Le Grand Conti/01

La bibliothèque libre.
Duc de la Force
Le Grand Conti
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 516-548).


LE GRAND CONTI


I


Conti, le Grand Conti que la gloire environne,
Plus orné par son nom que par une couronne.

(Regnard).


ÉDUCATION DE PRINCES

Vers la fin du XVIIe siècle, on voyait, au numéro 11 du quai Malaquais, un hôtel de construction récente. Bâti par le financier Le Barbier en 1630, cédé en 1632 à Loménie de Brienne, il fut acheté, vingt-huit ans plus tard, par Armand de Bourbon, prince de Conti. Avant de disparaître en 1845, il devait abriter, après les Contis, bien des maîtres différents ; s’appeler tour à tour l’hôtel du Plessis-Guénégaud, de Créqui, de Lauzun, de La Roche-sur-Yon, de Mazarin, de Juigné ; devenir, sous le Directoire, le Consulat et l’Empire, le ministère de la Police générale, et, sous la Restauration, la résidence du fondateur des Messageries nationales, Caillard. Aujourd’hui, sur l’emplacement de cette maison, où mourut le mari de la Grande Mademoiselle, où Fouché tendait les innombrables fils de la police impériale, s’élève l’École des Beaux-Arts.

Mais, il y a deux siècles et demi, le mur qui séparait l’hôtel du quai et joignait à droite un pavillon en retour, était neuf. Une porte cochère s’ouvrait au milieu. Elle laissait voir au fond d’une cour assez triste, un corps de logis à deux étages, dont l’autre façade regardait les parterres d’un petit jardin. C’est là que naquit, le 30 avril 1664, François-Louis de Bourbon. Son père, Armand de Bourbon, prince de Conti, était le frère cadet du Grand Condé, et sa mère, Anne-Marie Martinozzi, une de ces charmantes nièces de Mazarin, qui arrivèrent à de si hautes fortunes. L’enfant, leur second fils, — l’ainé Louis-Armand avait alors trois ans, — fut baptisé à Saint-Sulpice le jour même de sa naissance. Il eut son oncle Condé pour parrain, et, pour marraine, sa tante, la duchesse de Longueville. On lui donna d’abord le titre de comte de La Marche, puis de comte de Clermont, et bientôt de prince de La Roche-sur-Yon. La mort de son père et de son frère aîné devait lui permettre de s’appeler à son tour le prince de Conti.

Rien de plus austère que le milieu où la Providence le plaçait à son entrée en ce monde. Les parents, jansénistes convaincus, étaient rigides comme Port-Royal. Qu’ils fussent dans leur hôtel du quai ou dans un de leurs châteaux, à Noisy près de Versailles, à l’Isle-Adam près de Pontoise, au Bouchet non loin de Corbeil, à l’Isle-Jourdain en Armagnac, en Languedoc, à la Grange des Prés, leur maison était un véritable couvent. La règle obligeait les maîtres d’hôtel d’assister aux exercices de piété, couchait les valets de pied à sept heures, les faisait surveiller dans leurs chambres, les forçait, le soir, d’aller à la prière, le matin, d’entendre la messe, d’apprendre à lire et à écrire ; avertissait les cochers de se retirer à huit heures en été, à sept heures en hiver, et, s’ils étaient célibataires, de ne jamais découcher.

Le prince lui-même, qui avait encouragé les débuts de Molière à Pézenas, s’interdisait le plaisir du théâtre, et enlevait à la troupe du poète le titre de comédiens ordinaires du prince de Conti. Molière n’était pas homme à ne pas se venger. A Don Juan il donna plus d’un trait de ressemblance avec son ancien protecteur.

Ce Conti, si dévot à trente-quatre ans, avait-il donc été, selon les fortes expressions du valet de Don Juan, « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un turc, un diable, un hérétique qui ne croit ni ciel, ni saint, ni dieu, ni loup-garou ? » Fallait-il voir en lui le meurtrier du Commandeur, « l’épouseur à toutes mains ? » Non sans doute ; mais, destiné dès l’enfance aux ordres sacrés, fort séduisant quoique bossu, avec sa magnifique chevelure, son joli visage, des yeux qui reflétaient une âme spirituelle, mobile et légère, il s’était montré débauché et libertin. « Enfin, dit Don Juan à Sganarelle, il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne ; et j’ai, sur ce sujet, l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire. » « Cela ne m’empêche pas, écrivait Conti au duc de Candale, d’espérer de faire quelques conquêtes à Paris, après avoir été de province en province rangeant des dames sous mes lois. » On l’avait vu à la cour tantôt en « habits éclatants, tantôt vêtu du costume des clercs ; « puis il avait quitté l’élégante soutane d’abbé mondain qu’il avait d’abord espéré couvrir de la pourpre. Pendant la Fronde, ses injustices et ses violences, non moins que ses autres excès, avaient scandalisé le Royaume. Ayant accepté, pour rentrer en grâce, le plus intéressé des mariages avec la nièce de Mazarin, (il épousait, assurait-il, le cardinal et point du tout une femme), le prince avait continué ses folies amoureuses, apporté à sa fiancée une santé à jamais perdue. Comme Don Juan il s’était converti tout à coup ; mais, contrairement au personnage de Molière, avec une sincérité parfaite.

C’était Pavillon, le saint évêque d’Alet, qui avait été l’instrument de la grâce. Pavillon avait changé ce prince si gâté de vices en un rude pénitent, porteur du cilice, jeûneur rigoureux, entendant la messe chaque jour, et tout entière à genoux. Conti avait commencé à réparer les dommages causés en France par ses troupes. Les conseils de son confesseur, l’abbé de Ciron, l’avaient fait renoncer, à quarante mille écus de pensions qu’il s’était réservés sur ses anciennes abbayes, et son oncle Mazarin, effrayé d’un aussi dangereux désintéressement, avait songé à mettre le confesseur à la Bastille.

Conti ne s’était pas arrêté dans sa pénitence. Il avait payé ses dettes, retranché de son domestique le superflu, « chose si nécessaire, » et, dans une lettre d’une humilité extrême, demandé pardon à M. de Calvimont de lui avoir pris sa femme. Zélé comme un apôtre, intolérant comme un néophyte, il composait un traité sur les Devoirs des Grands, et cet ouvrage contre la comédie et les spectacles qui prend à partie les pièces de Corneille et condamne même Polyeucte. « Il aurait mieux fait, dit Voltaire, d’écrire contre les guerres civiles. »

Devant de tels exemples, la princesse de Conti, longtemps « honnête païenne, » s’était sentie transformée jusqu’au fond de l’âme. Il est vrai que la douce créature dont les contemporains ont admiré les cheveux blonds, célébré la raison et l’esprit, adorait son bizarre époux. Les lettres qu’elle lui adressait en 1654, au lendemain de son mariage, alors qu’il commandait l’armée du Roi en Catalogne, se terminaient fort tendrement, et il s’y ajoutait quelquefois des post-scriptum passionnés : « Adieu, mon très cher : je t’aime plus que ma vie et je t’embrasse de tout mon cœur, mon tout et mon aimable enfant. — P.-S. Il faut que je vous dise encore que je vous aime de tout mon cœur et que je me meurs d’envie de te voir, mon cher mari. »

Le couple converti multipliait les bonnes œuvres. En 1662, pour secourir les pauvres pendant le rigoureux hiver, la princesse donnait deux cent mille livres de pierreries et un collier de quarante mille livres. Sacrifice cruel ! Malgré sa sainteté, elle n’avait pu s’empêcher, en jetant un dernier regard sur le beau collier, de pousser un soupir.

Il arrivait même au prince et à la princesse de Conti de faire des retraites dans la ville d’Alet en Languedoc : petite ville épiscopale bâtie à l’entrée d’un pays rude, presque sans routes, dans une haute plaine entourée de montagnes s’étageant vers le Midi par delà la frontière espagnole, un de ces évêchés « crottés et maudits, » dont on disait alors : Beati qui habitant urbes, exceptis Saint-Papoul, Alet et Lombez !

La dernière de ces retraites eut lieu un an après la naissance de François-Louis, au printemps de l’année 1665. Ils passèrent l’été à Noisy ; puis, en novembre, se rendirent à Béziers, car le prince devait présider les États du Languedoc dont il était gouverneur. De santé toujours chétive, très malade à Paris l’année précédente, Conti avait médiocrement supporté les fatigues du voyage ; il ne supporta pas mieux celles des Etats, et alla se reposer chez lui, à côté de Pézenas, à la Grange des Prés. Le château était une des beautés du Languedoc. On admirait ses magnifiques appartements, ses grandes cours, ses jardins, ses parterres, ses orangers, ses palissades de grenadiers, de lauriers, de cyprès, de pins, d’arbres rares, ses bassins de marbre, ses eaux jaillissantes et sa situation délicieuse. Bâti en 1588 par Henri Ier, duc de Montmorency, passé en 1614 au duc Henri II, confisqué après la révolte et l’exécution de celui-ci, dix-huit ans plus tard, il avait été laissé en 1633 par Louis XIII à l’une de ses sœurs, Charlotte, princesse de Condé, mère du Grand Condé et du prince de Conti.

Dans l’élégante demeure, théâtre de tant de fêtes, qui avait retenti du rire de Molière, aux jours déjà lointains de 1653, où Mme de Calvimont goûtait, auprès de son amant, le plaisir de la comédie, le prince de Conti rentrait pour mourir. Il y expira le 21 février 1666, avec les sentiments de la piété la plus vive, à l’âge de trente-six ans. Ses restes furent portés en grande pompe aux Cordeliers de Pézenas, en attendant d’être inhumés à la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon.

La princesse de Conti s’était retirée au couvent des Carmélites de Narbonne. Elle se préparait à revenir à Paris.

