Le Gouverneur/4

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Traduction par Serge Persky.
Monde illustré (p. 71-88).
IV

Hiver comme été, le gouverneur se levait à sept heures, faisait ses ablutions à l’eau froide, prenait une tasse de lait et se promenait à pied pendant deux heures, quel que fût le temps. Déjà pendant sa jeunesse il avait cessé de fumer ; il ne buvait presque pas ; et malgré ses cinquante-six ans et ses cheveux gris, il était bien portant et frais. Il avait les dents solides, bien plantées, un peu jaunâtres, comme celles d’un vieux cheval ; ses yeux étaient légèrement enfoncés mais brillants ; son grand nez charnu se barrait d’un pli rouge provenant de la pression des lunettes. Il ne portait pas de lorgnon, mais quand il lisait ou écrivait, il mettait des lunettes à monture d’or, très grossissantes.

À la campagne il s’occupait un peu de culture. Il n’aimait pas les fleurs et les jardins apprêtés, mais il avait bâti de belles serres, une orangerie où poussaient des pêchers. Depuis le jour de l’événement, il était entré une seule fois dans l’orangerie pour en ressortir presque aussitôt ; l’air humide et chaud, agréable et familier, lui était tout particulièrement douloureux. Quand il n’allait pas en ville, il passait la plus grande partie de la journée dans les avenues de l’immense parc, qui mesurait cinq hectares, et il l’arpentait à grands pas fermes et égaux.

Il ne savait pas raisonner. Beaucoup de pensées lui venaient à l’esprit ; il y en avait de très intéressantes, qui ne formaient pas un seul fil solide et continu, mais erraient dans sa tête comme un troupeau sans berger. Parfois, il marchait pendant des heures entières, sans rien voir ni entendre autour de lui, plongé dans ses réflexions — et ensuite, il ne savait pas à quoi il avait pensé. D’obscures allusions à un grand travail de l’âme, important, tantôt pénible, tantôt aisé, sourdaient quelquefois, mais il ne pouvait savoir en quoi ce travail consistait. Seule, son humeur changeante, tour à tour maussade, hostile à tout, ou joyeuse, caressante, permettait de deviner le caractère de ce labeur énigmatique qui s’accomplissait dans les inaccessibles replis du cerveau généralement sombre, triste et désespéré ; chaque fois qu’il sortait d’une profonde rêverie, il lui semblait qu’il avait vécu en quelques heures une nuit infiniment longue et noire.

Pendant sa jeunesse, il était tombé dans une rivière rapide et profonde ; il avait failli s’y noyer : longtemps il avait gardé en son âme l’image informe d’une obscurité étouffante, d’une profondeur attirante, engloutissante, et de sa propre impuissance.

Et maintenant, il éprouvait quelque chose d’analogue.

Deux jours après le départ de son fils, par un matin calme et ensoleillé, il marchait ainsi dans les avenues et réfléchissait. Les feuilles jaunies tombées pendant la nuit avaient déjà été balayées et dans les sillons tracés par les balais se dessinaient nettement les traces de grands pieds, à hauts talons, à larges semelles carrées, des traces profondes, comme si au poids de l’homme se fût ajouté le poids des pensées. Par instants, le gouverneur s’arrêtait et alors, dans les branches entrelacées au-dessus de sa tête et éclairées par le soleil résonnaient les coups de bec d’un pivert à l’ouvrage. Une fois, un écureuil traversa l’allée, pareil à une pelote fauve qui roulerait d’un arbre à l’autre.

« On me tuera sans doute d’un coup de revolver ; on a de bons revolvers maintenant, pensa-t-il. On ne sait pas faire les bombes dans notre petite ville ; du reste, on réserve les bombes aux hommes d’État qui se cachent. Quand Alecha sera gouverneur, c’est avec une bombe qu’on le tuera — se dit le gouverneur, et un petit sourire ironique retroussa sa moustache, bien que son regard restât sérieux et sombre. Et moi, je ne veux pas me cacher, non, ce que j’ai fait suffit. »

Il s’arrêta et enleva une toile d’araignée tombée sur son veston.

« C’est dommage que personne ne puisse connaître les pensées héroïques et honnêtes qui me viennent. On sait tout le reste, on n’ignore que cela. On me tuera comme si j’étais un coquin. C’est très dommage, mais que faire ? Je ne peux parler. Pourquoi attendrir son juge ? Ce n’est pas loyal. Sa tâche est déjà assez difficile, sans qu’on vienne encore lui dire : je suis honnête, je suis honnête… »

Pour la première fois il pensait à l’existence d’un juge ; il se demanda où il avait pris cette idée et surtout pourquoi il l’avait acceptée comme si cette question eût été résolue depuis longtemps. Il lui semblait qu’il avait dormi, que pendant son sommeil quelqu’un lui avait parlé d’un juge et l’avait convaincu : puis, qu’au réveil, il avait oublié et le rêve et l’explication et se rappelait seulement qu’il y avait un juge, un juge tout à fait légitime, muni de pouvoirs immenses et menaçants. Et maintenant, après une seconde d’étonnement, il accueillait ce juge invisible avec simplicité et calme, comme on reçoit un bon vieil ami.

