Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 29

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F. Roy (p. 156-162).
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XXIX

L’ENLÈVEMENT


Pendant que s’accomplissait entre les Araucans et les Chiliens la cérémonie que nous venons de décrire, un événement terrible se passait non loin de là ; Les trois partis qui se partageaient le Chili, et prétendaient y commander, avaient, comme d’un commun accord, choisi le jour du renouvellement des traités pour lever le masque et donner à leurs affidés le signal de la révolte.

Don Tadeo, le Roi des ténèbres, qui craignait tout de dona Maria et des espions du général, avait consenti, bien qu’à regret, à ce que dona Rosario l’accompagnât dans la plaine pour assister à la cérémonie ; il lui avait fait quitter le couvent des Ursulines et avait amené la jeune fille avec lui, intérieurement charmé d’un autre côté qu’elle ne se trouvât pas à Valdivia pendant les événements graves qui s’y préparaient.

Dona Rosario n’avait consulté que son amour dans la demande qu’elle avait adressée à son tuteur ; le désir seul de voir quelques heures à la dérobée celui qui l’aimait, avait dicté sa conduite dans cette circonstance.

Don Tadeo, qui d’aucune façon n’aurait pu assister à la cérémonie puisqu’il était contraint de se cacher, avait pris à part les deux Français, dès que son camp avait été dressé.

Il était alors environ sept heures du matin, la foule commençait à affluer dans la plaine.

Le Roi des ténèbres jeta un regard soupçonneux aux environs, mais rassuré par la solitude complète qui régnait autour de lui, il se décida enfin à expliquer aux jeunes gens, étonnés de cette étrange manœuvre, ce que sa conduite avait d’insolite et de bizarre en apparence.

— Caballeros, leur dit-il, depuis que j’ai l’honneur de vous connaître, je ne vous ai jamais rien caché, vous savez tous mes secrets : aujourd’hui doit se décider la question de vie ou de mort à laquelle, depuis que j’existe, j’ai voué toutes les forces actives de mon âme. Je pars à l’instant, je retourne à Valdivia : c’est dans cette ville que le premier coup sera porté dans quelques heures au tyran, la lutte qui va s’engager sera terrible. Je n’ai pas voulu y exposer la jeune fille que vous connaissez et à laquelle déjà vous avez sauvé la vie, je la confie à l’un de vous, l’autre m’accompagnera jusqu’à la ville ; s’il m’arrivait malheur dans ce combat, je lui remettrais un papier qui vous apprendrait à tous deux quelles sont mes intentions et ce que vous devez faire de cette pauvre enfant, qui est mon bien le plus cher et dont je ne me sépare qu’avec une immense douleur. Lequel de vous, messieurs, consent à se charger pendant le temps de mon absence de la garde de dona Rosario ?

— Partez tranquille, don Tadeo, allez où votre devoir vous appelle, répondit Louis d’une voix profonde, je vous jure que moi vivant, aucun danger ne la menacera ni de loin ni de près, il faudra marcher sur mon cadavre pour arriver jusqu’à elle.

— Merci, don Luis, répondit le Cœur Sombre, ému de l’accent du gentilhomme, j’ai foi en votre parole, je sais que vous tiendrez votre serment quand même ; du reste, dans quelques heures, j’espère être de retour, et puis ici, elle ne peut rien avoir à redouter.

— Je veillerai, répondit le jeune homme.

— Merci encore une fois.

Don Tadeo quitta les jeunes gens et entra dans la tente où dona Rosario, couchée dans un hamac, se balançait doucement en rêvant ; à l’arrivée de son tuteur, elle se leva vivement.

— Ne vous dérangez pas, je vous en supplie, chère enfant, dit don Tadeo en l’obligeant à reprendre sa première position, je n’ai que deux mots à vous dire.

— Je vous écoute, mon ami.

— Je viens vous faire mes adieux.

— Comment, vos adieux, don Tadeo ! s’écria-t-elle avec effroi.