Cette veuve, jeune et belle, n’allait plus vivre que pour ses enfants. Elle leur donna, pour les élever, deux ecclésiastiques : du Trouillas, ancien précepteur du comte de Saint-Paul, fils de Mme de Longueville, au prince de Conti ; Lancelot, au prince de La Roche-sur-Yon. Mais très vite, du Trouillas, torturé par de violents maux de tête, avait entrevu le moment où il serait obligé de renoncer à sa mission. Vers la fin du printemps 1671, alors que François-Louis entrait dans sa huitième année, les enfants étaient confiés à Lancelot, sous l’autorité d’un gouverneur, Montfaucon, sieur de Lapejan, et du Trouillas suppléait seulement, à de certains jours et à de certaines heures, le professeur en titre. Des deux frères, Louis-Armand de Bourbon, prince de Conti, et François-Louis de Bourbon, prince de La Roche-sur-Yon, c’est le second qui nous intéresse. Encore quelque vingt ans, le prince de Conti d’aujourd’hui mourra, et La Roche-sur-Yon s’appellera à son tour le prince de Conti.


Le gouverneur, choisi par la princesse, était un gentilhomme de vieille race gasconne, demi-frère de l’illustre bénédictin Bernard de Montfaucon. Ils avaient l’un et l’autre pour père ce Timoléon de Montfaucon, dont on citait la noble réponse au duc de Montmorency qui le pressait de le suivre dans sa rébellion : « Monseigneur, mon âme est à Dieu et mon épée au Roi. » Quant à Lancelot, l’un des solitaires de Port-Royal, demeuré diacre par humilité, il était âgé, en 1671, de cinquante-six ans, et connu comme le maître des fameuses Petites-Ecoles. De plus, ayant été précepteur du duc de Chevreuse, il avait l’expérience de l’enseignement particulier. C’était un grammairien remarquable et novateur. Il avait publié, outre le Jardin des racines grecques et la Grammaire générale, les méthodes pour apprendre rapidement le latin, le grec, l’italien, l’espagnol, les traités de poésie de ces différentes ~ langues, les Éléments de géométrie, etc.

Le Jardin des racines grecques, recueil de racines grecques mises en petits vers français, afin d’être retenues plus facilement et de soulager la mémoire pour la connaissance des mots, est plein d’erreurs, de faux radicaux, d’étymologies absurdes, même d’omissions, de contresens et de barbarismes ; mais il a rendu d’incontestables services à des générations d’écoliers. Il a résisté deux cents ans. Duruy ne le supprima qu’en 1863, et il ne fut pas remplacé. Où est-il, le livre pédagogique qui ait ainsi vécu deux siècles ? La Méthode latine avait eu l’honneur de servir aux études de Louis XIV, sous la direction de Péréfixe. Elle était en français, au lieu d’être en latin, selon la coutume du temps. Il espérait, le bon Lancelot, que « les enfants lui sauraient quelque gré d’avoir travaillé pour les exempter de tant de peine et d’inquiétudes qu’ils avaient à apprendre Despautère, » car il avait la passion, la dévotion de l’enfance.

Par une lettre pleine de bonhomie qu’il écrivit en juin 1671 à M. de Saci, au moment où il venait d’arriver au château de l’Isle-Adam, nous savons quel était, heure par heure, l’emploi du temps de ses élèves. « Pour ce qui regarde Messeigneurs en particulier, voici. Monsieur, disait-il, l’ordre que je garde, qui n’est pas si stable qu’on ne le change quelquefois... Comme ils sont fort jeunes et d’une complexion faible, on les laisse dormir autant qu’ils le peuvent ; mais, dès qu’ils sont éveillés, sans les laisser rendormir, on les lève, de peur qu’ils ne badinent dans leur lit. Ainsi, quoique l’heure du coucher soit marquée, celle du lever ne l’est pas. Il va bien à une heure de différence, c’est-à-dire à six ou sept heures environ. Dès qu’ils sont levés, ils prient Dieu, et ensuite, pendant qu’on les habille, ils déjeunent et on leur lit l’histoire. Ils vont ensuite chez Madame lui donner le bonjour, où ils sont quelquefois quelque temps à faire leur petite cour. Je leur fais faire après quatre ou cinq tours de jardin ou monter même les montagnes pour les fortifier et les mettre en belle humeur ; après quoi, nous venons étudier. »

Il est neuf heures alors, et l’on prend, dès que la prière est récitée, le Bongars. C’est un recueil de « lettres latines de M. de Bongars, résident et ambassadeur sous le roi Henri IV en diverses négociations importantes, » et il a cet avantage, si l’on en croit son traducteur, que l’on ne sort pas « de France pour apprendre ce qu’il y a de plus pur dans le langage de Rome, » « la brièveté de Tacite et l’éloquence du siècle d’Auguste. » Détail important, à une époque où l’on aime si peu à sortir de France en traduisant un auteur latin, que Trebatius et Pomponius deviennent M. de Trébace et M. de Pomponne. Lancelot prend le Bongars phrase à phrase en latin, puis il répète sa phrase en français, celle-ci par exemple : « Le duc de Nemours a fait passer de Paris à Lyon environ trois cents chariots chargés de meubles très précieux. Les duchesses de Guise et de Nemours ont fait la même chose ; mais on dit que ces dames ont eu l’agrément du Roi pour sortir de Paris, qui ne me parait plus une ville, mais un reste affreux de ce qu’elle était. » On croit entendre les deux enfants traduire ensemble, à haute voix. Lancelot, ainsi qu’il le dit lui-même à M. de Saci, relève les fautes ; il force ses élèves à trouver le mot propre, et, si le mot et le tour de l’auteur leur échappent, à mettre des équivalents. Ce qui, chaque fois, leur apprend trois ou quatre mots au lieu d’un. Puis il dicte la phrase, et, comme La Roche-sur-Yon est encore trop petit, c’est Conti qui tient la plume et qui écrit : « Nemursius ad 300 currus pretiosissimis rebus refertos Lutetia Lugdunum versus amendavit. Idem Guisia et Nemursia feminæ fecerunt. Sed has aiunt cum bona Regis venia excessisse urbe : quæ mihi sane non urbs, sed cadaver urbis videtur. »

Si Lancelot, qui admire la « brièveté » de Bongars, a jamais fait traduire ce passage à ses élèves, il n’a pas dû manquer de louer la concision de son auteur, dont on a rendu le pittoresque et bref cadaver urbis par la longue et noble périphrase un reste affreux de ce qu’elle était.

Le maitre passe alors à une autre phrase ; les enfants l’appliquent à d’autres sujets, par une sorte de thème d’imitation, et apprennent par cœur le latin de M. de Bongars. On se délasse de cet exercice, qui dure environ une heure, en écrivant un exemple. « Après l’exemple, M. le prince de Conti apprend quinze ou vingt vers de Virgile par cœur, car on ne le contraint point. Quand il est de bonne humeur, il en apprend trente et s’y plaît fort. Monsieur son frère n’en apprend que huit ou dix, mais il y trouve tant de plaisir qu’il les déclame avec un petit geste qui vous ferait rire. Il commence toujours au même endroit que M. de Conti et nous reprenons les entre-deux certains jours qu’il prend médecine, car le cadet a beaucoup plus de santé. »

Conti explique ensuite deux chapitres du sixième livre de Tite-Live, à livre ouvert et sans aucune aide du français, La Roche-sur-Yon, une demi-page de Justin, mais en s’aidant du français dont il ne peut encore se passer « il a sept ans ! ), et l’on inscrit sur le papier « les mots et les phrases difficiles ou les expressions remarquables dont on peut avoir besoin pour parler latin. »

Pendant l’heure de récréation qui leur est donnée avant le diner de midi, ils se divertissent aux armes, à l’escarpolette, ou se promènent dans le jardin. Comme ils ne se remettront au travail qu’un peu avant quatre heures, voici que survient le maitre à danser, mais non un de ces frivoles maitres à danser qui arrivent avec des violons et vous enseignent des danses figurées. Celui-là, quoiqu’il soit l’un des meilleurs de Paris, est sans musique. Les enfants n’apprennent de lui qu’à » bien porter le corps, » à bien marcher, à faire la révérence, ce qui est indispensable pour former un honnête homme. L’austère princesse de Conti admet à grand peine ce maitre d’un art si vain ; et, malgré les représentations du prince de Condé, son beau-frère, bien que l’affaire ait été portée jusqu’au Roi, elle finit par proscrire la danse.

Tous les deux jours, les princes font des visites pour se former et s’accoutumer à « voir le monde, » « visites choisies, s’empresse de dire Lancelot, et qui ne se font qu’à des personnes sages et de mérite. » Les autres jours, on demeure dans le jardin, ou, si l’on est à la campagne, comme c’est le cas à l’Isle-Adam, on monte à cheval et on chasse.

La classe recommence vers quatre heures, après la collation. Du Trouillas donne une leçon d’histoire, et insiste particulièrement sur la morale et sur la politique. Quand la leçon est donnée par Lancelot, elle a pour sujet l’histoire ancienne, car, « si Messeigneurs ne l’apprennent pas présentement, ils ne l’apprendront jamais. » Ils ont déjà lu Josèphe, Hérodote et une partie de Xénophon. Le latin succède à l’histoire, enseigné suivant les méthodes employés déjà dans la matinée, mais plus brièvement, parce qu’on a moins de temps. Lancelot ne nous parle pas du grec. On aimerait cependant à savoir si les petits princes se jetaient à sa suite dans le Jardin des racines grecques, répétant en chœur et sans rire :


 Ἀμίς, pot qu’en chambre on demande ;
Ἄνεμος, en France est le vent ;
Ἀριστερός, gauche et non droit ;
Βήξ, toux, a besoin de tisane ;
Δάκνω, mord, comme une mâtine ;
Δεῖσα, fumier, aux champs a vogue ;
Ἐρεύγω, roter en infâme ;
Κλύζω, laver et clystère exprime ;
Μῦς, souris, au lard formidable ;
Ὄνος, l’âne, qui si bien chante ;
Πέλαγος, mer, des poissons mère.


Vers saugrenus, dont Lancelot avait eu l’idée, que Saci avait composés, et qui sont encore dans bien des mémoires.

