Le Grand Frédéric avant l’avènement/01

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Le Grand Frédéric avant l’avènement
Revue des Deux Mondes3e période, tome 108 (p. 882-910).
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LE
GRAND FREDERIC
AVANT L'AVENEMENT

LE SÉJOUR A NEU-RUPPIN.

I. — Friedrichs Briefwechsel mit dem Könige Friedrich Wilhelm I seinem Vater, au tome XXVII, 3e partie, des Œuvres de Frédéric le Grand, édition Preuss. — II. Correspondance de Frédéric avec sa sœur Wilhelmine, margrave de Bayreuth, ibidem, au tome XXVII, 1re partie ; avec M. de Camas, et avec M. de Grumbkow, ibidem, au tome XVI. — III. Journal secret du baron Christophe-Louis de Seckendorff. — IV. Koser, Friedrich der Grosse als Kronprinx. — V. Theodor Fontane, Die Graffschaft Ruppin, 1re partie des Wanderungen durch die Mark Brandenburg, 4e édition. — VI. Stadelmann, Friedrich Wilhelm I in seiner Thätigkeit für die Landescultur Preussens, second volume des Publicationen aus den K. Preussischen Staatsarchiven.

Peu d’hommes ont eu autant de souvenirs à repasser à la fin de leur vie, et d’aussi dramatiques, que le prince royal Frédéric, à la fin de sa vingtième année. Sa petite enfance ne lui rappelait aucune douceur, car la maison paternelle était triste et rude. Dès que sa nature avait commencé à se révéler, ses instincts s’étaient trouvés en révolte contre toutes les idées de son père. Ses rares joies avaient été des joies de contrebande, et ses plaisirs, des fruits défendus. Si prudent et si rusé qu’il fût, sa jeune personnalité était trop forte pour ne point transparaître. Son dédain pour les habitudes et les manies paternelles perçait dans ses mines et dans son silence ; et même, il se plaisait à un jeu redoutable ; il cachait des qualités qu’il avait et que son père eût aimées : — il donnait de lui l’idée qu’il serait un mauvais soldat, — et il en affectait qu’il n’avait point et que son père haïssait : — il prenait les airs d’un prince libéral et magnifique. — Il choisissait ainsi en toute chose le contrepied du roi, et jouait le rôle de prince héritier chef d’opposition. Par cette attitude, par ses intrigues audacieuses avec des ministres étrangers, mal connues du roi, mais soupçonnées par lui, il inquiétait et exaspérait ce brutal, ce bourreau de soi-même et des autres : il allait au-devant des coups. Mais quel souvenir, celui des humiliations infligées dans le privé devant les domestiques, en public devant des généraux, des princes et des rois, à un jeune homme en qui la conscience de sa valeur doublait l’orgueil d’être né pour commander aux hommes !

C’étaient ensuite les souvenirs de la tragique année 1730 : la fuite préparée comme un épisode de roman d’amour, l’arrestation et les interrogatoires du conseil de guerre ; la claustration dans une cellule sinistre, et, par une matinée de novembre, l’adieu de Katte allant au supplice ; l’évanouissement pour ne pas voir tomber le glaive ; au réveil, le visage de l’aumônier, la conversation sur les choses saintes et les affres de la mort. Après la joie d’être assuré de vivre, ce fut l’ennui de l’existence entre les murs de Cüstrin où il était interné, le déshonneur d’être privé de l’épée, le dégoût d’une éducation d’employé, la gêne et presque la misère, la honte des platitudes et des mensonges qu’il écrivait à son père. Le roi pardonne enfin, mais sur un ton terrible et avec des menaces de malédiction ; encore le pardon n’est-il pas complet ; l’épée n’a pas été rendue à Frédéric ; sa liberté d’aller et de venir est circonscrite à quelques pauvres cantons, et il continue la besogne fastidieuse d’apprenti administrateur et l’hypocrisie de sa correspondance. Peu à peu les lettres de son père se sont adoucies ; elles deviennent presque aimables, mais c’est l’annonce d’une nouvelle épreuve, celle du mariage forcé. Il faut que le prince se résigne ou qu’il rallume la fureur du roi. Il adresse à son père des protestations d’obéissance empressée, et à d’autres des confidences pleines de rage, de sarcasmes et d’impiétés. A la fin, il se soumet ; il prend l’anneau des fiançailles, mais il y verse une larme de colère, et se jure de faire payer un jour à la princesse royale ce mariage dont elle était innocente et que la politique de l’Autriche avait inventé.

La haine de son père, les mauvais traitemens, les injures, la prison, un mariage contre son gré, le prince royal avait souffert tout cela, et n’avait que vingt ans. Du moins, il avait acheté par son mariage sa liberté et le droit de ne plus vivre avec son père. Après les fiançailles, le roi l’avait nommé colonel d’un régiment logé à Neu-Ruppin et à Nauen. Quelques semaines après son mariage, Frédéric retournait à la garnison, seul, la princesse étant demeurée à Berlin, parce qu’il était impossible de loger à Neu-Ruppin la cour, si modeste fût-elle, des jeunes altesses royales. Il y demeura quatre années environ, à peu près libre, mais surveillé toujours, et, de temps en temps, ressaisi par le roi. Dans cette période nouvelle de sa vie, nous retrouverons moins violent, il est vrai, le conflit entre le père et le fils. Si celui-ci avait été tout à fait libre, il n’aurait suivi que les penchans de son esprit. Le roi lui imposa des besognes qui lui furent désagréables, mais qui étaient nécessaires. Et c’est dans cette liberté surveillée, par ce mélange d’éducation volontaire et d’éducation forcée qu’achèvera de se former le grand Frédéric.


I

Neu-Ruppin avait été longtemps la capitale des sires de Ruppin qui faisaient seuls figure de grands seigneurs parmi la très pauvre noblesse de Brandebourg. Dans les premières années du XVIe siècle, le sire était un jeune homme malade, passionné pour les femmes et pour la chasse. Un jour, il se refroidit en forêt et fut rapporté à la maison, grelottant et frissonnant. Le pays n’avait pas de médecin, c’eût été une trop grosse dépense que d’en faire venir un de Berlin. La fièvre montait ; les gens du malade chauffèrent sa chambre comme un four, et le grisèrent d’hydromel et de vin ; il mourut, et la seigneurie fit retour à l’électeur de Brandebourg, très médiocre prince alors, pour qui cet héritage fut une fortune. Encore aujourd’hui, dans la longue titulature des rois de Prusse, entre comte princifié à Henneberg et comte de Mark, on lit : comte à Ruppin.

Il est impossible de se représenter la ville de Neu-Ruppin comme elle était en 1732, à l’arrivée de Frédéric. Elle a été incendiée à la fin du siècle dernier, et Frédéric-Guillaume II a commis, en la rebâtissant, un de ces péchés contre le goût où beaucoup de princes d’Allemagne sont tombés par naïveté d’orgueil. Il a voulu affubler cette bourgade en style de « ville de résidence. » Des rues très larges, bordées de maisons basses aboutissent à une place, capable de recevoir une grande foule, mais jamais n’y viendra la foule. Quand le collège est en vacances et la garnison aux manœuvres, Neu-Ruppin semble une ville dont la population serait en voyage.

Le pays est un canton mélancolique de la région entre Elbe et Oder inférieurs, cette fin de continent dessinée à peine par la nature, qui a jeté là, comme pour finir, des hachures incohérentes. Les cours d’eau ne sont pas sûrs de leur chemin ; ils ont tout juste une raison suffisante pour tourner à gauche plutôt qu’à droite, vers l’Elbe et vers la mer du Nord, plutôt que vers l’Oder et la Baltique. Ils s’épanchent en petits lacs où ils prennent un temps de sommeil. Le sol, maigre comme un pauvre homme, est vêtu de pièces et de morceaux disparates. Ici, de petits coins de Sahara sous un ciel pâle ; des villages enfoncés dans le sable, entourés de jardins où le vent secoue les ramures malingres de pruniers et de cerisiers aigres ; plus loin, des prairies, des cultures, et le charme des étangs encadrés de hauteurs.

Neu-Ruppin est située dans un de ces contrastes. Au midi, s’étend un lac au-delà duquel verdoient des prés et des bosquets ; au nord, le sable s’élève en monticules qu’on appelle les Kahlenberge, les monts chauves. La tranquillité du pays est profonde aujourd’hui encore ; le chemin de fer le touche à peine ; les voyageurs et les marchandises circulent à l’est entre Berlin et Stettin, et à l’ouest entre Berlin et Hambourg. Ruppin est sur le chemin de Berlin à des villes mecklembourgeoises qui n’attirent personne.

Aux bords de ce lac sont venus se reposer des héros de guerre. Zieten, le vieux Zieten, l’aucêtre des hussards, y dort dans le cimetière de Wustrau, au pied du château de la famille, qui est devenu le musée de sa gloire. Tout près, à Carwe, le futur maréchal de Knesebeck chantait en 1792 un hymne à la guerre :

« Vive la guerre ! Dans la vie sauvage du guerrier, — C’est là que se trempe le courage ! — Dans la seule guerre se déploie librement la force. — La guerre, la guerre est bonne !

« Le faux ami qui feint une fidélité hypocrite, — la guerre le dévoile ! — Dans la bataille ouverte, l’épée blanche ne flatte pas. — Chaque coup porte vrai. »

Beaucoup plus tard, rentré dans la paix du pays de Ruppin, il écrivait :

« Avec l’épée défends-toi contre l’ennemi ; — avec la charrue, augmente les biens de la terre ! — Que le bon air verdisse librement dans les bois. — Que le droit et simple honneur habite ta poitrine fidèle. — Fuis le bavardage des villes. — Sans nécessité, ne quitte pas ton troupeau. — Ainsi prospère et croît une famille ; — ce sont les mœurs, c’est le vieux droit de la noblesse ! » Dans ces vers de gentilhomme soldat et laboureur, passe un souffle de l’air calme d’une contrée propre au repos, à la rêverie et à l’étude avant ou après l’action.

