Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 14

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F. Roy (p. 72-79).
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XVI

LA QUINTA VERDE


Non loin de Rio Claro, charmante petite ville bâtie dans une délicieuse situation entre Santiago et Talca, il y avait alors et il y a probablement encore aujourd’hui, sur une colline qui domine au loin la campagne, une jolie quinta aux murs blancs et aux contrevents verts coquettement cachée aux yeux indiscrets par un bouquet d’arbres de toutes sortes, chênes acajous, érables, palmiers, aloès, cactus, etc., qui s’élançaient et s’enchevêtraient si bien autour d’elle, qu’ils lui formaient une espèce de rempart presque infranchissable.

Chose difficile à expliquer ! À cette époque de convulsion et de bouleversements, cette délicieuse habitation, par un privilège ignoré de tous, avait jusqu’alors échappé, comme par miracle, à la dévastation et au pillage qui la menaçaient incessamment et qui s’abattaient sans relâche autour d’elle, l’enveloppant pour ainsi dire d’un réseau de ruines, sans cependant avoir jamais troublé cette tranquille demeure, bien que parfois la tempête humaine fût venue hurler sous ses murs, et que dans l’ombre de la nuit elle eût souvent vu reluire la lueur rougeâtre des torches incendiaires ; tout à coup, sans que l’on sût comment et comme par enchantement, les cris de meurtre cessaient et les torches s’éteignaient, inoffensives, aux mains de ceux qui, une minute auparavant, les agitaient avec fureur.

Cette habitation se nommait la Quinta Verde.

Par quel prodige cette maison si simple, en apparence du moins, si semblable aux autres, avait-elle évité le sort commun, et restait-elle seule peut-être de toutes les maisons de campagne chiliennes, calme et tranquille au milieu du bouleversement général, également respectée par les deux partis qui se disputaient le pouvoir, et regardant insoucieusement du haut de son coquet mirador la révolution qui s’agitait à ses pieds et emportait, comme dans un tourbillon infernal, villages, maisons, fortunes et familles ?

C’est ce que bien des gens avaient à plusieurs reprises cherché à savoir sans pouvoir jamais y parvenir.

Personne n’habitait ostensiblement cette quinta dans laquelle, à certains jours, on entendait des bruits qui remplissaient d’une crainte superstitieuse les dignes huaos logés aux environs.

Le lendemain du jour où s’étaient passés les événements qui ouvrent cette histoire, la chaleur avait été accablante, l’atmosphère pesante, et le soleil s’était couché dans un flot de vapeurs pourprées, symptômes d’un orage qui éclata avec fureur dès que la nuit fut complètement tombée.

La brise tournoyait en sifflant à travers les arbres, dont les branches s’entrechoquaient avec un bruit lugubre ; le ciel était noir, sans une étoile de gros nuages grisâtres couraient rapidement dans l’espace, couvrant comme un linceul de plomb la nature entière.


Il lut d’une voix haute et saccadée : « Le tyran don Pancho Bustamente est ajourné à quatre-vingt-treize jours ! »

On entendait résonner au loin dans les quebradas les hurlements des bêtes fauves auxquels se mêlaient, par intervalles, les aboiements, rauques et saccadés, des chiens errants.

Neuf heures sonnèrent lentement à une horloge lointaine, le bruit de l’airain, répété par les échos des mornes, vibra avec un accent plaintif dans la campagne déserte.

La lune sortant de derrière les nuages qui la voilaient, répandit pendant quelques secondes une lueur blafarde et tremblotante sur le paysage auquel elle donna un aspect fantastique.

Ce rayon fugitif d’une clarté douteuse permit cependant à une petite troupe de cavaliers qui gravissait péniblement un sentier sinueux sur le flanc d’une montagne, de distinguer à quelques pas devant elle la silhouette noire d’une maison à la plus haute fenêtre de laquelle veillait comme un phare une lueur rouge et incertaine.

Cette maison était la Quinta Verde.

À quatre ou cinq pas en avant de la troupe marchaient deux cavaliers embossés avec soin dans leurs manteaux, les ailes du chapeau rabattues sur les yeux, précaution inutile en ce moment à cause des ténèbres qui couvraient la terre, mais qui cependant montrait que ces personnages avaient un grand intérêt à ne pas être reconnus.