Mais bientôt le moment du souper approche. Le maître et les deux enfants se lèvent, car « on ménage toujours un bon quart d’heure pour les divertir. » Avant sept heures, ils soupent et ils doivent se retirer, à neuf heures l’hiver, à neuf heures et demie l’été. Après avoir dit leur prière, qui est courte, ils vont se coucher, et, tandis qu’on les déshabille, on leur fait réciter leurs mots et leurs phrases. Nul n’ignore en effet que, par suite du travail inconscient de la nuit, la mémoire retient plus solidement ce qu’on lui a confié avant de s’endormir. Fidèle à ses méthodes, Lancelot cherche à leur rendre le travail facile. Heureux enfants ! Ils ont travaillé, dans leur journée, trois heures le matin, deux heures et demie l’après-midi, et tout cela presque en se divertissant, parce qu’ils ne cherchent rien dans les livres, « qu’on est leur dictionnaire vivant, leur règle, leur commentaire. »

Ce sage programme d’études était modifié le samedi en ce que les princes disaient quatre ou cinq cents vers de Virgile, — ils en étaient à la fin du second livre de l’Enéide, — apprenaient la chronologie et l’arithmétique. Il était modifié également l’été, où la soirée commençait par le travail au lieu de commencer par la récréation. Il était encore modifié les jours où l’on allait à la messe, et l’on y allait le jeudi et le samedi, ou lorsqu’il arrivait quelque fête de dévotion, ou enfin lorsque Messeigneurs le désiraient. « On est bien aise, explique Lancelot, de donner lieu au Saint-Esprit d’agir sur leurs petits cœurs, et que leur dévotion ne soit point forcée. »

Les dimanches et les grandes fêtes, l’explication de l’épître et de l’évangile, la messe de paroisse, le catéchisme qui consistait, non en leçons apprises par cœur, mais en un exposé des mystères qui plaisait beaucoup aux enfants, occupaient la journée. Les fêtes non solennelles, quelques heures de récréation suivaient la messe et les vêpres, et l’on expliquait des auteurs chrétiens. Conti prenait Sulpice-Sévère et La Roche-sur-Yon quelques hymnes ou quelques homélies des Pères de l’Eglise, « car on les rompait dans toute sorte de latin, » à moins qu’il ne leur fût plus agréable de lire un livre de piété en français.

Lancelot semble avoir oublié les congés. Il ne les a pas oubliés, il les a jugés inutiles. Il craignait d’entretenir ses élèves dans une certaine oisiveté, où « ni eux, ni ceux qui les regardent, pensait-il, ne sauraient que faire pour attraper la fin de la journée. » Les Grands d’ailleurs selon lui avaient assez de temps chaque jour pour se divertir. Les voyages à Saint-Germain, tels et tels événements extraordinaires remplaçaient les congés. Les princes de Conti eurent ainsi la distraction, le 2 juillet 1671, au château de Saint-Germain, d’assister à l’étude du Dauphin, qui avait alors dix ans, et dont Bossuet était le précepteur. Leur cousin était assis sur sa chaise, et, derrière lui, se tenait debout le bon valet de chambre Dubois, tout fier de pouvoir, malgré ses soixante-douze ans, demeurer sur ses jambes trois heures le matin et trois heures le soir, comme il l’avait fait, jadis, pendant les leçons de M. de Péréfixe à Louis XIV enfant. Le vieux serviteur ne devait pas perdre un mot de ce que disaient le maître et l’élève, car il a noté, avec beaucoup de soin, dans son journal, que « Monseigneur expliqua en latin et en français la chute de David et de Bethsabée, la mort d’Uri, comme Absalon tua son frère et la raison du viol de sa sœur Thamar, la révolte d’Absalon, la vanité de David dans le dénombrement de ses troupes, sa pénitence » . Espérons que, ce jour-là, le Dauphin ne fut pas, ainsi que cela lui arriva le 22 août suivant, au grand désespoir de Dubois, frappé de coups de férule par son gouverneur, l’austère duc de Montausier, traité de fripon et de galopin ! Les trois enfants entendirent ensuite la messe ; dînèrent ensemble et demeurèrent longtemps nu-tête sur la terrasse.

De tels plaisirs recevaient l’approbation entière de la princesse de Conti. Elle avait certainement trouvé en Lancelot le parfait précepteur dont Nicole nous a laissé le portrait, dans son traité De l’éducation d’un prince. Lancelot, n’en doutons pas, était l’homme qui « juge sagement et équitablement de tout, » qui « propose ses jugements d’une manière agréable et proportionnée à ceux à qui il parle. » Sans en avoir l’air, et sans ennuyer jamais son disciple, il savait lui faire « une leçon à toute heure » et souvent l’instruire « autant dans le jeu, dans les visites, dans les conversations, dans les entretiens qu’on a à table avec ceux qui y sont présents, » que dans les livres.

Au-dessus des maîtres, la princesse conduisait toute chose. La sagesse, la piété, la tendresse, la fermeté « vraiment chrétienne, » de Mme de Conti qui « joignait l’autorité à la douceur, » et savait se faire craindre sans bruit et aimer sans affectation » émerveillaient Lancelot. C’était Blanche de Castille, avec plus de « lumières » et d’ « exactitude. » Désireuse avant tout de conserver l’innocence de ses fils, elle les faisait châtier à la moindre faute, ne mettait auprès d’eux que des valets de chambre très sûrs, formés et éprouvés chez elle, et choisissait les valets de pied, qui cependant n’approchaient presque pas des princes, « avec plus de précaution que beaucoup d’évêques n’en apportent pour donner un prêtre à l’Église. »

Cette « mère de l’Église, » comme l’appelle Mme de Sévigné, qui l’apercevait au sermon avec Mme de Longueville, quand elle allait « en Bourdaloue, » veilla bien peu d’années sur ses enfants. Elle leur fut enlevée dès l’âge de trente-cinq ans. Le 4 février 1672, à quatre heures du matin, depuis longtemps malade, elle mourait subitement dans l’hôtel qu’elle venait d’acquérir sur le quai, entre la rue Guénégaud et le Collège des Quatre-Nations. Mme de Sévigné a décrit, non sans émotion, « la désolation de la chambre, » la pauvre morte défigurée par l’apoplexie et par les remèdes, les larmes, les cris et les évanouissements des assistants, et, devant le cadavre de leur mère, deux petits garçons pleurant de tout leur cœur.

Que devinrent les malheureux orphelins ? « Il n’y a que le diable qui gagne à cette mort, avait d’abord dit Mme de Sévigné, il va reprendre les petits princes. » Ces craintes n’étaient pas fondées, car on connut très vite les dernières volontés de la princesse. La tutelle des enfants était confiée à leur tante la duchesse de Longueville. La défunte insistait, dans son testament, pour que l’on ne congédiât pas ceux qu’elle avait placés elle-même auprès de ses fils, surtout du Trouillas, Lancelot, Lapejan, l’écuyer Tury, le trésorier Jasse, l’aumônier Vidone et le maître d’hôtel Arnaud.

Sur l’ordre du Roi, Lapejan et Lancelot conduisirent les princes à la cour, où ils devaient être élevés auprès du Dauphin. Mais, lorsque, le 26 avril 1672, M. de Roquette, évêque d’Autun, prononçant, dans l’église Saint-André-des-Arcs, l’oraison funèbre de la princesse de Conti, rappela avec quel soin admirable la pieuse femme avait toujours choisi ceux qui approchaient de ses enfants, il y avait déjà deux mois que toutes les dispositions de la morte se trouvaient renversées. La tutelle passait de Mme de Longueville, suspecte de jansénisme, à son frère le prince de Condé. Quant à Lapejan et à Lancelot, suspects bien davantage, et qui avaient refusé de conduire leurs élèves à la comédie, ils étaient remplacés, l’un par Alexandre de Piédefer, marquis de Saint-Mard, premier gentilhomme de Monsieur le Prince, l’autre par l’abbé Fleury, et deux jésuites, les Pères du Cerceau et de la Tour, avaient mission de donner l’instruction religieuse.


A défaut d’un homme de génie comme Bossuet, ou d’un grand écrivain comme Fénelon, précepteur vingt ans plus tard, du Duc de Bourgogne, c’était un prêtre remarquable que Louis XIV donnait aux princes de Conti orphelins. Claude Fleury n’avait pas encore la réputation qu’il eut depuis et qui s’est un peu effacée. Elle semble pâle aujourd’hui, comme le joli style très pur dont il enveloppait une pensée originale. En 1672, l’auteur des vingt volumes de l’Histoire ecclésiastique, la meilleure, selon Voltaire, qu’on eût jamais faite, n’avait publié aucun de ses nombreux ouvrages. Il était d’ailleurs très jeune. Né en 1640, fils d’un avocat au conseil originaire de Rouen, élève du Père Cossart, l’élégant latiniste, chez les Jésuites du collège de Clermont, aujourd’hui Louis-le-Grand, il avait été reçu avocat au Parlement de Paris, dès l’âge de dix-huit ans. Depuis lors, il vivait au milieu de ce qu’il y avait de plus savant et de plus cultivé dans la noblesse de robe.

C’était Bossuet qui l’avait encouragé à suivre sa vocation ecclésiastique. Lorsque le Roi le préféra à Fléchier pour lui confier l’éducation des princes de Conti, Bossuet consulté rendit le témoignage le plus favorable. Fleury logeait à ce moment chez Olivier d’Ormesson, dont il guidait le fils André dans ses études juridiques. Le père, apprenant que le Roi avait jeté les yeux sur l’abbé Fleury, se montra trop heureux « qu’il y eût dans la maison quelque chose qui fût agréable » à Sa Majesté, et se hâta de l’offrir.

Fleury fut retenu le 21 février 1672, et on lui promit mille livres d’appointements. Chaque mois, le trésorier des princes devait lui remettre vingt-quatre livres ou vingt-quatre livres seize sous, les mois de trente et un jours, pour la nourriture de son valet, trente sous pour son ordinaire de chandelle, et, pendant l’hiver, douze livres pour son ordinaire de bois. Le valet payait les frais de blanchissage, quatre livres par mois pour lui et pour son maître ; il achetait le bois et la chandelle, était chargé des menues dépenses, bas, gants, calottes, papier, etc., et recevait trente écus de gages.