Frédéric avait besoin de cette tranquillité pour prendre enfin possession de lui-même et se recueillir. Il allait donc avoir son chez soi, « humer l’air de la liberté à grands traits, et mettre à profit les jours que la Parque nous file. » Il allait panser ses blessures, retrouver peut-être ce tempérament qui le portait à la joie, et qui n’était plus « qu’un membre démis qui voudrait en vain faire ses fonctions ordinaires. » Il avait repris son épée, et les soldats qui avaient ordre à Cüstrin de ne point le saluer, lui l’officier dégradé, lui rendaient à présent les honneurs : « Ici, disait-il, je me sens plus honoré qu’ailleurs, » et il lui plaisait d’être honoré. Il était fier de porter sa tenue de colonel. Il avait obtenu du roi pour lui et ses officiers la permission de porter, au lieu de broderies d’or, des broderies d’argent, qu’il trouvait plus distinguées. Quand le nouvel uniforme fut prêt, il réunit ses officiers autour d’un grand feu allumé sur la place, et tous jetèrent le vieil habit dans la flamme et revêtirent le nouveau, sous les yeux des Ruppinois étonnés qu’on pût être un si grand seigneur et si gai.

Il fit ce qu’il put pour embellir aussi sa résidence. Comme il était assez mal logé dans deux maisons qu’on avait accommodées à son usage, il voulut au moins avoir un parc. La ville démolissait ses remparts ; il en sauva une partie et fit dessiner des allées au pied du talus planté de grands arbres. Ce jardin de Frédéric a été conservé jusqu’aujourd’hui ; j’y ai vu, noircis et verdis, effrités et boursouflés, des satyres porte-corbeilles qui rient et tirent la langue ; des capitans-pachas et des matamores ; des génies qui battent le tambour et soufflent dans des pipeaux. Sur un monticule, six colonnes portent un petit temple. Au plafond est peinte une Vénus qui voyage sur l’onde, en coquille traînée par des dauphins ; des têtes antiques, des joueurs de conque et de trompe, des glaces encadrées d’or et des tentures de soie bleue et rose complétaient la décoration. Tout cela est aujourd’hui fort mélancolique, comme l’aspect des choses qui ont été gaies en leur temps. Et c’était cette gaîté qu’avait cherchée Frédéric. Il fuyait les sombres souvenirs de la maison paternelle et voulait un décor qui lui fît oublier le château de Wusterhausen, gardé par des ours et par des aigles, et dont le luxe principal était un chenil. Il se plaisait au milieu de ces images empruntées à la comédie italienne, à la mythologie et à l’histoire de l’antiquité. Il appelait son jardin Amalthée, du nom de la nourrice d’Hercule, déjà porté par une villa d’Atticus. Les soirs des beaux jours, il allait y souper, et il aimait à manger les melons qu’il cultivait de ses mains. Il se donnait ainsi des airs de la vie noble qu’il rêvait alors de vivre ; les melons étaient une rareté dans le pays, une rareté pour prince, comme les statues, le temple et la fresque.

Malheureusement, Frédéric n’avait pas à Neu-Ruppin la société de gens d’esprit qu’il aurait souhaitée, — le roi la lui avait refusée ; — il était réduit au commerce des officiers de son régiment. Le roi, qui disait : « Je ne le trouve pas encore en état que je puisse le laisser seul, » lui avait imposé un mentor en la personne du colonel von Bredow, chargé « de veiller sur la tenue de la maison, de donner au prince de bons sentimens par des représentations raisonnables et un bon exemple, et d’inspirer le respect aux jeunes officiers, de façon qu’ils gardent en paroles et en manières beaucoup de ménagemens. » Mais le colonel et ses officiers savaient tromper la vigilance de Bredow, qu’ils appelaient l’Argus. Ils firent ensemble, entre autres escapades, une expédition dont le bruit arriva jusqu’à Berlin. L’aumônier du régiment avait essayé plusieurs fois de se faire inviter à la table de Frédéric ; il se présentait à l’heure du dîner, et, pour bien expliquer son intention, il rappelait que, chez le précédent colonel, son couvert était toujours mis. Frédéric supportait les gêneurs obligatoires, mais il était impitoyable pour les autres ; il n’invita point le pasteur, qui se vengea de cette impiété en le comparant en plein prêche à Hérode, qui faisait danser Hérodiade et lui envoyait en présent la tête de saint Jean. A quelque temps de là, par une nuit noire, le presbytère fut cerné, les fenêtres brisées, et M. l’aumônier et sa femme, arrachés au lit conjugal, furent portés au milieu de la cour dans une mare d’ordures.

Les officiers du Régiment kronprinz n’étaient propres qu’à ces farces de garnison, ou à jouer aux cartes avec le prince, ou bien, quand la poste de Hambourg apportait des « délicatesses, » à souper avec lui, mais alors en petit comité choisi, le prince n’étant pas assez riche, comme il disait, pour rassasier dix personnes de denrées si chères. Frédéric ne trouvait point dans cette compagnie joyeuse un compagnon de son esprit ; aussi sa vie était-elle monotone : « Je suis si retiré que l’on peut être ; je m’applique aux affaires du régiment ; beaucoup d’exercices ; ensuite, les commissions économiques que le roi m’a données m’occupent ; après, la parole ; après, si je ne vais pas voir quelque village, je me divertis à lire ou à la musique. Vers sept heures, je vais dans la compagnie des officiers qui s’assemblent ; je joue avec eux. A huit heures, je mange ; à neuf heures, je me retire, et voilà comme se passe régulièrement un jour comme l’autre, hormis quand la poste de Hambourg vient… Tout le divertissement que j’ai est de me promener sur l’eau, ou bien de jeter quelques fusées dans un jardin qui est devant la ville. Je ne vois pas comme, dans un endroit sédentaire comme celui-ci, on peut passer la vie autrement… »

Il partageait en effet sa vie entre ses devoirs officiels et les plaisirs de l’esprit.

Le roi veut qu’il continue à Neu-Ruppin l’éducation économique commencée à Cüstrin ; il s’y prête docilement. Il visite les domaines, inspecte les bâtimens d’exploitation agricole, apprend comment se pratique la mouture, revoit les baux, pour en faire de plus avantageux, et obtient ainsi le fameux Plus, toujours réclamé par son père. Il envoie des comptes exacts jusqu’au Pfennig inclusivement. Le roi lui a commandé de dresser à lui seul un état général des domaines de Ruppin ; il se met à l’ouvrage, étudie l’état précédent et fait venir des pièces de Berlin. Il se transporte sur les lieux, consulte les dires des vieux paysans, procède à l’arpentage et surveille lui-même les arpenteurs ; bref, il se donne une peine énorme dont il se fait les honneurs auprès du très gracieux père, assurant qu’il se tire d’affaire sans recourir à personne : ce qui n’est pas vrai, d’ailleurs. Ceci est un chapitre de l’éducation forcée de Frédéric, de l’éducation nécessaire à un prince royal de Prusse : sans l’attention donnée au détail pour voir l’argent sourdre de terre et le suivre jusqu’à l’arrivée dans les caisses royales, il n’y aurait pas eu de Prusse. Le prince répugnait à cette besogne qu’il trouvait indigne de lui : « Ce ne sera jamais mon métier que les caméralités. » Heureusement pour lui et grâce à son père, il se trompait : les caméralités seront une partie, où il excellera, de son métier de roi.

Il se moquait aussi de ses fonctions militaires : « Je viens de l’exercice, j’exerce, j’exercerai, voilà tout ce que je puis dire de plus nouveau. » S’il attend l’inspection du roi, il rit de la peine qu’il prend pour donner une figure martiale à sa maison et à son régiment : « Je serai une bête jusqu’à samedi. » Mais il lui plaisait de faire la bête de cette façon-là. S’il raillait le pédantisme des vieux officiers mécaniques épris des beautés du maniement d’armes, il aimait la belle tenue, la précision des mouvemens et la figure martiale d’une troupe, car il était né officier prussien. Il savait que « le militaire » était l’instrument de la grandeur qu’il rêvait pour sa Prusse. Il était résolu à prendre sa place parmi les illustres guerriers de tous les temps dont il lisait l’histoire et dont il admirait la gloire ; pour achever cette haute conception de son métier de soldat, il y mettait de la philosophie : il se considérait comme un éducateur « occupé à faire des hommes avec des créatures qui n’ont d’humain que le visage. » Quelqu’un qui l’observait de très près répondit un jour à cette question que lui adressait le principal ministre de l’empereur : « Le prince royal aimera-t-il le militaire ? » « Oui, et plus solidement que son père ; » il aurait pu ajouter : plus noblement.