« Alecha, lui, ne comprend pas cela. Il ne parle que de nécessités gouvernementales. Est-ce une nécessité gouvernementale que de tirer sur des gens qui ont faim ? La nécessité gouvernementale c’est de nourrir les affamés et non pas de les fusiller. Il est encore jeune et bête, il se laisse entraîner. »

Soudain, sans même terminer cette réflexion, il comprit que c’était lui, et non pas Alecha qui avait fait tirer. Alors, l’air sembla s’embraser ; le souffle lui manqua.

« Trop tard ! »

Il ne savait pas s’il avait gardé le silence ou s’il avait prononcé le mot, ce « trop tard » démesuré, insensé, monstrueusement cruel qui retentissait avec fracas et s’éloignait comme un coup de tonnerre au-dessus de sa tête. Pendant d’interminables minutes, ses pensées restèrent confuses, puis, elles se débandèrent très vite en se heurtant douloureusement ; enfin le repos, un calme de mort régnèrent.

Au travers des arbres brillèrent les vitres de l’orangerie, un triangle de mur blanc, éclaboussé de rouge par les feuilles de la vigne du Canada ; poussé par l’habitude, le gouverneur s’engagea dans un sentier, entre les châssis vides et entra dans l’orangerie. Il n’y avait là qu’un vieil ouvrier, nommé Iégor.

— Le jardinier n’est pas là ?

— Non, Excellence. Il est allé en ville, chercher des greffes, c’est vendredi aujourd’hui.

— Ah ! Tout va bien ?

— Oui, Dieu merci !

À travers les vitres fraîchement lavées les rayons du soleil inondaient la serre, chassant l’humidité lourde et étouffante ; on sentait la chaleur de l’astre, sa force, sa bonté et sa douceur. Le gouverneur s’assit ; les boutons de son uniforme brillaient de mille feux ! il déboutonna son veston et regarda attentivement Iégor.

— Eh bien ! Iégor ?

Le vieillard sourit avec politesse, sans répondre à cette vague interpellation prononcée d’un ton bienveillant ; il se tenait debout, sans gaucherie et frottait l’une contre l’autre ses mains noires de terre.

— J’ai entendu dire qu’on veut me tuer, Iégor… Pour venger les ouvriers, tu sais…

Iégor continuait à sourire avec la même politesse, mais il ne se frottait plus les mains, il les avait cachées derrière son dos ; il resta muet.

— Qu’en penses-tu, me tuera-t-on, oui ou non ? Mais répond donc sans gêne, nous sommes des vieillards tous les deux.

Iégor hocha la tête ; ses cheveux noirs et crépus retombèrent sur son front ; il regarda le gouverneur.

— Comment savoir ? Je crois qu’on vous tuera, Excellence.

— Et qui me tuera ?

— Le peuple, donc ; la communauté, comme on dit chez nous à la campagne.

— Et le jardinier, qu’en pense-t-il ?

— Je ne sais pas, Excellence, il ne m’a rien dit.

Tous deux soupirèrent.

— Je suis donc condamné ! Assieds-toi…

Mais Iégor n’obéit pas à l’invitation et ne répondit rien.

— J’ai cru qu’il fallait tirer. On criait des injures, on lançait des pierres, j’ai presque été atteint.

— C’est le chagrin qui les faisait agir ainsi. L’autre jour, au marché, un ivrogne, un artisan, je crois, pleurait comme un veau ; puis il a pris une pierre et l’a lancée de toutes ses forces. Et c’était tout bonnement le chagrin qui le poussait.

— On me tuera et ensuite on le regrettera, dit le gouverneur pensif, en se représentant le visage de son fils à la nouvelle de sa mort.

— Oui, c’est vrai ; on le regrettera. On le regrettera certainement ; on versera des larmes amères…

Le gouverneur eut une lueur d’espoir.

— Alors, pourquoi me tuer ? C’est stupide, cela !

Le regard de l’ouvrier se plongea aussitôt dans une profondeur incommensurable, sembla durcir, s’enveloppa d’obscurité. Pendant un instant l’homme tout entier eut l’air d’être taillé dans le roc, jusqu’aux plis souples de sa blouse de coton rouge usé, à ses cheveux crépus et à ses mains noires de terre et comme vivantes ; on eût dit l’œuvre d’un artiste de génie qui aurait réussi à donner à la pierre l’aspect d’une étoffe légère et délicate.