Ce fut le 23 février que Fleury assista pour la première fois à la classe du vieux Lancelot. Nous ne savons ce que les enfants pensèrent de ce nouveau précepteur de trente-deux ans. On peut croire qu’il ne déplut pas. La tête petite, les joues rondes, le nez long entre les grands yeux pensifs, les cheveux sortant en boucles de la calotte noire, tel il se présente à nous dans ses portraits le plus sympathiquement du monde. Qu’il soit gravé par Gobert en soutane à vaste rabat, ou par Roussel en surplis à jabot, c’est toujours la même modestie dans l’attitude, et, sur le visage, le même air de bonté. On reconnaît bien l’homme dont Saint-Simon admirait u la douceur et la conversation charmantes, » le « désintéressement peu commun. » Olivier d’Ormesson vint, à la fin de la classe, chercher le précepteur dont il était l’ami ; il trouva aux princes « bien de l’esprit. »

Quelle impression Fleury garda-t-il de sa première entrevue avec le plus jeune de ses élèves ? La meilleure et la plus heureuse : « Le prince de La Roche-sur-Yon, qui n’avait pas encore huit ans, était le plus agréable enfant qu’on pût voir. La physionomie noble, douce, spirituelle, les yeux vifs et riants qui me faisaient un plaisir singulier toutes les fois que je les rencontrais. Il entendait dès lors finement des vers qui paraissaient au-dessus de la portée de son âge. En travaillant à son instruction, je reconnus bientôt un esprit pénétrant, solide et suivi. Si je lui racontais une histoire, il voulait en voir la fin. Si je commençais un raisonnement, il demandait la conclusion et ne se payait que de bonnes raisons. Quoique son corps fût dans un continuel mouvement par la vivacité de l’âge et du tempérament, l’esprit ne laissait pas d’être attentif. Il comprenait et retenait ce que je lui avais dit dans le temps où ceux qui ne le voyaient qu’en passant l’auraient cru le plus distrait. »

Quatre jours après cette classe de Lancelot, le 27 février, Fleury, ayant pris le deuil de la princesse de Conti, et l’ayant fait prendre à son valet Pierre-Michel, « alla à Saint-Germain avec Leurs Altesses et entra en exercice. »

Nous n’avons trouvé nulle part le règlement que suivirent alors les princes ; mais une lettre de Fleury à l’abbé Cassagne (une des victimes de Boileau), qui le remplaça quelque temps, au mois de juillet 1676, permet de se rendre compte du programme de leurs études. Le latin, le catéchisme et l’histoire en étaient toujours le fond. Ils y ajoutaient le droit. Tandis que Conti lisait Tite-Live, expliquait Juvénal, La Roche-sur-Yon traduisait le De amicitia de Cicéron, et goûtait merveilleusement la finesse des odes d’Horace (il avait douze ans). Comme à son frère, on lui donnait des thèmes de la vie des Pères ; avec lui, il apprenait la logique et lisait Froissard, si amusant dans ses chroniques pareilles, suivant l’expression de Taine, « à une tapisserie du temps éclatante et variée, pleine de chasses, de tournois, de batailles, de processions, » où défilait devant lui un siècle, d’histoire de France. « On voyait, raconte Fleury, un grand courage dans cet enfant. Il voulait faire tout ce que faisait le prince de Conti plus âgé de trois ans. » Fleury nous a conservé plusieurs traits qui prouvent quelles étaient, dès l’enfance, la fermeté et la valeur du prince de La Roche-sur-Yon.

Il arrivait que le jeune prince étudiât avec le Dauphin, fit le même thème, et le fit bien, à la grande joie de Bossuet, dont l’indolent élève avait besoin d’émulation. Lorsque la cour était à Saint-Germain, le théâtre de ces luttes scolaires devait être l’appartement du Dauphin, au premier étage du château actuel, donnant sur le parterre du Nord, belle enfilade de pièces sur les fenêtres desquelles se croisaient presque partout des rideaux de damas blanc et or. On entrait par la salle des gardes, par l’antichambre ; on pénétrait dans le cabinet décoré d’une tapisserie, clos de portières. Un velours vert et or descendait en rideaux de chaque côté de la fenêtre, recouvrait le lit de repos, les deux fauteuils, les six pliants. Plus loin, la grande chambre était séparée par un vestibule triangulaire de la chambre du donjon, où tenait garnison le terrible duc de Montausier.

Sans cesse, les princes de Conti se trouvaient auprès de leur cousin. En 1674, au moment de la seconde conquête de la Franche-Comté, ils jouent avec lui dans le jardin d’un maître des requêtes, près de Dijon. Trois mois plus tard, Monseigneur fait sa première communion à Saint-Germain, le 25 décembre, et La Roche-sur-Yon, ainsi que le veut le cérémonial, tient un bout de la nappe. Le 22 mars 1677, avec Bossuet et Montausier, accompagnés des pages, des enfants d’honneur et de quelques jeunes gentilshommes, le Dauphin et les princes de Conti vont à la Bibliothèque du Roi admirer les livres rares et les manuscrits enluminés, et Colbert, suivi de l’Académie des Sciences, se rend au-devant d’eux. Pendant le carnaval de 1679, nous les voyons déguisés en mages chez Monsieur ; les trois princes, dont le plus vieux a dix-huit ans, représentent les trois rois ; c’est La Roche-sur-Yon, le plus jeune, qui est le More. Soyons assurés que François-Louis se montre alors, comme il le sera toute sa vie, plein de déférence pour le Dauphin, dont il est le camarade, car il sait « allier le respect avec les manières les plus nobles et les plus aisées. »

Pour juger de l’intimité des précepteurs, Bossuet et Fleury, il suffit de jeter les yeux sur le livre de comptes de Fleury. C’est plus qu’un livre de comptes, c’est une sorte de journal impassible et naïf, où figurent, à côté des dépenses, les mentions les plus disparates. On lit, par exemple : « 1679, 11 novembre, Marie Citolle, ma mère, décéda le samedi, jour de saint Martin, à cinq heures du soir, âgée de quatre-vingt-deux ans et neuf jours, étant née le 2 novembre 1597. » Et plus loin : « 1682, 6 janvier, je perdis ma montre de dix écus. Le même jour, le feu prit à ma chambre ; la plupart de mon linge fut brûlé, entre autres une aube. »

A regarder de près ce curieux document, on constate que Fleury usait parfois des gens, de la chaise à porteurs et du carrosse de Bossuet. Ainsi, en janvier 1693, la main de l’abbé a noté, de sa fine écriture, dans la colonne des dépenses : « Aux trois laquais de M. de Condom (Bossuet, alors évêque de Condom), quatre livres dix sols ; à son cocher, trois livres ; » en 1681 : Aux porteurs de M. de Condom, trente sols. » Faut-il s’étonner, quand on sait qu’il traduisait en latin l’Exposition de la doctrine de l’Église catholique, de son illustre ami, et toute sa vie « côtoya » Bossuet ?


Si l’on veut se donner une juste idée de la manière dont fut conduite l’éducation du prince de La Roche-sur-Yon, il n’est pas inutile de feuilleter le Traité du choix et de la méthode des études, que Fleury commença tandis qu’il élevait l’enfant. Ce petit livre, plein d’idées originales, fait songer quelquefois à l’une des œuvres les plus populaires de Fénelon, l’Education des filles. Fleury, d’ailleurs, fut l’ami de Fénelon. Il se rendit avec lui en Saintonge pour convertir les protestants, et, plus tard, lorsque Fénelon dirigea l’éducation du duc de Bourgogne, Fleury fut le sous-précepteur. N’allons pas croire cependant que l’excellent abbé ait l’imagination riante, la grâce tendre de l’archevêque de Cambrai. Un ferme bon sens, une solidité admirable, revêtus de style clair, habillés d’une jolie langue, imprégnés de la bonhomie affectueuse qu’aimait en lui La Harpe, voilà ses qualités. L’auteur du Traité des Études, de l’Institution du droit français (composé pour les princes de Conti), des Mœurs des Israélites (où se trouvent de poétiques descriptions de la vie pastorale), des Devoirs des maîtres et des domestiques, demeure fort loin des Fables, des Dialogues et du Télémaque.

Ce que Fleury désirait ne pas produire, c’est un soi-disant savant comme il en voyait éclore une foule autour de lui, dans les écoles, jeunes gens à qui il ne restait, au sortir du collège, qu’une compréhension médiocre du latin, quelques principes de grammaire, « une teinture de la fable, des histoires grecques et de l’histoire romaine, » de très confuses notions de philosophie, et qui croyaient n’avoir plus rien à apprendre, puisque, tels nos bacheliers d’aujourd’hui, « ils avaient fait leurs études. «  Fleury ne redoutait pas moins les brillants élèves arrivés aux couronnes et aux prix grâce à une prodigieuse mémoire, doués de beaucoup d’imagination et de peu de jugement. C’est une de ses maximes « qu’il n’y a que trop de bel esprit dans le monde, mais qu’il n’y aura jamais assez de bon sens. » Pour lui, l’éducation est l’apprentissage de la vie ; le disciple doit devenir « honnête homme » et « habile homme, » selon la profession qu’il embrassera.

Cet apprentissage, Fleury le commence en essayant de donner à l’enfant de l’attention, et, pour cela, de rendre le travail attrayant. Il veut engager par le plaisir et retenir par la crainte ; mais la page délicieuse, où il explique sa méthode, ne permet pas d’imaginer que la salle d’études du prince de La Roche-sur-Yon retentit souvent du bruit des férules. Je voudrais, dit le bon Fleury, qu’on instruisit plus volontiers l’enfant « dans un beau jardin ou à la vue d’une belle campagne, par un beau temps, et quand il serait lui-même dans la plus belle humeur. Je voudrais que les premiers livres dont il se servirait fussent bien imprimés et bien reliés ; que le maître lui-même, s’il était possible, fût bien fait de sa personne, propre, parlant bien, d’un beau son de voix, d’un visage ouvert, agréable en toutes ses manières. »

Fleury, de figure sympathique, de caractère facile, et qui avait une éloquence simple et douce, n’était pas loin de ressembler à ce maître idéal. Quand il causait avec son élève, « en hors-d’œuvre et comme sans dessein, » ce qui, selon lui, formait une partie très importante de l’étude, un esprit aussi fin et aussi bien doué que celui de La Roche-sur-Yon ne pouvait pas rester insensible à tant de bon sens et de charme. Le prince entendit sans doute développer indirectement plus d’une fois les idées que nous retrouvons aujourd’hui dans le livre de Fleury.