Les commissions économiques et les devoirs militaires laissaient au prince de longs loisirs, qu’il employait à la lecture. La passion de la lecture l’avait induit jadis à la première désobéissance : enfant, il se levait la nuit, et, sur la pointe des pieds, retenant son souffle pour ne pas éveiller son gouverneur couché près de lui, il allait lire des romans dans la cheminée d’une chambre voisine. Cette passion, il n’avait pu encore la satisfaire. Ses études d’écolier terminées, il avait été mis tout de suite aux besognes pratiques ; c’est à la dérobée qu’il courait à une maison voisine du château, où son ancien précepteur avait caché des livres dans des armoires. A Cüstrin, le roi ne lui avait permis que des manuels de piété ou des traités d’administration. A Neu-Ruppin enfin, Frédéric s’en donne à cœur-joie : « Je ne bouge quasi pas de chez moi ; je me divertis avec les morts, et leur conversation muette m’est plus utile que toute celle que je puis avoir avec les vivans. » Il lisait avec volupté, assis au coin d’un bon feu, enveloppé d’une belle pelisse, dans la tranquillité des nuits silencieuses. Il ne se mettait au lit que le matin, pour y demeurer jusqu’à la parade « qui ne se fait qu’à onze heures, afin que Monsieur ait le temps de dormir la grasse matinée. » Sa bibliothèque n’était pas riche alors ; il lisait ce qu’il pouvait, et ses lectures n’avaient pas l’ampleur qu’il leur donnera plus tard à Rheinsberg. Il n’était pas encore entré en relations avec les écrivains célèbres : sa grande correspondance littéraire et philosophique n’était pas commencée. Aussi sommes-nous assez mal informés sur le travail de son esprit, mais certainement il travaillait avec intensité et avec joie. Et déjà, en même temps qu’il jouissait de l’agrément infini qu’il trouvait dans la conversation des morts, Frédéric y recherchait « l’utile, » comme il le comprenait. Il demandait aux morts de former en lui l’homme et le prince qu’il voulait être. Entre temps, il quittait son livre, prenait la flûte ou la plume. Il écrivait des vers, ou, pour parler comme lui, il recourait à la douce lyre dont Apollon daignait l’inspirer. Il les jetait au feu souvent, ce qu’il appelle offrir les productions d’Apollon à Vulcain qui les résout. Il ne les a pas brûlés tous, et nous en pouvons lire qui paraissent dignes tout au plus d’envelopper des bonbons ou des mirlitons ; il n’était pas maître encore de sa forme, mais il s’exerçait à le devenir, et il avait de temps en temps des rencontres heureuses dont il était fier ; il croyait être poète ; cette illusion embellissait encore sa vie.

Il se disait parfaitement heureux, et il exprimait son bonheur en vers et en prose. Avec des réminiscences de poètes anciens et modernes, il compare aux embarras de la cour la paix des champs : « Les soins et les inquiétudes sont bannis de l’esprit… Déchargé du fardeau que vous donnent les soins des affaires, le sommeil vous devient paisible. Des rêves fortunés vous font passer la nuit agréablement. Le sommeil, semant de ses pavots sur vos yeux, ils ne se rouvrent qu’après que le valet de chambre, à force de secousses, vous les fait rouvrir… Un repas frugal, accompagné de bon vin, vous attend toujours prêt, jusqu’à ce que l’appétit dicte l’heure où il doit être servi… Enfin, on se fait un plaisir de tout, et telle nymphe villageoise, embaumée d’odeur de gousset d’aisselle, plaira mieux que la comtesse D… avec tous ses airs précieux. »

Il est en train de se composer un idéal d’existence médiocre et douce, et il écrit l’éloge du juste milieu, l’état le meilleur du monde, où l’homme jouit de la vie sans inquiétude. Il se souvient, à la vérité, qu’il est prince, et se résigne à sa destinée ; mais, quand l’heure sera venue de régner, il s’en tirera au meilleur compte possible, se contentant de s’informer, de diriger la masse entière, et d’être un maître bien servi. De régner, il ne sent pas la plus petite impatience. Il ne s’occupe d’aucune affaire, et méprise le tripotage de la politique : « Je puis vous assurer que je vis comme si le roi était immortel, et je veux mourir sur l’heure si je me suis formé un plan pour l’exécuter après sa mort. »


II

Pris au mot, Frédéric serait mort sur l’heure, car il ne pouvait s’empêcher de faire des plans, et déjà les principales lignes de sa conduite future étaient arrêtées dans son esprit. Les belles déclarations philosophiques qu’il multipliait pour qu’elles fussent répétées au roi ne trompaient personne. Grumbkow y voyait l’application du « nouveau système par rapport à papa, » et le père disait à son fils : « Vous n’attendez que ma mort pour avoir comédie et opéra. » Le prince était résolu à se donner d’autres plaisirs encore, de vrais plaisirs de roi. A Neu-Ruppin, il était extrêmement attentif à tous les mouvemens de la politique, et il caressait des rêves de guerre. En l’année 1732, il espérait la mort de l’électeur palatin et l’ouverture de la succession de Juliers et de Berg, ces duchés sur lesquels le roi de Prusse avait des droits qu’il rappelait en toute occasion. Ces droits étaient contestés, et ni la Hollande, ni l’Angleterre-Hanovre, ni la France, ni l’empereur, ne se souciait de laisser Frédéric-Guillaume entrer en possession de Berg et de Juliers ; la guerre semblait donc très probable. Un jour arrive à Neu-Ruppin l’ordre de se préparer à partir ; Frédéric le reçoit avec une très vive émotion ; il s’amuse à regarder la garnison en remue-ménage et la ville en révolution, chacun courir éperdu, les soldats prendre congé de leurs hôtes et les officiers de leurs maîtresses. Il exécute avec toute la justesse imaginable ses instructions ; il fait tendre ses tentes. Il va donc enfin voir agir « la belle armée du roi ! » Son regard la précède dans les plaines de Juliers et de Berg, et découvre, aux portes des villes prises, les nouveaux sujets prosternés aux pieds de leur nouveau maître. C’est le premier frisson d’un amour qui s’éveille, l’amour de la gloire.

L’électeur ne mourut point ; les tentes furent repliées ; les officiers reprirent leurs maîtresses, et Ruppin rentra dans son calme ; mais l’Europe, en aucun temps, ne laisse chômer l’espérance de guerre. C’étaient alors les successions qui l’entretenaient ; à défaut de celle de Berg et de Juliers, on eut la succession de Pologne. A l’automne de 1733, les Français passaient le Rhin et s’emparaient de Kehl, pour opérer une diversion en faveur de Stanislas Leczinski, élu roi de Pologne, contre qui étaient coalisées la Russie, la Saxe et l’Autriche. L’empire prit les armes avec sa lenteur accoutumée, et le roi de Prusse se mit en devoir de fournir à l’empereur un secours de dix mille hommes qu’il lui avait promis. Le prince royal est repris d’enthousiasme. Cette fois, l’occasion ne manquera point de jouer du moulinet ; et ce n’est pas trop tôt, en vérité, car il craignait que la force de son bras ne se perdît dans le repos. Il pensait qu’on peut encore, à vingt-deux ans, devenir écolier militaire, mais qu’il serait trop tard dans quelques années : « Un métier tel que celui de la guerre mérite plus que les applications de la vieillesse. » Et il écrit son éloge de la guerre, comme tout à l’heure l’éloge des champs : « La guerre corrige la luxure et le faste ; elle apprend la sobriété et l’abstinence ; elle déracine tout ce qui est efféminé. » Elle a toutes les vertus, pourvu qu’elle se fasse sur le terrain d’autrui, « hors de nos confins et limites. » L’occasion qui s’annonçait lui était particulièrement agréable : c’était contre la France qu’il allait combattre. Il aimait la France et les Français au point de ne parler, de ne lire, de n’écrire que notre langue, de s’habiller à notre mode et de mépriser comme barbare et grossier tout ce qui n’était pas de France. Il donnait à croire au cabinet de Versailles qu’il serait le meilleur de nos alliés et le plus empressé à nous servir ; mais bien fol qui se fût fié à ces apparences. Voltaire écrira bientôt à Frédéric :


Votre esprit, votre ardeur guerrière
Des Français se feront chérir.
Vous aurez le double plaisir
Et de nous vaincre et de nous plaire ! ..


Le prince royal tenait au premier de ces plaisirs au moins autant qu’à l’autre. Quand il va se trouver pour la première fois en face de nos troupes, il se flatte de montrer « à messieurs les Français qu’il y a, au fond de l’Allemagne, de jeunes aigres-fins assez insolens qui se présenteront devant toutes leurs armées sans trembler. »

Le 27 mai 1734, après avoir passé la nuit à danser chez la reine au château de Mon-Bijou, il se mit en route. Le roi lui avait donné pour l’accompagner les deux généraux von Schulenbourg et von Kleist, et le colonel von Bredow, qu’il avait pourvus d’une instruction en bonne et longue forme, où se retrouve le pêle-mêle accoutumé de ses préoccupations.

Il espère que son fils se conduira comme il convient à un prince du vieux sang de Brandebourg et à un brave et honnête soldat. Il lui recommande par-dessus tout de craindre Dieu et de l’avoir sous les yeux à tout moment, et de toujours garder dans son cœur le seigneur Jésus, base unique du salut de l’homme, et sans l’aide duquel l’homme n’est qu’un airain qui vibre et une cloche qui sonne ; puis d’apprendre comment sont faits les souliers du soldat, et de s’élever ensuite du petit au grand jusqu’aux dispositiones generalissimi. Le prince devra regarder, observer, interroger, demander les raisons de tout et raisonner sur ces raisons. Il ne fréquentera que des hommes capables de l’instruire. Dans une armée, se trouvent des gens de toute sorte : fils de princes, jeunes comtes et autres fils de famille, dont la plupart ne valent pas grand chose ; il sera poli avec ces messieurs, mais il se contentera de leur souhaiter bonjour et bon voyage. Il recherchera la compagnie des vieux généraux, et surtout du général en chef, le prince Eugène, qu’il suivra chaque fois que celui-ci sortira pour une reconnaissance, une approche ou une bataille. Avec la plus grande attention, il observera les ordres et les mouvemens, et il demandera des explications, non pas au prince lui-même, car ce serait contre le respect, mais à Schulenbourg et à Kleist. Le roi semble craindre que son fils ne veuille s’émanciper de sa qualité de Prussien. Il lui ordonne de prendre son campement dans le corps prussien. Chaque jour, après avoir été à la parole auprès du prince Eugène, le prince retournera au camp pour y assister aussi à la parole. Le général von Röder, qui commande les dix mille hommes du roi, lui communiquera les ordres, les dispositions de marche, d’attaque et de siège, et le tiendra au courant de ce qui se passera dans les régimens. C’est avec les officiers prussiens que le prince fraiera de préférence ; depuis le moindre enseigne, il devra les connaître tous et les appeler par leur nom. C’est au camp de Prusse qu’il apprendra la subordination, ce fondement de l’état militaire : il doit au général le respect et l’obéissance comme au roi lui-même, et ne se permettra point la plus petite immixtion dans le commandement. Les jours de bataille, il demeurera auprès du prince Eugène jusqu’au milieu de l’action, mais il achèvera la journée dans les rangs prussiens. C’est avec les Prussiens qu’il priera Dieu.

