Le Gouvernement de la défense nationale - La Conquête de la France par le parti républicain/03

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Le Gouvernement de la défense nationale - La Conquête de la France par le parti républicain
Revue des Deux Mondes5e période, tome 23 (p. 520-545).
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LE GOUVERNEMENT
DE LA
DÉFENSE NATIONALE

LA CONQUÊTE DE LA FRANDE
PAR LE PARTI RÉPUBLICAIN
III.[1]


I

Le plus superbe des portiques ouverts par la France sur l’univers est Marseille. Elle conduit à l’Orient et déjà le commence, assise, dans la blancheur du rivage, entre le double azur de la mer et du ciel, et baignée par la profondeur de la lumière, comme par celle des eaux. Là, selon les vents qui soufflent, se succèdent les climats de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, là s’accumulent les richesses de ces continens, là se mêlent leurs races. Les peuples dont les échanges donnent la vie à ce port y sont représentés à demeure par des colonies, et les navires de tous pays y amènent, durant leurs escales, une multitude passagère, pour laquelle semble fait le terme de population flottante. Là est l’originalité, l’attrait et, à certains momens, le danger de cette ville.

Si, dans le privilège qui assemble le charme et la richesse de plusieurs pays, tout est faveur, le mélange des races ne met pas en commun que leurs dons. Les colonies permanentes comptent une élite de négocians riches, habiles, exemplaires, mais aussi nombre d’hommes chassés de leur patrie par la misère, l’instinct vagabond, parfois les crimes. Les équipages étrangers se composent de marins, la plupart honnêtes, tous disciplinés à leur bord : mais leurs vertus se fatiguent de la rude clôture, le port est la relâche où ils se délassent de toutes les contraintes, et, dès qu’ils touchent le sol ferme, les hommes de mer ont ce qu’on pourrait appeler le mal de terre, une fièvre de brutalité dans les plaisirs, les ivresses, les colères, un instinct de licence d’autant plus audacieuse, que les matelots, hors de leurs pays, se sentent défendus contre les châtimens par l’asile de leurs navires et la brièveté de leurs séjours. C’est pourquoi, lorsque Marseille s’agite et s’enfièvre, il n’y a pas seulement à redouter dans ses troubles les excès habituels aux révolutionnaires français ; pas seulement les véhémences d’une population, qui tour à tour exposée aux violences du soleil et à celles du mistral, a appris des élémens à être soudaine et impétueuse comme eux ; mais une promptitude à commettre les actes irréparables, une spontanéité de fureurs, une absence de pitié, où se manifeste un sang plus sauvage et plus cruel.

En 1870, les raisons de mécontentement ne manquaient pas à Marseille, quelques-unes avaient grandi avec sa prospérité. Cette prospérité s’était, durant des siècles, amassée dans le vieux port, que, de plus en plus, elle encombra. Faute de place il ne reçut pas l’outillage que de plus en plus réclamaient les chargemens et les déchargemens des navires : pour accomplir l’immense besogne à bras d’homme, il fallut sans cesse accroître le nombre des portefaix. Leur foule, à son tour, se faisant obstacle à elle-même sur les quais, acheva de rendre si compliquées et lentes les opérations dans le vieux port qu’enfin, sous le second Empire, on avait creusé les bassins de la Joliette. À ce port nouveau, conçu d’ensemble et fait d’un coup, il était facile de donner toutes les installations qui rendent les mouvemens de matériel simples et rapides. Mais les portefaix étaient devenus une influence en devenant une foule, et leur corporation était hostile à un progrès funeste pour elle. Entre les intérêts du commerce qui réclamait les plus parfaites installations, et l’avantage des ouvriers qui trouvaient dans l’imperfection de l’outillage l’emploi assuré de leurs bras, le gouvernement avait connu les embarras de son omnipotence : la logique de son œuvre s’était infléchie sous la poussée de sollicitudes contraires. La Joliette avait reçu quelques moyens puissans de mouvoir et d’arrimer les cargaisons, mais quelques-uns seulement, afin que la masse ouvrière du port ne perdît pas le pain quotidien ; entre le port et la gare de Marseille, aucune voie ferrée n’établissait un raccordement. L’œuvre maritime était irrationnelle et, comme il arrive à ceux qui veulent tout concilier, le gouvernement n’avait contenté personne. Les industriels, les commerçans, les armateurs lui faisaient grief que, faute d’un usinage complet, ils souffrissent de lenteurs et de frais inconnus ailleurs et fussent sacrifiés à leurs concurrens étrangers. Bénéficiaires de ces sacrifices, les ouvriers du port songeaient moins aux avantages conservés qu’aux avantages disparus : s’ils avaient pour eux la complaisance momentanée du pouvoir, ils avaient contre eux la force permanente des choses, le progrès des inventions, les sommations de l’intérêt général. Combien de temps leur énergie tiendrait-elle suspendus, comme à bout de bras, les changemens sous lesquels ils devaient être écrasés ? La menace de cet avenir les empêchait de goûter la paix dans les avantages précaires de leur condition présente. L’Empire n’avait donc pour lui ni l’aristocratie industrielle et commerciale, qui se trouvait blessée dans sa prospérité par le privilège des portefaix, ni la plèbe des manœuvres, qui se voyait peu à peu chassée de son travail par les machines. Ces circonstances fortifiaient l’opposition que l’importance de la cité, le développement des usines, la vivacité des habitans eussent suffi à exciter. Cette opposition d’ailleurs était, chez la plupart, tempérée par les intérêts. Plus qu’une ville de l’intérieur, Marseille avait à perdre au désordre : sa prospérité était faite par la confiance de tous les peuples, et, pour attirer le dépôt fructueux de leurs cargaisons, il fallait qu’ils fussent sûrs de trouver le calme dans l’esprit de ses citoyens comme dans les eaux de son port. Ainsi, toute la population des armateurs, industriels, capitalistes, négocians, qui sentait son sort solidaire de cette activité maritime, bornait ses désirs politiques à des réformes douces et légales. En revanche, une partie de la population ouvrière, celle qui accomplissait les manœuvres de force dans le port, n’était pas seulement exposée aux incertitudes ordinaires du prolétariat, aux arrêts du travail, aux oscillations des salaires : elle se sentait entraînée immuablement vers la suppression du métier qui assurait sa vie, et comme, avec l’afflux des marchandises, s’accroîtrait l’outillage nécessaire à leur prompts mouvemens sur les quais, elle voyait sa ruine hâtée par la richesse générale. Elle était donc, plus qu’aucun autre groupe de prolétaires, livrée par les menaces de sa destinée aux tentations révolutionnaires, plus crédule au remède d’un bouleversement social, et, si dans la population elle était une minorité infime, cette minorité était accoutumée à l’emploi et au, goût de la force matérielle.