Fleury dut aussi, comme il le conseille dans le Traité des études, apprendre à son élève par la conversation et la promenade, ce qu’il appelle l’Économique, lui montrer à la maison ou ailleurs la manière de faire « le pain, la toile, les étoffes, » le mener voir travailler les ouvriers, lui enseigner le prix des choses et l’art de voyager. Et ici l’honnête Fleury, si inattendu que cela paraisse, ressemble à l’étincelant, au truculent Rabelais, car le précepteur Ponocrates lui aussi voulait que son élevé Gargantua profitât de pareilles leçons. Et il annonçait Rousseau, qui voudra qu’Emile sache un métier ; et Mme de Genlis, dont l’élève (le futur roi Louis-Philippe) sera capable d’être tour à tour menuisier, palefrenier, maçon, forgeron, frater même et « saignant son homme comme Figaro. »

Cet enseignement oral de chaque minute et à propos de tout venait, n’en doutons pas, compléter le programme exposé plus haut dans la lettre à l’abbé Cassagne. Il s’ajoutait à celui du latin « nécessaire pour entendre les livres » et pour la commodité des voyages ; car « cette seule langue peut conduire dans tout le Nord et tient lieu de plusieurs autres ; » du droit privé et surtout du droit public, si utile aux enfants destinés à occuper de grandes places ; de l’histoire, dont « un prince ne pouvait trop savoir ; » de l’espagnol que La Roche-sur-Yon comprenait ; de l’italien qu’il possédait à fond et qui était pour lui sa véritable langue maternelle, de l’allemand qu’il parlait ainsi que le devait un futur homme d’épée ; probablement des sciences, l’arithmétique, la géométrie, la mécanique dont Fleury recommande l’étude aux gens de guerre, mais qu’il ne devait pas enseigner lui-même.

Que pouvait devenir, soumis à une telle éducation, un prince admirablement doué ? Saint-Simon va nous le dire : « Un très bel esprit, lumineux, juste, exact, vaste, étendu, d’une lecture infinie, qui n’oubliait rien, qui possédait les histoires générales et particulières, qui connaissait les généalogies, leurs chimères et leurs réalités, qui savait où il avait appris chaque chose et chaque fait, qui en discernait les sources, et qui retenait et jugeait de même tout ce que la conversation lui avait appris, sans confusion, sans mélange, sans méprise, avec une singulière netteté, » « les constantes délices du monde, de la cour, des armées, la divinité du peuple, l’idole des soldats, le héros des officiers, l’espérance de ce qu’il y avait de plus distingué, l’amour du Parlement, l’ami avec discernement des savants, et souvent l’admiration de la Sorbonne, des jurisconsultes, des astronomes et des mathématiciens les plus profonds. » Et si le ton enthousiaste de Saint-Simon inspire quelque défiance, écoutons la voix calme du sage Fleury lui-même : « Cette étendue de connaissances lui donnait la facilité de s’entretenir avec toutes sortes de personnes et d’accommoder la conversation à la portée de chacun. Gens de guerre, gens de robe, ecclésiastiques, savants, ignorants, tous lui convenaient, et il convenait à tous. Il raisonnait avec ceux qui en étaient capables ; il mettait les autres sur les faits de leur connaissance. On se trouvait à son aise avec lui et on en sortait satisfait. Sa conversation était délicieuse pour ceux qui savaient la goûter. Au fond, les pensées justes et solides, le jugement droit, les sentiments élevés ; au dehors, l’expression facile et noble, les tours ingénieux et délicats, souvent des traits vifs et des railleries fines, quelquefois un peu mordantes, un agrément singulier répandu sur son visage et toute sa personne. »


Vers 1678, les deux élèves de l’abbé Fleury touchaient presque à la fin de leurs études. Déjà le Dauphin, leur camarade, n’étudiait plus et « faisait figure d’un homme. » Mlle de Scudéry l’annonçait à Bussy le 24 juin 1678, et elle ajoutait que les princes de Conti allaient voyager. Voyager ! La princesse de Conti et ses amis de Port-Royal n’eussent guère recommandé pareille aventure à des enfants. M. de Saci n’avait-il pas coutume de répéter que « voyager, c’était voir le diable habillé en toutes sortes de façons : à l’allemande, à l’anglaise, à l’italienne, à l’espagnole, mais que c’était toujours le diable, crudelis ubique, » cruel partout et toujours. Madeleine de Scudéry se trompait. Un peu plus tard, elle mandait au même Bussy que le mariage de Mlle de Bourbon était « assuré avec M. le prince de Conti, qu’on dit, remarquait-elle, qui écrit comme vous, monsieur, c’est-à-dire mieux qu’homme du monde. J’ai vu de ses lettres entre les mains du grand prévôt (le marquis de Sourches), qui est de mes amis : elles sont surprenantes, il y a beaucoup d’esprit et de bon sens. »

Ce nouveau bruit était prématuré. Le 31 août 1679, le prince de Conti, celui qui devait mourir si jeune et n’avait pas alors dix ans devant lui, figurait bien dans un mariage, à la place du marié, mais, ce jour-là, c’était au nom du roi d’Espagne Charles II qu’il épousait à Fontainebleau Mlle d’Orléans. Il ne se maria pour son propre compte que l’année suivante, le 16 janvier 1680, avec Mlle de Blois, fille légitimée de Louis XIV et de Mlle de La Vallière.

Dix mois ne s’étaient pas écoulés depuis ce grand événement, que Fleury se retirait. Le 11 novembre 1680, il commençait l’éducation du comte de Vermandois âgé de treize ans et frère de la nouvelle princesse de Conti. Les noces du prince de Conti avaient en effet produit une impression fâcheuse sur le prince de La Roche-sur-Yon, Notre cadet « ne voulut plus s’assujettir aux leçons dont son frère était délivré ; j’en parlai, dit l’abbé Fleury, à Monsieur le Prince qui n’appuya pas le dessein que j’avais de le faire continuer et je me tins en repos. Le jeune prince n’eut plus d’occupation réglée que les exercices du cheval et des armes et demeura sous la conduite d’un gouverneur peu capable de prendre autorité sur lui. Ainsi, avant l’âge de seize ans, il se trouva livré à ses passions et aux tentations les plus dangereuses de la cour dont il était les délices. »


LA VIE ET LES DÉPENSES DU PRINCE DE LA ROCHE-SUR-YON

Grand et bien proportionné, quoiqu’on vît à sa taille qu’il était fils d’un bossu, la tête charmante sous une forêt de cheveux châtains qui, fort avantageusement, remplaçaient la perruque à la mode, et dont les boucles sombres encadraient un visage d’un joli tour et d’un joli teint, « blanc, mêlé d’incarnat, » tel apparaissait, en 1680, le jeune prince de La Roche-sur-Yon, tel il enchanta toujours tous ceux qui l’approchèrent. Le nez était grand, mais régulier, la bouche bien dessinée. Des yeux bleus fort vifs éclairaient cette physionomie d’un regard doux et riant. Qu’ils soient du marquis de Sourches, de La Fare ou de Mme de Caylus, les Mémoires sont unanimes sur l’agrément extraordinaire de toute la personne. « Jusqu’aux défauts de son corps et de son esprit, s’écrie Saint-Simon, émerveillé d’une pareille séduction, avaient des grâces infinies : des épaules trop hautes, la tête un peu penchée de côté, un rire qui eût tenu du braire dans un autre, enfin une distraction étrange. Galant avec toutes les femmes, amoureux de plusieurs, bien traité de beaucoup, il était encore coquet avec tous les hommes : il prenait à tâche de plaire au cordonnier, au laquais, au porteur de chaise, comme au ministre d’État, au grand seigneur, au général d’armée, et si naturellement que le succès en était certain. »

Dès 1680, et bien que Saint-Simon ne nous ait pas donné un portrait du prince de La Roche-sur-Yon a seize ans, mais qu’il ait peint son modèle vers la quarantaine, on devinait certainement les prémices de tant de belles qualités, la complaisance, la politesse « distinguée selon le rang, l’âge, le mérite, » cette faculté si rare de placer u avec un art imperceptible ce qu’il pouvait de plus obligeant sur la naissance, les emplois, les actions, » le don dés « réparties promptes, plaisantes, jamais blessantes, le gracieux répandu partout, sans affectation ; avec toute la futilité du monde, de la cour, des femmes, et leur langage avec elles, l’esprit solide et infiniment sensé. » De graves défauts jetaient une ombre sur cette brillante figure. Au dire de Saint-Simon, le prince de Conti était « bas courtisan, » « avide de biens, ardent, injuste. » Il avait, de plus, un goût prononcé pour les plaisirs, et même pour la débauche.

Ces fâcheuses inclinations devaient lui attirer bientôt une première disgrâce. En attendant, le 8 février 1680, il est le parrain de Mlle de Clermont, petite-fille de Monsieur le Prince, et la princesse de Conti est la marraine. On les voit à la collation servie après le baptême, et à l’opéra, Proserpine, de Quinault, que l’on joue à l’hôtel de Condé, « sur un théâtre bâti par les fées, » au milieu des « enfoncements, des orangers tout chargés de fleurs et de fruits, des festons, des perspectives, des pilastres. » Rien n’égale la grâce légère de cette princesse de Conti, que La Fontaine a si bien rendue en deux vers délicieux :


L’herbe l’aurait portée, une fleur n’aurait pas
Reçu l’empreinte de ses pas.


Son mariage avec le prince de Conti, couronnement de fiançailles qui ont été le plus joli des romans, est vieux de deux mois à peine, et très vite, des bruits désobligeants courent sur le mari, et le prince de La Roche-sur-Yon semble les confirmer en disant tout haut un soir, au bal, pendant que sa belle-sœur danse : « Vraiment, voilà une fille qui danse bien ! » « Folie toute simple et toute brusque, raconte Mme de Sévigné, qui fait rougir le pauvre frère aîné et le défait à plate couture. »

Les mauvaises langues ajoutaient de scabreux détails. La princesse de Conti regardait d’un œil favorable son beau-frère La Roche-sur-Yon ; Conti avait trouvé sous l’oreiller de sa femme certaine lettre qui n’était pas pour lui ; et, quand le Roi avait voulu savoir comment cette lettre était arrivée là, on avait découvert que c’était par les soins de la marquise de Nangis. Or, la marquise de Nangis était amoureuse du marquis de Créqui, et le marquis de Créqui avait toute la confiance du prince de La Roche-sur-Yon.