Le prince sera un modèle de tenue, de conduite et de vertu ; il ne quittera jamais l’uniforme ; il ne tolérera aucune parole contre Dieu et sa toute-puissance, sagesse et justice, ni contre son écriture sainte. Il s’abstiendra des filles, du vin et du jeu, et donnera sa parole d’honneur qu’il ne jouera, de toute la campagne, ni aux cartes, ni aux dés, ni à pair ou impair, ni à aucun jeu, de quelque nom qu’il se nomme. Si, par malheur, il tombe dans le péché, Schulenbourg et Kleist, après lui avoir adressé des remontrances, avertiront le roi par estafette. Bien entendu, il faudra être « ménageux ; » le nombre des plats du dîner est réglé pour l’ordinaire, et pour les jours où l’on invitera les généraux (deux plats de plus), ou le prince Eugène (six plats de plus) ; le soir, un rôti froid suffira. Du reste, le prince dînera souvent chez les autres ; ces jours-là, il ne fera pas de feu dans la cuisine, puisqu’il emmènera ses officiers avec lui. Il ne doit pas se mettre sur le pied de devenir le vivandier de l’armée ; deux fois cette recommandation est répétée dans les mêmes termes, et pour qu’elle fût efficace, le roi n’avait donné au colonel Bredow que 4,400 thalers pour la table du prince et de sa suite.

Le prince reconnut tout son père à ce mélange du grand et du petit, du sublime et du trivial, et à cette manie de régler jusqu’au moindre de ses mouvemens. Mais que lui importait ? Il partait pour la gloire !

Le 7 juin, il se présentait devant Eugène, au camp de Wiesenthal, près de Philippsbourg, que les Français assiégeaient, et que les Impériaux voulaient délivrer. Il fit très bien son compliment au vieux général : « Je suis venu voir comment un héros acquiert des lauriers. » Eugène ne cueillit pas de lauriers cette année-là, où les Impériaux, sans bataille, nous laissèrent prendre Philippsbourg, mais ce fut un grand plaisir pour Frédéric de voir la guerre autrement que dans les livres, et des généraux en action, non plus sur le champ de manœuvres ou à la tabagie paternelle. Il se sentit très honoré de faire la connaissance du prince Eugène et de vivre dans la familiarité d’un des héros de la lutte de l’Europe contre Louis XIV. Ce vieillard n’était plus que l’ombre de lui-même, mais il le voyait entouré des batailles et des victoires d’autrefois. Il admirait la simplicité de ce grand personnage à qui on n’osait donner de louanges, et comme Eugène avait l’habitude de parler bref, il se mit à parler bref. Lui, si prompt d’habitude à juger et à mépriser, il est respectueux de ses anciens et se défend de s’ériger en juge et de « prononcer d’un ton doctoral en sentence ce que chacun aurait dû faire. » Il veut n’être qu’un écolier auprès de ces maîtres, instruits à force de services et d’années et de blessures. Et pourtant il voit bien qu’il aurait fallu attaquer les Français, qui ne pouvaient déployer leur armée dans la dangereuse position où ils étaient, et qui auraient été détruits s’ils avaient été vaincus. Il est sévère pour les contingens d’empire et l’armée autrichienne : « La campagne présente est une école où l’on a pu profiter de la confusion et du désordre qui règne dans cette armée. » Le premier jour, il a remarqué l’encombrement des états-majors ; quand il s’est présenté au prince Eugène, « c’était si plein de généraux impériaux autour de lui, qu’on pouvait à peine fendre la presse. » Il se moque de la tenue peu martiale et du luxe des officiers autrichiens. Il a regardé les régimens d’Autriche avec la sûre clairvoyance de l’œil paternel : un seul lui a paru bien tenu ; aussi a-t-il retenu le nom du colonel, le baron de Riesdal, qu’il engagera à son service, l’année d’après son avènement : « Je me souviens, lui dira-t-il, que votre régiment était le seul qui fût en ordre. » Qui sait si l’expérience acquise dans cette campagne, et la certitude de la supériorité des troupes prussiennes, cette certitude que donne le de visu, n’expliquent point en partie que Frédéric ait osé, dès qu’il fut roi, ce coup hardi contre l’Autriche ?

Il s’est éprouvé lui-même sous le feu. C’est une vie nouvelle qui commence avec ce métier d’exposer sa vie tous les jours, et la première rencontre s’appelle un baptême. Il arrive aux plus braves de sentir ce jour-là le sang affluer circum prœcordia ; d’autres, comme Frédéric, sont allés au feu tranquillement, ainsi qu’à un rendez-vous prévu auquel ils ont été destinés par la naissance et préparés par l’éducation. Il écrit très simplement au roi qu’à peine arrivé, il s’est rendu aux avant-postes pour reconnaître les retranchemens français, et qu’il chevauchera le lendemain le long des lignes. Il note que trois hommes ont été tués dans une redoute où il a passé, tués misérablement, dit-il ; parole humaine prononcée devant les premiers morts par un prince qui jettera tant de cadavres sur tant de champs de bataille.

Il est au naturel, point troublé, point excité, ému seulement d’une émotion gaie ; il dit de jolies choses sur l’odeur de la poudre ; il aime le bruit du canon, et il a été ravi que, pendant son premier repas au camp, la première santé portée par lui ait été accompagnée d’une canonnade française. Un jour, au retour d’une reconnaissance, il passait dans un bois où des boulets coupaient les branches ; des officiers autrichiens qui l’accompagnaient remarquèrent qu’il continuait la conversation, et que sa main, sur la bride de son cheval, demeurait tranquille. Il plaisante les camarades qui ne l’ont pas accompagné, comme ce pauvre Natzmer, qui est resté là-bas derrière son poêle, et qu’il appelle un écriturier. Lui qui n’écrivait en allemand que lorsqu’il y était forcé, le voilà qui fait des vers allemands, comme s’il sentait que la rudesse de la langue maternelle convenait mieux à l’expression de la vie guerrière :

… Wer nicht kann Kartauneuknall’ und Stücken hören brausen,
Dem rathe ich er bleibe zu Haus,
Und laufe der Mutter den Zipfelpelz aus…

« À celui qui ne peut entendre le bruit du canon et le sifflement des boulets, je conseille de rester à la maison, et de courir derrière la camisole de maman. » Kartaunenknall et brausen rendent mieux que nos mots français l’éclat d’une pièce qu’on tire et le bruit que fait le passage du boulet. Ce rimeur français trouve tout à coup de la poésie de lansquenets. Il célèbre même le noble jus de la vigne, qui lui monte au cerveau et lui fait oublier le cours des étoiles. Il adopte un juron militaire recueilli de la bouche des Hongrois : ördek teremtete, c’est le diable qui t’a fait.

La campagne, décidément, n’a pas été perdue pour tout le monde. Frédéric n’y a pu acquérir une expérience complète de la guerre, puisqu’aucune grande bataille n’a été livrée et que tout s’est borné à des campemens, marches et contremarches, mais il a fait une reconnaissance en lui-même, où il a trouvé le jeune héros.

III

A la fin de la campagne, le héros fut mis à une épreuve d’une autre sorte, d’où il ne se tira pas si bien.

Le roi de Prusse était allé faire un tour à l’armée. Il y avait montré une assez méchante humeur, à cause du désordre qu’il voyait partout, et s’était beaucoup fatigué, ayant voulu être traité non pas en roi, mais en officier, et coucher sous la tente. Il partit souffrant d’un mal qui s’aggrava en route. Vers la mi-septembre, son état était désespéré. Assis sur son lit ou dans un fauteuil roulant, il respirait à grand’peine, ne mangeait presque plus, mettait de l’eau dans son vin, et, après quelques tentatives, où le souffle lui avait manqué, ne fumait plus. Pour se donner l’odeur du tabac, il faisait fumer des généraux auprès de son lit. Plusieurs fois on le crut étouffé ; on le roulait précipitamment auprès de la fenêtre pendant qu’il criait : « De l’air ! de l’air ! » Il avait de rares accalmies ; un jour qu’il se sentait mieux, il commanda d’amener dans sa chambre deux cents grands grenadiers, dont le spectacle le réconforta, mais le mal reprenait plus terrible ; le corps était enflé jusqu’au-dessus du nombril ; quand on le remuait, on entendait l’eau battre les parois. Le visage noircissait. Tantôt, le malheureux querellait les docteurs, refusait de prendre des médecines et appelait la mort en battant ses pages à tour de bras. Tantôt, il obéissait aux médecins, se purgeait, se faisait suer devant le feu de la cheminée, et disait à un nègre qui le servait : « Prie ferme ! Je ne mourrai pas. » Mais ceux qui l’entouraient attendaient sa mort d’un jour à l’autre.