— Dieu soit loué ! dit un des cavaliers à son compagnon, en arrêtant son cheval pour jeter un regard autour de lui et s’orienter autant que l’obscurité qui était revenue le lui permettait, je crois que nous serons bientôt rendus.

— En effet, général, répondit le second, dans un quart d’heure au plus tard nous serons au terme de notre voyage.

— Ne nous arrêtons donc pas, reprit celui auquel on avait donné le titre de général, j’ai hâte de pénétrer dans cet antre si terrible.

— Un instant, reprit le premier interlocuteur en insistant, il est de mon devoir d’avertir Votre Excellence qu’il est encore temps de rétrograder, ce qui serait peut-être le plus prudent.

— Retenez bien ceci, Diego, dit le général en fixant sur son compagnon un regard qui brilla dans la nuit comme celui d’un chat-tigre, dans les circonstances où je me trouve, la prudence, ainsi que vous l’entendez, serait une lâcheté ; je sais à quoi m’oblige le rang où m’a placé la confiance de mes concitoyens, la position est des plus critiques pour nous : la réaction libérale relève la tête de toutes parts, il faut en finir avec cette hydre sans cesse renaissante ; la nouvelle que don Tadeo a échappé à la mort s’est répandue avec la rapidité d’une traînée de poudre, tous les mécontents dont il est le chef s’agitent avec une arrogance sans égale ; si j’hésitais aujourd’hui à frapper un grand coup et à écraser la tête du serpent qui siffle à mes oreilles, peut-être demain serait-il trop tard ; c’est toujours l’hésitation qui a perdu les hommes d’État dans les moments décisifs.

— Cependant, général, si l’homme qui vous a fourni ces renseignements…

— Est un traître, n’est-ce pas ? mon Dieu ! c’est probable, mais aussi n’ai-je rien négligé pour neutraliser les conséquences de cette trahison que je prévois.

— Ma foi, général, moi à votre place…

— Merci, mon vieux camarade, merci de votre sollicitude pour moi, mais assez sur ce sujet, vous devez me connaître assez pour savoir que je ne transigerai jamais avec mon devoir.

— Il ne me reste donc plus qu’à souhaiter bonne chance à Votre Excellence, général, car vous savez que vous devez arriver seul à la Quinta Verde, et que je ne puis vous escorter plus loin.

— Très bien, restez ici, faites provisoirement mettre pied à terre à vos hommes, surtout surveillez avec soin les environs et exécutez ponctuellement les ordres que je vous ai donnés ; allons, adieu.

Diego s’inclina avec tristesse et retira sa main que, jusqu’à ce moment, il avait tenue posée sur la bride du cheval du général.

Celui-ci s’enveloppa dans son manteau dont il avait un peu dérangé les plis, et fit entendre ce claquement de langue habituel aux ginetes pour exciter leurs montures.

À ce signal bien connu de lui, le cheval dressa les oreilles et comme c’était un animal de race, malgré la fatigue qui l’accablait il partit au galop.

Au bout de quelques minutes d’une course rapide, le général s’arrêta ; mais il paraît que cette fois il était arrivé au terme de son voyage, car il mit pied à terre, jeta la bride sur le cou de son cheval, et, sans plus s’occuper de ce qu’il deviendrait que s’il n’eût été qu’un bidet de poste il marcha résolument vers la maison qu’il avait entrevue quelque temps auparavant et dont il n’était plus éloigné que de dix pas à peine.

Cette distance fut bientôt franchie.

Arrivé à la porte, il s’arrêta une seconde, regarda autour de lui comme pour sonder les ténèbres.

Tout était calme et silencieux.

Malgré lui, le général fut saisi de cette crainte vague qui s’empare de l’homme le plus courageux lorsqu’il se trouve en face de l’inconnu.

Mais le général Bustamente, que le lecteur a reconnu déjà, était un trop vieux soldat pour se laisser dominer par une impression, si forte qu’elle fût, pendant longtemps ; celle-ci n’eut pour lui que la rapidité d’un éclair, il reprit presque immédiatement son sang-froid.

— Est-ce que j’aurais peur, moi ! murmura-t-il avec un sourire ironique, et, s’approchant résolument de la porte, il frappa trois coups à intervalles égaux avec le pommeau de son épée.

Ses bras furent subitement pris par des mains invisibles, un bandeau tomba sur ses yeux et une voix faible comme un souffle murmura à son oreille :

— N’essaie pas de résister, vingt poignards sont dirigés contre ta poitrine ; au premier cri, au moindre geste tu es mort ; réponds catégoriquement à mes questions.

