette assemblée s’organise le parti libéral sous la direction des Auerswald, des Hansemann, des Schwerin, des Vincke, des Camphausen ; l’opposition de toutes les provinces du royaume se donne la main pour former une immense ligue depuis Kœnigsberg jusqu’à Trêves. La révolution de 1848 interrompt ce développement pacifique : les libéraux, après être arrivés un moment, comme en 1813, à la direction des affaires, en furent chassés par la démocratie, comme ils en avaient été chassés autrefois par l’aristocratie, ou plutôt ils furent renversés par les deux partis extrêmes. Ils tournèrent pendant un instant leurs armes contre la démocratie, qu’ils jugeaient plus dangereuse que la féodalité pour l’existence de la monarchie constitutionnelle. La réaction les repoussa dès qu’elle fut devenue maîtresse du champ de bataille. Alors, la démocratie ayant pris pour mot d’ordre l’abstention, les libéraux, minorité compacte, mais toujours minorité, furent réduits pendant huit ans à lutter seuls contre les féodaux et les fonctionnaires réunis, dont le ministre de l’intérieur, M. de Westphalen, avait su peupler la seconde chambre. Rien ne fortifie moralement un parti politique comme la lutte prolongée contre un adversaire numériquement supérieur. Les libéraux prussiens traversèrent vaillamment ce temps d’épreuves. À la fin, l’opinion démocratique elle-même fut entraînée vers ces hommes qui, faute de mieux, avaient sauvé les formes parlementaires.

L’établissement de la régence amena au pouvoir quelques-uns des chefs de l’opposition libérale. Grâce à ce changement de personnes et de système, les différentes nuances du libéralisme s’allièrent pour appuyer la nouvelle administration, non pas, il est vrai, en la servant aveuglément, mais en la maintenant dans la voie où elle s’était engagée. Guillaume de Humboldt, qui parlait d’expérience, a dit quelque part : « Un libéral peut devenir ministre, sans devenir pour cela un ministre libéral ! » Mot profond et qui n’a pas nécessairement un sens blessant pour celui à qui on l’applique. C’est que l’homme d’état au pouvoir voit forcément les choses autrement qu’il ne les voyait lorsqu’il siégeait sur les bancs de l’opposition. L’art de la politique consiste justement dans la conciliation de ce qui est désirable avec ce qui est praticable. Le ministre d’un état plus monarchique que constitutionnel ne peut rien faire contre le gré du souverain : s’il y a conflit entre le prince et l’opinion, le ministre risque toujours, en contentant l’un, de déplaire à l’autre. Le ministère Hohenzollern-Auerswald, après quelques mois d’exercice, devint l’objet des critiques de ses anciens amis politiques. Le parti démocratique, aux élections générales de 1858, avait eu le bon esprit de faire acte d’abnégation en portant ses voix sur les libéraux modérés : il comprit qu’il ne fallait pas, par des élections trop accentuées, effrayer la cour et lui faire regretter les concessions faites au libéralisme. En effet, la majorité de la chambre basse de 1859 ne demandait que la réalisation du programme du prince-régent, et promit au ministère son concours sur cette base. Malheureusement le bon accord ne fut pas de longue durée, ni entre la majorité et le cabinet, ni entre les diverses fractions des libéraux. Avant la fin de la première session, plusieurs grandes questions de politique intérieure et extérieure firent éclater des dissentimens d’ancienne date. Sur les affaires d’Italie et d’Allemagne, la chambre et le ministère ne purent s’entendre. La cour de Berlin témoigna des sympathies médiocres pour l’unité de l’Italie, et elle désavoua l’agitation unitaire du National-Verein de Cobourg avec une énergie qui déplut fortement aux députés libéraux. La chambre exprima ses sentimens à ce sujet dans deux votes mémorables. Enfin la question militaire vint complètement désunir les partis. Ici quelques détails deviennent nécessaires.

La Prusse, la plus faible des cinq grandes puissances européennes, est obligée, par sa configuration territoriale et par l’étendue de ses frontières, d’entretenir une armée en disproportion avec ses ressources financières. Les secousses révolutionnaires de 1848, la marche des affaires générales de l’Europe et les convulsions qui déchirent toute l’Allemagne ont naturellement contribué à grever davantage le budget militaire de la Prusse. Et cependant, malgré les sacrifices énormes qu’elle s’est imposés sous ce rapport depuis cinquante ans, les cinq cent mille hommes que la Prusse pourrait appeler sous les drapeaux ne sont pas également propres au service : un tiers seulement en appartient à l’armée régulière, le reste forme la landwehr, troupe qui, après avoir appris le maniement des armes, retourne en temps de paix dans ses foyers. Au moindre signal, les hommes de la landwehr sont tenus de quitter leurs femmes, leurs enfans, leurs métiers ou leurs champs, pour venir s’incorporer aux régimens de ligne : organisation vraiment démocratique, reposant sur le principe de l’égalité abstraite, presque l’idéal d’une armée nationale, mais qui, après tout, est bien plus conforme aux mœurs de l’ancienne Sparte que compatible avec les besoins et le but de notre état moderne. La longue paix dont s’est réjouie la Prusse depuis 1815 jusqu’en 1848 avait pu faire illusion sur lies avantages d’un tel système militaire ; les vices éclatèrent aux yeux des hommes les plus compétens, lorsqu’en 1850, et surtout en 1859, la mobilisation de l’armée dut être ordonnée.