Le prince royal était encore à l’armée quand il apprit que son père était en danger de mort. Il lui écrivit des lettres touchantes, où il exprimait ses mille anxiétés et l’espoir qu’il gardait que Notre-Seigneur Dieu laisserait vivre longtemps encore sa majesté pour la consolation de tous. Mais en même temps il laissait voir à sa sœur Wilhelmine sa soumission aux desseins du bon Dieu, qui est le principe de tous les événemens et en dispose selon sa sainte volonté. La margrave s’étant montrée attendrie, il la consolait : « Je suis fort persuadé que, pendant qu’il vivra, je n’aurai guère de bon temps, et je crois que je trouverai cent raisons pour une qui nous le feront oublier assez vite ; car ce qui vous attendrit envers lui, c’est, ma très chère sœur, que vous ne l’avez pas vu depuis longtemps, car, si vous le revoyiez, je crois que vous le laisseriez bien reposer sans chagrin. Consolons-nous donc ensemble, ma très chère sœur ! » Quand les nouvelles deviennent tout à fait mauvaises, il annonce à Wilhelmine que leur père ne passera pas l’année ; après avoir décrit l’état du malade, qui a de l’eau dans la poitrine, ni respiration, ni sommeil, ni appétit, et les jambes enflées au-dessus du genou, il avoue qu’il ne peut s’empêcher de pâtir d’une certaine façon : « En revanche, je suis bien aise de me trouver alors dans un état à pouvoir vous servir. »

Le moment était venu pour le prince de quitter l’armée, qui prenait ses quartiers d’hiver. Il demanda au roi la permission de s’arrêter à Bayreuth, où il passa quelques jours chez sa sœur. Wilhelmine se plaint amèrement de cette visite dans ses Mémoires. Le prince aurait regardé d’un air moqueur la cour de Bayreuth, turlupinant tout le monde et répétant cent fois le mot de petit prince et de petite cour. Il aurait fait placer à la table des altesses, contrairement à l’étiquette, un simple lieutenant de sa suite en disant que les lieutenans du roi valaient bien les ministres du margrave. Il aurait conseillé à sa sœur de casser toute cette cour aussitôt que son benêt de beau-père, le margrave régnant, serait mort, et de se mettre avec son mari sur le pied de gentilshommes, pour payer leurs dettes. Il lui aurait dit nettement qu’il ne fallait pas trop compter sur ses largesses, après la mort « du sire, » et qu’elle pourrait fort bien se contenter des quatre plats avec lesquels elle avait été accoutumée à vivre avant son mariage. Si bien qu’elle n’avait pu retenir ses larmes, et, pour toute consolation, son frère lui aurait dit que, sans doute, elle était mélancolique et qu’il allait lui faire passer cet accès en jouant de la flûte. Dans quelle mesure Wilhelmine exagère-t-elle ici ? Sa correspondance avec son frère, avant et après la visite, semble la démentir, car elle est pleine d’effusions de tendresse, mais elle et son frère excellaient en phraséologie d’affection. Il se peut bien que Frédéric ait montré son mépris des petites cours et aussi sa résolution de tenir serrés les cordons de la bourse. Wilhelmine ajoute que son frère se montra plus obligeant les deux derniers jours qu’il passa auprès d’elle. Ils s’entretinrent assurément alors « du changement » qui allait arriver. La bonne Wilhelmine comptait bien prendre sa revanche des peines et des humiliations d’autrefois. Il lui était doux de penser que sa mère, dont la hauteur l’avait tant fait souffrir, allait descendre au rang de douairière : « La reine doit être au désespoir. Ce sera un furieux coup pour elle, quoiqu’à la vérité elle serait plus heureuse. » Le prince arriva le 12 octobre à Potsdam. Le roi, qui pensait mourir tout à l’heure, le reçut avec une émotion touchante ; il l’appelait petit Fritz, lui ouvrait son cœur et lui faisait des confidences politiques. Comme il était alors engagé dans le parti de l’Autriche, il regrettait les bénéfices qu’il aurait tirés d’une alliance avec la France. Il pestait contre son chien de ministère, qui l’avait mal conseillé, et contre l’empereur qui le traitait, lui, un vieil ami, comme un chiffon. Il conseillait à Frédéric d’exiler un tel, de faire pendre celui-ci et celui-là ; il s’habituait donc à l’idée de transmettre le pouvoir. Par momens, la vieille rancune remontant, il était pris de la peur que Frédéric ne fît un mauvais emploi de l’héritage paternel : « Si tu ne t’y prends pas bien, et que tout aille sens dessus dessous, je rirai de toi dans le tombeau. » Le prince était empressé autour du malade ; il s’ingéniait à trouver les moyens de le soulager et de lui procurer un lit commode. Le sentiment filial se réveillait en lui, comme le sentiment paternel dans le cœur du roi, et la mort semblait réconcilier ces deux êtres qui s’étaient fait tant de mal. La vue de son père qui avait deux aunes et quart d’enflure autour du ventre et les pieds ouverts, arrachait des larmes au prince, à qui les yeux sortaient de la tête, mais le roi l’ayant renvoyé à Ruppin, les larmes se séchèrent comme par enchantement. Frédéric se plaint à sa sœur de « cette invention qui a pris au roi, tandis qu’il est à l’agonie ; » il ajoute qu’il est touché jusqu’au fond de l’âme des souffrances de son père, mais qu’il se prépare de tout son possible à ce funeste événement.

En effet ; à un ami, qu’il a pris pour confident, il dit tout ce qu’il fera le premier moment après que le roi sera mort ; en quel endroit il se rendra d’abord ; quand il se fera prêter l’hommage ; s’il se fera couronner ; comment il réglera le deuil et la cour ; quelles nouvelles charges il introduira ; comment il traitera ses ministres dans les conférences, de quel ton il leur parlera et s’ils seront de ses parties de plaisir ; quel accueil il fera aux ministres étrangers, s’il leur donnera des audiences publiques, s’il les fera dîner avec lui ordinairement ou seulement les jours de fête ; si, aux jours de cérémonie, il dînera seul ; quelles gardes il entretiendra, comment il les nommera, habillera et paiera ; s’il gardera les colosses ; s’il continuera les levées en pays étrangers, quel règlement il fera dans l’armée et l’administration ; quels sont ses sentimens sur la justice et sur la religion ; en quel endroit il fera loger la reine et quelle subsistance il lui donnera ; ce qu’il fera de ses frères ; ce qu’il pense des favoris de son père et s’il leur destine un mauvais sort ; à quelles charges il élèvera certaines personnes, qui à présent n’y songent pas ; ce qu’il adviendra des autres, qui se flattent à cette heure d’une grande fortune. Bref, du petit au grand, il a tout prévu et tout résolu. Il disait à cet ami, Alexandre de Wartensleben : « Oui, mon cher petit comte, j’aurai beaucoup de travail un jour, mais j’espère de le surmonter et il y a assez de plaisir d’être l’unique roi de Prusse. » Il considère si bien les affaires de Prusse comme les siennes qu’il recommande à Grumbkow de suspendre toute conversation avec les étrangers, et il commence une très inattendue et très grave négociation avec le ministre de France, La Chétardie.

Cependant le roi Frédéric-Guillaume désenflait. L’eau lui coulant des jambes et des pieds par des crevasses, il se trouva soulagé. Au commencement de novembre, il montrait avec joie son ceinturon diminué d’une main entière. L’appétit revint et le sommeil, mais comme un grand malaise persistait, les médecins doutaient encore de la guérison et le prince royal n’était pas rassuré : « Je souhaite, écrivait-il au roi, que nous recevions de bonnes nouvelles de la maladie de mon très gracieux père. Certainement, l’ardente prière et les vœux de tant et tant de gens obtiendront quelque chose de Notre-Seigneur Dieu. Plût à Dieu que je pusse venir en aide à mon très gracieux père ! Je donnerais volontiers ma vie pour lui. » Dieu ne demanda pas ce sacrifice à Frédéric ; novembre finit, décembre commença et s’acheva ; la mi-janvier, terme ultime fixé par le prince, approchait : « Je vous marque avec le plus grand étonnement, écrit Frédéric à sa sœur, que le roi se remet entièrement, qu’il commence à marcher et qu’il se porte mieux que moi. J’ai dîné avec lui hier, et je puis vous assurer qu’il mange et boit comme quatre… C’est un miracle aussi extraordinaire qu’il y en a eu,.. et il faut croire que le bon Dieu a de bonnes raisons de lui rendre la vie. » Le changement est si complet que Frédéric ne croit plus que son père ait jamais été malade. Il oublie l’eau dans la poitrine, l’essoufflement, l’insomnie, les jambes enflées et rouges, et les deux aunes et demie de circonférence : « La maladie du roi n’est que politique ; il se porte bien dès qu’il en a envie ; il se rend plus malade quand il le trouve à propos… Vous pouvez compter, ma très chère sœur, que, grâce à Dieu, il a la nature d’un Turc et qu’il survivra à la postérité future, pourvu qu’il en ait envie. » Et cette lettre mélancolique se termine par ce mot de philosophe : « Dégoûté du monde de tous les côtés, comme je le suis, je donne extrêmement dans les réflexions qui me font connaître de plus en plus qu’il n’y a aucun bonheur stable et permanent à trouver ici-bas… »

IV

Frédéric ajourna donc le plaisir d’être seul roi de Prusse, mais il aurait voulu prendre au moins sa part d’événemens qu’il ne dirigeait pas, — qu’il aurait tout autrement dirigés, — et retourner au Rhin pour y faire la campagne de 1735. Le roi n’était pas disposé à lui accorder cette compensation. Le prince le prie et le supplie de ne pas le déshonorer devant l’Europe, qui ne voudra pas croire qu’il soit retenu par son père, puisqu’elle sait que celui-ci le destine à la vie des braves. Et ce sera pour lui, en même temps qu’une honte, un cruel chagrin, crueller Chagrin, de n’être pas à l’armée pour tout voir et profiter de ce qu’il verra, um zu profitiren. Le roi faisant la sourde oreille, il s’avise d’un moyen extrême, il prie la princesse royale d’intercéder pour lui. Toute heureuse que son mari daigne espérer d’elle un service, la pauvre femme s’empresse : « Votre Majesté m’a fait la grâce de me choisir pour sa belle-fille, grâce que je reconnaîtrai toute ma vie, et lui en serai redevable jusqu’au dernier soupir. Votre Majesté voudra aussi que je sois heureuse. Elle me pourra le rendre par là, puisque le prince royal m’en a tant priée de le faire, et m’ayant écrit qu’il en aurait une reconnaissance éternelle et sans égale. » Le roi répondit affectueusement à Madame sa fille que, si elle était au fait des affaires, elle trouverait elle-même que des raisons très importantes mettaient au voyage des obstacles invincibles.

