Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 66

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F. Roy (p. 347-352).
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XXI

LE CONSEIL


Vers le milieu de la nuit l’orage éclata.

Les ténèbres étaient épaisses ; par moments des éclairs éblouissants traversaient l’espace et répandaient des lueurs fugitives qui imprimaient aux objets une apparence fantastique.

Les arbres, fouettés par le vent qui mugissait avec fureur, se secouaient et pliaient comme des roseaux sous l’effort de la tempête ; le sourd grondement du tonnerre mêlait ses éclats métalliques aux rugissements de la rivière qui débordait dans la prairie.

Le ciel avait l’apparence d’une immense lame de plomb, et la pluie tombait si drue que les voyageurs, malgré tous leurs efforts, ne parvenaient pas à s’en garantir.

Leur feu de bivouac s’éteignit, et jusqu’au jour ils grelottèrent sous les éléments combinés qui faisaient rage au-dessus de leur tête.

Vers le matin, l’ouragan se calma un peu et le soleil en se levant le dissipa tout à fait.

Ce fut alors que les cinq aventuriers purent apprécier les désordres occasionnés par cet effroyable cataclysme.

Des arbres étaient brisés ou tordus comme des fétus de paille, d’autres, déracinés sous l’effort de la tourmente, gisaient les racines en l’air.

La prairie n’était qu’un large marécage.

La rivière, la veille encore si calme, si limpide, si inoffensive, avait tout envahi, roulant des eaux bourbeuses, couchant les herbes et creusant de profonds ravins.

Valentin se félicita d’avoir, le soir, établi son camp sur le penchant de la montagne, au lieu de descendre dans la plaine ; s’il n’avait pas agi ainsi, peut-être lui et ses compagnons auraient-ils été engloutis par les eaux furieuses lorsqu’elles avaient débordé.

Le premier soin des voyageurs fut de rallumer du feu pour se sécher et pour préparer leur repas.

Trangoil Lanec chercha d’abord une pierre plate et assez large. Sur cette pierre, il étendit un lit de feuilles, au-dessus desquelles le feu fut enfin allumé.

Sur la terre mouillée, il eût été impossible d’en obtenir.

Bientôt une colonne de flammes claires monta vers le ciel et ranima le courage des voyageurs transis de froid, qui la saluèrent par un cri de joie.

Dès que le déjeuner fut terminé, la gaieté reparut, les souffrances de la nuit furent oubliées, et ces cinq hommes ne pensèrent plus aux misères passées que pour s’encourager à supporter patiemment celles qui les attendaient encore.

Il était sept heures du matin. Accroupis devant le brasier, ils fumaient en silence, lorsque Valentin prit la parole :

— Nous avons eu tort cette nuit, dit-il, de laisser partir don Tadeo.

— Pourquoi cela ? lui demanda Louis.

— Mon Dieu, nous étions en ce moment sous le coup d’une impression terrible, nous n’avons pas réfléchi à une chose qui me revient en ce moment.

— Laquelle ? — Celle-ci : dès que don Tadeo aura accompli les devoirs de bon citoyen, auxquels l’oblige son patriotisme éprouvé, il est évident pour nous tous qu’il résignera immédiatement un pouvoir qu’il n’a accepté qu’à son corps défendant.

— C’est évident.

— Quel sera alors son plus vif désir ?

— Pardieu ! celui de se mettre à la recherche de sa fille, dit vivement Louis.

— Ou de nous rejoindre.

— C’est la même chose.

— D’accord ; mais là surgira devant lui un obstacle infranchissable qui l’arrêtera net.

— Lequel ?

— Un guide qui puisse le conduire auprès de nous.

— C’est vrai ! s’écrièrent les quatre hommes avec stupeur.

— Comment faire ? demanda Louis.

— Heureusement, continua Valentin, qu’il n’est pas trop tard encore pour réparer notre oubli. Don Tadeo a besoin avec lui d’un homme qui lui soit entièrement dévoué, qui connaisse à fond les parages que nous nous proposons de parcourir, qui nous suive, en quelque sorte, à la piste comme un fin limier, n’est-il pas vrai ?

— Oui, fit Trangoil Lanec avec un geste affirmatif.

— Eh bien ! reprit Valentin, cet homme, c’est Joan.

— C’est juste, observa l’Indien, moi je serai le guide.

— Joan va nous quitter, je lui donnerai une lettre que Louis écrira, et dans laquelle j’instruirai don Tadeo de la mission dont notre ami se charge auprès de lui.

— Bon ! fit Curumilla, notre ami pense à tout ; que don Luis dessine le collier — lettre.

— Eh mais ! s’écria joyeusement Valentin, à présent que j’y songe, il vaut mieux que cette idée ne me soit venue que ce matin.

— Pourquoi donc ? dit Louis avec étonnement.

— Parce que ce pauvre don Tadeo sera tout heureux de recevoir de nous ce mot qui lui prouvera que nous ne le négligeons pas, et que nous prenons ses intérêts à cœur.