Dans le premier cas, la Prusse était sur le point de faire la guerre à l’Autriche. La landwehr accourut avec enthousiasme aux chefs-lieux de rassemblement ; mais la paix fut conclue à Olmütz sans qu’une amorce eût été brûlée. La landwehr se sépara en murmurant et communiqua son mécontentement au pays. La seconde fois, en 1859, le cabinet de Berlin semblait disposé à intervenir dans la question italienne au profit de l’Autriche. Cette fois le mécontentement des populations, et partant de la landwehr, se manifesta dès le lendemain de la promulgation de l’ordre de mobilisation. La paix de Villafranca ne permit point au gouvernement prussien de pousser plus loin l’expérience ; ce qu’il venait de voir avait suffi pour lui démontrer l’urgence d’une réforme. Avec l’ancienne organisation, la Prusse pouvait à peine repousser une invasion subite, encore moins pouvait-elle songer à imprimer à sa politique extérieure l’énergie nécessaire tant qu’elle se trouvait dans l’alternative, soit de reculer au moment décisif, soit d’ébranler, par l’appel de la landwehr, tout le système économique du pays. En effet, la mobilisation privant le pays de ses bras les plus vigoureux, la Prusse se voyait exposée, dès le début de la guerre, à la ruine financière qui, chez les autres nations, ne vient qu’à la suite de longs désastres. Le gouvernement résolut donc de saisir les chambres d’un vaste plan de réforme. Il proposa d’augmenter la ligne de 117 bataillons et de 72 escadrons, de porter la durée du service de la réserve de deux à cinq ans, et la durée du service dans la cavalerie de trois à quatre ans, d’incorporer les trois classes les plus jeunes de la landwehr aux régimens de ligne, de restreindre le service des autres classes de la landwehr à un service de garnison en temps de guerre, enfin de supprimer la landwehr à cheval. Les frais de ce plan furent évalués par le gouvernement à la somme de 9 millions 1/2 de thalers (36 millions de francs) par an, sans compter les dépenses imprévues que pouvait nécessiter l’exécution complète du projet. Pour couvrir ce surcroît de dépense, le ministre des finances proposait, à défaut de recettes régulières pouvant être affectées à ce but, le maintien des 25 pour 100 additionnels à l’impôt sur le revenu[1].

Une discussion fort animée s’engagea, sur cette question, entre le ministère et le parti libéral de la chambre. Il était impossible aux libéraux, à moins de se mettre en contradiction ouverte avec l’opinion publique, de voter sans restriction une loi qui imposait d’aussi lourdes charges au pays. On se mit donc à négocier. « Nous sommes en principe d’accord avec vous, disaient les libéraux prussiens au ministère. Une augmentation de l’armée est urgente ; mais est-il besoin pour cela de donner le coup de grâce à la landwehr, cette institution à laquelle le peuple est profondément attaché, parce que la Prusse lui doit sa résurrection politique ? De plus, si, pour réaliser cette réforme, l’on est réduit à maintenir en temps de paix les décimes additionnels, que fera-t-on en temps de guerre ? Le gouvernement se prévaut de la situation exceptionnelle de l’Europe ; est-il sage de parer à cette situation exceptionnelle par une organisation permanente et onéreuse pour le pays ? » Telles furent les objections, et voici les argumens qu’on leur opposa. « Une armée n’est pas trop coûteuse lorsqu’elle répond sérieusement à son but, c’est-à-dire à la défense du pays, et elle est trop chèrement payée lorsqu’elle est incapable de remplir cette tâche. La landwehr a été bonne en 1814, alors qu’elle avait à défendre le territoire et le foyer ; elle était même bonne en 1820 et en 1830 : à cette époque, elle comptait encore dans ses rangs les guerriers de 1813 et de 1815, Cette génération n’existe plus, et la landwehr actuelle ne se compose que de soldats inexpérimentés ; le moins que l’on puisse faire, c’est de suppléer à cette faiblesse par un plus long service. D’ailleurs la nouvelle organisation offre son bon côté : avec le projet que nous présentons, les mobilisations n’auront plus pour conséquence de jeter le trouble dans les familles, dans l’industrie, le commerce, l’agriculture. L’armée permanente pouvant suffire aux premières difficultés d’une guerre, il ne sera pas nécessaire d’appeler les milices à chaque mobilisation ; par conséquent les communes seront affranchies des charges pour l’entretien des familles des miliciens ; la landwehr à cheval étant supprimée, les arrondissemens et les villes n’auront plus de dépense à faire pour les chevaux de ce corps. Enfin la nouvelle organisation fait peser la charge du service sur les jeunes gens, et elle en affranchit les hommes mûrs, plus utiles au travail productif du pays. »

Les libéraux ne se trouvèrent pas satisfaits. — Il était imposable, disaient-ils, de faire accepter par la Prusse les charges immenses qu’on lui demandait. En établissant l’obligation générale du service militaire, on obtenait déjà une augmentation d’un tiers sur l’effectif. Réduisez donc la durée au service dans la ligne de trois ans à deux ; faites des économies sur les chapitres des pensions, des voyages et des nombreuses sinécures militaires ; faites cesser le régime des viremens de fonds, que pratique seul en Prusse le ministre de la guerre, et vous arriverez à peu près au but dont nous reconnaissons nous-mêmes l’utilité. — En présence de cette attitude de la majorité, le ministère retira son projet et se borna à demander la prolongation du crédit de guerre voté en 1859 jusqu’au 1er juillet 1861. La chambre accéda à cette demande, qui réserva la question de principe. Le parti libéral avait espéré que le ministère modifierait son premier projet et apporterait un nouveau plan à la session suivante. Cette espérance fut déçue. Bien plus, dans l’intervalle d’une session à l’autre, le gouvernement, ou plutôt le ministre de la guerre, M. de Roon, alla dans l’exécution de son premier plan de réforme aussi loin qu’il le pouvait sans porter directement atteinte à la loi de 1814, qui règle l’obligation des citoyens au service militaire. Pourtant les mesures prises par le ministre de la guerre impliquèrent dans leurs conséquences la modification de la loi de 1814 : un conflit avec la chambre parut imminent, l’opinion s’émut, et la question se dressa menaçante entre le pays et la chambre d’une part, le gouvernement de l’autre. Les députés libéraux évitèrent encore une fois une rupture. À la séance du 31 mai 1861, ils votèrent une résolution ainsi conçue : « Le gouvernement royal, dans le cas où il voudrait maintenir les mesures prises pour la réorganisation de l’armée, sera tenu de soumettre à la diète, à la session prochaine au plus tard, un projet de loi portant modification de la loi militaire de 1814. » Le ministère répondit à ce vote en annonçant la-présentation dû projet pour la session de 1862. Quant au budget militaire, le parti libéral persista dans son refus de porter le surcroit de dépense sur le chapitre des dépenses ordinaires. Il vota, à titre de crédit extraordinaire, la somme demandée, sauf une réduction de 3 millions de francs que le ministère fut obligé d’accepter. Ce vote eut deux conséquences : il laissait subsister les rapports difficiles qui s’étaient établis entre le ministère et les libéraux modérés, et il amena une scission profonde entre ceux-ci et les libéraux avancés. Ces derniers ne formaient dans la chambre de 1861 qu’une faible fraction : en revanche ils s’appuyaient au dehors sur une immense portion des électeurs.