— Comment savoir ! reprit Iégor, en regardant au loin, c’est le peuple qui le désire. Mais ne vous tourmentez pas, Excellence ; on dit tant de choses inutiles ; on parle, on parlera, et on finira par oublier tout cela.

L’espoir s’était éteint. Iégor n’avait rien dit de neuf ou de très sensé ; mais il y avait dans ses paroles une assurance étrange, pareille à celle des rêveries du gouverneur, pendant ses longues promenades solitaires. Une phrase : « C’est le peuple qui le désire », exprimait parfaitement bien ce que Pierre Ilitch éprouvait lui-même, et elle était convaincante, irréfutable ; peut-être même cette assurance étrange n’était-elle pas dans les paroles d’Iégor, mais dans son regard, dans les boucles de ses cheveux noirs, dans ses mains larges comme des pelles et couvertes de terre fraîche.

Et le soleil brillait.

— Eh bien, adieu, Iégor. As-tu des enfants ?

— Que Dieu vous bénisse, Excellence !

Le gouverneur boutonna complètement son veston, redressa les épaules et sortit un rouble de sa poche :

— Tiens, vieux, achète-toi quelque chose !

Iégor tendit sa paume tannée, d’où il semblait que la pièce allait rouler comme d’un toit et il remercia.

— « Quels gens étranges ! » pensa le gouverneur en s’en allant.

Sur son passage l’allée inondée de soleil se morcelait d’ombre et de lumière ; lui-même était bariolé de fragments lumineux et sombres.

— Quels gens étranges, ils ne portent pas d’alliance et on ne sait jamais s’ils sont mariés ou célibataires. Ou plutôt oui, ils ont des anneaux d’argent, ou même d’étain. Un homme qui n’a pas trois roubles pour acheter un anneau d’or et qui se marie ! Quelle misère ! Sans doute, ceux du hangar avaient aussi des bagues d’étain ; je n’ai pas regardé ; oui, des bagues d’étain avec une fine rayure au milieu, oui, je m’en souviens maintenant.

Sa pensée descendait de plus en plus profondément dans le gouffre, tournoyant en cercles sans cesse plus étroits, comme un vautour au-dessus d’un buisson ; le soleil s’était éteint, l’allée avait disparu ; le pivert donnait encore des coups de bec, mais le feuillage s’était évanoui comme tout le reste ; le gouverneur lui-même se noyait dans une de ses rêveries poignantes et martyrisantes.

Il revoyait un ouvrier. Le visage est jeune et beau, mais sous les yeux, dans tous les replis et les rides noircis, une poussière métallique corrosive semble dessiner le crâne à l’avance ; la bouche est terrible, largement ouverte, elle crie, elle crie quelque chose. Sur la poitrine, la blouse est déchirée ; le mort agrandit la fente, facilement, sans bruit, comme si c’était du papier et il montre sa poitrine. Elle est blanche, ainsi que la partie inférieure du cou, noir dans le haut ; on dirait que le tronc est pareil à celui des autres gens, mais que la tête a été prise ailleurs, on ne sait où.

— Pourquoi déchirer ta chemise ? La vue de ton corps n’est pas agréable.

Mais la blanche poitrine découverte rampe aveuglément sur lui.

— Tiens, prends-là ! La voilà ! Mais rends-nous justice ! Rends-nous justice !

— Et où prendrais-je la justice ? Que tu es singulier !

Une femme parle :

— Les petits enfants sont tous morts. Les petits enfants sont tous morts. Les petits enfants, les petits enfants sont tous morts…

— C’est pour cela que votre rue est si déserte.

— Les petits enfants, les petits enfants, les petits enfants sont tous morts, tous…

— Mais ce n’est pas possible qu’un enfant meure de faim ; un enfant, un petit homme qui ne sait pas ouvrir les portes tout seul. Vous n’aimez pas vos enfants. Si mon enfant avait faim, je le nourrirais ; mais vous, vous avez des bagues d’étain.

— Nous avons des bagues de fer. Notre corps est enchaîné, notre âme est enchaînée. Nous avons des bagues de fer…


Sur un petit perron, à l’ombre, une femme de chambre brosse les robes de Marie Pétrovna ; les fenêtres de la cuisine sont ouvertes, on aperçoit le cuisinier vêtu de blanc. Une odeur d’eau de vaisselle se répand.

« Où suis-je ? » — se demanda le gouverneur. Mais c’est la cuisine ! À quoi ai-je pensé ? Ah ! voilà ! il faut regarder l’heure pour savoir si on déjeunera bientôt. Il est encore tôt, ce n’est que dix heures. Les domestiques sont embarrassés par ma présence. Il faut que je m’en retourne.