II

Jusqu’en 1869, Marseille n’avait choisi, pour mandataires de sa malveillance contre l’Empire, que des conservateurs : ni le royaliste Berryer, ni le républicain Marie, ses députés, n’étaient les hommes de la démagogie. Celle-ci commença à se mouvoir au moment où la presse et les réunions devinrent libres. Alors deux journaux, le Peuple, et l’Égalité se fondèrent pour répandre la passion révolutionnaire, en même temps que l’Internationale activait sa propagande auprès des ouvriers. Ceux qui prenaient ces initiatives étaient tous des inconnus. Issus de cette classe incertaine qui, sur les confins de la pauvreté, se rapproche de la bourgeoisie ou du prolétariat, selon la fortune toujours médiocre et toujours précaire, à moitié bourgeois eux-mêmes par un peu de culture et leurs professions de commis, de courtiers, de comptables ; presque prolétaires par la fragilité de leur gagne-pain et l’absence de patrimoine, ils appartenaient à ces rangs où jusque-là s’étaient recrutés, au profit de la politique révolutionnaire, les silencieux, les obéissans, les obscurs, ceux qui se taisent, obéissent et se laissent oublier. Eux surgissent, précurseurs d’autres ambitions, pressés d’élever à l’influence les hommes de leur âge et de leur origine. Cette origine, autant que leur ton de colère, leur gagne aussitôt la plèbe ouvrière : eux ne sont pas de ces privilégiés qui, pour aller, fût-ce avec une vraie pitié, au mal social, doivent sortir de leurs habitudes, de leurs intérêts, de leur caste ; ils sont peuple par les étroitesses de la vie matérielle, par l’angoisse quotidienne du pain quotidien ; quand ils élèvent la voix pour les petits, c’est eux-mêmes qu’ils plaignent : ils sont donc sincères. Le prolétariat s’échauffa aux trois foyers qu’ils venaient d’allumer. Entre le Peuple et l’Egalité il n’y avait pas de différence de doctrines, — elles manquaient également à tous deux, — mais une variété du tempérament. Les fidèles du Peuple et son rédacteur Gustave Naquet, aimaient mieux étonner que convaincre, faire des démonstrations que des conquêtes, fiers de s’isoler dans le scandale de leurs audaces, et ombrageux à se réserver, comme seuls purs, le pouvoir qu’ils espéraient seulement de l’émeute. D’autres, non moins destructeurs par les désirs, pensaient que l’intransigeance fait le succès des paroles, mais l’habileté le succès des actes, et ils cherchaient les contacts avec toutes les variétés des opinions républicaines, pour nouer les ententes utiles aux luttes communes, et, en faisant excuser la rigueur de leurs revendications par la souplesse de leurs alliances, étendre leur crédit : car, s’ils comptaient en révolutionnaires sur l’émeute, ils ignoraient quand l’émeute s’offrirait aux révolutionnaires, et, en l’attendant, avaient hâte de progresser, même par les voies légales. Ces manœuvriers inspiraient l’Égalité où un teneur de livres, Delpech, faisait le plus de bruit et un jeune commis de commerce, Rouvier, le plus de besogne. D’autres enfin, tenant pour l’œuvre essentielle le recrutement et la discipline de la troupe, qui devait porter à l’heure révolutionnaire le coup décisif, travaillaient à créer cette force par l’Internationale. Ici les plus ardens étaient Bastelica et surtout Georges Baume. A peine homme, déjà consumé de phtisie, mais d’autant plus impatient de faire beaucoup en peu de jours, comme s’il les savait comptés pour lui, il excitait à la fièvre de son corps la fièvre de sa pensée, portait en sa tête la maladie de grandes nouveautés, et par le fanatisme de sa volonté, par la violence contagieuse de sa parole, était de la race des destructeurs.

L’influence de ces nouveaux venus était très faible encore en 1869, à la veille des élections générales. Mais quand, pour succéder à Berryer trop vieux et à Marie trop tiède, Esquiros et Gambetta sollicitèrent les suffrages de Marseille, ce fut pour les jeunes révolutionnaires l’occasion de s’attacher si bien à la fortune de ces hommes, que les candidats parurent leur appartenir. En faveur d’Esquiros, ils menèrent contre Marie une telle campagne, que celui-ci ne put plus paraître dans les réunions publiques où sa vie semblait en péril ; s’ils n’eurent pas à servir par les mêmes intimidations Gambetta, ils furent eux-mêmes comme accrédités par son prestige. Les réserves rassurantes que cet habile doseur de philtres oratoires mêlait à ses menaces les plus emportées, permirent à Marseille modérée de voter pour lui ; son succès entraîna par surcroit celui d’Esquiros, et le premier combat des révolutionnaires fut une victoire. La victoire est aussi une épreuve. Ils ne se montraient pas occupés d’organiser leur parti, ni de préciser leur programme. Elle les surprenait, et ils ne se sentirent pas en demeure de continuer leur agitation contre l’Empire et pour la République, sans prévoir comment ils en finiront avec l’Empire, ni quel régime doit être cette République. Soit qu’ils ménagent l’incapacité de leur parti, soit qu’ils aient conscience de leurs propres inaptitudes, ils n’ont qu’à maintenir les esprits en agitation. Tout ce qui exige de la réflexion, du temps, du silence, leur est étranger. Sans combiner de loin des plans, ils attendent le hasard favorable. Ils comptent, pour deviner le moment, sur la promptitude naturelle de la foule, et, pour le mettre à profit, sur une génération spontanée d’idées et d’actions opportunes.

La guerre leur apporta ce qu’ils attendaient. Dès le 7 août, le lendemain de Wœrth, Marseille, la première en France, tenta une émeute. La foule s’amassa devant la Préfecture pour demander des armes. Comme le Préfet n’avait pu donner que des promesses, il fut facile d’irriter le patriotisme déçu, et, le 8, une multitude plus nombreuse encore fut poussée à l’Hôtel de Ville, sous prétexte d’y réclamer ces armes par une pétition. Bâtie au centre du quartier populaire, flanquée de rues étroites, sans entours libres, sinon la petite place Villeneuve, la mairie élève sur le vieux port sa façade nue : seul ornement de l’édifice, les deux hercules dont Puget sculpta le marbre, et qui soutiennent le balcon, semblent une image de ces portefaix qui, sur leurs robustes épaules, portent la fortune de la ville. Ce sont leurs pareils qui, le 8, se pressent autour de l’édifice, l’envahissent et instituent un comité révolutionnaire. Parmi eux, on eût vainement cherché les véritables meneurs. S’ils jugeaient utile de tâter le gouvernement, ils n’espéraient pas le vaincre en cette première rencontre, et jugeaient superflu de s’exposer. Mais la Révolution n’a pas seulement ses chefs, elle a ses dupes. Si les habiles ne se risquent guère que là où il y a des succès à recueillir, partout où il y a un rôle à jouer se hasardent les vaniteux, qu’on mènerait tout droit à la Roche Tarpéienne, en leur montrant le Capitole. Gaston Crémieux était de ceux-là. Beau, jeune, riche, disert et juif, il se croyait un autre Lassalle. Il n’avait de son coreligionnaire allemand que le goût de voir sur les visages l’empire exercé par sa parole, d’entendre son nom sur des lèvres innombrables, et sentait flotter en son âme légère, tandis qu’il les invoquait, les pitiés ou les indignations faites pour lui assurer les applaudissemens. Le 8 août, quand la foule se réunit, il était là ; quand elle chercha un chef, il apparut ; quand elle pénétra dans l’Hôtel de Ville, il y fut porté par les épaules de ceux qu’il semblait conduire ; quand elle réclama une Commune, il devint la tête passive de ce pouvoir insurrectionnel, et put, un instant, se croire le héros d’une révolution. Ce n’était qu’une surprise. A la nouvelle, le général qui commandait à Marseille envoya des troupes. Elles avaient encore assez le respect des ordres, et la foule avait encore assez la crainte de l’armée, pour qu’il n’y eût pas même de choc. Les manifestans se laissèrent refouler, et, dans l’Hôtel de Ville investi par les soldats, les envahisseurs se trouvèrent prisonniers. On en retint treize, dont Gaston Crémieux fut le premier, et, comme la ville était en état de siège, ils passèrent devant un conseil de guerre qui les condamna à la prison.

Cette tentative anarchique outrait les sentimens de Marseille, et, comme elle ne précédait que de trois jours les élections municipales, elle risquait de les rendre, par contre-coup, plus conservatrices. Le groupe de l’Égalité comprit que c’était aux révolutionnaires à compenser leur témérité par un acte de prudence. Il agit auprès des deux groupes plus in transieans, afin qu’au lieu de candidatures inconnues ou suspectes à la masse électorale, ils soutinssent de leurs suffrages les républicains agréés par l’opinion, et, auprès de ces républicains, il argua de cet effort pour obtenir qu’ils acceptassent sur leur liste quelques noms de démocrates plus voisins de lui. Ainsi avait été nommé le Conseil où les élus étaient plus avancés que les électeurs, mais où pourtant les trois groupes révolutionnaires n’avaient pu introduire aucun de leurs chefs.