— C’est vrai, dit le comte.

— N’est-ce pas ? eh bien ! écris, frère.

Le comte ne se le fit pas répéter, il se mit à l’œuvre.

La lettre, écrite sur une feuille de son agenda, fut bientôt prête.

Joan, de son côté, avait terminé ses préparatifs de départ.

— Frère, lui dit Valentin, en lui remettant le billet que l’Indien cacha sous le ruban qui ceignait ses cheveux, je n’ai aucune recommandation à vous faire : vous êtes un guerrier expérimenté, un homme au cœur fort, vous laissez ici des amis dans le souvenir desquels vous tiendrez toujours une grande place.

— Mon frère n’a rien à me dire ? répondit Joan, avec un sourire qui éclaira son martial visage d’un rayon de bonté sympathique ; je laisse mon cœur ici, je saurai l’y retrouver.

Il s’inclina devant ses amis ; puis le brave Indien s’éloigna rapidement en bondissant comme un guanacco dans les hautes herbes.

Bientôt ils le virent se jeter dans la rivière et la traverser à la nage.

Arrivé sur l’autre rive, il redressa son corps, ruisselant, fit un dernier signe d’adieu à ses amis et disparut dans un pli de terrain.

— Brave garçon ! murmura Valentin en se rasseyant devant le feu.

— C’est un guerrier, dit Trangoil Lanec avec orgueil.

— Maintenant, chef, reprit le spahi, causons un peu, voulez-vous ?

— J’écoute mon frère.

— Je vais m’expliquer : la tâche que nous entreprenons est difficile, j’ajouterais même qu’elle est impossible, si nous ne vous avions pas avec nous ; Louis et moi, malgré tout notre courage, nous serions contraints d’y renoncer, car dans ce pays, les yeux de l’homme blanc, si bons qu’ils soient, sont impuissants pour le diriger. Vous seuls pouvez nous guider sûrement vers le but ; que l’un de vous soit donc notre chef, nous lui obéirons avec joie, et nous nous laisserons conduire par lui comme il le jugera convenable ; ainsi, chef, entre nous pas de fausse délicatesse, vous et Curumilla êtes de droit chefs de l’expédition.

Trangoil Lanec réfléchit quelques minutes, puis il répondit :

— Mon frère a bien parlé, son cœur est sans nuages pour ses amis. Oui, la route est longue et hérissée de périls, mais que nos frères pâles s’en rapportent à nous : élevés dans le désert, il ne garde plus de mystères pour nous, et nous saurons déjouer les embûches et éventer les pièges qui nous seront tendus.

— Voilà qui est convenu, chef, dit Valentin, quant à nous, nous n’aurons qu’à obéir.

— Ce point réglé à la satisfaction commune, observa le comte, il en est un autre non moins important qu’il nous faut régler aussi séance tenante.

— Quel est ce point, frère ? demanda Valentin.

— Celui de savoir de quel côté nous nous dirigerons, et si nous nous mettrons bientôt en route.

— Immédiatement, répondit Trangoil Lanec ; seulement nous devons d’abord adopter une ligne de conduite dont nous ne nous écarterons plus pendant le cours du voyage.

— Ceci est raisonner en homme prudent, chef ; soumettez-nous donc vos observations, c’est du choc des idées que jaillit la lumière.

— Je pense, dit Trangoil Lanee, que pour retrouver la piste de la vierge pâle aux yeux d’azur, il nous faut retourner à San-Miguel, et de là nous lancer sur les traces des guerriers qui l’ont emmenée.

— C’est assez mon avis, appuya Valentin, je ne vois pas trop comment nous pourrions faire autrement.

Curumilla secoua négativement la tête.

— Non, dit-il, cette piste nous égarerait et nous ferait perdre un temps précieux.

Les deux Français le regardèrent avec étonnement, tandis que Trangoil Lanec continuait à fumer, le regard impassible.

— Je ne vous comprends pas, chef, dit Valentin.

Curumilla sourit.

— Que mon frère écoute, dit-il ; Antinahuel est un chef puissant et redouté, c’est le plus grand des guerriers araucans, son cœur est vaste comme le monde. Le toqui a déclaré la guerre aux visages pâles : cette guerre, il la fera cruelle, parce qu’il a auprès de lui un homme et une femme huincas qui, dans leur intérêt, le pousseront à envahir leur pays. Antinahuel rassemblera ses guerriers, mais il ne retournera pas dans son village ; la vierge aux yeux d’azur a été enlevée par la femme au cœur de vipère pour décider le chef à cette guerre, car le chef aime la vierge, et je l’ai dit à mes frères, la volonté du chef brûle ce qu’il ne peut atteindre ; le chef, obligé de rester à la tête des guerriers, ordonnera que la vierge lui soit amenée. Afin de découvrir la trace du puma femelle, les chasseurs suivent celle du mâle ; pour retrouver la piste de la jeune vierge, il faut suivre celle de Antinahuel, et nous reconnaîtrons que bientôt toutes deux s’enchaînent et se confondent. J’ai dit, que mes frères réfléchissent.