Il paraît bien que les raisons du roi étaient bonnes en effet. Il ne se souciait pas de s’engager plus avant dans le parti de l’Autriche, en envoyant son fils à l’armée pour la seconde fois, et de dépenser de l’argent, sans profit et sans gloire, car il n’était pas glorieux, disait-il, pour un prince royal de Prusse, d’être le témoin de l’inaction impériale. Frédéric se résigna : « Je suis persuadé que mon très gracieux père a ses raisons ; » mais il écrivait à sa sœur : « Il me dit qu’il a des raisons très cachées. Je le crois, car je suis persuadé qu’il ne les sait pas lui-même… Mon Dieu ! je suis charmé de la conduite du duc de Brunswick. Il a eu la politesse de mourir pour faire plaisir à son fils. Je trouve qu’il n’a pas abusé des grandeurs de ce monde ! »

A la place de la campagne, le roi proposa au prince un voyage d’agrément, ou qu’il croyait tel. Il y mit les formes les plus séduisantes, et il importe de lire avec attention cette lettre, dont il avait pesé tous les termes : « J’ai à vous demander s’il vous plairait de faire en Prusse un voyage d’agrément de cinq ou six semaines pour examiner et pour apprendre l’économie et la façon de ce pays-là, et pour voir ce qui y manque encore et ce qui fait que cela ne veut pas encore bien aller là-bas. Cela peut vous être très utile de bien regarder ce qui se passe là-bas aussi bien dans les villes que dans les campagnes et dans les offices, puisque vous devez pourtant gouverner ces pays et vous ne vous trouveriez pas bien d’être obligé de vous en fier aux rapports spécieux de gens qui sont très intéressés pour la plupart. Je n’ai que trop éprouvé cela, et, quoique ce pays soit un de mes plus beaux, je dois pourtant avouer qu’il est encore dans un méchant et misérable désordre. Si donc vous voulez aller là-bas, je vous donnerai une instruction complète où vous verrez sur quelles parties vous devez proprement porter votre attention, comment j’ai ordonné là-bas l’administration et ce qui s’y trouve encore à désirer. Vous serez autorisé à vous informer exactement de toutes les circonstances auprès de la chambre des domaines et de guerre et partout où cela sera nécessaire. Les régimens qui sont en Prusse, vous verrez, par la même occasion, s’ils sont en ordre, comme je veux qu’ils soient, et vous pourrez redresser tout ce qui ne sera pas en ordre. J’attends votre opinion là-dessus et je suis toujours, avec la plus sincère affection, etc. »

La Prusse, c’est-à-dire la province lointaine située hors d’Allemagne, au-delà de la Vistule, était un des objets les plus chers et les plus douloureux de la sollicitude de Frédéric-Guillaume. Elle avait été martyrisée par la guerre au temps de son grand-père, le grand-électeur. La Pologne y avait envoyé ses Tartares, qui avaient brûlé 13 villes, 249 bourgs ou villages et enlevé 23,000 prisonniers. La famine et la peste, escorte habituelle de ces sauvages, avaient tué 80,000 hommes. Au cours du demi-siècle qui suivit la paix d’Oliva, le pays s’était un peu refait, mais pendant trois années, de 1708 à 1711, une peste charbonneuse venue d’Orient le ravagea de nouveau ; il perdit 235,000 âmes, plus du tiers de la population ; dans les seuls cantons lithuaniens de la Prusse, 150,000 hommes, qui faisaient les trois quarts des habitans, moururent. La plus grande partie des villages étaient abandonnés ; la campagne en friche se recouvrait de broussailles, et le bétail, errant sans gardiens, nourrissait les loups. Dans cette ruine demeuraient debout les monumens des chevaliers teutoniques, qui jadis avaient conquis le pays sur les Prussiens idolâtres. Leurs églises et leurs châteaux, bâtis en briques sur blocs erratiques, leurs palais d’architecture sarrasine, souvenirs et témoins d’un âge héroïque, semblaient reprocher à ces modernes d’avoir laissé dépérir la terre conquise par eux pour l’honneur de Marie mère de Dieu. Les paysans qui avaient survécu étaient-ils demeurés chrétiens ? Il n’y avait pas si longtemps que les dieux païens étaient encore adorés dans les bois de Prusse, où se cachait un clergé de prêtres et de prêtresses. Un moine franciscain du XVIe siècle raconte qu’il tomba un jour dans un conciliabule d’impies et qu’il y aurait trouvé le martyre, s’il n’avait su le prussien et n’avait juré en cette langue, par Perkun, le dieu du tonnerre, qu’il ne rapporterait pas à l’évêque ce qu’il avait vu. Aujourd’hui encore, dans la Lithuanie prussienne, les paysans se souviennent de Perkun, qui tonne au ciel ; de Bligullis, qui sème la neige ; de Lagema, la déesse de la terre, qui fait pousser les moissons et dont l’arc-en-ciel est la ceinture. Ces pays-là sont bien jeunes en comparaison des nôtres : ils ont reçu le christianisme douze cents ans après nous, un siècle avant que Christophe Colomb le portât en Amérique.

A peine roi, Frédéric-Guillaume avait entrepris de refaire la Prusse. Son premier soin fut de combler les vides, ces wüste Stellen, dont la vue lui faisait mal, parce qu’il pensait qu’à cette place déserte un homme pourrait travailler et payer l’impôt. Il répandit dans toute l’Allemagne et en Europe des appels rédigés en allemand et en français, promettant à tous ceux qui viendraient s’établir en Prusse le transport gratuit, la subsistance le long de la route, tant de groschens par jour par tête d’homme et tant par tête de femme ; et, à l’arrivée, de bonnes terres, des charrues, des faux, des bœufs, des vaches, des chevaux, de la semence, des années de franchise d’impôt, même la franchise du service militaire. Un assez grand nombre de familles arrivèrent de la Suisse, du Palatinat et de la Franconie dans les premières années du règne, mais c’étaient des gouttes d’eau pour remplir un lac desséché. Frédéric-Guillaume enviait à son aïeul, le grand-électeur, la bonne fortune qu’il avait eue de vivre au temps de la révocation de l’édit de Nantes, qui lui avait procuré tant de sujets et de si grande valeur.

Heureusement, le baron de Firmian, prince-évêque de Salzbourg, seigneur de 200,000 sujets, se mit à jouer les Louis XIV. La réforme avait osé pénétrer dans l’évêché ; ses prédécesseurs, après avoir essayé de la combattre, s’étaient résignés à la tolérer, mais lui, dès son avènement, avait entrepris de ramener sous la crosse le troupeau dissident. N’y pouvant réussir, il avait appliqué l’article de la paix de Westphalie qui autorisait les princes à ne tolérer chez eux d’autre religion que la leur, et il avait condamné ses sujets protestans à l’exil. Avant même que l’évêque eût pris sa décision, Frédéric-Guillaume, flairant la chair d’émigrant, avait fait savoir à ses coreligionnaires de Salzbourg qu’il les recevrait volontiers chez lui. Dès que le décret d’exil eut paru, il publia cette déclaration : « Par charité chrétienne et cordiale compassion, j’ai résolu d’offrir une main secourable à mes coreligionnaires de Salzbourg, vivement contraints et poursuivis, et, à cette fin, de les recevoir et de les transporter dans certains districts de mon royaume de Prusse pour les y pourvoir. » L’appel fut entendu ; des agens de Frédéric-Guillaume lui annoncent l’arrivée prochaine de 5,000 à 6,000 Salzbourgeois ; il fait ses préparatifs pour les bien recevoir, mais le nombre des exilés qui veulent se rendre en Prusse s’accroît de jour en jour. Un des commissaires envoyés au-devant d’eux pour les guider et les protéger pendant le voyage annonce avec terreur au roi qu’il lui faut compter sur quelques milliers de plus : « Très bien ! écrit Frédéric-Guillaume en marge de la dépêche ! Dieu soit loué ! Quelle grâce Dieu fait là à la maison de Brandebourg ! Car certainement ceci vient de Dieu. » A Potsdam, il voulut voir la première troupe de ces hommes que Dieu chassait de leur pays exprès pour qu’ils allassent coloniser la Prusse, il les fit ranger dans le parc et parut sur le front. Il adressa la parole à quelques-uns, les interrogeant sur la foi, comme s’il passait la revue des consciences. Content des réponses qu’il trouva modestes et conformes à l’Évangile, il cria de sa voix de colonel : « Ça ra, mes enfans ! ça ira très bien ! » Un autre jour, il rencontra en promenade une seconde troupe ; il se mit sur le côté de la route, fit défiler devant lui les Salzbourgeois et les invita à chanter le cantique : « C’est sur mon Dieu que je me repose dans le danger ! » Comme ils s’excusaient de ne pas savoir l’air, il entonna le chant à pleine voix, et toute cette foule se mit à chanter avec lui. « Allez, leur dit-il, et voyagez avec Dieu ! Reiset mit Gott ! »