III

Ce Conseil n’avait pas été installé. Le préfet Levert était de ces administrateurs qui souhaitaient, au lieu d’un empire parlementaire et bourgeois, un empire autoritaire au profit de la démocratie. Il acceptait donc avec philosophie les défaites conservatrices à Marseille. Pourtant le Conseil municipal le gênait par son allure si publiquement républicaine, et il avait attendu qu’une victoire, raffermissant la dynastie et rappelant l’assemblée à la prudence, rendît inoffensive l’ouverture de la session. Dans la nuit du 3 au 4 septembre, Marseille apprit la journée de Sedan. Le matin du 4 septembre, les élus se rendent auprès du Préfet et lui déclarent qu’ils se réuniront à deux heures pour organiser la garde nationale. Il comprend que désormais l’influence du Conseil est la plus sûre garantie de l’ordre dans la ville, et qu’il faut se concilier cette force en la consacrant. Il désigne aussitôt, pour maire et pour adjoints, les dix élus qui avaient réuni le plus de suffrages.

Pour contenir par la force la ville qui, dès le matin, a tous les signes de la grande fièvre, il y a un général et quelques dépôts de régimens. Le général est d’Aurelle de Paladines. Après une carrière qui lui avait fait une place brillante au second rang, et ne lui avait pas fourni l’occasion de monter au premier, l’âge de la retraite l’avait atteint depuis quelques mois. Rappelé à l’activité par la guerre, il avait été, quatre jours avant, rétabli dans le commandement de Marseille longtemps exercé par lui, où il se retrouvait avec son expérience et son énergie. En prévision de troubles, il fit garder militairement les seuls édifices que sa faible garnison lui permît de défendre : la Mairie, la Préfecture et l’Etat-major. Mais les soldats ne sont plus ceux du 8 août. Dans Marseille vidée de tous les contingens vigoureux que réclamaient nos armées, il ne reste que des conscrits et des rappelés, et les uns et les autres portent dans les rangs les opinions de la foule à laquelle ils appartenaient la veille.

Celle-ci, à deux heures, semblait avoir pour rendez-vous l’Hôtel de Ville où s’était réuni le Conseil municipal. Par la Cannebière elle descendait vers le vieux port, où déjà la population maritime se pressait autour de la Mairie. Au confluent des deux multitudes se dressait la Bourse. Pour préserver le monument, on avait mis autour un barrage de soldats ; leur présence, au lieu de contenir, provoque la foule, qui traverse et rompt la chaîne trop mince des troupes, pénètre dans l’édifice, y renverse la statue de Napoléon III. Enhardie par ce premier succès, elle exerce sa poussée victorieuse sur le peuple encore immobile qui entoure la Mairie. Du Conseil municipal la foule attend une initiative, et, mêlés à elle, des meneurs soufflent sur cette impatience ardente. Ils ont aussi pénétré, escortés des conseillers, dans l’Hôtel de Ville, remplissent de leur cohue, au premier étage, la salle qui précède celle des délibérations, obsèdent l’assemblée de leur tumulte, et, par toutes leurs voix et par tous leurs gestes, demandent impérieusement un signal de révolution à l’assemblée qui déjà hait l’Empire, mais le craint encore et demeure inerte. Les agitateurs qui s’étaient glissés auprès d’elle pour l’entraîner, comprennent qu’ils n’y suffiront pas, et qu’il faut la pression populaire. Les fenêtres de la salle où ils ont pénétré s’ouvrent, et l’un d’eux, Delpech, lance à la foule qui remplit la place Villeneuve le mot de République, mais seulement pour annoncer qu’elle viendra sans doute de Paris et qu’il faut se préparer à de graves conjonctures. Lui aussi, plus révolutionnaire que le Conseil, songe aux risques : il annonce, il prévoit, il ne proclame pas la révolte, il en voudrait le bénéfice sans la responsabilité. En effet, la masse s’échauffe, le colloque, commencé entre ceux du dehors et ceux du dedans, est couvert par sa voix qui bat la charge, et l’assaut va être donné à la mairie que la passivité de la troupe semble livrer. Mais un bataillon à qui est confié l’Hôtel de Ville et qui a pris soin de ne pas provoquer l’effervescence par un déploiement de forces prématuré, se démasque, s’interpose entre l’entrée de la Mairie et la foule, et procède à l’évacuation de la place. La foule recule et ne se disperse pas ; devant elle les armes sont chargées, les sommations faites, sans qu’elle bouge ; au commandement de « joue » elle fuit dans toutes les directions ; puis, comme elle n’a pas entendu le bruit de la fusillade, elle sort peu à peu de toutes les issues par où elle s’était soudain échappée et près desquelles elle se maintient d’abord ; mais ceux qui avaient fui plus loin, en revenant poussent les autres ; entre la foule et les soldats se rétrécit l’espace vide, se rapproche la collision. Pour la prévenir, des conseillers municipaux sont sortis ; à leur tête est le premier adjoint, l’avocat Thourel, connu des Marseillais, et que son écharpe désigne à l’attention et à la déférence. A travers les rangs de la troupe, qui s’ouvrent par le consentement des chefs militaires, ils s’avancent vers la foule que Thourel harangue et dissuade des violences. Et, pendant ce temps, Delpech et ses compagnons, sortis à la suite des conseillers, se sont arrêtés près des soldats, s’adressent à eux, les adjurent de ne pas tirer sur le peuple, et les ébranlent. Toutes ces influences et l’incertitude des faits qui, à cette heure, fixent l’avenir à Paris, qu’il serait vain de contredire ou de devancer par un égorgement à Marseille, disposent tout le monde à la patience. Jusqu’à six heures, soldats et peuple demeurent en face les uns des autres et attendent.

Le calme est devenu là d’autant plus facile que Thourel a entraîné vers la Préfecture la plus grande partie de ses auditeurs. C’est à la Préfecture, a-t-il dit, qu’il faut chercher les nouvelles, les nouvelles dont Marseille a besoin pour prendre des résolutions utiles. Acclamé, il s’est mis en marche pour employer la force populaire dont il devient le guide à un dessein qu’il ne lui confie pas. Il vient d’apprendre que le même conflit, apaisé sur la place de l’Hôtel de Ville, semble prêt d’éclater sur la place de la Préfecture entre les troupes et la foule. Il devine la même œuvre des démagogues qui veulent par une journée saisir le pouvoir, et il veut pour son parti et pour lui-même que la paix de la rue assure l’exercice de l’autorité dans Marseille aux élus de la ville. Son espoir est de jeter assez à temps, entre les émeutiers et les soldats, la foule qu’il a calmée.

La Préfecture, vaste, somptueux et lourd édifice, qu’on venait d’achever au prix de dix millions, semblait préparée en vue d’offrir à la fois au gouvernement un palais pour l’éclat des jours heureux et une forteresse pour la sûreté des heures difficiles. Devant sa masse s’étendait une vaste place, où l’action des troupes contre l’émeute était facile. Mais, le 4 septembre, il n’avait été possible de consacrer à la défense de la Préfecture qu’un demi-bataillon de chasseurs, quelques brigades de gendarmerie et soixante-dix sergens de ville. Surtout, les meneurs révolutionnaires savaient que la colère publique, faute d’atteindre l’Empereur, se laisserait aisément tourner contre son représentant, le Préfet. En effet, il y avait une ardeur plus résolue et un concert plus discipliné dans les dix mille manifestans qui remplissaient la place et, vers deux heures, touchaient le front des troupes. Les gendarmes, commandés par leur colonel[2], mettent le sabre au clair, et prennent en arrière du champ pour charger. L’espace qu’ils laissent libre est aussitôt rempli par la foule, les gendarmes immobilisés dans l’étau humain ne pourraient plus que sabrer sur place, et leur cœur de soldats a, contre le régime qu’il faudrait si cruellement défendre, la rancune des défaites et de la capitulation. Sommés par les clameurs qui unissaient tous les cris en une formidable voix, les gendarmes mettent le sabre au fourreau, le colonel comprend qu’il est temps de soustraire sa troupe au contact ; il met à profit les dispositions de la foule, un instant reconnaissante à ceux qui viennent de fléchir, et regagne son quartier. Restaient les chasseurs : mais où une troupe de sous-officiers battait en retraite, comment une troupe de conscrits eût-elle résisté à la foule, qui déjà enveloppe les rangs, se glisse entre eux, disjoint les files, et bientôt isole dans un groupe de manifestans chaque soldat qui, séparé de ses chefs, est devenu un atome dans la masse confuse et mouvante. Celle-ci vient battre les grilles de la Préfecture. Il n’y a plus derrière elles que les soixante-dix agens de police. Mais ils reconnaissent à la tête des émeutiers les hommes contre qui ils ont plus d’une fois protégé l’ordre, ils savent quelles rancunes ces rigueurs ont laissées à ces prévenus, à ces condamnés d’hier. Ce sont eux-mêmes qu’ils savent menacés, qu’ils défendent, et leur contenance est si ferme que personne des émeutiers ne tente de forcer l’obstacle : soixante-dix hommes en arrêtent dix mille.