Et longtemps encore, il marcha par les avenues en réfléchissant. Mais il était semblable à un homme qui veut passer à gué une rivière large et inconnue : tantôt il a de l’eau jusqu’aux genoux, tantôt il disparaît sous les flots et en ressort pâle, à demi-mort. Il pensait à son fils, il essayait de réfléchir aux affaires, mais où que sa pensée se fixât d’abord, elle revenait insensiblement à l’événement, et s’y plongeait comme dans une source intarissable. Et, fait étrange, toutes les choses auxquelles il pensait autrefois — avant le malheur — lui semblaient malgré lui futiles, mesquines, tout à fait indignes de réflexion.

Il avait fait fouetter les paysans de Zenzieif cinq ans auparavant, la seconde année de sa nomination et il avait été approuvé par le ministre ; ce fut de cette époque d’ailleurs qu’avait daté la carrière brillante et rapide d’Alécha, qui attira l’attention comme fils d’un homme énergique et actif. Il se souvenait vaguement — car l’affaire était ancienne — que les paysans s’étaient emparés du blé appartenant à un propriétaire foncier ; il s’était rendu sur les lieux avec des soldats et avait repris le blé aux campagnards. Il n’y avait rien eu de menaçant ou de terrible, c’était plutôt stupide et amusant. Les soldats traînaient des sacs remplis de grains, les paysans tâchaient de reprendre lesdits sacs, mais ils étaient entraînés eux aussi sous les rires et les plaisanteries des soldats et des gendarmes égayés. Puis, ils s’étaient mis à gémir, en faisant des gestes sauvages et en se heurtant comme des aveugles contre les clôtures, les murs et les soldats. Un paysan auquel on avait pris un sac, cherchait dans l’herbe, d’une main tremblante, une pierre qu’il pût jeter. Mais comme il n’y avait pas de cailloux à un kilomètre à la ronde, il cherchait en vain ; et sur le signe d’un chef, un agent de police lui avait lancé un coup de pied ; l’homme était tombé à quatre pattes et s’était enfui ainsi. On aurait dit que tous ces paysans étaient taillés dans du bois, tant ils semblaient mal dégrossis avec leurs mouvements désordonnés ; pour tourner l’un d’entre eux du côté voulu, il fallait deux soldats. Et quand le paysan était enfin dans la position correcte, il ne savait pas où regarder ; puis lors-que ses yeux s’étaient fixés, ils ne pouvaient plus se détacher de l’objet qu’ils considéraient ; il fallait de nouveau deux soldats pour le retourner.

— Eh bien, petit père, descends tes pantalons. Tu vas te baigner.

— Quoi ? demandait le paysan, perplexe, bien qu’il n’eût aucun doute au sujet de ce qui allait se passer. Une main étrangère déboutonnait l’unique bouton, les pantalons tombaient et les maigres reins s’étalaient sans vergogne. Les coups de fouet n’étaient pas très forts, il remplaçaient une légère admonestation ; tout le monde était de bonne humeur. En s’en allant, les soldats entonnèrent une joyeuse chanson et ceux qui entouraient les chars remplis de paysans arrêtés, clignaient de l’œil à leurs prisonniers. C’était en automne et les nuages passaient très bas au-dessus des champs couverts de chaume. Et ils étaient tous allés en ville, vers la lumière, laissant la campagne sous le ciel bas, avec ses champs sombres, argileux et bosselés, au chaume rare et court.

— Les petits enfants sont tous morts. Les petits enfants, les petits enfants sont tous morts, tous…

Le son joyeux et vif du gong annonçant le déjeuner, se répercutait dans le parc. Le gouverneur revint rapidement sur ses pas, en regardant sa montre d’un air sévère : il était midi moins dix. Il remit la montre dans son gousset et s’arrêta.

— C’est honteux ! dit-il d’une voix forte et irritée, en faisant une grimace. C’est honteux, je crois bien que je suis un coquin.

Après le déjeuner, il alla dans son cabinet de travail, dépouilla la correspondance arrivée de la ville. Distrait et maussade, il classait les enveloppes, mettant les unes de côté, ouvrant les autres avec des ciseaux et lisant les lettres sans prêter aucune attention à leur contenu. Une missive enfermée dans une petite enveloppe vulgaire, toute recouverte de timbres jaunes d’un copeck, lui tomba sous la main, et, comme les autres, elle fut soigneusement fendue à une extrémité. Jetant l’enveloppe, le gouverneur déplia une feuille de papier mince qui avait bu l’encre, et lut :

« Assassin d’enfants. »

Son visage pâlit peu à peu ; il devint aussi blanc que ses cheveux. Et la prunelle dilatée lisait toujours au travers des gros verres convexes :

« Assassin d’enfants. »

Les lettres étaient énormes, tordues, aiguës et terriblement noires ; elles s’agitaient sur le grossier papier :

« Assassin d’enfants. »