Ils voyagèrent avec Dieu vers la Prusse, où ils s’établirent au nombre de 15,500, 5,000 d’entre eux étant demeurés dans les pays allemands du roi où il y avait aussi des places à remplir. Ce n’est pas seulement une crue de population qu’ils apportaient ; ces 15,000 Salzbourgeois valaient plus que 100,000 Prussiens. Ils n’étaient pas les premiers venus, les hommes qui abandonnaient, pour obéir à la voix intérieure, leur pays de naissance, un des plus charmans du monde. Plus d’un laissait derrière lui des biens considérables, dont la vente obtenue par le roi fit entrer en Prusse quelques centaines de milliers de thalers. Même les plus pauvres apportaient un trésor ; ils savaient des métiers ; artisans ou laboureurs, répartis entre les villes et les campagnes, ils allaient donner des leçons aux sauvages ruinés de la pauvre Prusse. Une province à refaire avait besoin d’artisans spéciaux pour telle ou telle besogne. Il fallait partout des ouvriers de bâtiment : charpentiers, maçons, couvreurs, menuisiers, vitriers ; ici des meuniers, ailleurs de bons directeurs d’exploitation agricole, ou bien des valets de charrue, ou bien des bergers et des vachers. Le roi les prenait dans ses pays d’Allemagne. Il a remarqué, dans un voyage en Lithuanie, que les paysans ne savent pas soigner les vaches et s’est rappelé qu’il a vu dans le pays de Magdebourg d’excellens vachers : ordre au président de la chambre de cette province d’expédier trois pâtres de vaches, connaissant bien le bétail et capables de le soigner. La conclusion de ces ordres était toujours la même, qu’il s’agît de trois vachers, ou de trois directeurs d’exploitation, ou de cinquante valets de charrue, ou de cinquante servantes, ou de quatre cents jardiniers : les présidons des chambres devaient procéder par voies de persuasion envers « les gens exigés pour la Prusse, » mais, s’ils ne se laissaient pas persuader, les lever, anfheben, et les envoyer sous escorte au lieu désigné. Le plus souvent, il fallait user de la force ; les volontaires de la transportation étaient rares, à l’étonnement du roi qui disait : « Puisque ces gens-là sont nécessaires où on les demande, je ne parviens pas à découvrir les raisons qui les empêchent d’y aller. »

Sur toute l’étendue de la province, on bâtit, ou plutôt le roi bâtit ; c’est lui qui donne avec le dernier détail les plans des villes, des villages, des maisons, des jardins, et qui choisit les sortes de culture selon les terroirs. Il interdit les grossiers instrumens agricoles, comme la houe ou la meule à la main, et fait fabriquer des charrues et construire des moulins. Les naturels de Prusse ne savent même pas lier leurs gerbes ; ils y emploient la paille fraîchement coupée ; il leur adresse une instruction sur la matière. Il choisit pour leurs troupeaux de bons reproducteurs, les boucs de Kottbus, qui sont vigoureux et portent la meilleure laine. Les cantons de Lithuanie sont riches en prairies naturelles : il y établit en grand l’élève du cheval afin que ses sujets ne soient plus obligés d’acheter à l’étranger des chevaux de labour. Il fait défricher les broussailles et il ordonne, en grand toujours, des plantations d’arbres : en deux années, 335,219 arbres, dont 120,875 fruitiers, ont été plantés ; il n’est pas satisfait : « Le pays est grand ; doivent encore planter autant d’arbres ! » La Prusse est surtout un pays agricole ; pour y introduire l’industrie, il commande que toute la laine du pays soit ouvrée dans le pays. Comme il a vu les femmes de Kœnigsberg flâner dans les rues, il fonde une école de filerie à leur usage. De bonnes fileuses seront envoyées dans les campagnes pour y donner des leçons : toute femme qui ne filera pas sera condamnée à une amende.

Les routes étaient défoncées, recouvertes d’eaux et de broussailles : il les dessèche et les défriche, et comble les trous. Les rivières sortaient de leurs lits encombrés de vase : il cure les lits et les y fait rentrer. Il ouvre des routes nouvelles et creuse et rectifie des fleuves pour les rendre navigables. Ici, comme à la bâtisse, l’armée travaille avec les paysans et les ouvriers. C’est qu’il faut tout de suite faire circuler les marchandises et ouvrir les débouchés. Le roi a déjà traité avec une compagnie russe, qui achètera du drap de Kœnigsberg pour l’armée de la tsarine. Il espère que les paysans vont exporter leur bétail et leur beurre, et ne veut pas que le commerce de Prusse demeure aux mains des Hollandais et des Anglais qui « sucent la graisse de son pays. » — « Toutes les nouveautés que j’ai faites pour le commerce, Dieu le sait, dit-il, et que j’ai fait cela pour que le plat pays florisse. »

Il défend sa plantation de Prusse contre les ennemis du travail de l’homme. C’est au retour d’un voyage dans ce pays qu’il a écrit : « Ici, il y a autant de loups que de moutons. » Les paysans, impuissans à défendre leurs moutons, laissaient troupeaux et maisons, et s’en allaient : le roi organise de grandes chasses et offre des primes aux tueurs de loups ; le mal était si grand que la prime monte de 1 à 16 thalers par tête de vieux loup. La même guerre est faite aux ours et aux sangliers, mais les petites bêtes sont aussi méchantes que les grosses ; les moineaux prélèvent plus que la dîme sur les fruits de la terre et des arbres : chaque paysan devra présenter chaque année un certain nombre de têtes de moineaux, selon son rang dans la société ; le propriétaire 12 têtes et le berger 6. Par centaines de mille sont massacrés ces malfaiteurs.

Le roi se mesure avec un ennemi plus cruel encore, la peste des animaux. Toutes les précautions imaginables, il les a prises, amendées et perfectionnées. Il impose au bétail qui vient de l’étranger des certificats d’origine et des quarantaines. Il ordonne que les cadavres des animaux soient enterrés avec cornes et peaux et saupoudrés de chaux, à cinq aunes de profondeur, afin que l’herbe qui poussera sur ces sépultures ne donne pas la contagion aux chiens et aux corbeaux qui la transporteraient ensuite. Il prescrit la surveillance des bêtes malades et la purification des vêtemens des pâtres qui les soignent, et l’isolement des lieux infectés, d’où ne sortiront ni bêtes ni gens. Pour les contrevenans, il édicté des peines terribles, même la mort, qui ne lui coûtait guère, comme on sait : l’équarrisseur qui sera convaincu d’avoir dépouillé une bête malade sera pendu. Chaque année, le roi prenait de nouvelles mesures, et, ne sachant plus que faire, il priait tout le monde par affiches de lui donner des conseils.

Frédéric-Guillaume savait que, tant vaut l’ouvrier, tant vaut l’œuvre. Ce despote s’élevait par le sentiment d’un intérêt bien entendu jusqu’à comprendre la dignité de l’homme. Il protège les paysans contre leurs seigneurs, qui les traitaient comme des bêtes. Il supprime les corvées et les redevances abusives, et défend contre l’usurpation des féodaux l’héritage des pauvres. Chez lui, dans ses domaines, il abolit le servage : « Sa Majesté a considéré que c’est une noble chose que les sujets se glorifient d’être, au lieu de serfs, des hommes libres. Ils jouissent bien mieux de ce qu’ils ont. Ils font leur travail et métier avec d’autant plus de zèle qu’ils travaillent pour eux et qu’ils sont plus sûrs de posséder leur champ et propriété, pour eux et pour les leurs, dans le présent et dans l’avenir. »

Comme le servage, la barbarie est improductive ; comme la liberté, l’église et l’école sont fécondes. Frédéric-Guillaume, l’année même de son avènement, avait pris des dispositions pour rendre l’enseignement obligatoire dans ses États. Quatre ans après, il édictait l’obligation, attendu que les parens négligent d’envoyer leurs enfans à l’école, et qu’à cause de cela « la pauvre jeunesse demeure ignorante de la lecture, de l’écriture et du calcul aussi bien que des choses hautement nécessaires à son salut. » Mais comment appliquer la loi en Prusse ? Il n’y restait que très peu d’écoles, et dans un état pitoyable ; aussi rares étaient les églises et les pasteurs : la plupart des sujets du roi étaient obligés de faire de longs voyages pour entendre un prêche. Frédéric-Guillaume demande aux universités de Halle et de Kœnigsberg de lui fournir des maîtres et des ministres de l’évangile, qui sachent la langue lithuanienne, pour être entendus par leurs élèves et leurs ouailles. Il donne pour les constructions le terrain, les matériaux, le charroi, et de l’argent. Il presse de ses ordres répétés les administrations, et s’irrite de leurs lenteurs : « Vous voulez donc maintenir ce pauvre pays dans la barbarie ? Mais si je cultive et améliore le pays et que je n’y fasse pas de chrétiens, toute mon œuvre est inutile ! »

Œuvre chrétienne, œuvre allemande en même temps. C’est d’Allemagne qu’il fait venir les hommes, d’Allemagne les instrumens et les méthodes de travail. Les champs devront être labourés, « sans exception par des charrues allemandes, absolute mit teutschen Pflügen. » Ils devront être ensemencés avec de la « semence allemande. » Dans chaque ferme, il veut un maître allemand, et deux principaux valets allemands. Les jardins doivent être établis « sur le pied d’Allemagne. » Le mot allemand revient à toute minute. On sent qu’il est prononcé avec orgueil, un orgueil de conquérant ; mais à des conquêtes de cette sorte, qui trouverait à redire ?