C’est à ce moment que Thourel arrive, précédant sa manifestation. La vue de son écharpe, la curiosité de ce qui se prépare, la soumission naturelle des multitudes à ceux qui semblent avoir une volonté, l’aident à pénétrer avec sa suite jusqu’aux grilles ; ainsi, entre elles et les agitateurs, il a placé un rempart de curieux pacifiques. Reconnu, il obtient accès sur l’ordre du Préfet, persuade Levert de paraître, de promettre que toutes les dépêches seront communiquées, sans retard ni réticence. Le cortège qui vient de la mairie est satisfait, et barre le passage à ceux qui voulaient davantage. Les démagogues tentent de reprendre influence sur cette foule qui leur échappe : le drapeau rouge est arboré. Thourel flétrit l’emblème de la guerre civile, exige et obtient qu’il disparaisse, et, quand la manifestation quitte la Préfecture, elle marche sous le drapeau tricolore, et les fauteurs de violence sentent la journée perdue. Une trêve tacite s’est établie entre l’autorité publique et la population. Celle-ci, maîtresse de la rue, n’attaque pas les édifices que celle-là occupe encore. Le Conseil municipal aurait même voulu transformer cet armistice de fait en une convention expresse, et, par une inconséquence habituelle dans les jours de trouble, donner un gage de conciliation, c’est-à-dire de faiblesse, aux émeutiers qu’il combattait. Sur la proposition de Labadié, un de ses principaux membres, trois délégués s’étaient rendus auprès d’Aurelle pour obtenir de lui une suspension d’armes et la mise en liberté de Gaston Crémieux. Mais le général, refusant de recevoir la députation, avait fait répondre qu’exécuteur obéissant des ordres donnés par le ministre, il n’avait ni initiative, ni engagemens à prendre. Bien que dans cette déclaration beaucoup vissent une réserve menaçante, personne ne tenta de supprimer le péril en chassant le général. Les troupes qui gardaient son hôtel et se sentaient sous son regard, échappaient à la démoralisation, et, comme on les croyait résolues à se défendre, on ne songea pas à les attaquer.

Enfin, à six heures du soir, le mince fil qui joint Paris à Marseille transmit quelques signes sur une petite bande de papier, et ce papier annonçait la ruine d’un régime et l’avènement d’un autre. Aussitôt le maire Bory, jusque-là invisible, proclama la République à l’Hôtel de Ville, puis, escorté du Conseil municipal, sur les principales places de Marseille. Les cris et les chants s’élèvent dans chaque quartier et dans chaque demeure, car sur cette agitation est tombé le déclin du jour, et l’heure vient du souper, trêve imposée par la nature aux passions les plus vives des hommes. Puis dans l’autre trêve, celle de la nuit, la population encore remplit les grandes voies et descend vers le port, pour être près des rumeurs, mais elle ne songe plus qu’à apprendre les événemens, non à les faire. Elle a le sentiment d’une œuvre achevée : la République souhaitée par elle l’emporte à Paris, la municipalité élue par elle l’emporte à Marseille, et demain, les derniers fonctionnaires de l’Empire transmettront régulièrement leurs pouvoirs à leurs successeurs. Lasse de mouvement et d’émotion, elle se disperse dans le silence et le sommeil.


IV

Mais les meneurs révolutionnaires ne dormaient pas. Dans cette République, ils ne seraient rien : Marseille, qui les connaissait, n’avait pas voulu d’eux pour gouverner la ville ; le gouvernement, qui les ignorait, ne songerait pas à eux pour servir l’Etat. C’était trop peu que cette victoire de dupes. N’en pouvaient-ils remporter une plus profitable ? Si sur la population presque entière ils étaient sans influence, ils disposaient de quelques milliers d’hommes, d’hommes que des professions brutales et des caractères violens rendaient durs aux coups et redoutables dans les mêlées. Sans doute, eux-mêmes, ces hommes de main ne se souciaient pas des risques, et venaient de le prouver. Mais l’avènement de la République, obtenu sans combat à Marseille par la victoire de Paris, désarmait les soldats et la police de l’Empire, et avec eux disparaissaient les seuls adversaires à redouter. La légalité républicaine n’avait pour la défendre que le Conseil municipal ; le Conseil, que ses électeurs. Malgré leur nombre, si un conflit éclatait entre eux et les quelques milliers de révolutionnaires, ceux-ci avaient toute chance de l’emporter, et l’occasion s’offrait à souhait. Il suffirait de prévenir le lendemain, par un envahissement de la Préfecture et du Quartier général, la transmission régulière de l’autorité exercée par Levert et d’Aurelle aux successeurs choisis par le nouveau gouvernement. Chasser les deux principaux représentans de l’Empire paraîtrait un acte de justice et de défense républicaine, auquel la population ne mettrait pas obstacle et qui donnerait à ses auteurs une auréole de civisme. Cette popularité rendrait plus facile de se mesurer contre le Conseil municipal, et la lutte offrirait l’occasion de le supplanter à son tour. Qu’un coup de surprise et de violence, accompli par une minorité, livrât Marseille à quelques hommes, tel était l’espoir de ces meneurs. Mais plus ils avaient conscience de leur petit nombre, plus il était essentiel qu’ils fussent unis. C’est pourquoi les trois comités résolurent de discipliner leur action, chacun délégua trois membres et ces neuf membres se déclarèrent « Comité de salut public » et employèrent la nuit à préparer le lendemain[3].

Des neuf hommes qui prétendaient à la dictature sur la seconde ville de France, deux, Baume et Rouvier, avaient une intelligence capable de justifier une grande ambition : encore ces facultés n’avaient-elles pas fait leurs preuves. Baume, le moins étranger aux idées générales, était un malade ; Rouvier, un jeune commis qui jouait, sur la rouge de la politique, ses chances d’avenir commercial. Après ceux-là, le mieux doué, le seul qui comptât, était Gustave Naquet : journaliste, il avait l’instinct des idées et des phrases qui retentissent, mais toute sa supériorité était de rhétorique, et cette rhétorique était vide. Delpech ne doutait de rien, parce qu’il ne se doutait de rien, et, au jugement de Gambetta, était « un incapable. » Il était un homme supérieur par comparaison avec ses collègues : Leroux, courtier bavard, et Morel, employé de commerce. Klingler, capitaine au long cours, avait une nature si emportée, qu’elle l’avait empêché de réussir dans sa profession, et cet insuccès avait encore accru ses violences, qui étaient celles d’un fou. Ménard était un illettré, sans domicile fixe. De tous, le plus important était Etienne qui savait signer son nom, et, portefaix, connaissait les moyens d’agiter sa corporation.

Quand, le matin du 5, le Conseil municipal se réunit, il n’entendit pas se continuer autour de la mairie les acclamations de la veille. Il semblait que ses amis se reposassent de l’avoir soutenu. Sur le peuple qui entourait l’Hôtel de Ville les agitateurs avaient une autorité plus visible, et le Comité de Salut Public semblait par eux surveiller le Conseil. En même temps, le bruit se répandait que ce Comité de Salut Public avait donné ordre de prendre la Préfecture et que ses partisans étaient en marche.

