Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 16

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F. Roy (p. 85-88).
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XVI

LA RENCONTRE


Comme maintenant les principaux incidents de cette histoire vont se dérouler en Araucanie, nous croyons nécessaire de donner au lecteur quelques renseignements sur ce peuple qui, seul de toutes les nations que les Espagnols rencontrèrent en Amérique, parvint à leur résister et à conserver intacts jusqu’à l’époque où nous sommes, sa liberté et presque tout son territoire.

Les Araucans ou Moluchos habitent le beau pays situé entre les rivières Biobio et Valdivia, d’un côté la mer, et la grande Cordillère des Andes de l’autre.

Ils sont donc complètement enclavés dans la République chilienne, dont, ainsi que nous l’avons dit, ils ont su rester toujours indépendants.

Celui qui se figurerait que ces Indiens sont des sauvages se tromperait grossièrement.

Les Araucans ont pris de la civilisation européenne tout ce qui peut être utile à leur caractère et à leur manière de vivre, sans se soucier du reste.

Depuis les temps les plus reculés, ces peuples étaient formés en corps de nation forte, compacte, régie par des lois sages et rigoureusement exécutées.

Les premiers conquérants espagnols furent tout étonnés de rencontrer dans ce coin reculé de l’Amérique, une république aristocratique puissante, et une féodalité organisée presque sur le même patron que celle qui pesait sur l’Europe du xiiie siècle.

Nous entrerons ici dans quelques détails du gouvernement des Araucans, qui s’intitulent eux-mêmes avec orgueil Aucas, — hommes libres.

Ces détails sur un peuple trop peu connu jusqu’à ce jour, ne peuvent, nous en sommes convaincu, qu’intéresser le lecteur.

L’intelligence de cette nation se montre dans la régularité des divisions politiques de son territoire : il est partagé, du nord au sud, en quatre Utal-Mapus ou gouvernements, nommés : Languem-Mapus, — pays maritime ; — Telbum-Mapus, — pays plat ; — Inapiré-Mapus, — pays sous les Andes ; — et Piré-Mapus, — pays dans les Andes.

Chaque Utal-Mapus se divise à son tour en cinq Allaregues, — provinces, — qui forment neuf Regues, — districts.

La contrée maritime comprend les pays d’Arauco, Tucapel, Illicura, Baroa et Nagtolten ; la contrée plate : Puren, Ancol, Maguequa, Maxiquina et Repocura ; la contrée au pied des Andes renferme les pays de Chacaico, Marben, Colhue, Quecheregua et de Quanagua.

Enfin, le pays des Andes proprement dit comprend toutes les vallées de la Cordillère habitées par les Puelches, montagnards redoutables qui formaient jadis une tribu alliée des Araucans, mais qui, à présent, se gouvernent par leurs propres lois.

Les principaux chefs des Araucans sont les Toquis[1], les Apo-Ulmènes et les Ulmènes.

Il y a quatre Toquis, un pour chaque Utal-Mapus ; ils ont sous leurs ordres les Apo-Ulmènes qui, à leur tour, commandent aux Ulmènes.

Les Toquis sont indépendants entre eux, mais confédérés pour le bien public.

Les titres sont héréditaires et passent de mâles en mâles.

Les vassaux ou Mosotones sont libres ; en temps de guerre seulement ils sont assujettis au service militaire ; du reste, dans ce pays, et c’est ce qui fait sa force, tous les hommes en état de porter les armes sont soldats.

On peut comprendre ce que sont les chefs en disant que le peuple les considère comme les premiers parmi leurs égaux, aussi leur autorité est-elle assez précaire ; et si parfois certains Toquis ont voulu étendre leur autorité, le peuple jaloux de ses privilèges a toujours su les retenir dans les bornes prescrites par les anciens usages.

Une société dont les mœurs sont aussi simples, les intérêts aussi peu compliqués, qui est gouvernée par des lois sages, et dont tous les membres ont un ardent amour de liberté, est indomptable : c’est ce que les Espagnols ont maintes fois éprouvé à leurs dépens.

Après avoir, à plusieurs reprises, essayé de conquérir ce petit coin de terre isolé au milieu de leur territoire, ils ont fini par reconnaître l’inutilité de leurs efforts et se sont tacitement reconnus vaincus en renonçant à jamais à leurs projets de domination sur les Araucans, avec lesquels, en désespoir de cause, ils ont contracté des alliances, et dont ils traversent aujourd’hui pacifiquement le territoire pour se rendre de Santiago à Valdivia.

Le Carampangue, en idiome araucan, Refuge des lions, est un charmant cours d’eau, demi-torrent, demi-rivière, qui descend en bondissant du sommet inaccessible des Andes, et vient après les plus capricieux détours se perdre dans la mer à deux lieues au nord d’Arauco.

Rien n’est beau comme les rives du Carampangue, bordées de riants vallons couverts de bois, de pommiers surchargés de fruits, de riches pâturages où paissent en liberté des animaux de toutes sortes, et de hautes montagnes aux flancs verdoyants desquelles pendent, dans les positions les plus pittoresques, des grappes de cabanes, dont les murs blanchis à la chaux brillent au soleil et donnent la vie à ce paysage enchanteur.

Le jour ou recommence notre récit, par une belle matinée de juillet nommé par les Indiens Ayen-Anta, le mois du soleil, deux cavaliers suivis par un magnifique chien de Terre-Neuve blanc et noir, remontaient au grand trot le cours de la rivière, en marchant dans un sentier de bêtes fauves à peine tracé dans les hautes herbes.