II

Celui des partis politiques en Prusse qui s’appelle aujourd’hui progressiste (Fortschritts-Partei) et que l’on désigne ordinairement sous le nom de parti démocratique, est une branche du grand parti libéral qui présida, au mouvement national de 1813. La division en deux partis distincts n’eut lieu qu’en 1848, après les journées de mars. Effrayés par les troubles qui affligèrent la capitale et donnèrent une importance passagère à des hommes obscurs, mais turbulens, les libéraux modérés se séparèrent de ceux qui voulaient tirer de la royauté, momentanément vaincue, tout le parti possible. Les radicaux représentèrent alors la démocratie prussienne, démocratie qui a son cachet particulier, car, sauf une minorité insignifiante, dans cette année 1848 où les couronnes s’écroulèrent, les démocrates prussiens voulaient sérieusement la monarchie constitutionnelle entourée d’institutions populaires. Si les deux grandes fractions du libéralisme s’étaient trouvées réunies à Berlin, elles auraient pu s’entendre, et sans aucun doute bien des maux auraient été épargnés à la Prusse. Il n’en fut pas ainsi.

On sait qu’à la suite du bouleversement général de 1848, la diète germanique, sous la pression du vœu populaire, ordonna dans toute la confédération des élections pour l’assemblée nationale allemande convoquée à Francfort. À la même époque, on avait décrété à Berlin des élections pour une assemblée nationale chargée d’élaborer une constitution. Les électeurs prussiens avaient ainsi une double tâche à remplir, et leur embarras n’était pas médiocre, puisqu’il s’agissait non-seulement de trouver les candidats les plus dignes, mais encore de désigner parmi les plus méritans ceux qui iraient à Francfort et ceux qui siégeraient à Berlin. Une anecdote du temps explique assez bien la situation. On raconte qu’un grand nombre de citoyens auraient dit : « A… est un homme savant, envoyons-le à Francfort, car il faut des savans pour rédiger la constitution du nouvel empire germanique ; mais nous avons là B…, homme pratique, homme d’action : gardons-le pour notre chambre prussienne ! » Le mot est juste. En effet, les savans se pressèrent à Francfort, et la petite bourgeoisie, les hommes d’action, affluèrent à Berlin : les uns représentant le libéralisme modéré, spéculatif ; les autres, organes de l’opinion avancée ou démocratique. Ceux-ci formaient une immense majorité à l’assemblée de Berlin, et, selon la coutume des majorités, marchèrent avec tant de précipitation vers leur but, qu’ils ne s’aperçurent des obstacles que lorsqu’il fut trop tard. La royauté s’était relevée peu à peu de sa chute, et la constituante démocratique de Berlin fit place à une nouvelle assemblée, également sortie du suffrage universel, mais pondérée par une chambre haute. Un grand nombre de libéraux prussiens désertèrent aussitôt les bancs du parlement de Francfort pour venir siéger à la chambre de Berlin, où ils se proposaient de contenir l’impétuosité du parti démocratique ; mais modérés et avancés ne tardèrent pas à faire cause commune contre la réaction, et une nouvelle dissolution s’ensuivit. Afin d’empêcher la réélection des anciens députés, le ministère octroya une nouvelle loi électorale reposant sur le scrutin public, et obtint par cette mesure un résultat qui dépassa peut-être ses espérances : la guerre entre les modérés et les démocrates. Ceux-ci déclarèrent illégal l’octroi de la loi électorale, et refusèrent leur participation aux élections ; les modérés, sans discuter la question de légalité, crurent devoir accepter la lutte contre la réaction sur le terrain que leur abandonnait le pouvoir. La démocratie prussienne s’effaça ainsi de la vie publique, où son règne passager avait laissé cependant des traces profondes. En effet, tout en sévissant contre les hommes de l’assemblée nationale, le gouvernement, faute d’autres travaux, avait été obligé de s’approprier les projets de loi préparés par les chefs éminens de la constituante : la charte actuelle de la Prusse, les bases de la plupart des réformes opérées depuis dans les différentes branches de la législation, sont calquées sur des projets rédigés par les comités de cette assemblée.

L’abstention de la démocratie aux élections de 1849 désorganisa ce parti si complètement que, lorsqu’il tenta plus tard de rentrer en lice, il ne se retrouva plus. Il fallut toutes les fautes du ministère Manteuffel pour rassembler en un faisceau les élémens divergens du libéralisme. Le parti démocratique, éclairé par les événemens, ramena ses doctrines au niveau d’une politique pratique et se rencontra ainsi avec un grand nombre de libéraux décidés à agir avec plus d’énergie que par le passé. C’est devant cette sérieuse coalition que tomba en 858, après l’établissement de la régence, le cabinet Manteuffel-Westphalen. Aux élections générales de 1858, les démocrates votèrent généralement en faveur des candidats modérés, partisans ou amis du ministère Hohenzollern-Auerswald. Ils avaient deux motifs pour agir ainsi. D’abord ils sentaient que le plus important était d’empêcher les candidats féodaux de profiter des dissentimens qui séparaient les diverses nuances libérales ; ensuite ils se méfiaient peut-être de la solidité d’un régime libéral rétabli d’une manière si imprévue, et ils ne voulaient pas, qu’en cas d’un nouveau revirement dans le sens réactionnaire, le pays pût les accuser d’avoir amené ce résultat. En effet, aucun des membres notables de ce parti n’accepta, au début de la session de 1859, un mandat à la chambre, et ce ne fut que vers la fin de la législature que M. Waldeck, conseiller à la cour de cassation, l’homme le plus éminent peut-être de la démocratie prussienne, apparut sur les bancs de l’assemblée. Autour de lui se groupèrent un petit nombre de députés, car les divisions commençaient à se faire jour parmi les libéraux modérés. Quelques-uns voulaient qu’on poussât avec plus d’énergie le ministère à l’exécution de ses promesses. Puis à la question militaire un élément nouveau de division s’était ajouté : la question allemande. C’est en cette année 1859 que, sous le coup des événemens d’Italie et des discussions de la diète germanique, se réveilla dans toute l’Allemagne le mouvement unitaire vaincu, mais non éteint dix ans plus tôt. Ce mouvement prit naissance dans le Hanovre, le pays le plus mécontent de la confédération ; secondé avec empressement par les libéraux avancés en Prusse, il ne tarda pas à se centraliser dans une association qui prit le nom de National-Verein. Le programme de cette association était la transformation de la confédération des états allemands en un état fédératif sous la direction militaire et diplomatique de la Prusse, programme conforme du reste aux opinions mêmes du ministère Hohenzollern-Auerswald. Pourtant la cour de Berlin désapprouva ce mouvement, et le ministère ne jugea pas prudent de se compromettre à propos d’une question qui intéressait surtout l’avenir. L’attitude plus que réservée du ministère réagit naturellement sur ses amis politiques, et en effet la presque totalité des libéraux modérés, quoiqu’à contre-cœur, restèrent étrangers au National-Verein. Dans ces circonstances, la démocratie prussienne se crut parfaitement autorisée, à se présenter aux élections de 1861 en phalange distincte des libéraux modérés, et comme le nom de démocrate, était devenu synonyme de radical, de républicain, de socialiste, on s’appela progressiste, et l’on ajouta à ce nom l’épithète d’allemand, pour mieux établir la connexité de cause entre les progressistes prussiens et les unitaires allemands.

