Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 64

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F. Roy (p. 335-341).
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XIX

LA CAPITULATION.


Retournons dans la hutte du conseil, où le comte de Prébois-Crancé avait été introduit par le général.

Don Pancho Bustamente avait trop de courage personnel pour ne pas aimer et apprécier cette qualité chez un autre.

L’attitude fière et hautaine prise par le jeune homme lui avait plu ; aussi, après sa réponse, au lieu de lui savoir mauvais gré de la manière dont il avait rétabli les faits et posé la question, il lui en sut gré, et lui dit en s’inclinant :

— Votre observation est parfaitement juste, monsieur…

— Le comte de Prébois-Crancé, acheva le Français en saluant.

En Amérique, cette terre de l’égalité par excellence, à ce que prétendent du moins les gens qui n’y sont jamais allés, la noblesse n’existe pas. Les titres y sont par conséquent inconnus. Pourtant il n’y a pas de pays au monde où cette noblesse et ces titres jouissent d’un plus grand prestige.

Un comte ou un marquis sont regardés par les populations qu’ils visitent comme des hommes d’une essence supérieure à celle du commun des mortels. Et ce que nous disons ici ne se rapporte pas seulement à l’Amérique du Sud, où, après tout, selon la vieille loi qui dit que tout Castillan est noble, les descendants des Espagnols pourraient à bon droit revendiquer la noblesse ; mais c’est surtout aux États-Unis que l’influence des titres règne dans toute sa force.

L’immortel Fenimore Cooper avait du reste fait avant nous cette observation dans un de ses romans. Il raconte l’effet produit par un de ses personnages, Américain d’origine, qui, ayant émigré en Angleterre à la Révolution, en était revenu affublé du titre de baronnet : cet effet fut immense, et Cooper ajoute naïvement que ces dignes Yankees en furent tout enorgueillis.

D’où peut provenir cette anomalie chez des républicains aussi farouches que les Américains ?

Pour notre part, nous avouons franchement notre incompétence, et nous laissons à d’autres plus initiés dans les mystères du cœur humain, le soin de résoudre cette question ardue.

Le général et le sénateur regardèrent le jeune homme avec une curiosité sympathique, et don Pancho reprit au bout d’un instant :

— Avant toute autre question, permettez-moi, monsieur le comte, de vous demander comment il se fait que vous, personnellement, vous vous trouviez parmi les hommes que nous assiégeons ?

— Par la raison la plus simple, monsieur, répondit Louis avec un fin sourire : je voyage avec quelques amis et quelques domestiques ; hier le bruit d’un combat est arrivé jusqu’à nous ; je me suis informé naturellement de ce qui se passait ; sur ces entrefaites, plusieurs soldats espagnols, courant sur la crête des montagnes, se sont retranchés sur ce rocher où moi-même j’avais cherché un refuge, ne me souciant nullement de tomber entre les mains des vainqueurs, si ces vainqueurs étaient les Araucans, gens que l’on dit féroces, sans foi ni loi, que sais-je encore ? La bataille commencée dans le défilé a continué dans la plaine ; les soldats, n’écoutant que leur courage, ont tiré sur l’ennemi ; cette imprudence nous a été fatale, puisque voilà pourquoi vous nous avez découverts.

Le général et le sénateur savaient parfaitement à quoi s’en tenir sur la véracité de ce récit, auquel cependant, en gens du monde, ils eurent l’air d’ajouter la foi la plus entière ; d’ailleurs, il avait été débité avec une bonne humeur, un laisser-aller et un aplomb si réjouissants qu’ils l’avaient écouté en souriant.

Antinahuel et le Cerf Noir l’avaient pris au pied de la lettre.

— Ainsi, monsieur le comte, répondit le général, c’est vous qui êtes le chef de la garnison ?

— Oui, monsieur…

— Le général don Pancho Bustamente.

— Ah ! pardon, fit d’un air surpris le jeune homme, qui savait fort bien à qui il s’adressait, j’ignorais, général.

Don Pancho sourit avec orgueil.

— Et cette garnison est-elle nombreuse ? reprit-il.

— Hum ! assez, répondit légèrement le comte.

— Trente hommes, peut-être, fit le général d’un ton insinuant.

— Oui, à peu près, dit le comte avec aplomb.

Le général se leva.

— Comment, monsieur le comte, s’écria-t-il avec une feinte colère, c’est avec trente hommes que vous prétendez résister à cinq cents guerriers araucans qui vous entourent !

— Et pourquoi pas, monsieur ? répondit froidement le jeune homme.

En disant ces quelques mots, l’accent du Français fut si ferme, son œil lança un tel éclair, que les assistants tressaillirent d’admiration.

— Mais c’est de la folie ! reprit le général.

— Non, monsieur, c’est du courage, répondit le comte. Vive Dieu ! vous tous qui m’écoutez, vous êtes des hommes intrépides que mon langage ne peut étonner ; à ma place, vous agiriez de même !