Sur ces entrefaites, éclatait une fâcheuse affaire de mœurs où La Roche-sur-Yon était compromis avec le comte de Vermandois, le prince de Turenne, neveu du maréchal de Turenne, le brave et spirituel marquis de Créqui et quelques autres jeunes gens. La Roche-sur-Yon fut chassé de la cour vers la fin de mai, envoyé à Chantilly auprès de Monsieur le Prince.

Nous avons peu de détails sur le séjour de La Roche-sur-Yon à Chantilly. Le prince fut mal reçu par son oncle, et celui-ci, vers le milieu de juillet, l’éloigna « à cause du mauvais air. » La Roche-sur-Yon se rendit alors à l’abbaye de La Victoire, auprès de Senlis, ainsi nommée en souvenir de la bataille de Bouvines, et dont Bernard Lenet, frère de l’auteur des Mémoires, était commendataire.

Cet exil devait durer un peu plus de deux mois. Le 8 août 1682, une lettre de Louis XIV à Condé laissait espérer que la grâce était proche : « Pour ce qui est de mon cousin le prince de La Roche-sur-Yon, répondait le Roi, vous savez ce que je vous ai dit ; j’en ai parlé aussi avec mon cousin le duc d’Enghien, et, aussitôt que les choses seront au point qu’elles doivent être, personne n’aura plus de joie que moi de faire ce que vous désirez. » En effet, La Roche-sur-Yon revint à la cour au mois de septembre, et Louis XIV « lui fit seulement une réprimande dans son cabinet. »


Il faisait bon être pardonné, au moment où Louis XIV, installé pour toujours à Versailles, y recevait royalement les courtisans, ses hôtes : d’octobre à Pâques-fleuries, la comédie trois fois la semaine ; le samedi, le bal ; le lundi, le mercredi et le jeudi, l’appartement. Ce qu’on appelait l’appartement était la réunion de toute la cour « depuis sept heures du soir jusqu’à dix que le Roi se mettait à table, » dans le grand appartement qui s’étend en façade sur les jardins, du vestibule de la chapelle à la galerie des glaces, alors récemment achevée. Les salons, avec leur décoration d’or et de marbre, les fauteuils, les tabourets, les portières de velours vert ou couleur de feu garni de crépines et de galons d’or, qui y mettaient du confort et de la gaieté, les caisses d’orangers d’argent de la salle de billard, les statues d’argent de la salle des concerts, la balustrade et le grand lustre d’argent de la chambre du lit, le trône d’argent du salon d’Apollon, les tableaux du Dominiquin, de Rubens, de Titien, de Carrache, de Véronèse, de Van Dyck, qui ajoutaient en ce temps-là aux splendeurs des plafonds peints, étincelaient de lumières. La cour s’y divertissait, et, comme le respect faisait que personne ne haussait la voix, « le bruit qu’on entendait n’était point incommode. »

Parfois, les chants des musiciens s’élevaient dans l’un des salons, et l’on pouvait danser au son du violon ou du hautbois. Un peu plus loin, la Reine était fort occupée au reversis. Dans un autre salon, des tables recouvertes de tapis magnifiques attendaient ; et, tandis que Madame la Dauphine jouait de son côté avec des dames. Monseigneur du sien, Monsieur et Madame du leur, « chacun y jouait au jeu qui lui plaisait le plus, et l’on y était servi par un grand nombre de domestiques » en justaucorps bleus galonnés d’or et d’argent, « qui ne songeaient pas à autre chose, nous explique complaisamment le marquis de Sourches, qu’à prévenir l’intention des joueurs. » Le troisième salon, où se trouvait un billard, était fort apprécié du Roi et de maint seigneur de la cour. Le deuxième, qui offrait aux regards une table chargée d’une somptueuse collation de fruits, de pâtes et de confitures, et le premier dont les trois buffets portaient du café, du thé, du chocolat, du vin, des liqueurs, des sorbets et des « eaux de toutes sortes de fruits, » n’avaient pas moins d’attraits. Une liberté charmante remplaçait partout la cérémonie. Le Roi ne voulait pas qu’on se levât des tables de jeu à son approche. Suivi seulement de son capitaine des gardes, il se promenait, parmi ses invités, avec la bonne grâce d’un maître de maison parfait.

Tout cela qui enchantait un Sourches ou un Dangeau, qui à distance, avec la lointaine perspective des siècles, peut sembler très agréable, pas plus que l’opéra ou le bal de notre temps, ne plaisait à tout le monde. La seconde femme de Monsieur, l’Allemande, Madame, nous a dit brutalement son avis : « L’appartement est une chose bien insupportable. On va au billard et l’on se met sur le ventre, sans que personne dise un mot à l’autre ; l’on reste ainsi accroupi, jusqu’à ce que le Roi ait joué une partie. Alors tout le monde se lève et l’on va à la musique là, on chante un acte de vieil opéra qu’on a entendu cent fois. Ensuite, nous allons au bal qui dure de huit à dix heures ; ceux qui comme moi ne dansent pas restent là, les deux heures, assis sans quitter une seconde leur place et ne voient, ni n’entendent rien qu’un interminable menuet. A dix heures moins le quart, on danse la contre-danse les uns après les autres comme les enfants récitent le catéchisme, et alors le bal prend fin. »

La Roche-sur-Yon ne voyait sans doute pas l’appartement ainsi, d’un œil de caricaturiste. Le plus aimable et le plus sociable des princes, « qui avait toutes les dames à son commandement par l’agrément de sa politesse et la discrétion de sa galanterie, » ne pouvait partager le violent dégoût de la Palatine.

Était-il depuis son retour un modèle de vertu ? Hélas ! non. Bien qu’il se fût amendé, il était loin encore d’être irréprochable. Cependant, il eut un rôle, dans une affaire d’amour, non parmi les jeunes premiers, mais parmi les pères nobles. Les jeunes premiers étaient le marquis de Richelieu et la future marquise, une fille du duc de Mazarin, « belle comme le jour » et qui devait se rendre « fameuse par les désordres et les courses de sa vie errante. » Au couvent de Sainte-Marie de Chaillot, sur le bord de la Seine, une petite porte du jardin s’ouvre un jour subitement. Mlle de Mazarin, accompagnée d’une religieuse, Mme de Beauvais, reconduit sa sœur cadette la marquise de Bellefonds. Tandis que Mme de Bellefonds embrasse Mme de Beauvais, la jeune fille s’échappe par la porte ouverte, est reçue par le marquis de Richelieu, trouve un carrosse à six chevaux, gagne les Pays-Bas espagnols, passe bientôt à Courtrai, à Bruxelles ; et, dans le diocèse d’Anvers, s’empresse d’épouser son ravisseur. Cette aventure avait suffi, vers le 15 décembre 1682, pour forcer La Roche-sur-Yon, malgré ses dix-huit ans, de siéger comme juge d’abord à Versailles chez Colbert, puis à Paris, chez le prince de Conti, avec tout ce qui touchait aux Mazarin, le comte de Soissons, le duc de Vendôme et son frère le Grand Prieur, la duchesse de Bouillon. La Roche-sur-Yon opina a l’instar de tant de vertueux personnages. Comme tous ces gens qui avaient eux-mêmes besoin d’indulgence, il ne voulut pas prendre « le parti de rigueur, » que les agents du duc de Mazarin absent de Paris proposaient.


Quel était en 1684 le train de M. de La Roche-sur-Yon ? Quelles ressources permettaient à ce jeune homme, à peine âgé de vingt ans, de figurer d’une manière digne de sa naissance ? Ouvrons le registre conservé à Chantilly dans sa vieille reliure de maroquin rouge armoriée et parcourons rapidement le compte que rend au prince, Pierre Bauger, son trésorier général.

Il fallut en 1684, — arrêtons-nous seulement aux articles les plus intéressants et négligeons les sols et les deniers, — 58 858 livres pour la dépense des maison et écuries, 680 pour les maladies des domestiques ; 23 005 pour les menus plaisirs, chambre et garde-robe « on a payé notamment 360 livres pour 240 livres de bougie « pour la chambre de S. A. S. en janvier et avril 1683 ; » 60 pour blanchir son linge et celui de ses valets en janvier et février 1683 ; 28 pour le papier, les plumes, l’encre, la cire, etc., de la même année ; 426 « pour façons d’habits et menues fournitures du 13 janvier au 30 juin 1681 ; » et Subtil, portier de la Comédie de l’hôtel de Guénégaud, a reçu 132 livres « pour deux loges et plusieurs places que S. A. S. a louées du 21 avril au 20 septembre 1684. » Il fallut 1839 livres pour les meubles du prince et de ses domestiques ; 8 306 pour les achats de chevaux et d’armes ; 8 160 pour les selliers, bourreliers, charrons, peintres, etc. ; 13 223 pour les voitures et voyages ; 657 pour les loyers de maisons et écuries ; 3 803 pour les livrées ; 1 997 pour les gratifications aux serviteurs ; 496 pour les menues parties (aumône annuelle au grand bureau des pauvres de Paris, taxe des boues et lanternes, blanchissage de draps, serviettes et autres linges, frottage des appartements par le ramoneur Charles Soignard qui le fait à raison de 10 livres par mois) ; 14 039 pour les gages et appointements ; 8 936 pour les pensions viagères des anciens domestiques, nourrices et aumôniers ; 224 pour les ports de lettres et paquets : en tout 340 022 livres.

C’est que la vie d’un prince du sang coûte cher. En 1683 et 1684, La Roche-sur-Yon et son frère ont paru aux sièges de Courtrai et de Luxembourg. Rappelons que, pendant ces campagnes, les premières de leur vie, ils ont mérité les compliments de leur oncle. Le Grand Condé leur a fait dire qu’ils s’exposaient trop et ne devaient pas aller au delà de leur devoir. La Roche-sur-Yon a emporté à la guerre une tente de dix-huit pieds de long, douze de large et douze de haut en coutil de Bruxelles doublé d’indienne ; trois autres qui lui serviront de cuisine, où travailleront trois garçons rôtisseurs, de garde-robe et de larderie pour larder les viandes à l’armée ; des coffres à mettre le bois de lit, — un lit de damas, — et les matelas. Son carrosse de campagne a des rideaux de damas de Gênes cramoisi. Durant cent quarante-quatre jours, de la fin d’avril au début de septembre 1684, six chevaux de louage ont traîné son chariot, ce qui a occasionné une dépense de 2 160 livres. A raison de 11 livres chacune par jour, trois charrettes attelées chacune de quatre chevaux ont emmené ses bagages en Flandre et en Allemagne.