Ces hommes, revêtus du costume chilien, surgissant tout à coup au milieu de cette nature sauvage et abrupte, formaient par leurs manières et leurs vêtements, contraste avec tout ce qui les environnait, contraste dont ils ne se doutaient probablement pas, car ils voyageaient aussi insoucieusement dans cette contrée barbare, semée de périls et d’embûches sans nombre, que s’ils se fussent trouvés sur la route de Paris à Saint-Cloud.

Ces deux hommes, que le lecteur a reconnus certainement déjà, étaient le comte Louis de Prébois-Crancé et Valentin Guillois, son frère de lait.

Ils avaient successivement traversé Maulé, Talca, Conception ; depuis deux grands mois à peu près ils étaient en route, le jour où nous les retrouvons en pleine Araucanie, voyageant philosophiquement en compagnie de leur chien César, sur les bords du Carampangue, le 14 juillet 1837, à onze heures du matin.

Les jeunes gens avaient passé la nuit dans un rancho abandonné qu’ils avaient rencontré sur leur chemin, et au lever du soleil ils s’étaient remis en route.

Aussi commençaient-ils à se sentir en appétit.

Après s’être rendu compte de l’endroit où ils se trouvaient, ils aperçurent un bouquet de pommiers qui interceptait les rayons ardents du soleil et leur offrait un abri convenable pour se reposer et prendre leur repas.

Ils mirent pied à terre et s’assirent au pied d’un pommier, laissant leurs chevaux brouter les jeunes pousses des arbres. Valentin fit avec un bâton tomber quelques fruits, ouvrit ses alforjas, espèces de grandes poches en toile que l’on place derrière la selle, sortit des biscuits de mer, un morceau de lard salé et un fromage de chèvre, puis les deux jeunes gens commencèrent à manger gaiement, en partageant fraternellement leurs provisions avec César, qui, assis gravement sur sa queue en face d’eux, suivait du regard chaque morceau qu’ils portaient à leur bouche.

— Caramba ! dit Valentin avec une grimace, cela fait plaisir de s’asseoir, lorsqu’on est à cheval depuis quatre heures du matin.

— Le fait est que je me sens un peu fatigué, dit Louis.

— Mon pauvre ami, tu n’es pas comme moi habitué à de longues courses, je suis une buse de ne pas y avoir songé.

— Bah ! je t’assure que je m’y habitue fort bien, au contraire ; et puis, ajouta-t-il avec un soupir, la fatigue physique me fait oublier…

— C’est juste, interrompit Valentin ; allons, je suis heureux de t’entendre parler ainsi, je vois que tu te fais homme.

Louis secoua tristement la tête.

— Non ! dit-il tu te trompes ; seulement, comme le mal qui me mine est sans remède, je m’efforce de prendre mon parti.

— Oui ! l’espoir est une des suprêmes illusions de l’amour, lorsqu’il ne peut exister l’amour meurt.

— Ou celui qui l’éprouve, dit le jeune homme avec un sourire mélancolique.

Il y eut un silence ; Valentin reprit le premier la parole.

— Quel charmant pays ! s’écria-t-il avec un feint enthousiasme, dans le but de donner un autre cours à la conversation, et en avalant avec délices un énorme morceau de lard.

— Oui ! mais les routes sont rudes.

— Qui sait ? fit Valentin avec un sourire, c’est peut-être le chemin du paradis ! Puis, s’adressant au chien : et toi, César que penses-tu de notre voyage, mon garçon ?

Le chien remua la queue en fixant sur son maître ses yeux pétillants d’intelligence, et en dévorant à belles dents ce que celui-ci lui abandonnait.

Mais il s’arrêta brusquement dans son opération masticatoire, releva la tête, pointa les oreilles et hurla avec fureur.

— Silence, César ! dit Valentin, pourquoi aboyez-vous ainsi ? vous savez bien que nous sommes dans un désert, et dans les déserts, il n’y a personne, que diable !

César continuait ses hurlements sans écouter son maître.

— Hum ! dit Louis, je ne partage pas ton opinion, je crois que les déserts en Amérique sont trop habités.

— Tu as peut-être raison.

— Les cris de ton chien ne sont pas naturels, nous devrions prendre certaines précautions.

— Laisse-moi faire, dit Valentin ; et s’adressant au Terre-Neuve : ah çà ! vous ne voulez pas vous taire, César, cela devient ennuyeux à la fin, voyons donc ce qui vous tourmente ainsi ? auriez-vous senti un cerf ? Caramba ! ce serait une bonne aubaine pour nous.

Il se leva et jeta un regard interrogateur autour de lui ; mais il se baissa aussitôt en saisissant son rifle, tout en faisant signe à Louis de prendre le sien, afin d’être prêt à tout événement.

— Diable ! fit-il, César avait raison et je dois convenir que je ne suis qu’un imbécile ; vois donc, Louis ?

Celui-ci dirigea les yeux du côté que son compagnon lui indiquait.

— Oh ! oh ! dit-il, qu’est ceci ?

— Hum ! je crois qu’il nous va falloir en découdre.

— À la grâce de Dieu ! répondit Louis en armant son rifle.

Dix Indiens armés en guerre et montés sur de magnifiques chevaux, étaient arrêtés à vingt-cinq pas au plus des voyageurs, sans que ceux-ci pussent comprendre comment ils étaient parvenus à s’approcher aussi près d’eux sans être découverts.

Nonobstant les efforts de Valentin, César continuait ses hurlements furieux et voulait se précipiter sur les Indiens.

Les guerriers araucans, immobiles et impassibles, n’avaient fait ni un geste ni un mouvement, mais ils considéraient les deux Français avec une attention que Valentin, assez peu patient de sa nature, commençait à trouver excessivement déplacée.


  1. . Ce mot vient du verbe toquin, qui veut dire juger, commander.