Arrivé sur l’autre rive, il redressa son corps ruisselant, fit un dernier signe d’adieu à ses amis et disparut.

— Oui ! fit Antinahuel, mon frère le muruche parle bien, c’est un grand chef parmi les guerriers de sa nation, les Aucas seront fiers de le vaincre.

Le général fronça le sourcil, l’entrevue prenait une direction qui ne lui convenait pas.

— Essayez, chef, répliqua le jeune homme avec fierté, mais la roche qui nous abrite est haute, et nous sommes résolus à nous faire tuer tous avant de nous rendre.

— Voyons, monsieur le comte, dit le général d’un ton conciliant, tout ceci n’est qu’un malentendu ; la France n’est pas en guerre avec le Chili, que je sache !

— Je dois l’avouer, répondit Louis.

— Il me semble donc qu’il est plus facile de nous entendre que vous ne le supposez ?

— Ma foi, je vous dirai franchement que je suis venu en Amérique pour voyager et non pour me battre, et que si j’avais pu éviter ce qui est arrivé hier, je l’eusse fait de grand cœur.

— Eh bien ! rien n’est plus facile que de terminer le différend.

— Je ne demande pas mieux.

— Ni moi non plus, et vous, chef ? dit-il à Antinahuel.

— Bon, mon frère est le maître, ce qu’il fera sera bien fait.

— Très bien, reprit le général, voici quelles sont mes conditions : vous, monsieur le comte, et tous les Français qui vous accompagnent, vous serez libres de vous retirer où bon vous semblera ; mais les Chiliens et les Aucas, quels qu’ils soient, qui se trouvent dans votre troupe, nous seront immédiatement livrés.

La comte fronça le sourcil, se leva, et, après avoir salué les assistants avec la plus grande courtoisie, sortit résolument de la hutte.

Les quatre hommes se regardèrent un instant avec surprise, puis, par un mouvement spontané, ils s’élancèrent sur ses traces.

Le comte, d’un pas lent et tranquille, se dirigeait vers le rocher.

Le général le rejoignit à quelque distance des retranchements.

— Où allez-vous donc, monsieur ? lui dit-il, et pourquoi ce départ subit sans daigner nous répondre ?

Le jeune homme s’arrêta.

— Monsieur, dit-il d’une voix brève, après une telle proposition, toute réponse est inutile.

— Il me semble pourtant… objecta don Pancho.

— Fi, monsieur ! n’insistez pas, je vais rejoindre mes compagnons ; sachez bien ceci, c’est que tous les hommes qui sont avec moi se trouvent momentanément placés sous ma protection, ils suivront jusqu’au bout ma fortune comme je suivrai la leur : les abandonner serait commettre une lâcheté ; ces deux chefs aucas qui nous écoutent sont, j’en suis convaincu, des hommes de cœur, ils comprennent que je dois rompre toute négociation.

— Mon frère parle bien, dit Antinahuel ; mais des guerriers sont morts, il faut que le sang versé soit vengé.

— C’est juste, observa le jeune homme, aussi, je me retire, mon honneur me défend de rester plus longtemps ici et de prêter l’oreille à des propositions que je considère comme inacceptables.

Tout en parlant, le comte avait continué à marcher, et les cinq personnes étaient sorties du camp en quelque sorte sans s’en apercevoir, et ne se trouvaient plus qu’à une courte distance de la citadelle improvisée.

— Cependant, monsieur, observa le général, avant de refuser si péremptoirement, vous devriez au moins avertir vos compagnons.

— Vous avez raison, général, fit le comte avec un sourire railleur.

Il prit son agenda, écrivit quelques mots sur une des pages, la déchira et la plia en quatre.

— Vous allez être satisfait séance tenante, dit-il ; et se tournant vers le rocher, il porta ses mains à sa bouche en les arrondissant en forme de porte-voix :

« Descendez un laço, cria-t-il avec force.

Presque immédiatement une longue corde en cuir passa par une des meurtrières et flotta bientôt à un pied du sol.

Le comte prit une pierre, l’enveloppa dans la feuille de papier et attacha le tout à l’extrémité du laço qui remonta.

Le jeune homme se croisa les bras sur la poitrine, et se tournant vers ceux qui l’entouraient :

— Vous aurez bientôt la réponse, dit-il.

Une certaine agitation régnait en ce moment parmi les Aucas : un Indien venait d’arriver tout effaré et de murmurer à l’oreille de Antinahuel quelques mots qui l’avaient bouleversé.

Le général avait échangé avec le sénateur un regard significatif.

Tout à coup, les fortifications mobiles entassées sur le sommet des rochers s’écartèrent comme par enchantement, et la plate-forme parut couverte de soldats chiliens armés de fusils ; un peu en avant d’eux se tenait Valentin avec son chien César.