— Oh ! rassurez-vous, peureuse, pour quelques heures seulement.

— Ah ! fit-elle avec un sourire de satisfaction.

— Mon Dieu, oui ! figurez-vous qu’il y a ici aux environs une grotte excessivement curieuse ; j’ai eu la maladresse ce matin d’en dire quelques mots devant don Valentin, et ce démon de Français, ajouta-t-il avec un sourire, veut absolument que je l’y conduise, de façon que, pour me débarrasser de ses importunités, ma foi, j’ai fini par y consentir.

— Vous avez bien fait, dit-elle vivement, nous avons de grandes obligations à ces deux caballeros français, et ce que vous a demandé celui-ci était de si mince importance…

— Que j’aurais eu mauvaise grâce à le refuser, interrompit don Tadeo ; aussi ne l’ai-je pas fait. Nous allons donc partir tout de suite afin d’être plus tôt de retour ; ne vous ennuyez pas trop pendant mon absence, chère enfant.

— Je tâcherai, dit-elle d’un air distrait.

— Du reste, je vous laisse pour veiller sur vous don Luis, vous causerez tous deux et le temps passera plus vite.

La jeune fille rougit.

— Revenez bientôt, mon ami, dit-elle.

— Le temps d’aller et de revenir, pas davantage ; allons, adieu, chère enfant.

Don Tadeo sortit de la tente et rejoignit les jeunes gens.

— Adieu, don Luis, dit-il, venez-vous, don Valentin ?

— Comment, si je viens ? répondit en riant le Parisien ; Caramba ! je serais désespéré de manquer l’occasion que vous m’offrez, de juger si vous vous entendez aussi bien en révolutions que nous autres Français.

— Eh ! nous sommes jeunes encore, répondit modestement don Tadeo, mais pourtant nous commençons à nous former, je vous l’assure.

— Louis, à bientôt, dit Valentin en serrant la main du jeune homme, et se penchant à son oreille, il ajouta : Rends grâce à Dieu, tu le vois, il protège ton amour.

Le jeune homme ne répondit que par un soupir et un hochement de tête découragé.

Un péon avait amené les chevaux des deux Chiliens et du Français : tous trois se mirent en selle.

Les trois cavaliers enfoncèrent les éperons dans le ventre de leurs montures, et disparurent bientôt dans les hautes herbes et les méandres de la route.

Louis retourna au camp tout pensif.

Il était seul avec dona Rosario.

Les deux chefs indiens, entraînés par la curiosité, s’étaient éloignés dans la direction de la chapelle, mêlés à la foule, à la cérémonie.

Les arrieros et les peones n’avaient pas tardé à les suivre.

La jeune fille s’était assise rêveuse sur un monceau de pellones, — peaux de moutons teintes, — devant la tente, et regardait sans les voir les nuages qui, chassés par une forte brise, couraient avec une grande vitesse dans l’espace.

Dona Rosario était une charmante enfant de seize ans à peine, petite, frêle et délicate, mignonne dans toute sa personne, et dont les moindres gestes et les moindres mouvements avaient un attrait indéfinissable.

Beauté rare en Amérique, elle était blonde ; sa chevelure, longue et soyeuse, avait la couleur des épis mûrs, ses yeux bleus, où se reflétait l’azur du ciel, avaient cette expression mélancoliquement rêveuse qui n’appartient qu’aux anges et aux jeunes filles qui commencent à aimer ; son nez un peu aquilin, aux ailes roses, sa bouche un peu sérieuse, aux lèvres rouges, garnie de dents d’une blancheur éclatante, sa peau nacrée, d’une finesse extrême, achevaient d’en faire une délicieuse créature.

Le bruit des pas du jeune homme qui s’approchait l’arracha à sa rêverie ; elle tourna la tête de son côté et lui lança un regard empreint d’une ineffable tristesse, tandis qu’un faible sourire se jouait sur ses lèvres.