Le Conseil eut aussitôt l’intelligence de ce qui se préparait et de ce qu’il fallait empêcher. Pour gagner de vitesse l’émeute, il envoya à la Préfecture trois de ses membres : deux négociateurs chargés de demander sa démission à Levert, et un administrateur chargé d’exercer le pouvoir vacant. Celui-ci était M. Labadié, riche marchand, de bonne réputation, de nature passionnée sous un air de douceur, capable de se tromper par inexpérience et par passion, de travailler au mal par inaptitude à embrasser dans leur ensemble et dans leur solidarité les garanties nécessaires de l’ordre, mais incapable d’intentions perverses, et assez courageux pour résister aux menaces brutales de la démagogie. Mais, en même temps que le Conseil travaille ainsi contre elle, il défait son propre ouvrage, en envoyant des délégués au Comité de Salut Public. Ils ont, il est vrai, pour mandat unique de demander à ce Comité ce qu’il veut : mais quand la légalité demande des explications à l’émeute, elle commence à lui céder. Le Comité de Salut Public ne l’ignorait pas, ni quel avantage il aurait à connaître aussi les desseins de l’autorité rivale, car il envoyait de son côté un émissaire et demandait à être admis au Conseil municipal. Celui-ci préféra la visite de neuf hommes à celle de la multitude qui s’agitait sur la place. Il accorda séance au Comité de Salut Public, sans que, de part ni d’autre, il eût été stipulé à quel titre. Mais, si le Conseil espérait que le Comité se bornerait à assister une fois à ses délibérations, le Comité venait pour les conduire. Afin de gouverner à la fois l’Assemblée et l’émeute, il se partageait même entre elles, et, tandis qu’une partie de ses membres s’asseyait au Conseil, Delpech, Naquet, Klingler menaient l’assaut de la Préfecture.

Là les envahisseurs étaient proches, quand les délégués du Conseil furent introduits auprès du Préfet. Levert résistait, réclamait une heure pour avertir le gouvernement et, par point d’honneur, laissait passer les délais qui lui eussent permis de transmettre ses pouvoirs, et auraient permis à Labadié d’arrêter la foule à la porte d’un préfet républicain[4]. Cette foule rompt l’entretien trop long, en enfonçant les portes de la Préfecture. La police, qui les défend seule, a perdu son énergie depuis la chute de l’Empire, et se sait perdue comme lui ; elle s’est laissé emporter par le torrent qui se précipite dans l’édifice et déjà atteint la pièce où Levert donne enfin une démission inutile. Les premiers, Gustave Naquet, Klingler, Delpech, l’entourent pour le protéger : ils ne veulent pas que leur victoire glisse sur du sang, et tandis que les cris de triomphe sonnent « la vue » et que les mains s’étendent vers la proie, Levert est entraîné par eux vers une porte qu’ils ferment sur lui. Devant cette porte Labadié, debout sur un fauteuil, arrête la poursuite par un discours : ces frêles remparts la retardent juste assez de temps pour que Levert ait un instant de répit. Mais, dans cette meute, les chiens de tête ne se laissent pas mettre longtemps en défaut par des paroles, ils reprennent leur course, fouillant tout l’édifice. Levert, réfugié chez l’archiviste, les entend passer et repasser, mais échappe à leurs perquisitions. D’ailleurs, si c’est lui que les meneurs réclament à grands cris, ce n’est pas lui qu’ils cherchent maintenant, et les combles sont moins visités que les caves. Là, tandis que la tourbe des comparses s’attaque aux bouteilles et aux tonneaux, une troupe d’envahisseurs, qui garde son sang-froid et semble informée d’avance de ce qu’elle doit trouver, va droit aux sous-sols, où sont rangées 420 carabines Minié. Déposées là par un bataillon de chasseurs en échange de fusils Chassepot, elles sont en parfait état, avec des cartouches. Aussitôt elles sont distribuées entre ceux qui les ont découvertes et ceux-là, rencontre bien opportune pour être fortuite, sont les membres de l’Internationale et les démagogues les plus ardens[5]. Ce qui suivit sembla plus encore l’exécution d’un plan tracé d’avance. A peine armés, ces hommes ont des chefs, des consignes, des postes, un nom, ces mots se répandent déjà dans Marseille : « La Préfecture est occupée par les civiques. »


V

Le parti révolutionnaire prenait sa revanche. L’homme du Conseil municipal, Labadié, s’il avait les vœux de la ville, n’avait qu’eux : la garde nationale était sans armes. Le Comité de Salut Public, s’il comptait peu de partisans, avait su les conduire, armer les plus sûrs, et ces quatre cents hommes étaient maîtres de tenir Labadié prisonnier ou de le jeter hors de la Préfecture. Comment désormais le Conseil municipal obtiendrait-il que le préfet de son choix fût toléré par la démagogie ? Le Conseil avait ouvert ses rangs au Comité en qui elle avait confiance : il songea à agir par le Comité. Comment obtenir que ce Comité intervînt, sinon en donnant à ces chefs des purs un motif de cautionner Labadié comme un serviteur de leur politique ? Comment les rendre solidaires, sinon en les associant ? Voilà par quels enchaînemens le Conseil municipal fut entraîné à transformer le Comité de Salut Public en un Comité départemental. Pour les élus de Marseille, outre l’avantage de reprendre la Préfecture, ils trouvaient à cette combinaison l’avantage de délivrer l’Hôtel de Ville : humiliés d’y avoir introduit des inconnus au suffrage universel, et inquiets d’une promiscuité qu’ils ne savaient comment limiter dans ses prérogatives et dans sa durée, ils se débarrassaient d’une compagnie compromettante, et recouvraient pour eux seuls l’administration de Marseille. Ils n’avaient pas le loisir de se demander si, étendre aux affaires d’État l’autorité d’une faction dangereuse, n’était pas étendre le désordre : on parait au plus pressé, les fonctions étaient provisoires, et l’Etat saurait reprendre son bien.

Pour le Comité de Salut Public, le gain était aussi grand qu’imprévu. La veille, agitateurs suspects à la population ou ignorés d’elle, ils avaient, en quelques heures, forcé l’accès du Conseil municipal et se trouvaient portés à la tête du département. Sans doute ils auraient pu prendre la Mairie comme la Préfecture et s’installer dans un pouvoir fait tout entier par eux et pour eux. Mais Marseille, si elle subissait cette violence, en garderait la rancune, le gouvernement tôt ou tard ferait un avec l’opinion, et, le jour où il se tournerait contre eux, ils n’auraient plus à attendre que le châtiment des révoltés. A accepter au contraire l’offre du Conseil, sollicités au lieu de solliciteurs, ils gagnaient d’être accrédités à la fois auprès de la population et auprès du gouvernement. A détenir une portion de l’autorité publique, ils gagnaient d’être armés, quels que devinssent les événemens. Si la Révolution l’emportait, ils étaient déjà en place pour servir la cause ; si la force restait à l’ordre, ils pouvaient du moins, dans la déroute, sauver leurs bagages. Ils acceptèrent donc et partirent pour la Préfecture.

Informé de ces agitations, où le nom de République était disputé par des influences contraires, le gouvernement avait, lui aussi, voulu tout apaiser en partageant les satisfactions entre les partis. Ses premières dépêches du 5 accordaient aux hommes d’ordre la prohibition énergique du drapeau rouge ; aux républicains modérés, la confirmation de Labadié comme préfet ; aux révolutionnaires, la liberté de Gaston Crémieux et de ses complices.