Frédéric-Guillaume allait très souvent en Prusse. Il y présidait d’interminables séances de commissions, et dictait des ordres sur chacun des points qui lui étaient rapportés. Absent, il envoyait des commissaires munis d’instructions et de questionnaires ; il exigeait d’eux une correspondance abondante, exacte et minutieuse. Il a fait dresser des tableaux avec colonnes pour mettre des chiffres, et pratiqué la statistique dans la perfection. Je ne saurais dire combien de milliers d’ordres il a donnés. Suivant son habitude, il a eu des impatiences, des inquiétudes, et des momens de désespoir. Parmi les colons, se trouvait plus d’un fainéant et d’un vaurien ; même les bons lui donnaient du tracas, quand ils se plaignaient de leurs désillusions à l’arrivée dans ce pays rude, au milieu de ces sauvages. Dès qu’un colon avait épuisé les années de franchise et qu’il lui fallait payer les redevances et les corvées, il criait à l’injustice et à l’oppression. Les officiers du domaine et les chambres voyaient les émigrans de mauvais œil à cause de l’embarras qu’ils causaient, et plus d’une fois ils provoquèrent des révoltes. L’énormité des frais d’établissement étonnait toujours le roi, bien qu’il les eût calculés. En réponse à des demandes de crédit pour payer des dépenses ordonnées par lui, il se soulage un moment en écrivant : « Je n’ai pas le sou, » mais il s’exécute, ajoute sur ses registres la somme aux précédentes, et s’effraie devant le total grossissant toujours. A la fin, il aura rebâti 332 villages, 11 villes et porté la population de la province de 440,000 à 600,000 âmes. Il verra dans ses voyages Allemands et Lithuaniens « entourer de haies les villages et jardins, » et que le pays a bonne mine, et que le bétail n’erre plus sans pâtre dans la campagne. Il mangera du pain lithuanien qui lui semblera bon ; il trouvera dans les chaumières du lard et de la viande et des gens gros et gras. Alors il ne regrettera plus ni peines ni dépenses : « Les millions employés en Prusse, dira-t-il, ne rapportent pas encore de gros intérêts, cela ne fait rien ; avec ces millions, le pays a été mis en culture. » Mais avant d’être arrivé à cette satisfaction, il a passé par des transes terribles : « Je ne suis pas content de mon ménage prussien. Je n’obtiens rien ; au contraire je m’épuise, moi et mes autres pays, en hommes et en argent, et commence à croire que je ne réussirai pas. » Quand il était dans cette disposition d’esprit, la moindre mauvaise nouvelle était une blessure. Un des meilleurs collaborateurs du roi lui écrivait un jour : « Le cœur me saigne, quand je vois comment, par le grand chagrin et l’altération, la santé et la vie du roi sont mis en danger, alors que la conservation de l’une et de l’autre est de si grande importance. »


V

Le roi Frédéric-Guillaume pensait donc qu’au lieu de retourner sur le Rhin pour y regarder l’inaction des impériaux, le prince royal ferait mieux d’aller étudier en Prusse l’œuvre de son père ; mais ces mots : « Vous verrez comment j’ai ordonné là-bas l’administration, » ne laissaient pas soupçonner tant de labeur et de tourmens. Il s’excusait de n’avoir pas mieux réussi : « Je dois vous avouer que ce pays est encore dans un méchant et misérable désordre. » Il éprouve comme l’embarras d’un ouvrier qui a mis dans une œuvre le meilleur de lui, et qui sait qu’il sera jugé sur elle, et qui doute d’elle d’autant plus qu’elle lui a coûté davantage et qu’il en a plus joui et plus souffert.

Sans même prononcer le nom de Prusse, Frédéric répondit que, se sachant né pour l’obéissance, il se soumettait à la volonté de son père, mais il écrivit à sa sœur : « Il veut m’envoyer faire un voyage en Prusse ; c’est un peu plus honnête qu’en Sibérie, mais pas beaucoup ! » Aller en Prusse, c’était, comme il le dit en propres termes, aller à l’étranger. A l’étranger ! Mais cette Prusse, cette Sibérie était le berceau même de la monarchie. Quand le roi disait le royaume, ce n’était pas du Brandebourg qu’il parlait, ni des duchés du Rhin ; à Clèves, il n’était que duc ; en Brandebourg, il n’était qu’électeur : en Prusse seulement il était roi. Sa capitale royale était non pas Berlin, mais Kœnigsberg, la ville du sacre. Quelle histoire que celle de ce pays, si Frédéric avait daigné la considérer ! Mais il en était encore à cet état d’ignorance que Hille lui reprochait à Cüstrin, en disant qu’il ne savait pas si ses ancêtres avaient gagné Magdebourg aux cartes ou autrement, et, en vrai fils du XVIIIe siècle, il méprisait le moyen âge, qu’il ne comprenait pas. Les Teutoniques, ces pionniers de l’Allemagne dans le far-east européen, n’étaient pour lui que des fanatiques, des maniaques de la croisade. Plus tard il profanera leurs monumens : dans cette superbe Marienbourg, résidence des grands maîtres, où le moyen âge a si clairement exprimé la philosophie de son histoire, — car la Marienbourg est à la fois une forteresse, un palais, une église et un monastère, — il mettra des bureaux et des casernes. Il dédaigne les ancêtres dont il est l’héritier. Il est tout au présent, orienté non pas vers la fistule qui est au bout du monde, mais vers le Rhin, vers la terre classique des batailles modernes, où Condé, Turenne, Guillaume d’Orange, Marlborough et Eugène ont cueilli les lauriers. Son père, il est vrai, ne savait pas plus que lui la vieille histoire, mais je crois bien qu’il avait quelque vénération mystique pour Kœnigsberg où il fut sacré. Qu’importe Kœnigsberg à Frédéric, qui a résolu de ne point prendre la couronne sur un autel, et fera frapper à son avènement une médaille avec cette légende : Frédéric roi de naissance, Fredericus rex natura ?

Le prince cependant partit pour la Prusse, et il fit admirablement ce qu’il avait à y faire. Le roi lui avait donné une instruction détaillée : il la suit de point en point. Il regarde de tout près les régimens, la tenue, la taille et jusqu’au teint des hommes, qu’il trouve pâles. Il visite les villages et les domaines, goûte du pain de paysan et en envoie des morceaux au roi. Il est choqué de l’inégale répartition des redevances, qui épargne ici le laboureur et ailleurs le ruine. Il prescrit des expériences comparées sur des modes de culture. Il ordonne à la chambre de prendre à cœur l’affaire de l’enseignement, et veut savoir où elle accroche, woran sich denn die Sache accrochire. Il lit, lui aussi, des rapports, et il y répond par des notes marginales en style de son père. Le roi est ravi : « Il m’est particulièrement agréable que vous alliez ainsi dans le détail, ins Detail, et que vous vous efforciez de trouver le fond des choses ; cela, c’est le meilleur de tout. » Il a la joie d’expédier des ordres conformes aux propositions de son fils.

Le roi ne s’est donc pas trompé, et Frédéric a tiré grand profit de son voyage. Il ne l’avoue pas à tout le monde ; il écrira après son retour à Ruppin, qu’il arrive du fond de la barbarie, où il a été chargé de commissions auxquelles il n’entendait pas grand’chose ; mais il s’entendait à tout dès qu’il le voulait ou qu’il y était obligé. Un Français qui l’a vu à Kœnigsberg admire en lui toute sorte de qualités parmi lesquelles sa « fermeté, » et comme il « sait tout examiner. »

Des choses qu’il a entendues et vues ne lui sortiront plus de l’esprit. Dans ses conversations avec le roi Stanislas et les Polonais réfugiés à Kœnigsberg, il a beaucoup appris sur l’anarchie polonaise. Il a rencontré des dragons du roi de Pologne : les chevaux étaient passables, mais de toutes couleurs, et les cavaliers n’avaient pas bonne mine. Tout autres étaient les soldats de son père. Un jour qu’il a inspecté quatre régimens de cavalerie, il est enthousiasmé, et il lui « démange de se mettre à leur tête pour rabaisser un peu son voisin, cet impertinent Saxon, qui tranche du roi de Sarmatie. » Il a traversé la Prusse polonaise ; le pays avait « un cruel aspect de désert ; » il n’y a rencontré que des femmes et quelques enfans. Tout autre était la Prusse de son père : « Les villes sont belles, bien peuplées, et, étant bâties dans toute leur enceinte, la plupart ont été obligées de faire des faubourgs ; enfin, le monde fourmille dans les villes et le plat pays, et, dans une huitaine d’années, ce royaume sera mieux peuplé que la Suisse et la Franconie, à cause de la jeunesse de huit, neuf à dix ans qu’on y trouve, et qui tire son origine depuis les établissemens qu’on y a faits. Les Salzbourgeois commencent à se former au génie du pays, et il est certain que ce pays, dans quelques années, sera dans une parfaite culture et à l’abri des malheurs ordinaires. »

Frédéric est sincère dans cette lettre écrite à un ami. Ce n’est donc pas une Sibérie, cette Prusse ; ce n’est pas une barbarie ; ce n’est pas un pays étranger, c’est la terre royale, refaite par le roi. Malgré lui, il s’est instruit en l’art paternel, qu’il pratiquera plus tard, de « bâtir » une province. C’est peut-être au cours de ce voyage qu’il s’est promis de ne jamais signer un ordre, quand il serait roi, sans s’être demandé si son père l’approuverait. Le père, une fois de plus, lui avait rendu service en forçant ce génie jeune encore, et qui ne se plaisait qu’aux lettres, à la philosophie ou aux grands projets de politique et de guerre, à regarder ins Detail sa laborieuse façon de régner. Quand Frédéric, après six semaines d’absence, rentra dans la « garnison chérie, » pour y reprendre la belle pelisse et le livre au coin du leu, il avait fait dans la réalité une bonne lecture.


ERNEST LAVISSE.