— Ces menaces sont de trop, répondit le général d’une voix calme ; puisque je suis venu de ma libre volonté, c’est que je n’ai pas l’intention de résister ; interrogez, je répondrai.

— Que viens-tu chercher ici ? reprit la voix.

— Les Cœurs sombres.

— Es-tu prêt à paraître en leur présence ?

— Je le suis, répondit le général toujours impassible.

— Tu ne redoutes rien ?

— Rien.

— Laisse tomber ton épée.

Le général lâcha son épée et sentit en même temps que ses pistolets lui étaient enlevés.

— Maintenant marche sans crainte, fit la voix.

Le prisonnier se retrouva libre instantanément.

— Au nom du Christ qui est mort sur la croix pour la liberté du monde, Cœur sombres, recevez-moi au nombre de vos frères, dit alors le général d’une voix haute et ferme.

La porte de la Quinta Verde s’ouvrit à deux battants.

Deux hommes masqués, l’épée nue à la main et tenant chacun une lanterne sourde dont ils dirigèrent le foyer sur le visage de l’étranger, parurent sur le seuil.

— Il en est temps encore, dit un des inconnus, si ton cœur n’est pas ferme, tu peux te retirer.

— Mon cœur est ferme.

— Viens donc alors, toi qui te crois digne de partager notre glorieuse tâche ; mais tremble si tu songes à nous trahir, reprit l’homme masqué d’une voix sombre.

Le général sentit malgré lui un frisson de terreur parcourir tous ses membres à ces paroles ; mais surmontant cette émotion involontaire :

— C’est aux traîtres à trembler, répondit-il, pour moi je n’ai rien à craindre.

Et il entra résolument dans la Quinta Verde, dont la porte retomba sur lui avec un bruit lugubre.

Le bandeau qui cachait ses yeux et qui avait empêché ceux qui l’avaient interrogé de le reconnaître, malgré les efforts qu’ils avaient faits pour cela, lui fut alors enlevé.

Après une marche de plus d’un quart d’heure dans un corridor circulaire, éclairé seulement par la lueur rouge et incertaine de la torche de l’homme qui le guidait dans ce dédale, le général fut subitement arrêté par une porte qui se trouva devant lui.

Il se tourna incertain vers les hommes masqués qui l’avaient suivi pas à pas.

— Qu’attends-tu ? dit l’un d’eux, répondant à sa muette interrogation, n’est-il pas écrit : frappe et l’on t’ouvrira ?

Le général s’inclina en signe d’acquiescement, puis il heurta violemment la porte.

Les battants entrèrent silencieusement dans le mur, et le général se trouva sur le seuil d’une vaste salle dont les murs étaient tendus de longues draperies rouges, lugubrement éclairée par une lampe en bronze à plusieurs becs attachée au plafond et qui répandait une clarté douteuse sur une centaine d’hommes qui tenaient tous à la main droite des épées nues, et dirigeaient vers lui des regards ardents à travers les trous des masques noirs qui leur cachaient le visage.

Au fond de cette salle était placée une table recouverte d’un tapis vert.

Trois hommes étaient assis à cette table.

Non seulement ils étaient masqués, mais encore, pour surcroît de précaution, devant chacun d’eux, une torche plantée dans la table ne les laissait que vaguement entrevoir.

Sur le mur était attaché un crucifix, entre deux sabliers surmontés d’une tête de mort traversée d’un poignard.

Le général ne manifesta aucune émotion à cette mise en scène sinistre, seulement un sourire de dédain plissa ses lèvres hautaines, et il fit un pas pour entrer dans la salle.

En ce moment il sentit qu’on lui touchait légèrement l’épaule.

Il se retourna.

Un des guides lui tendait un masque ; malgré les précautions qu’il avait prises pour déguiser ses traits, il s’en saisit vivement avec un mouvement de joie, l’appliqua sur son visage, s’enveloppa dans son manteau et entra.

In nomine patris et filii et spiritus sancti, dit-il.

Amen ! répondirent les assistants d’une voix sépulcrale.

Exaudiat te Dominus, in die tribulationis, dit un des trois personnages placés derrière la table.

Impleat Dominus omnes petitiones tuas, reprit sans hésiter le général.

La Patria ! répondit le premier interlocuteur.