Leur programme électoral s’exprimait d’ailleurs avec beaucoup de netteté sur tous les points principaux. « Nous sommes unis dans la fidélité envers le roi et dans la ferme conviction que la constitution est le lien indissoluble entre le prince et le peuple ; mais en présence des grands bouleversemens du système politique de l’Europe nous avons acquis aussi cette conviction que l’existence et la grandeur de la Prusse dépendent d’une étroite union de l’Allemagne, union impossible sans un fort pouvoir central entre les mains de la Prusse et sans une représentation générale du peuple allemand. » Passant ensuite aux questions intérieures, les progressistes demandent « un gouvernement fort et libéral sachant faire respecter ses principes par les fonctionnaires de tout ordre, » une loi sur la responsabilité ministérielle, l’abolition du régime féodal dans l’organisation des provinces et des cercles, l’observation de la constitution en ce qui concerne l’égalité des confessions religieuses. Deux questions dominent toutes les autres : la question militaire et la réforme de la chambre des seigneurs.

« Jamais, lisons-nous dans le programme progressiste, un sacrifice ne nous paraîtra trop grand lorsqu’il s’agira de l’honneur et de la puissance de notre pays, et que ces biens devront être sauvegardés ou conquis par une guerre ; mais, dans l’intérêt d’une direction énergique de la guerre, la plus grande économie dans les dépenses militaires en temps de paix nous paraît indispensable. Nous sommes convaincus que le maintien de la landwehr le développement des forces physiques des jeunes gens, le recrutement complet du contingent, la durée biennale du service, offrent toutes les garanties pour une parfaite instruction militaire du peuple prussien. » Au premier moment, il peut paraître étrange que les progressistes, après avoir reconnu en principe la nécessité d’une augmentation de l’armée, se séparent des modérés et du ministère à propos d’une question purement technique. En y regardant de près, l’on s’aperçoit que des raisons d’une tout autre nature se cachent derrière cette opposition. Le projet de réorganisation de l’armée avait été présenté dans des circonstances on ne peut plus défavorables pour le ministère prussien. À tort ou à raison, le bruit s’était répandu que de graves dissentimens s’étaient élevés au sujet de la question militaire au sein même du cabinet, que le ministre de la guerre, M. de Bonin, excellent militaire, esprit libéral, avait présenté un plan moins coûteux et plus conforme au vœu du public, que ce plan avait été rejeté pour éloigner M. de Bonin, remplacé ensuite par M. de Roon, général très en faveur auprès du parti féodal. Ces bruits ne pouvaient que nuire au nouveau projet lors même qu’il eût répondu à toutes les exigences pratiques. On disait encore que l’augmentation de l’effectif de l’armée nécessiterait surtout une augmentation d’officiers, que, pour les places d’officiers, l’administration militaire donnerait la préférence aux jeunes gens de la noblesse, qu’on renforcerait ainsi dans l’armée un élément hostile à la bourgeoisie et au régime constitutionnel. — Il fallait donc, conclurent les adversaires du projet, des garanties sérieuses pour le maintien du système libéral avant de consentir aux demandes du gouvernement. L’armée, disent les progressistes, appartient à la petite noblesse, la chambre haute appartient à la grande aristocratie ; on marchande à la chambre basse ses prérogatives, au pays ses libertés, et l’on vient nous demander de nouvelles armes pour fortifier nos ennemis ! Que le gouvernement fasse acte de bonne volonté, et qu’il donne une autre organisation à la chambre haute pour qu’elle ne puisse plus se placer impunément en dehors de la charte, en rejetant les lois organiques prévues par la constitution. — L’augmentation de l’armée en échange de la réforme de la chambre des seigneurs, tel était donc, à la veille des élections générales, le mot d’ordre des progressistes.


III

Si la démocratie prussienne se plaint de la position privilégiée faite à la noblesse, celle-ci au contraire est d’avis que depuis longtemps on la frustre de ce qui lui appartient par droit de naissance. Tout le monde, disent les gentilshommes du Brandebourg et de la Poméranie, nous a spoliés, même la dynastie de Hohenzollern, qui est venue s’installer sur nos terres, qui s’est interposée entre nous, seigneurs, et le peuple, qui est notre chose. Le grand Frédéric et son successeur Frédéric-Guillaume II nous ont réintégrés en partie dans nos privilèges, et le règne suivant essayait de nous les arracher de nouveau, lorsque la réaction européenne après 1818 est venue l’arrêter dans cette voie révolutionnaire.