Ceux-ci, dès leur délivrance, furent conduits en triomphe par leurs partisans à l’Hôtel de Ville et reçus par le Conseil municipal. Aux félicitations, Crémieux répondit par des reproches contre la tiédeur de l’assemblée et réclama d’elle la destitution de Labadié, qui n’avait encore ni arrêté d’Aurelle, ni mis la main sur les caisses publiques. La vue de la place rassura le Conseil : de la foule, peu d’heures avant, si pressée et impérieuse autour de la Mairie, il ne restait qu’un petit groupe fort au large pour attendre Crémieux ; le reste avait levé le siège, depuis qu’il savait la partie liée entre ses meneurs et l’Assemblée municipale. Le Conseil ose donc demander à l’orateur « au nom de qui il parle, » se déclarer hostile à toute confiscation, et conclure que Labadié, fonctionnaire de l’Etat, ne peut plus être révoqué par la ville. Thourel ajoute que, la veille, Labadié a, le premier, réclamé la liberté du prisonnier, conduit une députation au général, a été malmené par les soldats de garde à l’état-major. Crémieux accusateur de celui qui « a exposé sa vie pour le sauver » semble n’emporter de sa tentative que la honte d’une trop prompte ingratitude.

Néanmoins sa démarche n’avait pas été vaine. Elle signifiait à tous qu’une faction extrême refusait de signer au pacte conclu par les autres révolutionnaires ; qu’un chef, absent et oublié lors de l’entente, était à l’affût des circonstances, pour dénoncer comme suspects les meneurs moins intraitables. Elle rappelait aux hommes soucieux de popularité le péril d’être courageux et sages. Elle renouvelait la puissance de fascination que les démagogues exercent, même quand ils semblent vaincus, car elle trouble, attire et paralyse même ceux qui leur résistent.

Nul n’était plus attentif à cet avertissement que le Comité de Salut Public. Pour vaincre, ce jour-là et pour longtemps, le désordre, il suffirait que ses membres fussent, à la Préfecture, fermes contre les envahisseurs, comme le Conseil venait de l’être contre Crémieux, et qu’associant leur effort à celui du Conseil pour une organisation immédiate de la garde nationale, ils partageassent entre des compagnies prises dans tous les quartiers la surveillance de la Préfecture. Mais, si tel eût été leur dessein, ils n’avaient qu’à ne pas s’établir en autorité rivale du Conseil choisi par la ville, et républicain. Contre lui, ils avaient voulu défendre non la République, mais une république, et ce n’était par la modérée. Confier Marseille à la garde nationale était remettre l’influence aux opinions moyennes ; à peine créée, cette force ferait sortir d’elle des hommes à son image, éliminerait, comme des élémens étrangers et suspects, les révolutionnaires : en aidant à la former, ils travailleraient contre eux-mêmes. Les adoptât-elle pour chefs, ce serait en les faisant servir sa cause, et leur crédit serait la récompense de leur défection. Contre cette défection se soulevait la spontanéité de leurs instincts ; sans expérience ni savoir, ils aspiraient, par un désir vague et violent, à mettre en bas ce qui était en haut. Parce que ce sentiment était sincère en eux, ils tenaient à honneur de lui rester fidèles, et parce qu’il n’avait trouvé ni dans la réflexion ni dans l’étude son expression précise et ses limites, ils se seraient crus séparés du peuple, s’ils ne fussent restés unis à la partie la plus révolutionnaire de ce peuple. La pente naturelle de leurs tendances eût dû les pousser jusqu’à Gaston Crémieux. Mais ils étaient retenus par un sentiment plus fort encore : la fidélité à leur intérêt. Rompre avec le Conseil et Labadié, était perdre la chance inespérée qui les élevait aux fonctions publiques, les associait aux chances durables d’un régime reconnu par la France ; or tout l’emportement de leur passion provençale les soulevait vers ces hauteurs solides. Résolus à ne les pas quitter, ils voulaient ne pas laisser à Gaston Crémieux la primauté du renom révolutionnaire, et se garer contre les caprices de la foule, qui demain, conduite par lui, les balaierait peut-être, comme ils avaient chassé le préfet impérial. Il leur fallait une puissance d’opinion et une force matérielle. Ils virent qu’ils pouvaient s’assurer l’une et l’autre.

Parmi les envahisseurs de la Préfecture, le plus grand nombre s’était contenté d’y passer ; mais ces flots, en se retirant, faisaient un dépôt plus stable, et quelques centaines d’hommes y restaient établis, se donnant la charge de veiller sur le nouveau pouvoir. Ils se montraient de ceux pour qui l’émeute est le commencement d’une fonction. Prolétaires, et des professions qui exercent la vigueur du corps dans le sommeil de l’intelligence, tous ignorans et presque tous illettrés, ils étaient des idolâtres de la République. Au fond de leur intelligence trouble, elle apparaissait comme l’image sacrée d’un sanctuaire, avec ces clartés faibles qui ne servent pas à voir, mais suffisent à adorer. D’elle, comme d’une providence terrestre, ils attendaient la guérison miraculeuse de leurs maux, et contre elle ils croyaient liguées les coalitions de toutes les forces sociales qu’ils sentaient indifférentes ou hostiles. C’est pourquoi ils s’obstinaient à ne pas quitter la place où recommençait, une fois de plus, leur république. Quelques-uns voulaient prévenir les mauvaises influences sur le nouveau pouvoir, tenir à l’écart ses ennemis déclarés ou hypocrites, l’aider aux œuvres nécessaires : et, dans leur cervelle étroite, où ne trouvaient place ni scrupules de légalité, ni respect pour le droit d’autrui, cette passion avare et soupçonneuse remplissait tout, ne pouvait être combattue par rien, et était prête à se défendre par toutes les énergies de la force matérielle. La plupart, plus brutaux encore, ne songeaient qu’à tirer des circonstances un bénéfice particulier ; toujours obsédés par le souci de pourvoir à leur existence, ils n’attendaient d’aucun gouvernement un bienfait comparable au soulagement de ce souci, et ils considéraient que la supériorité de la République était de supprimer pour eux l’inquiétude du lendemain. S’ils avaient vidé la maison de ses anciens maîtres, ce n’était pas pour la rendre à des nouveaux, mais pour l’occuper eux-mêmes : ils entendaient devenir, sans honte ni scrupules, les parasites de la révolution. En nombre d’entre eux, les deux instincts de contrôle politique et d’égoïsme se combinaient et persuadaient à leurs dupes que s’assurer le pain quotidien près du pouvoir et à ses frais était la meilleure manière de prévenir les inerties ou les trahisons de l’État. Certains enfin étaient des gens de sac et de corde, qui brisaient l’Empire, comme les repris de justice rompent leur ban, des furieux qui, las de trembler, voulaient à leur tour faire peur, des voleurs qui, pour dormir tranquilles, voulaient devenir les gendarmes et s’abriter dans des fonctions de police, où ils ne pourraient être pris et pourraient prendre. Mais la prétention des uns et des autres à ce privilège était faite pour soulever la jalousie de tous ceux qui, à Marseille, n’étaient ni moins républicains ni moins besogneux, ni moins fainéans, et la multitude assiégeante dépasserait tellement la garnison assiégée que celle-ci ne pourrait se maintenir, si elle ne transformait son installation violente en droit. Les civiques avaient besoin d’une autorité morale qui légitimât leurs prises, comme le Comité de Salut Public avait besoin d’une force matérielle qui le soutînt contre tous agresseurs. Chacun des deux pouvoirs possédait ce qui faisait défaut à l’autre : ils avaient chance de se rendre invincibles en se solidarisant. Les civiques, devant au Comité une consécration, qui serait compromise s’il venait à succomber, lui seraient attachés de toutes leurs cupidités, puisque le soutenir serait se défendre eux-mêmes. A les caresser, le Comité consacrerait sa réputation révolutionnaire, puisqu’ils étaient les plus hardis, les plus farouches, les moins scrupuleux des démagogues. Sans doute, l’alliance entraînait certaines complicités : la bande dont la fidélité serait acquise porterait parfois dans ses fonctions le mépris des lois, le goût de l’arbitraire, de la violence, du pillage. Mais ces excès ne menaçaient que les personnes ou les biens des réactionnaires. Il ne serait pas trop cher de payer, par quelques dommages aux ennemis, le bienfait essentiel, la possession assurée du pouvoir aux mains des neuf hommes à qui sourirait la fortune. Tel était le seul plan des auxiliaires envoyés à Labadié ; l’aider à faiblir et se donner une garde prétorienne.