O la Muerte ! répliqua le général.

— Que viens-tu chercher ici ? demanda celui qui jusque-là avait seul parlé.

— Je cherche à entrer dans le sein des élus.

Il y eut un instant de silence.

— Quelqu’un parmi nous peut-il ou veut-il te servir de caution ? reprit l’homme masqué.

— Je l’ignore, je ne connais pas les personnes au milieu desquelles je me trouve.

— Qu’en sais-tu ?

— Je le suppose, toutes ayant, ainsi que moi, un masque sur le visage.

— Les Cœurs sombres, dit l’interrogateur d’un ton emphatique, ne se regardent pas au visage, ils sondent les âmes.

Le général s’inclina à cette phrase qui lui parut passablement amphigourique.

L’interrogateur continua :

— Connais-tu les conditions de ton affiliation ?

— Je les connais.

— Quelles sont-elles ?

— Sacrifier mère, père, frères, parents, amis et moi-même sans hésiter, à la cause que je jure de défendre.

— Après ?

— Au premier signal, soit de jour, soit de nuit, même au pied des autels, dans quelque circonstance que je me trouve, tout quitter pour accomplir sur l’heure l’ordre qui me sera donné, de quelque façon que ce soit, et quelle que soit la teneur de cet ordre.

— Tu souscris à ces conditions ?

— J’y souscris.

— Tu es prêt à jurer de t’y soumettre ?

— Je suis prêt.

— Répète donc après moi, la main sur l’Évangile, les paroles que je vais te dicter.

— Dictez.

Les trois hommes assis derrière la table se levèrent, une Bible fut apportée, le général posa résolument la main sur le livre.

Un frémissement parcourut les rangs de l’assemblée.

Le président frappa sur la table avec le pommeau de son poignard, le silence se rétablit.

Alors cet homme prononça d’une voix lente et profondément accentuée les paroles suivantes, que le général répéta après sans hésiter :

— Je jure de sacrifier, moi, ma famille, mes biens et tout ce que je puis espérer en ce monde, pour le salut de la cause que défendent les Cœurs sombres ; je jure de frapper tout homme, serait-ce mon père, serait-ce mon frère qui me serait désigné ; si je manque à ma foi, si je trahis ceux qui m’acceptent pour frère, je me reconnais digne de mort, et je pardonne d’avance aux Cœurs sombres de me la donner.

— Bien ! reprit le président, lorsque le général eut prononcé le serment, vous êtes notre frère.

Alors il se leva, fit quelques pas dans la salle et s’arrêta en face du général.

— Maintenant, dit-il d’une voix sombre et menaçante, répondez, don Pancho Bustamente, vous qui de gaieté de cœur prêtez un faux serment devant cent personnes, croyez-vous que nous commettrons un crime en vous jugeant, puisque vous avez eu l’audace de vous remettre vous-même entre nos mains ?

Malgré toute son assurance, le général ne put retenir un geste d’effroi.

— Enlevez à cet homme le masque qui couvre son visage, afin que tout le monde sache bien que c’est lui ! Ah ! général, vous êtes entré dans l’antre du lion, il vous dévorera.

Une rumeur lointaine se fit entendre.

— Vos soldats viennent à votre secours, reprit le président, ils arriveront trop tard, général, préparez-vous, vous allez mourir !

Cette parole tomba comme un coup de massue sur le front de celui qui se voyait ainsi déjoué ; cependant il ne perdit pas encore courage, le bruit se rapprochait sensiblement, il était évident que ses troupes qui cernaient la Quinta Verde de toutes parts, ne tarderaient pas à s’en emparer, il fallait à tout prix gagner du temps.

— De quel droit, dit-il fièrement, vous posez-vous en juges et en exécuteurs de vos propres arrêts ?

— Vous êtes des nôtres, vous relevez de notre justice, répondit le président d’un ton sardonique.

— Prenez garde à ce que vous allez faire, messieurs, reprit le général d’une voix hautaine, je suis le ministre de la Guerre !

— Et moi je suis le Roi des ténèbres, s’écria le président avec un éclat de voix terrible qui glaça le général d’épouvante, mon poignard est plus sûr que les fusils de vos soldats, il ne laisse pas échapper ses victimes ! Frères, quel châtiment mérite cet homme ?

— La mort ! répondirent les conjurés.

Le général vit qu’il était perdu.