Le prince aime les chevaux de selle et de carrosse. Il en a acheté neuf dont trois d’Espagne gris et deux anglais, l’un gris et l’autre isabelle. A Versailles, il a dû louer une écurie de l’hôtel de l’Écu pour dix-huit de ses chevaux de selle. Il en a loué une autre à Fontainebleau au mois d’octobre 1684, et même, du 26 janvier au 20 avril, à Paris, rue des Marais, car celles de son hôtel ne pouvaient suffire.

Une source de dépenses, c’est le régiment de cavalerie quo le Roi a donné en février 1684 au prince de La Roche-sur-Yon, et que celui-ci a acheté 16 500 livres. On voit au compte chevaux, étriers, selles, mors, brides, casaques, ceinturons, manteaux, chapeaux, étendards, etc., les cravates de taffetas noir, les rubans de laine des simples cavaliers, les galons de soie et d’argent des trompettes.

Un « très haut, très excellent et puissant prince » comme M. de La Roche-sur-Yon ne saurait se passer d’une nombreuse maison. Il a le chevalier d’Angoulême à 2 000 livres d’appointements annuels ; M. de Marège, écuyer, à 2 000 ; l’intendant Jasse à 3000 ; le trésorier Pierre Bauger à 1 000 ; le procureur Prioux à 200 ; le médecin ordinaire Dodart à 1 000 ; le contrôleur Pellu à 600 ; le chirurgien ordinaire Roger à 200 ; Reine Delacour, concierge de l’hôtel de Paris, à 500 ; les valets de chambre Dhostel, Berthon et Lassale à 200 chacun ; le valet de garde-robe Alexandre à 150 ; le portefaix Hanriot à 36 ; le chef de cuisine Thibierge à 400 ; les aides de cuisine Rémond et Varlet à 200 chacun, le laveur de vaisselle Baraton à 100 ; le chef de fruiterie Marie à 300 ; le jardinier Claude Maréchal à 60 ; le suisse Gillier à 72 ; les porteurs de chaise Nicolas Lempereur et Jean Brisset ensemble à 352 ; les cochers Lemarié et Dauphiné ensemble à 150 ; deux postillons à 48 chacun ; le garçon de carrosse Lafleur à 36 ; un maître palefrenier à 75 et sept palefreniers à 36 chacun ; un huissier de salle à 72. Et j’en passe, ne serait-ce que les pages Béroulte et Barriac dont il n’y a nulle mention au chapitre des gages et appointements, mais qui ont leur place à celui des maison et écurie.

Aussi ne faut-il pas s’étonner si le prince de La Roche-sur-Yon, faisant avec la cour le voyage de Fontainebleau, loue, pour l’hôtel qu’il possède dans la ville, vingt-huit lits par jour du 2 au 30 août 1683 ; et si, faisant celui de Chambord, il entasse ses officiers, pages et valets de pied, dans la maison qu’il a louée à un serrurier du pays.

Pour couvrir les 340 022 livres dépensées en 1684, il y a d’abondantes recettes ; la pension accordée par le Roi (60 000 livres), les nombreuses terres, les rentes sur la Ville, sur les gabelles de Languedoc, etc., enfin deux emprunts, l’un de 27 500 livres, l’autre de 15 000 (celui-ci destiné à payer les frais du voyage de Flandre et de Luxembourg). Malheureusement, la recette n’est que de 322 896 livres, y compris les reprises du compte précédent, qui se montent à plus de 121 000 livres, assez sensiblement inférieure à la dépense, 340 022 livres. Ne craignons pas pour cela que le prince de La Roche-sur-Yon mange jamais son bien : il est loin d’être prodigue. Ne croyons pas non plus, en songeant au lit de damas qu’il emporte, quand il fait la guerre, qu’il soit esclave de ses aises : il est capable de partir à l’improviste pour l’autre bout de l’Europe, — on le verra tout à l’heure, — sans autre rechange que la chemise qu’il a sur le corps.


LA DISGRACE

A la fin du mois d’août 1685, les princes revenaient de combattre le Turc aux côtés de Charles V de Lorraine. Un effroyable scandale mêlait alors ses derniers échos à ce qu’on disait de leur vaillance. Le Roi venait de faire arrêter un courrier retournant auprès des princes de Conti avec des lettres de quelques dames et des courtisans les plus qualifiés, entre autres un Villeroy et deux La Rochefoucauld, dont l’un était justement le gendre du ministre Louvois. Et quelles lettres ! Et il y en avait plus de quatre cents ! Parmi « beaucoup d’ordures » et des « moqueries, » le Roi était traité de « gentilhomme campagnard affainéanti auprès de sa vieille maîtresse. »

Toute cette littérature saisie à Strasbourg sur le page Mercy, entre le fond et la coiffe de son chapeau ou dans la doublure de son justaucorps, et un peu plus tard sur un second courrier, n’avait pas valu à tous les criminels le châtiment qu’ils méritaient. Beaucoup de lettres n’étaient pas signées, et l’on n’avait pu reconnaître toutes les écritures ; mais l’exil de deux fils du duc de La Rochefoucauld, — le duc de La RocheGuyon envoyé à Verteuil près de Ruffec, le marquis de Liancourt relégué à Oléron, — en étaient des conséquences. Le marquis d’Alincourt avait dû partir pour une petite terre que le maréchal de Villeroy, son aïeul, possédait en Berri. Bien que Louis XIV eût déclaré qu’il « avait beaucoup de mépris pour les choses qui le regardaient dans ces lettres ; » « que, pour ce qui regardait les intérêts de Dieu et les impiétés, il en ferait assurément justice, » on citait ce mot du maréchal : « Mon petit-fils n’a médit que de Dieu et il pardonne ; mais les deux autres sont de grands impertinents : ils ont osé s’en prendre au Roi et à Mme de Maintenon ! »

Toujours chevaleresque avec les dames, Louis XIV avait annoncé qu’il « garderait le secret » à celles qui étaient compromises, et le nom d’aucune d’entre elles ne nous est parvenu. Nous savons seulement que la princesse de Conti était coupable, — de simples enfantillages, il est vrai. Elle avait écrit à son mari qu’elle s’ennuyait mortellement aux fêtes de la cour, qu’elle avait choisi une dame d’honneur sans consulter le Roi son père, de peur d’en recevoir une de Mme de Maintenon ; elle avait à répondre de cette phrase irrévérencieuse : « Le Roi se promène souvent et je me trouve entre Mme de Maintenon et Mme d’Harcourt (Mlle de Brancas, mariée à un Lorrain, le prince d’Harcourt), jugez si je me divertis. » La fondatrice de Saint-Cyr ne se laissa pas affecter par cette plaisanterie de pensionnaire, qui faisait voir au Roi, disait-elle, « quelque petite ingratitude pour lui et beaucoup de crainte de moi. » Elle ajoutait : « Cela ne m’empêchera pas d’aller toujours mon train ordinaire. » La pauvre princesse de Conti n’en dut pas moins obtenir son pardon par l’intermédiaire de celle qu’elle avait offensée, et s’entendre dire au milieu de ses larmes : « Pleurez, Madame, pleurez, car il n’y a point de plus grand malheur que de n’avoir pas un bon cœur. »

Dès le lendemain de la bataille de Gran (16 août 1685), le page Mercy avait remis aux princes de Conti et de La Roche-sur-Yon un reçu des lettres saisies sur lui, pièce parfaitement en règle, signée de M. de Bissy, par ordre du Roi. Voilà ce qui les talonnait sur la route de France. Conti surtout avait hâte d’arriver. La Roche-sur-Yon, par complaisance pour son frère, fit avec lui « en six jours la route de douze. »

Le 30, à six heures du soir, ils arrivaient à Strasbourg et descendaient à l’hôtel du gouverneur de la ville, M. de Chamilly, qui fut fort étonné de les voir entrer dans son cabinet. Ils lui dirent qu’ils s’étaient privés du plaisir de finir la campagne pour ne pas déplaire au Roi plus longtemps, et qu’ils allaient attendre ses ordres à Meaux. C’était un conseil que leur avait donné M. de Xaintrailles, secrètement dépêché à leur rencontre par Monsieur le Prince.

Le lendemain, ils repartirent en poste, et leur mince équipage surprit le gouverneur qui écrivit à Louvois : « Ils ne se sont pas enrichis des dépouilles des Turcs, car ils n’avaient que la chemise qu’ils avaient sur le dos. » Cette réflexion allait passer sous les yeux du Roi avec le rapport de M. de Chamilly. Elle ne pouvait que l’attendrir sur le sort des deux coupables. En même temps, Monsieur le Prince s’efforçait d’obtenir les conditions les plus douces.