Leur premier effort fut pour accorder à Crémieux la destitution de d’Aurelle. Si ébranlées et réduites que fussent les troupes, ils ne se sentaient pas tranquilles, tant qu’elles gardaient à leur tête un homme de guerre ennemi de la révolution, et ils redoutaient la solidarité militaire qui empêcherait Trochu de sacrifier à la politique ses compagnons d’armes. Il fallait que, le jour même, Aurelle quittât Marseille. Labadié avait contre le général l’animosité commune à presque toute la bourgeoisie contre les chefs de l’armée, et la rancune particulière d’avoir été la veille couché en joue au lieu d’être reçu. Il se laissa persuader que ce soldat, odieux à Marseille, courait risque d’être « mis en lambeaux[6], » que lui enlever le pouvoir était l’épargner, et qu’il y avait injustice à sacrifier aux prérogatives militaires la paix de la cité. Pour assurer cette paix, il fallait un homme sûr. Un sous-intendant militaire, nommé Brissy, était avec le parti avancé en rapports suivis, intimes, et que les liens des sociétés secrètes rendaient sans doute plus intimes ; car sans ces liens on ne comprendrait ni le choix soudain qui fut fait de sa personne, ni la docilité avec laquelle il accepta le rôle le plus contraire à son devoir d’officier. Mandé à la Préfecture, il y apprit qu’il était nommé à la place de d’Aurelle, qu’il devait signifier à son prédécesseur cette mesure et prendre par cet acte possession du commandement. Une troupe de civiques était réunie pour lui servir d’escorte. Ni cette compagnie, ni l’incompétence de l’autorité qui le nommait, ni l’obligation de se faire contre son chef l’exécuteur d’une illégalité révolutionnaire ne parurent révolter Brissy, ni même le surprendre. Et tandis que Labadié télégraphiait à Paris la révocation, le sous-intendant allait destituer le général et prendre sa place.

Maintenant on était libre, libre de courir sans danger aux ennemis du peuple. Où l’armée est suspecte, l’Eglise l’est aussi, et les premiers atteints dans l’Église sont d’ordinaire les Jésuites. Ils avaient à Marseille un couvent. Gustave Naquet, juif et libre penseur, se croit un double titre à vérifier la rumeur que dans ce couvent sont cachés 3 millions de numéraire, et 4 000 fusils destinés ou aux Prussiens ou aux réactionnaires. Des civiques sont prêts et l’accompagnent au couvent. Le supérieur, le P. Tissier, était à la campagne, près de la ville. Naquet y poursuit sa course, s’empare du religieux, le ramène à la Préfecture. Les huées de l’escorte et de la populace étaient moins outrageantes au vieux prêtre que les accusations ineptes et précises où le Conseil départemental s’obstine, où Naquet surtout se montre le plus crédule des incroyans. Comme l’interrogatoire n’a fourni contre l’accusé ni preuves, ni vraisemblances, on l’emprisonne, sous prétexte de le soustraire à la colère publique.

Mais la journée est surtout occupée aux poursuites contre la police. La haine religieuse est une haine bourgeoise ; la vengeance contre les agens qui dispersent les émeutes, s’emparent des perturbateurs, arrêtent les accusés de délits et de crimes, est une revanche populaire, quand la force est à ces irréguliers de la politique ou de la morale. Commissaires et agens ont fui et se cachent. Partout leurs victimes d’hier les cherchent, plus de trente sont découverts, l’un a la cuisse traversée d’un coup de feu, un autre le visage labouré à coups de pied ; les moins maltraités sont conduits à la Préfecture, où leur chef, le commissaire central Batardon, a été le premier après l’invasion, et tout sanglant, fait prisonnier. Tous passent devant le Comité, qui n’a ni l’envie, ni le pouvoir de les délivrer, et les envoie rejoindre leur chef. Plusieurs d’entre eux seront laissés quarante heures sans nourriture, et Batardon sera trouvé pendu dans son cachot, sans que rien permette de conclure si cette mort est un suicide ou un assassinat. Plusieurs étaient porteurs des économies et des bijoux avec lesquels ils tentaient de s’enfuir. On les leur avait enlevés au moment de leur arrestation. Rien n’en fut retrouvé[7].

Durant cette journée, les délibérations à prendre, les proclamations à rédiger, les amis à recevoir, les suspects à interroger, n’avaient laissé à Labadié et au Comité départemental aucun instant de loisir. Ils avaient pris leurs repas ensemble à la Préfecture en continuant à s’entretenir de leurs affaires. Il leur parut que, soit pour les résoudre, soit pour les oublier, cette méthode était bonne : ils la conservèrent. La table fut la première institution créée par le Comité de Salut Public, la seule qui, dans son règne, ait représenté la régularité. Ceux de ses membres qui savaient lire, pouvaient croire que, par ces repas en commun, il imitait Sparte. Mais s’ils avaient retenu la recette du brouet noir, ils la laissaient chez eux, dans les étroits logemens quittés pour cette vie de palais, où les menus étaient dignes du couvert, de la salle, et établirent même la supériorité de la République sur l’Empire.

La manière dont le concours offert par les civiques avait été accepté par l’autorité départementale, fixait eux aussi à la Préfecture. Il n’avait pas été question de salaires, mais, sans qu’ils eussent à le demander, on leur avait donné à manger, à boire, à fumer. La place se faisait bonne. Le soir venu, ceux qui devaient garder la Préfecture étaient retenus par leur fonction ; comme eux, tous les autres restèrent. Ils voulaient être là, dirent-ils, pour parer aux surprises contre la République, et, par peur que leurs fonctions ne leur fussent volées pendant la nuit, ils s’accommodèrent des matelas, des tapis, des canapés, des rideaux, et dormirent le premier sommeil de leur vie sous l’or des plafonds et dans la soie des tentures.

Le lendemain, reposés et déjà experts, ils prirent plus complet leur grand plaisir de la veille, la chasse aux suspects. Il ne restait plus de policiers à traquer ; mais, à leur défaut, les espions, les Allemands étaient à prendre. Aussitôt la vigilance des civiques éveilla dans tous les quartiers l’émulation des révolutionnaires. Sur les murs ils lisaient ces mots de la proclamation faite la veille par le Conseil départemental : « Dans une république, tous les citoyens sont magistrats. » Il fallait n’avoir pas envie de servir son pays, de faire du zèle, de prendre une importance, n’avoir contre personne de haine, de jalousie, de griefs, aucune curiosité à satisfaire, aucun désir de caresser par le regard ou par la main les richesses d’autrui, pour ne pas se donner, en accusant, le droit d’entrée et de perquisition. La liberté des citoyens devint un jeu même pour les enfans, qui poursuivent les premiers venus comme policiers ou Prussiens. Plus de cent cinquante personnes furent arrêtées, et l’émotion causée par les recherches arbitraires devint telle que le Comité lui-même jugea nécessaire de la calmer. Le remède eût été de laisser à la justice du pays les enquêtes et les poursuites. Mais cette justice était celle de l’Empire, et, à Marseille, le chef du parquet avait instruit, pour sociétés secrètes, provocations séditieuses, ou crimes de droit commun, contre une partie de ceux qui étaient devenus les chefs ou les soldats du gouvernement nouveau. Ils ne voulaient pas rendre à cet ennemi le droit de persécuter encore les républicains. Labadié, après avoir supprimé un général, n’était pas embarrassé pour en finir avec un procureur. Il le destitua, et, comme s’il fallait qu’à ce moment toute autorité parût amoindrie par le choix des occupans, il donna la fonction à un commis-greffier du tribunal de commerce, Maurel, qui d’ailleurs avait ses grades de droit, et se trouva posséder les qualités d’un magistrat. Ainsi la révolution se mêlait même aux mesures d’ordre, et c’est seulement après ce changement qu’une proclamation, démentant les principes de la veille, rappela aux Marseillais que nul d’entre eux n’avait le droit de s’improviser magistrat et, pour la première fois, proposa à leur activité la défense du pays.