Il se tut, et baissant la tête sur la poitrine, il attendit.

Il y eut un silence assez long, ce fut le comte qui le rompit.

— Ma foi, dit-il, je ne sais que penser, les raisons que le chef vient de nous donner me semblent si bonnes que je suis prêt à m’y rendre.

— Oui, appuya Valentin, je crois que mon frère Curumilla a deviné juste : il est évident pour nous que Antinahuel aime doña Rosario, et que c’est dans le but de la lui livrer que cette hideuse créature, que notre ami appelle fort bien le cœur de vipère, a fait enlever la malheureuse enfant ; qu’en pensez-vous, chef ? demanda-t-il à Trangoil Lanec.

— Curumilla est un des Ulmènes les plus prudents de sa nation, il a le courage du jaguar et l’adresse du renard, lui seul a jugé sainement ; nous suivrons la piste de Antinahuel.

— Suivons donc la piste de Antinahuel, cela ne nous sera pas difficile, elle est assez large, dit gaiement Valentin.

Trangoil Lanec hocha la tête.

— Mon frère se trompe, nous suivrons effectivement la trace de Antinahuel, niais nous la suivrons à l’indienne.

— C’est-à-dire ?

— Dans l’air.

— Très bien, répondit Valentin abasourdi par cette explication laconique, je ne comprends plus du tout.

Le chef ne put s’empêcher de sourire de la mine effarée du jeune homme.

— Si nous suivions servilement par derrière les traces du toqui, dit-il avec condescendance, comme il a deux jours d’avance sur nous, qu’il est à cheval et que nous sommes à pied, malgré toute la diligence que nous ferions, nous ne parviendrions que dans bien longtemps à l’atteindre, et peut-être serait-il trop tard.

— Caramba ! s’écria le jeune homme, c’est vrai, je n’avais pas songé à cela ; comment nous procurer des chevaux ?

— Nous n’en avons pas besoin, dans les montagnes on voyage plus vite à pied. Nous allons couper la piste en ligne droite ; chaque fois que nous la rencontrerons, nous relèverons soigneusement sa direction, et nous agirons toujours ainsi jusqu’à ce que nous nous croyions sûrs de trouver celle de la vierge pâle ; alors nous modifierons notre système de poursuite, d’après les circonstances.

— Oui, répondit Valentin, ce que vous me dites là me semble assez ingénieux, et de cette façon vous êtes certain de ne pas vous égarer, en un mot de ne pas faire fausse route ?

— Que mon frère soit tranquille.

— Oh ! parfaitement, chef, et dites-moi, en marchant ainsi à vol d’oiseau, quand pensez-vous atteindre celui que nous poursuivons ?

— Après-demain soir nous serons bien près de lui.

— Comment ! aussi promptement ? c’est incroyable.

— Que mon frère réfléchisse : pendant que notre ennemi, qui ne soupçonne pas qu’on le poursuit, mais qui cependant peut marcher vite, fera quatre lieues dans la plaine, en suivant le chemin que nous allons prendre, nous, nous en ferons huit dans les montagnes.

— Vive Dieu ! c’est affaire à vous pour dévorer l’espace. Agissez à votre guise, chef, je vois que nous ne pouvions avoir de meilleurs guides que vous deux.

Trangoil Lanec sourit.

— Partons-nous ? reprit Valentin.

— Pas encore, répondit l’Ulmen en désignant son compagnon occupé à confectionner des chaussures indiennes. Tout est indice dans le désert ; s’il arrive que ceux que nous poursuivons nous poursuivent à leur tour, vos bottes nous feront reconnaître. Vous allez les quitter, alors les guerriers araucans seront aveugles, car dès qu’ils verront des traces indiennes ils ne conserveront pas de méfiance.

Valentin, sans répondre, se laissa aller sur l’herbe et quitta ses bottes, mouvement qui fut imité par le comte.

— À présent, dit en riant le Parisien, je suppose qu’il faut que je les jette dans la rivière, hein ? afin qu’on ne les retrouve pas.

— Que mon frère s’en garde bien, répondit sérieusement Trangoil Lanec, les bottes doivent être gardées ; qui sait ? plus tard peut-être elles pourront servir.

Les deux jeunes gens avaient chacun un havresac en peau assez semblable à celui des soldats, qu’ils portaient sur leurs épaules et qui contenait leurs effets de première nécessité, leurs ponchos et leurs couvertures de campement.

Sans faire d’observation, ils attachèrent les bottes sur le havresac et le bouclèrent sur leurs épaules.

Curumilla eut bientôt terminé sa besogne, il leur remit à chacun une paire de chaussures en tout semblables aux siennes, et qu’ils chaussèrent à leurs pieds.

Tous ces préparatifs terminés, ils reprirent à grands pas le chemin des montagnes, suivis par César qui formait l’arrière-garde.