Ce ne fut pas chose facile, car le mécontentement du Roi n’était nullement apaisé. Le Roi finit cependant par dire qu’il leur permettait de se présenter devant lui, mais avant d’avoir vu personne, afin d’implorer eux-mêmes leur pardon. Il ajouta que l’aîné des princes perdrait les grandes entrées, et qu’il le lui ferait savoir par la princesse de Conti. Condé répondit qu’il fallait laisser à sa nièce « l’emploi de porter de bonnes nouvelles, quand il y en aurait ; c’était à lui de porter les mauvaises et il s’en chargeait. »

Louvois annonça à Mme de Conti le 1er septembre que les princes revenaient. Un courrier était allé les assurer de la part du Roi qu’ils seraient les bienvenus. Le même courrier, qui apportait leur grâce à Conti et à La Roche-sur-Yon, signifia à M. de Turenne, qu’il atteignit à Château-Thierry, l’ordre de sortir du Royaume. Châtiment mérité de son outrecuidance ! Ne se souvenait-il plus que, si le Roi lui avait accordé l’autorisation de servir en Pologne, cette autorisation n’était qu’un exil déguisé ? N’avait-il pas cru « raccommoder ses affaires » avec la même facilité que les princes du sang, ce qui était fort maladroit ? Rien en effet n’exaspérait autant Louis XIV que les prétentions de la maison de Bouillon. Il n’y avait pas deux mois qu’un gazetier hollandais ayant cité dans un article : « MM. les princes de Conti, de la Roche-sur-Yon et de Turenne, » la Gazette de France avait riposté bientôt en parlant de « MM. les princes de Conti et de La Roche-sur-Yon » qui avaient « à leur suite MM. de Turenne, de Sillery, le chevalier d’Angoulême, etc. »

Laissant M. de Turenne s’acheminer vers la frontière, et devançant Conti mal remis des fatigues du voyage, qui se reposa quelques heures à Château-Thierry, La Roche-sur-Yon gagna Paris le jour même, descendit à l’hôtel de Condé. Il en repartit vers deux heures du matin, avec son frère, et prit la route de Chartres, pour rejoindre le Roi à Gallardon. Louis XIV allait à Chambord, mais en passant par Maintenon et Chartres ; car il tenait à visiter les travaux de l’aqueduc qui devait amener les eaux de l’Eure à Versailles, qui ne fut jamais achevé, et dont on voit les ruines aujourd’hui.

Les princes arrivèrent sur les dix heures à Gallardon. Le Roi n’y était déjà plus. Ils coururent l’attendre à Chartres. Le soir, ils le virent enfin, « se jetèrent à ses pieds, lui demandèrent pardon de lui avoir déplu, et Sa Majesté leur répondit qu’il était bien aise de leur retour et que des princes du sang étaient mieux auprès de lui que partout ailleurs. » « Accueil assez doux, » si l’on songe que le Roi connaissait probablement de certains lardons attribués à La Roche-sur-Yon, celui-ci en particulier : a Roi de théâtre pour représenter, roi d’échecs quand il faut se battre. » Par malheur, sous cette magnanimité apparente, Louis XIV cachait un ineffaçable ressentiment, et « les lettres interceptées qui lui avaient été écrites et qui avaient perdu les écrivains, » avaient aliéné pour toujours à l’imprudent jeune homme la bienveillance du maître.

L’après-diner du 7 septembre 1685, le Roi arriva au château de Chambord, et les courtisans se dirent bientôt les uns aux autres que le prince de Conti avait perdu les grandes entrées. Le châtiment était plus grave qu’il ne nous paraît au premier abord. Il privait Conti d’une faveur insigne, celle d’entrer à certaines heures, « dans tous les lieux retirés des appartements du Roi, » et de parler à Sa Majesté en tête-à-tête, sans solliciter une audience difficile à obtenir et toujours remarquée. Avaient ces entrées les enfants du Roi ; les avaient également, le grand chambellan et les quatre premiers gentilshommes de la chambre, le grand-maitre et les maîtres de la garde-robe, les quatre premiers valets de chambre et le premier valet de garde-robe en quartier, les valets de la chambre et de la garde-robe pour leur service, le premier médecin et le premier chirurgien, ainsi que tous les anciens possesseurs et les survivanciers de toutes ces charges. Le Roi les donnait quelquefois aux princes du sang ou à de très rares privilégiés, Lauzun par exemple, à qui elles furent rendues quand il eut amené en France la reine d’Angleterre. Conti perdait ce que Saint-Simon appelle « le comble des grâces ! » Il eut de plus l’amertume de voir son neveu à la mode de Bretagne, le duc de Bourbon, petit-fils de Condé, mari d’une fille cadette du Roi, entrer sans demander, tandis que lui, mari de l’aînée, il devait attendre à la porte.

La Roche-sur-Yon ne peut perdre les grandes entrées, car il ne les a jamais eues ; mais le Roi lui témoigne une indifférence glaciale et persistante. A Fontainebleau, le 12 octobre, le Roi descend chez la princesse de Conti subitement atteinte de la petite vérole, et fait à sa fille et à son gendre « toutes les amitiés imaginables. » Mais le 9, lorsque La Roche-sur-Yon, jeté à bas de son cheval par un cerf surpris « à la reposée, » se releva avec une blessure que le chirurgien Félix dut recoudre entre l’œil droit et la tempe, Louis XIV ne demanda pas même de ses nouvelles. L’infortuné prince est en butte aux mauvais offices ; on le surveille, on le critique, on le dessert : « Il est gai, il ne perd aucun divertissement ; » il est d’un air trop libre avec Monseigneur, étant si mal avec le Roi dont « le chagrin » augmente de jour en jour.

Malgré les apparences, l’embarras du coupable est extrême. De Chantilly, Condé essaye de diriger son neveu, mais il est trop loin de la cour, pour « conseiller bien juste. » Il indique trois partis à prendre. Que La Roche-sur-Yon décide avec le duc d’Enghien, Gourville, le factotum de la Maison de Condé et le maréchal de Bellefonds, lequel est le meilleur. « Je crois donc, pour vous parler avec la dernière franchise, qu’il faut ou que mon fils (le duc d’Enghien) parle au Roi de votre part et lui dise que vous avez été sur le point d’exécuter ce que vous aviez prémédité, mais que vous avez eu peur que cela lui déplût ; que vous êtes si touché d’avoir déplu à Sa Majesté, que vous êtes prêt d’aller non à l’Isle-Adam, comme vous l’aviez résolu, mais à la Bastille, et partout ailleurs où vous croirez que Sa Majesté aimera mieux que vous soyez, et où vous pourrez réparer les choses qui peuvent avoir déplu dans votre conduite ; ou bien continuer dans votre résolution, et j’écrirai tout cela au Roi, quand vous serez ici, et tout ce que vous croirez avec vos amis que je lui doive écrire ; ou bien, si vous le jugez à propos, j’irai à Fontainebleau et je dirai moi-même au Roi tout ce qu’il faudra lui dire là-dessus. »

Le 20 octobre, La Roche-sur-Yon arrive à Chantilly, semble animé d’un grand esprit de soumission, puis retourne à la cour, malgré les représentations de son oncle qui écrit à Louis XIV et colore de son mieux un retour aussi imprudent. La Roche-sur-Yon a cru plus respectueux d’aller recevoir les ordres de Sa Majesté. Le 25, on remarque le jeune prince à Fontainebleau, à la messe du Roi. Mais, le malin du 1er novembre, il part pour Paris et laisse une lettre très humble annonçant à Louis XIV qu’il se retire à l’Isle-Adam. Le 3, il revient à Chantilly, entre dans la chambre de son oncle, « d’un air dégagé, » prétend qu’il n’a pas consulté les princes de la maison de Lorraine, et se garde bien de nommer, écrit Condé à son fils, « les autres que nous savons qui lui ont donné les conseils. » Il est décidé maintenant. Il fera son principal séjour de l’Isle-Adam et viendra de temps en temps demander des avis.

Le surlendemain, le voici encore à Fontainebleau, étrange palinodie dont on rit à la table de Monseigneur. Et cependant La Roche-sur-Yon ne reparait pas afin de se montrer au Roi et aux courtisans ; il vient s’enfermer avec son frère, atteint de la petite vérole, alors si redoutable, dans l’hôtel que les Contis possèdent à Fontainebleau depuis 1651. Avant de se mettre en route, il dit à Condé que, n’ayant point d’ordre qui lui défende de revenir à Fontainebleau, il ne peut s’empêcher d’aller servir son frère, quand il le sait en péril.

Le malade ne l’y retient guère. Le 9 novembre, il s’éveille à cinq heures du matin en gémissant : « O ma tête, ma tête, que je souffre ! » A huit heures, il perd connaissance ; à neuf, il est mort.

« Quelle mort que celle de M. le prince de Conti ! s’écriait deux semaines plus tard, en rappelant cette fin tragique, Mme de Sévigné. Après avoir essuyé tous les périls infinis de la guerre de Hongrie, il vient mourir ici d’un mal qu’il n’a quasi pas ! Il est le fils d’un saint et d’une sainte, il est sage naturellement, et, par une suite de pensées emmanchées à gauche, il joue le fou et le débauché, et meurt sans confession et sans avoir eu un seul moment, non seulement pour Dieu, mais pour lui, car il n’a pas eu la moindre connaissance. Sa belle veuve l’a fort pleuré : elle a cent mille écus de rente et a reçu tant de marques de l’amitié du Roi et de son inclination naturelle pour elle, que, avec de tels secours, personne ne doute qu’elle ne se console. Le prince de La Roche-sur-Yon, qui n’a pas les mêmes raisons, est encore très affligé. »

Mme de Sévigné ne se trompait pas. L’abbé Fleury nous montre le pauvre La Roche-sur-Yon « inconsolable, » ne pouvant se résoudre à survivre, « malgré sa modération, » frappant de sa tête contre les murailles et voulant se jeter par les fenêtres. Il est certain que son aine lui inspirait « un respect et une affection singulière. »

Le bon La Fontaine écrivait, en ces douloureuses circonstances, au cadet désemparé :


Conti dès l’abord nous fit voir
Une âme aussi grande que belle.
Le ciel y mit tout son pouvoir,
Puis vous forma sur ce modèle.


Condé, le véritable modèle du prince de La Roche-sur-Yon, et qui se consolait sans doute en pensant que la mort lui laissait son neveu préféré, cherchait à le faire rentrer en grâce auprès du Roi. Le corps du défunt était à peine au fond du caveau familial, que M. le Prince s’installait pour quelques jours dans son hôtel de Versailles. Louis XIV était revenu à Versailles depuis le 14 décembre, et Condé voulait se mettre plus à portée de la clémence royale. Tout ce qu’il obtint fut que La Roche-sur-Yon, qui allait hériter au moins cent mille livres de rente, car son frère n’avait pas d’enfant, prit aussi le nom de Conti. Le nouveau prince de Conti, arrivé le 2 décembre à l’Isle-Adam, d’où il s’était empressé de demander des faisans et des lapereaux à M. de La Rue, capitaine des chasses de son oncle, ne tarda pas à rejoindre Condé à Chantilly.


LA FORCE.