En effet, dès cette époque, la noblesse règne et gouverne en Prusse : à elle l’armée, la diplomatie, les portefeuilles ministériels, les postes supérieurs dans les tribunaux, dans l’administration ; à elle l’administration départementale, et par-dessus tout la juridiction patrimoniale, la police dans les campagnes, le patronat des églises, sans compter le privilège de ne pas payer l’impôt foncier et celui d’avoir des paysans corvéables. Eh bien ! cette aristocratie si bien dotée éprouvait aussi le besoin de parlementer avec le souverain, et, tout en faisant la guerre aux doctrines constitutionnelles, elle redemandait le rétablissement des états abolis au XVIIe siècle par le grand-électeur Frédéric-Guillaume, c’est-à-dire de ces assemblées où les voix de la noblesse comptaient plus que celles des bourgeois et des paysans réunis. Croyant pourvoir toute seule à ses affaires, l’aristocratie fut amenée, malgré elle et peu à peu, sur le terrain d’un parlementarisme abhorré. Les rois Frédéric Guillaume III et IV pouvaient bien restaurer les états du XVIIe siècle ; ils ne pouvaient restaurer le bourgeois et le paysan tels qu’ils existaient il y a deux cents ans. Ceux-ci, dès qu’ils eurent la parole, protestèrent contre le rôle subalterne qu’on leur assignait et se constituèrent en opposition. La noblesse se vit ainsi obligée de lutter, et pour le faire avec quelque chance de succès, elle dut emprunter les armes de ses adversaires : elle devint parlementaire, elle s’organisa en parti, La révolution de 1848 renversa inopinément les beaux rêves de la noblesse prussienne, qui n’essaya même pas de résister au choc ; elle vota sans hésiter sa propre déchéance, et, abandonnant le trône au gré des flots révolutionnaires, se retira dans ses terres.

Ce n’était là qu’une feinte. L’armée avait été vaincue dans les journées de mars 1848 ; l’armée eut sa revanche six mois plus tard, lorsqu’elle entra, sans coup férir, dans la capitale pour disperser la constituante. À ce moment, le parti féodal reparut sur la scène politique. Un ministre bourgeois, en mettant la main sur la vieille législation agricole et financière, avait, comme il le disait lui-même, « coupé dans les chairs vives de la noblesse. » Ce fut pour empêcher la bourgeoisie de « couper » davantage que la noblesse mit obstacle sur obstacle à l’établissement définitif du système constitutionnel. Grâce à ses efforts, la charte de 1850 devint un mélange de clauses féodales et de principes libéraux. Au dernier moment, lorsque la loi fondamentale fut présentée à la sanction du roi, le parti féodal remporta une nouvelle victoire : le roi exigea que la chambre haute fût composée de façon à satisfaire les prétentions de l’aristocratie. Le parlement, de peur de tout remettre en question, consentit. et la Prusse se trouva ainsi dotée d’une pairie héréditaire et viagère. Ce n’était point assez : une part égale avait été faite dans la chambre haute à l’élément titulaire et à l’élément électif ; le parti féodal ne permit pas que cette organisation entrât en vigueur. Il patienta jusqu’aux élections générales de 1852, remplit, grâce au concours puissant du ministère Westphalen, la chambre basse d’une majorité de fonctionnaires qui n’avaient rien à refuser au pouvoir, et obtint le fameux article 65 de la constitution prussienne ainsi conçu : « La première chambre sera formée en vertu d’une ordonnance royale qui ne pourra être changée qu’en vertu d’une loi. La première chambre sera composée de membre, appelés par le roi à titre héréditaire ou à vie. » Plein pouvoir était ainsi donné au roi de composer la chambre haute comme bon lui semblerait ; une seule condition lui était imposée : Il devait en nommer les membres. Cette dernière restriction déplut à la noblesse, qui voulait prendre ses précautions contre les fournées de nouveaux pairs. Trompant la religion du roi, qui ne se doutait guère qu’on lui faisait signer un acte entaché d’illégalité, l’aristocratie fit introduire dans l’ordonnance royale un paragraphe accordant à la grande propriété le droit de présenter au roi quatre-vingt-dix membres comme candidats à la pairie viagère. On ajouta cette clause : que, pour exercer le droit de présentation, il fallait être ou propriétaire d’un bien noble ayant appartenu depuis un siècle au moins à la même famille, ou titulaire d’un majorât, d’un fief ou d’un fidéi-commis. C’était exclure d’une manière absolue les propriétaires bourgeois, le droit d’acquérir des biens nobles n’étant assuré à la bourgeoisie prussienne que depuis cinquante ans. On a trouvé depuis que, sur 12,500 biens nobles, 1,300 seulement répondaient aux conditions mentionnées ; 1,300 gentilshommes étaient donc de fait électeurs nés de la moitié de la chambre des seigneurs. Cette assemblée, pendant les six années qui viennent de s’écouler, n’a que trop justifié les antipathies qu’elle inspira dès le premier jour à la masse de la nation ; elle a été l’ardent auxiliaire, du ministère Manteuffel, dont elle a souvent stimulé le zèle réactionnaire, et lorsque la régence est venue inaugurer un régime plus libéral, elle a entravé par une opposition systématique l’action du nouveau ministère. L’opinion se souleva donc contre une assemblée qui, ne représentant qu’une minime fraction du pays, tendait à absorber à son profit le pouvoir gouvernemental. Au sein de la chambre basse, on souleva la question de savoir s’il ne convenait pas de déclarer illégale la composition de la chambre des seigneurs. Le parti modéré parvint à écarter une résolution qui, avec ceux qu’elle frappait directement, eût atteint l’œuvre législative tout entière de neuf années. Le ministère au surplus intervint à temps : il renforça par des nominations nouvelles la minorité libérale de la chambre haute ; de plus il réduisit de 90 à 41 membres le nombre de ceux qui à l’avenir pourraient être présentés pour la pairie par les grands propriétaires, — mesure, il est vrai, qui ne produira son effet qu’à la mort des titulaires actuels.