Don Tadeo et les deux chefs indiens étaient seuls invisibles.

Valentin était nonchalamment appuyé sur son fusil.

Le comte ne savait s’il voulait en croire ses yeux, il se demandait vainement où ses amis avaient recruté ces nombreux soldats.

Cependant il ne se démonta pas, nulle trace de surprise ne passa sur son visage, il se retourna paisiblement vers les chefs et leur dit avec un sourire railleur :

— Vous voyez, messieurs, que la réponse ne s’est pas fait attendre ; écoutez bien, je vous prie.

— Monsieur le comte, cria Valentin avec une voix qui retentit avec l’éclat de la foudre, au nom de vos compagnons qui me chargent de vous répondre, vous avez eu raison de rejeter les propositions honteuses que l’on vous offrait ; nous sommes ici cent cinquante hommes résolus à périr plutôt que de les accepter.

Le chiffre de cent cinquante produisit un grand effet sur les chefs aucas, joint à la nouvelle qu’ils venaient de recevoir que leurs prisonniers chiliens avaient réussi à s’échapper du camp avec armes et bagages et à rejoindre les assiégés.

Est-il besoin d’expliquer que cette fuite des prisonniers avait été concertée et exécutée par doña Maria et le sénateur ?

Voilà quel était le projet qu’elle avait conçu pour obliger les Araucans à lever le siège, projet qui, de même que tous ceux formés par cette femme à l’esprit de démon, devait réussir par sa hardiesse même.

Le comte qui, lorsqu’il ne représentait qu’une garnison composée de trois hommes, avait tenu un langage si hautain, n’était pas d’humeur à le modifier à présent que la fortune lui souriait si visiblement.

— C’est convenu, cria-t-il à Valentin, et s’adressant aux chefs. Vous le voyez, dit-il, mes compagnons sont de mon avis.

— Que veut donc mon frère ? demanda Antinahuel.

— Oh ! mon Dieu, répondit le jeune homme, m’en aller simplement. Je ne suis pas ambitieux, moi, nous sommes tous de braves gens, pourquoi nous égorgerions-nous sans raisons plausibles ? ce serait ridicule. Vous allez rentrer dans vos retranchements en me donnant votre parole d’honneur de ne pas en sortir avant trois heures ; pendant ce temps-là j’évacuerai avec ma troupe le poste que j’occupe, et je me retirerai avec armes et bagages, sans descendre dans la plaine ; dès que je serai parti, vous lèverez votre camp et vous partirez de votre côté, sans chercher à inquiéter ma retraite. Ces conditions vous conviennent-elles ?

Antinahuel, le Cerf Noir et le général se consultèrent un instant à voix basse.

— Nous acceptons, dit Antinahuel. Mon jeune frère pâle est un grand cœur, lui et ses mosotones sont libres de se retirer où ils voudront.

— Bien, répondit le comte, en serrant la main que lui tendait le toqui, vous êtes un brave guerrier et je vous remercie, chef ! mais j’ai encore une demande à vous adresser.

— Que mon frère s’explique, et si je puis la lui accorder je le ferai, répondit Antinahuel.

— Eh bien ! reprit le jeune homme avec effusion, ne faites pas les choses à demi, chef ; hier vous vous êtes emparé de quelques prisonniers espagnols, rendez-les-moi.

— Ces prisonniers sont libres, dit le toqui avec un sourire contraint, ils ont rejoint déjà leurs frères du rocher.

Louis comprit alors d’où provenait cet accroissement inouï de sa garnison.

— Je n’ai donc plus qu’à me retirer, répondit-il.

— Pardon ! pardon ! s’écria le sénateur, qui n’était pas fâché de profiter de l’occasion pour s’éloigner au plus vite de doña Maria et du général, dont la société ne lui plaisait que fort médiocrement, j’étais au nombre de ces prisonniers, moi !

— C’est juste, observa don Pancho, que décide mon frère ?

— Bon, que cet homme parte, répondit Antinahuel en haussant les épaules.

Don Ramon ne se le fit pas répéter, et suivit le comte avec empressement.

Louis salua courtoisement les chefs et regagna la tour où ses compagnons l’attendaient avec anxiété.

Les préparatifs du départ furent courts.

Le sénateur surtout avait hâte de s’éloigner, tant il redoutait de retomber au pouvoir de ceux auxquels par un miracle il avait échappé.

Si doña Maria et le général Bustamente s’étaient doutés que l’homme qu’ils haïssaient, et contre lequel ils s’étaient ligués, était au nombre de ceux qu’ils avaient si ardemment travaillé à sauver, quel aurait été leur désappointement !

Quelques heures plus tard, ces lieux étaient retombés dans leur solitude habituelle, que troublait seul par intervalles le vol des condors ou la course effarée des guanaccos.

Chiliens et Araucans avaient disparu !