VI

Deux jours de troubles avaient suffi pour exaspérer les discordes de Marseille. Les démagogues agissaient en maîtres, et la brutalité du joug révoltait le bon sens, la dignité, la conscience et les délicatesses de la population. Informé de cette crise, le gouvernement espéra l’apaiser en nommant avec pleins pouvoirs comme administrateur Esquiros. L’homme était connu comme un lettré, un écrivain de talent. La culture de son esprit, la distinction de sa personne, la douceur calme de sa parole, et jusqu’à son air de réserve un peu haute, semblaient autant de garanties contre des complaisances et surtout des complicités avec la dictature des ignorans, des furieux et des ineptes. Il était de plus député de Marseille : motif de plus, espérait-on, pour qu’il ne sacrifiât pas la majorité de ses électeurs à une poignée d’émeutiers. Cette majorité, consciente que la source de désordres présens et futurs était à la Préfecture dans ce comité et dans cette troupe de révolutionnaires imposés par une surprise à une ville où ils n’étaient rien, comptait sur la justice et sur l’intérêt de l’arbitre envoyé par l’État. Il ramènerait la minorité à sa part légitime, et, pour exercer l’autorité qu’il tenait de l’Etat, supprimerait les usurpations de l’émeute : il ferait succéder à la dictature des débardeurs un régime respectueux de l’intelligence, des intérêts et des libertés. Les républicains révolutionnaires se rappelaient son programme politique, ses votes, ses amitiés et ne s’effrayaient pas.

Le 7 septembre, Marseille accueillit dès la gare, et escorta d’une acclamation formidable jusqu’à la Préfecture, cet homme en qui chaque parti saluait un homme différent. Il sembla que lui-même voulût, dès son arrivée, associer et fondre toutes les factions. Dans sa voiture il fit monter Labadié, Gaston Crémieux et Marie, fils de l’ancien député et colonel de la garde nationale, car cette garde, qui n’avait pas encore ses armes, avait déjà son chef. Mais quand les portes de la Préfecture franchies entre les baïonnettes des civiques, il se trouva en présence du Comité départemental, l’homme véritable apparut tel qu’il devait être jusqu’à la fin. Non seulement il reconnaissait dans ce Comité et dans les principaux des civiques les artisans les plus actifs de sa candidature, et sans lesquels la masse des modérés n’eût peut-être pas su agir ni vaincre ; non seulement sa haine de l’Empire était telle que tous les excès commis pour détruire ce régime, en empêcher le retour, en punir les complices, lui semblaient excusables ; mais sa conception de la politique faisait de ce délicat un prisonnier perpétuel et volontaire de la démagogie.

Persuadé que les sociétés se conservent et se transforment par une sagesse permanente, innée, infaillible dans l’ensemble de ses mouvemens, et que le principe initiateur de ces mouvemens salutaires est la poussée des générations et des classes les plus malheureuses vers un sort meilleur, il considérait les révolutionnaires comme les agens du progrès dans l’humanité. Dès lors, sa philosophie ne s’inquiétait pas des destructions et des souffrances qui accompagnent chaque changement, et il demeurait impassible devant les excès, comme un général devant les blessures qui achètent la victoire. Il avait même, et précisément parce qu’il était un rêveur capable seulement d’assembler des théories, une admiration pour les violens qui savent accomplir des actes. Il savait gré à la brutalité des manœuvres qui gâchent le mortier révolutionnaire, de laisser aux architectes politiques le loisir des beaux plans sans tache, et sa culture ne servait qu’à mettre de l’orthographe aux fautes des illettrés. Et, dès son arrivée, il l’annonçait en ces termes au gouvernement : « Ce n’est que par de sages concessions au sentiment révolutionnaire, que nous arriverons à maintenir l’ordre. » Au lieu de réformer le provisoire où campait la démagogie, il le légitima et le rendit définitif. Ce qui était jusqu’à lui un accident devint un régime. Le Conseil départemental fut maintenu, et cinq cents francs par mois alloués à chacun de ses membres. A la table commune il ne fut, comme au gouvernement, qu’un convive de plus. Non seulement il maintint l’autorité de ces compagnons, il l’augmenta. Rouvier devint secrétaire général, Delpech sous-préfet d’Aix, Baume chef de cabinet, Klingler capitaine de port. Ceux qui étaient incapables de remplir des fonctions, obtinrent des sinécures. Maurel devint trésorier de la Préfecture, Etienne « président d’une commission pour l’amélioration du sort des travailleurs, » et comme il touchait six mille francs, il y eut du moins un prolétaire dont le sort se trouva meilleur.

Celui des gardes civiques eut aussi de quoi les satisfaire. Ils furent formés en quatre compagnies, chargés de la police et de garder la Préfecture. Ils y deviennent immeubles par destination, comme ils le voulaient ; s’ils ne reçoivent pas de traitement, — et sur ce point les témoins diffèrent, — ils sont habillés, logés, nourris, sans compter les menus gains et pillages.

A Marseille le changement de régime n’est qu’un changement de personnes, comme à Toulouse. Mais, à la différence de Toulouse, les cupidités se portent sur toutes les fonctions, et tandis qu’à Toulouse les bourgeois seuls cherchent un bénéfice, sans être troublés ni poussés par les prolétaires, ce sont les prolétaires qui, à Marseille, agissent, portent les bourgeois sur leurs épaules au pouvoir, mais les y surveillent et se font donner leur part : cette violence de revendications d’ailleurs ne porte pas d’idées mais seulement des appétits. Les civiques se sont eux-mêmes donné le nom de « caïmans, » mettant à se définir une parfaite justesse : eux aussi se distinguent par la petitesse du cerveau et par la grandeur des mâchoires.


ETIENNE LAMY.

  1. Voyez la Revue des 15 août et 1er septembre.
  2. Le colonel Fauconnet qui, trois mois après, devait mourir en brave à la bataille de Dijon.
  3. Au témoignage de M. Thourel « le Comité était à la tête de douze ou quinze mille bandits, la plupart affiliés à l’Internationale. » (Annales, t. XXIV, p. 147.
  4. M. Guibert, un des deux négociateurs envoyés à M. Levert, indique en ces termes que les révolutionnaires ne voulaient pas cette transmission régulière du pouvoir : « Nous vîmes sur la place de la Préfecture une foule de plus de cinq mille personnes qui, ayant deviné sans doute le but de notre mission, se ruaient avec fureur contre la porte extérieure du palais, que nous avions fait refermer sur nous. » (Annales, t. XXV, p. 246.)
  5. Cela se fit avec une telle régularité, si vite et au profit de possesseurs si révolutionnaires que les témoins ne crurent pas à un hasard. M. Guibert dit dans sa déposition : « Sur un mot d’ordre sans doute, les membres de l’Internationale s’emparèrent de 420 carabines Minié. » (Id., p. 247.)
  6. Déposition de Labadié devant le conseil de guerre, affaire Brissy.
  7. Thourel, qui, après le 4 septembre, devint Procureur général à Aix, déposa en ces termes sur ce fait : « Les commissaires de police, sachant bien qu’ils n’avaient rien de bon à attendre, se proposaient de fuir, et ils réunissaient au plus tôt leur petit pécule, ce qu’ils pouvaient avoir de précieux. On les trouvait nantis de ces objets ; on les arrêtait en saisissant leurs valeurs, bijoux, sous prétexte que c’étaient des pièces à conviction ; c’était un vol pur et simple. Il en fut déposé pour environ 4 000 à 5 000 francs à la Préfecture. J’avais été nommé Procureur général. J’envoyai à mes substituts l’ordre de régulariser la situation, et de faire remettre en liberté les personnes indûment arrêtées, de recueillir les pièces à conviction au greffe du tribunal et de les rendre à leurs propriétaires. Tout avait été volé et il n’en était rien resté à la Préfecture. Quand je demandai à M. Esquiros ce qu’étaient devenus ces objets, il me répondit : « C’est affligeant, mais tout a disparu. » (Id., p. 148.)