Le parti féodal, sentant très bien le danger qui le menaçait, a fait, à l’occasion des élections de 1861, un suprême effort pour ressaisir le pouvoir, ou du moins pour montrer qu’il était toujours nécessaire de compter avec lui. Ni plus, ni moins que s’ils étaient des libéraux, les gentilshommes prussiens organisaient récemment des meetings. Ils essayaient même de démontrer aux artisans et aux ouvriers que leurs intérêts et ceux de l’aristocratie étaient identiques. Sous le nom de « comité central conservateur, » l’on créait à Berlin le foyer d’une vaste propagande féodale, annoncée par de pompeux prospectus. On suppliait les artisans de venir à Berlin, où l’on promettait, à ceux qui le demanderaient, logement, nourriture, promenades et distractions gratuites ; on rappelait les dangers auxquels le « libéralisme creux » exposait le pays, on plaignait les pauvres artisans exploités par le vil capital ; bref, on leur offrait une alliance à vie et à mort contre l’ennemi commun. Un programme électoral, portant les signatures des chefs du parti féodal, vint illustrer ce magnifique projet d’une longue série d’antithèses. « Il s’agira de savoir, lisait-on dans ce manifeste, si nous aurons la royauté personnelle ou le régime parlementaire, l’armée fortifiée dans le sens monarchique ou découpée d’après les patrons constitutionnels, le mariage et l’état chrétiens ou l’égalité du christianisme et du judaïsme, la protection du travail honnête ou le règne exclusif du capital etc. » Le meeting qui eut lieu à Berlin était en tous points digne de ce programme. Douze cents personnes y assistèrent, aux trois quarts gentilshommes campagnards, le reste presque entièrement composé de pasteurs et de maîtres d’école ultra-protestans, auxquels il faut ajouter deux tapissiers, un tailleur et un bottier, qui étaient censés représenter les artisans. L’étranger qui fût entré à l’improviste dans la salle de réunion se serait cru plutôt au sein de quelque conférence piétiste que dans une assemblée politique. Le comte Stolberg ouvrit la séance au nom de la sainte Trinité, et récita une prière interrompue à plusieurs reprises par les amen de l’auditoire. Un pasteur, croyant s’adresser à ses ouailles, commença son discours par les mots : « Mes chères âmes. » M. Wagener, l’ancien rédacteur en chef de la Gazette de la Croix, prononça l’anathème contre « les jeunes littérateurs désœuvrés, » fauteurs des révolutions. M. de Blankenburg, autre chef des féodaux, souhaita la bienvenue au bottier en établissant un parallèle entre la botte de cuir et « la botte de l’état, » jeu de mots qui obtint les applaudissemens enthousiastes de l’assemblée. M. de Kleist-Retzow, ancien président de la province du Rhin révoqué par le comte Schwerin, gémit sur le malheureux sort de la Prusse, affligée d’un ministère libéral. Enfin on se jura fidélité réciproque, on chanta un cantique, et l’assemblée se sépara. Le lendemain, les feuilles de Berlin publièrent une protestation des associations d’artisans contre leurs prétendus représentans au meeting féodal.

On ignore si les efforts tentés par le parti féodal pour gagner des alliés ont été couronnés de plus de succès du côté du parti catholique. L’on a vu que la réaction politique en Prusse est liguée depuis longtemps avec les ultras de l’église protestante, qui à leur tour ont beaucoup de vues communes avec les ultras catholiques. À son avènement, dans son allocution au ministère, le roi Guillaume Ier caractérisait dans des termes très énergiques les tendances cléricales. « Dans les deux églises, dit-il, il faut s’opposer sérieusement à toutes les manœuvres qui tendent à faire de la religion le manteau d’une agitation politique. Dans l’église évangélique, nous ne saurions le nier, il s’est établi une orthodoxie incompatible avec son origine et qui amène l’hypocrisie. Il faut démasquer autant que possible toute hypocrisie, toute fausse piété, bref toute menée cléricale qui sert d’instrument à des fins égoïstes. Quant à l’église catholique, ses droits sont consacrés par la constitution ; il ne faut pas tolérer des empiétemens au-delà de ces droits. » On peut se demander à juste titre quelle est la raison d’être en Prusse d’un parti catholique en tant que parti politique. La parité la plus complète existe entre la minorité catholique et l’immense majorité des protestans. Deux archevêchés et six évêchés, de nombreuses églises, sont largement dotés. Facultés de théologie catholique, séminaires, écoles primaires, rien ne manque. Des aumôniers catholiques sont attachés à tous les corps de l’armée. Peu d’articles de la charte prussienne sont exécutés aussi scrupuleusement que ceux qui consacrent l’indépendance de l’église catholique de l’état et la libre communication du clergé avec l’épiscopat et la cour de Rome. Sous ce dernier rapport, le clergé prussien n’a rien à envier à celui des états catholiques par excellence, et cependant chaque année on voit siéger au centre de la chambre basse une cinquantaine d’hommes recommandables, réunis sous le nom de parti catholique, qui votent tantôt avec la gauche, tantôt avec la droite, tantôt s’abstiennent. Personne n’a pu savoir jusqu’à présent quel était au juste l’idéal politique de ces catholiques, s’ils se considèrent réellement au milieu du parlement comme les représentans de leurs coreligionnaires, sans tenir compte de certain article de la charte prussienne où on lit ces mots : « Les membres des deux chambres sont les représentans de toute la nation. » N’oublions pas de rappeler que le parti catholique s’est formé sous le règne de Frédéric-Guillaume IV, c’est-à-dire d’un roi que deux papes, Grégoire XVI et Pie IX, ont salué comme le bienfaiteur de l’église catholique. Il appartient à l’avenir de nous apporter la solution de cette énigme. Dans le présent, le gouvernement de Berlin ne parait guère disposé à concéder plus de terrain à un parti qui ne veut point avouer le but qu’il se propose. Des paroles sévères sont récemment tombées d’une bouche auguste. « J’attends avec confiance, a dit le roi au cardinal de Geissel lors de son couronnement à Kœnigsberg, que le clergé de mon royaume donne à mes sujets catholiques l’exemple de l’obéissance envers l’autorité et du respect de la loi. » Quelques jours plus tard, le roi a fourni le commentaire de cette exhortation en disant : « Il y a trop de monde qui se mêle de la politique ; l’église aussi s’en mêle, et cela ne vaut rien ; il ne faut pas que l’église fasse de la politique ! »