Le comte s’inclina respectueusement devant elle.

— C’est moi, lui dit-il, d’une voix basse et inarticulée.

— Je savais votre arrivée, répondit-elle d’une voix harmonieusement modulée, oh ! pourquoi êtes-vous revenu ?

— N’en m’en veuillez pas d’être près de vous de nouveau, j’ai voulu vous obéir, je suis parti, sans espoir, hélas ! de vous revoir jamais ; le destin en a décidé autrement.

Elle lui lança un long regard.

— Malheureusement, continua-t-il avec un sourire triste, vous êtes pour quelques heures condamnée à souffrir ma présence.

— Je m’y résigne, dit-elle en lui tendant la main avec abandon.

Le jeune homme déposa un baiser brûlant sur la main moite et veloutée de la charmante enfant.

— Ainsi, nous voilà seuls, dit-elle avec enjouement, en retirant sa main.

— Mon Dieu, oui, à peu près, répondit-il en se prêtant à son humeur ; les chefs indiens et les peones, emportés par la curiosité, se sont mêlés à la foule, ce qui nous procure un tête-à-tête.

— Au milieu de dix mille personnes, fit-elle en souriant.

— Ce sont les meilleurs, chacun s’occupe de ses affaires sans penser à celles des autres, et nous pouvons parler sans craindre d’être interrompus par des importuns.

— Oui, dit-elle avec un accent rêveur, c’est souvent au milieu de la foule que se trouve la plus grande solitude.

— Le cœur ne possède-t-il pas cette faculté si grande, de pouvoir s’isoler quand cela lui plaît pour se replier sur lui-même ?

— N’est-ce pas souvent un malheur, que cette faculté ?

— Peut-être ! fit-il avec un soupir.

— Mais comment se fait-il, dit-elle d’un ton mutin, pour changer la conversation qui devenait trop sérieuse, pardonnez cette curiosité à une jeune fille, que vous, que j’ai entrevu quelquefois à Paris pendant le trop court séjour que j’y ai fait, et qui jouissiez alors, si je ne me trompe, d’une position brillante, je vous retrouve si loin de votre pays ?

— Hélas ! madame, mon histoire est celle de beaucoup de jeunes gens et peut se résumer en deux mots : faiblesse et ignorance.

— Oui, ce n’est que trop vrai, cette histoire est à peu près celle de tout le monde, en Europe comme en Amérique.

En ce moment, un grand bruit se fit entendre au dehors du camp.

Dona Rosario et le comte causaient à l’entrée de la tente, ils étaient placés de façon à ne pouvoir pas voir ce qui se passait dans la plaine,

— Quel est ce bruit ? demanda la jeune fille.

— Probablement le tumulte de la fête qui arrive jusqu’à nous ; désirez-vous assister à cette cérémonie ?

— À quoi bon ? ces cris et ce tumulte me font peur.

— Cependant, je croyais que c’était vous qui aviez demandé à don Tadeo à voir cette…

— Caprice de jeune fille, dit-elle, aussitôt passé que conçu.

— Mais l’intention de don Tadeo n’était-elle pas de…

— Qui peut connaître les intentions de don Tadeo ? interrompit-elle avec un soupir étouffé.’

— Il paraît vous aimer beaucoup, hasarda Louis timidement.

— Parfois, je suis sur le point de le croire ; il a pour moi les attentions les plus délicates, les soins les plus tendres ; puis, d’autres fois, il semble ne me supporter qu’avec peine, il me repousse, mes caresses le fatiguent.

— Singulière conduite, observa le comte, ce gentilhomme est votre parent, sans doute ?

— Je ne sais, répondit-elle ingénûment ; lorsque seule et pensive, je redescends dans mes jeunes années, j’ai comme un vague souvenir d’une femme belle et jeune, dont les yeux noirs me souriaient sans cesse, et dont les lèvres roses me comblaient de chauds baisers, puis, tout à coup, une obscurité complète se fait dans mon cerveau, la mémoire me manque totalement. Du plus loin que je me rappelle, je ne trouve plus que don Tadeo veillant sur moi, partout et toujours, comme ferait un père sur sa fille.