Ces derniers mots s’adressaient spécialement au clergé du grand-duché de Posen, qui dirige de concert avec la noblesse le mouvement polonais-dans cette province. Les Polonais aussi forment un parti dans la chambre de Berlin, ou plutôt ils y siègent comme représentans de leur nationalité. Ils viennent à Berlin, disent-ils, parce qu’ils y trouvent une tribune où ils peuvent exposer les griefs de la Pologne. C’est un malheur pour la Prusse comme pour les Polonais du grand-duché, l’entente s’établit difficilement entre des gens qui partent de points de vue tout opposés, et qui cherchent à se donner le change les uns aux autres sur leurs véritables intentions. La constitution la plus libérale du monde ne peut rien contre des dissentimens de cette nature. Les Polonais du grand-duché demandent pour leur pays un gouvernement national et indépendant de l’administration prussienne, c’est-à-dire l’union personnelle. Tant que cette base sera maintenue, on ne peut guère espérer un accord entre le cabinet de Berlin et la nationalité polonaise. L’égalité des droits civils et politiques pour les Allemands comme pour les Polonais, tel paraît être le dernier mot du ministère actuel.

Quel a été, en somme, le résultat des élections générales de 1861 ? Il est évident que l’élément libéral a fait de nouvelles conquêtes. La chambre de 1856 comptait 58 libéraux, celle de 1859 223 ; celle de 1862 en comptera 253. Le parti réactionnaire au contraire, qui était tombé, aux élections de 1858, de 218 à 57, n’aura plus que seize voix dans la nouvelle chambre. Le parti catholique en revanche s’est renforcé de dix-huit voix dans les contrées rhénanes, sous l’influence du clergé, qui s’est vivement ému de l’attitude prise par les libéraux dans la question italienne. Dans l’intérêt de la cause parlementaire, il faut regretter l’absence de plusieurs chefs de parti. La fraction féodale surtout sera privée de ses meilleurs orateurs. La mort lui a enlevé le professeur Stahl ; MM. de Gerlach, Wagener, de Blankenburg, ont été vaincus dans leurs arrondissemens par les candidats libéraux. L’éloquence de M. Reichensperger fera défaut au parti catholique ; MM. de Vincke et Simson ne dirigeront pas, dans la session qui va s’ouvrir, le parti libéral modéré. Les avantages de la lutte électorale semblent donc être entièrement aux progressistes, car à cette nuance appartiennent à peu près 100 voix sur les 250 que nous comptons pour le libéralisme en général. D’une minime fraction qu’ils formaient à la dernière session, les progressistes se sont élevés à l’importance d’un groupe politique très compacte, conduit par des chefs expérimentés.

Et cependant ce résultat n’a en lui-même rien d’inquiétant au point de vue du développement paisible des institutions libérale, en Prusse, à la condition, il est vrai, que les amis sincères de ce développement n’oublient pas un seul instant que les mœurs politiques du pays sont loin d’avoir devancé la charte de 1850. Il faut reconnaître toutefois que, sous ce rapport, bien du chemin a été fait depuis dix ans. L’attitude du gouvernement comme des partis dans les élections le prouve d’une manière irréfragable. Le ministère, avant tout, a compris qu’il ne saurait attendre un appui efficace d’une majorité parlementaire qui ne serait pas en même temps l’expression de la majorité de la nation. Voilà pourquoi il a rompu avec le système des influences administratives sur les élections, sans se renfermer toutefois dans un rôle passif. Le résultat des élections prouve que les intentions du ministère ont été remplies, c’est-à-dire que les électeurs ont pu suivre librement leurs convictions politiques.

Sans doute l’élection de cent députés progressistes est un symptôme qui mérite d’être sérieusement médité. Dans ce nombre, il y a beaucoup de membres de l’ancienne gauche de l’assemblée nationale de 1848, ce qui prouve que les principes de ce parti ont survécu à l’époque révolutionnaire et jeté des racines dans l’esprit des populations ; mais les idées qui n’avaient pas eu le temps de mûrir ont revêtu depuis une forme plus positive et plus pratique. Les libéraux avancés, si l’on peut s’en rapporter à leurs manifestes, ont renoncé à la politique pessimiste, et à l’exemple des modérés ils paraissent vouloir se servir de ce qui existe, c’est-à-dire de la charte imparfaite de 1850, pour arriver à un ordre de choses meilleur. Placées ainsi sur le même terrain, les deux fractions du libéralisme s’unissent encore dans la volonté de ne pas faire d’opposition systématique au ministère. Le seul reproche que les modérés adressent aux progressistes, c’est d’exagérer le pouvoir des chambres, et en particulier celui de la chambre basse, de ne pas tenir compte des obstacles que ce pouvoir rencontre dans les régions qui, pour être hors de l’atteinte directe des votes parlementaires, réagissent d’autant plus sûrement sur la direction des affaires. Ce n’est que par un travail long et prudent, disent les modérés, qu’on parviendra à neutraliser ces influences. En un mot, le danger est dans l’aristocratie, qui, exclue de la chambre basse, n’aura que plus de liberté pour contrecarrer les projets de ses adversaires ; le danger est dans l’état-major de l’armée, étroitement lié par des intérêts de famille et de corps à la cause féodale. Examinez bien la situation, disent encore les libéraux aux progressistes. Supposez qu’en ce moment vous obteniez la majorité dans la chambre, de manière à obliger le ministère à se retirer. Croyez-vous que le souverain soit très disposé à chercher ses conseillers dans vos rangs ? Et même en cette occasion pensez-vous, sans employer des moyens violens, que vous puissiez triompher plus facilement que les ministres actuels de l’hostilité des féodaux ? Or, si vous ne vous souciez pas de prendre vous-mêmes en main, pour le moment, les rênes du pouvoir, ne rendez pas impossible le ministère actuel, accordez-lui l’appui dont il a besoin.