— Mais, repartit le comte, peut-être en effet est-il votre père ?

— Oh ! non, non, il n’est pas mon père.

— Quelle certitude avez-vous de cela ?

— Écoutez, de même que toutes les jeunes filles, à mon insu, le besoin d’aimer un être qui me rattache à la vie se fait souvent sentir à mon cœur ; un jour, c’était après une longue et douloureuse maladie que je venais de faire, don Tadeo avait, jour, et nuit, pendant plus d’un mois, veillé à mon chevet sans prendre un instant de repos ; heureux de me voir revenir à la vie, car il avait cru me perdre, il me souriait avec tendresse, baisait mon front et mes mains, enfin il paraissait en proie à la joie la plus vive. « Oh ! lui dis-je comme illuminée par une pensée subite, oh ! vous êtes mon père ! un père seul peut se dévouer avec cette abnégation pour son enfant ! » Lui jetant les bras autour du cou, je cachai ma tête dans son sein en fondant en larmes : Don Tadeo se leva, son visage était couvert d’une pâleur livide, ses traits étaient horriblement contractés, il me repoussa durement et se mit à marcher à grands pas dans la chambre. « Votre père, moi ! dona Rosario ! s’écria-t-il d’une voix saccadée, vous êtes folle ! pauvre enfant ! ne répétez jamais ces paroles, votre père est mort, votre mère aussi, il y a longtemps, bien longtemps ; je ne suis pas votre père, entendez-vous, ne répétez jamais ce mot ! je suis votre ami seulement. Oui, votre père avant de mourir vous a confiée à ma garde, voilà pourquoi je vous élève ; mais moi je ne suis même pas votre parent ! » Son agitation était extrême ; il dit encore beaucoup d’autres choses dont je ne me souviens pas, puis il sortit. Hélas ! hélas ! depuis ce jour je n’ai plus osé lui demander compte de ma famille.

Il y eut un silence.

Les deux jeunes gens réfléchissaient.

Le récit simple et touchant de dona Rosario avait vivement ému le comte.

Enfin il reprit la parole.

— Laissez-moi vous aimer, dona Rosario, lui dit-il d’une voix tremblante.

La jeune fille soupira.

— À quoi nous mènera cet amour, don Luis ? répondit-elle avec amertume, à la mort peut-être !

— Oh ! s’écria-t-il avec feu, elle serait la bienvenue si elle venait à cause de vous !

Au même instant plusieurs individus firent irruption dans la tente en poussant de grand cris.

D’un mouvement prompt comme la pensée, le comte se jeta devant la jeune fille, un pistolet de chaque main.

Mais comme si le ciel avait voulu accomplir le souhait qu’il venait de former, avant même qu’il eût eu le temps de se mettre en défense, il roula sur le sol frappé de plusieurs coups de poignard.

En tombant, il aperçut comme dans un rêve dona Rosario saisie brutalement par deux individus qui s’enfuirent en l’enlevant avec eux.


Don Tadeo fit un signe : l’officier qui commandait s’approcha de lui.


Alors, avec des efforts inouïs, le jeune homme se releva péniblement sur les genoux et parvint enfin à se redresser tout à fait.

Il aperçut les ravisseurs qui couraient vers leurs chevaux, tenus en bride à quelque distance par un Indien.

Le comte ajusta les misérables qui fuyaient, en criant :

— Au meurtre ! au meurtre !

Et il fit feu.

Un des ravisseurs tomba en poussant une imprécation de rage.

Le jeune homme, épuisé par l’effort surhumain qu’il venait de faire, chancela comme un homme ivre, le sang bourdonna dans ses oreilles, sa vue se troubla et il roula inanimé sur le sol.