Tel est le langage que les amis du ministère tiennent aux progressistes. Tout porte à croire que ces conseils ne seront pas perdus. Et d’abord, à eux seuls les progressistes ne forment point la majorité de la chambre : ils seront 100 contre 250, et alors même qu’ils auraient dans certains cas l’appui des fractions anti-libérales, ils n’emporteraient pas pour cela le vote. Il faudrait donc que le ministère manquât tout à fait d’habileté et de mesure pour renforcer les progressistes par les voix des libéraux modérés. Il suffit en effet que ceux-ci se divisent seulement pour que la majorité tourne contre le ministère. Là est le véritable écueil. Sur les questions constitutionnelles proprement dites, le gouvernement diffère peu des libéraux de toute nuance : les ministres sont décidés à exécuter la loi fondamentale. La chambre des seigneurs forme le seul obstacle à cette politique : c’est elle qui systématiquement s’oppose à tout ce qui tend à régulariser le jeu des institutions. On ne saurait justement demander à un peuple qu’il abandonne indéfiniment ses destinées à un corps qui n’a pour lui ni la consécration des siècles, ni l’indépendance de fortune ou de position, qui est une création tout artificielle et contraire aux traditions historiques du pays. Sur ce point, le ministère prussien sera forcément amené à donner prompte satisfaction à la majorité de la chambre basse et à répondre ainsi au vœu de l’opinion. La dernière législature triennale est restée presque stérile à cause de l’opposition de la chambre haute : il n’est guère probable que le peuple prussien supporte patiemment une seconde expérience de ce genre. C’est là qu’il faut chercher surtout l’esprit de libéralisme accentué qui caractérise les dernières élections, comparées à celles de 1858.

L’autre question capitale, celle de l’organisation militaire, réclame des deux côtés un loyal échange de concessions. L’opposition reconnaît en principe la nécessité d’une réforme, mais elle songe aux hasards de la politique extérieure. « Opérez l’union de l’Allemagne, dit-elle au ministère, et vous aurez les contingens des autres états allemands pour renforcer l’armée prussienne. » Le ministère retourne ainsi l’argument : « Pour opérer l’union de l’Allemagne, il faut, dit-il, que la Prusse impose le respect et par ses institutions et surtout par son organisation militaire ; sans forte armée, point de forte politique. » Voilà en quels termes cette grande question se trouve engagée à la veille de l’ouverture des chambres ; Ainsi de toutes les façons l’aristocratie et l’armée sont les pierres d’achoppement que rencontre à Berlin l’affermissement du gouvernement constitutionnel. Ce fait s’est présenté trop souvent dans l’histoire pour que l’on puisse s’étonner de le voir se reproduire en Prusse : le problème à résoudre, c’est d’aplanir les obstacles sans recourir aux moyens révolutionnaires. Sur ce point, les libéraux de Berlin paraissent s’entendre. De même qu’il serait dangereux d’accorder à une aristocratie qui n’en a que le nom une prépondérance sur les autres classes, de même il ne serait pas prudent de refuser une part convenable dans le gouvernement à la noblesse propriétaire réunissant les conditions d’indépendance sans lesquelles elle ne saurait être qu’un appendice inutile et par conséquent nuisible du pouvoir royal. Une noblesse vraiment indépendante ne défendra pas moins énergiquement que le tiers-état les institutions libérales contre les empiétemens absolutistes. En voulant créer dans ces dernières années une noblesse factice, l’administration prussienne a compromis l’existence de la partie vraiment vitale de l’aristocratie : il faut briser avec ces erremens. En un mot, si l’on veut réduire à l’impuissance les partis extrêmes, il faut que l’exemple de la sagesse vienne d’en haut. Les discours prononcés récemment par le roi Guillaume Ier ont vivement ému les esprits, non-seulement en Prusse, mais bien au-delà des frontières de ce royaume. On n’a pu concilier le langage libéral du prince-régent avec ces discours qui rappelaient, en termes si accentués, l’origine traditionnelle de la royauté. C’est sous une impression fâcheuse que les électeurs prussiens se sont réunis dans leurs comices. Le résultat des élections de 1861 est une réponse péremptoire aux projets de restauration féodale dont l’opinion s’est inquiétée. Si cette réponse est comprise par le souverain, la Prusse échappera à une catastrophe qui, dans le cas contraire, pourrait paraître imminente. Guillaume Ier, ses actes pendant la durée de la régence en font preuve, est un prince honnête, plein de droiture et de sens. En déclarant qu’il réaliserait les promesses renfermées dans la charte, n’a-t-il pas adopté d’avance le programme du parti libéral ? Quelle raison aurait-il donc aujourd’hui de manquer à sa parole ? Spectateur sans doute attristé du règne précédent, il a vu alors comment un roi animé des meilleures intentions, doué d’une vive intelligence, peut exposer son trône et son pays aux crises les plus épouvantables, lorsque ces qualités sont associées à un esprit flottant, indécis, accessible à toutes les impressions du premier moment. Les traditions du passé peuvent avoir leur grandeur, mais on les honore au moins autant par les enseignemens que l’on en tire que par le culte dont on les entoure. Les fondateurs de la dynastie royale de Hohenzollern ont été obligés de rompre avec quelques-unes de ces traditions pour créer le grand royaume qui s’appelle aujourd’hui la Prusse ; si, par un respect aveugle du passé, ils avaient hésité à le faire, peut-être seraient-ils aujourd’hui encore les vassaux des empereurs d’Autriche. En ce sens, on peut dire que la Prusse est d’origine révolutionnaire dans la bonne acception du mot, et ce n’est qu’en se montrant fidèle à sa tradition moderne qu’elle conservera sa raison d’être dans la grande famille des états européens.


EDOUARD SIMON.

  1. L’armée prussienne est composée ainsi : troupes de campagne, 193,135 hommes au pied de paix et 370,073 hommes au pied de guerre ; — troupes de dépôt, 104,414 hommes ; — troupes de garnison (landwehr), 7,317 hommes au pied de paix et 135,182 hommes au pied de guerre. Le total de ces forces s’élève à 212,649 hommes au pied de paix et à 622,886 hommes au pied de guerre. La levée annuelle des recrues est de 60,000 hommes. La population totale de la Prusse était, en 1861, d’environ 18 millions. Les recettes de l’état étaient évaluées, pour 1861, à une somme de 136 millions de thalers (510 millions de francs), dont plus de 40 millions de thalers ont été affectés à l’entretien de l’armée.