Le Grand Malaise des sociétés modernes et son unique remède/5

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5.

La belle au bois dormant

Être riche, dit Stuart Mill, « c’est avoir une grande provision de choses utiles » et j’accepte cette définition.

Mais qu’est-ce qu’avoir ?

À la croisée des transepts de la cathédrale de Milan repose, depuis trois cents ans, le corps embaumé de saint Charles Borromée. Il tient une crosse d’or et porte sur sa poitrine une croix d’émeraudes. En admettant que la crosse et les émeraudes soient des objets utiles, le corps peut-il être considéré comme les possédant ?
Ruskin.

La notion du droit de propriété, nous l’avons vu, comporte la connaissance du double caractère de ce droit : caractère individuel et caractère social. En donnant la perpétuité à la propriété, on a sacrifié le caractère social de ce droit. Le phénomène de la plus-value est la conséquence économique de cette immolation.

L’Anglais Ricardo est le créateur de la doctrine de la plus-value foncière et l’Américain Henry George est son prophète. Écoutons-le donc : « Prenez, dit Henry George, le premier venu, pourvu qu’il ne soit pas un homme à théories, mais qu’il ait une bonne tête d’affaires et qu’il sache ce que c’est que gagner de l’argent. Dites-lui : « Voici une petite ville qui débute ; dans dix ans ce sera une grande cité ; les chemins de fer auront remplacé les diligences et les lampes d’Edison les réverbères. Je voudrais y faire fortune. Pensez-vous que dans dix ans le taux de l’intérêt se soit élevé ? — Nullement, répondra le conseiller. — Pensez-vous que les salaires du travail journalier se soient élevés ? — Loin de là ; les bras ne seront pas plus recherchés ; selon toute apparence, ils le seront moins. — Alors que dois-je faire pour m’enrichir ? — Achetez promptement ce morceau de terre et prenez-en possession. » Et si vous avez la sagesse de suivre ce conseil excellent, vous n’avez plus besoin de rien faire d’autre. Vous pouvez vous coucher sur votre terrain et y fumer votre pipe ; vous pouvez vous promener tout autour, comme le lazzarone de Naples ou le lepero de Mexico ; vous pouvez planer au-dessus en ballon ou dormir au-dessous dans un trou : sans remuer le doigt, sans ajouter un iota à la richesse générale, dans dix ans vous aurez fait fortune. Dans la cité nouvelle il y aura un palais pour vous. Il est vrai qu’il y aura aussi probablement un hospice pour les pauvres. »

À vrai dire ce moyen de faire fortune est aussi ancien que la propriété perpétuelle. La plupart des vieilles fortunes du monde n’ont pas d’autre cause. C’est la possession prolongée depuis la conquête normande qui a fait les plus grandes fortunes territoriales d’Angleterre. La possession prolongée, il n’est pas de formule plus certaine pour faire fortune ; il n’en est pas non plus de moins pénible. On pourrait dire, en transposant un mot heureux de Charles Gide, que le propriétaire est roi, mais que c’est un roi fainéant.

Qu’a-t-il fait, le propriétaire de terrains, si ce n’est attendre et s’abstenir de bâtir ? Des fortunes colossales se sont faites de cette façon, après un acte d’accaparement du sol dans la périphérie d’une grande ville, par la simple force d’inertie qui a soustrait pendant longtemps des terrains aux constructions et qui a maintenu des îlots nus au milieu d’une ville grandissante. À New-York on a vu une famille, la famille Astor, gagner ainsi une fortune, que l’on évaluait avant la guerre à quelques centaines de millions, uniquement parce que, New-York étant située dans une île, un ingénieux et prévoyant ancêtre des Astor actuels avait pris la précaution d’acheter presque tout le territoire non bâti de l’île. À Paris, des fortunes considérables ont été faites dans les mêmes conditions : l’accaparement suivi de l’abstention prolongée. En Angleterre la propriété du sol des districts nouveaux des grandes villes appartient souvent à quelque lord et les constructions doivent lui faire retour en même temps que le sol au bout d’un certain nombre d’années. Leroy-Beaulieu cite le singulier spectacle d’une ville de plus de dix mille âmes, aux environs de Rochdale, mise à l’encan en janvier 1880 et adjugée à un simple particulier. Le marquis de Westminster doit la meilleure partie de son immense fortune à des terrains donnés à bail par ses ancêtres, à l’état de terrains vagues et qui lui sont revenus avec un quartier de Londres, dans West End, bâti dessus.

Ce petit jeu, on conçoit aisément que l’on puisse le recommencer avec toutes les villes du monde. Nous nous contenterons de l’exercer sur Paris. « Les variations de prix de ce sol parisien, renfermé dans les fortifications présentes, écrivait Avenel en 1909, nous apprennent que les mortels favorisés qui ont hérité de leurs pères un morceau de ces quelques kilomètres carrés, composant la superficie contemporaine de notre capitale, ont vu leur avoir, non pas quintuplé ou décuplé, non pas même centuplé, mais augmenté depuis le moyen âge de 1 à 500. »

Mais ce rapport deviendra bien plus élevé et par exemple de 1 à 30.000 si l’on prend, au lieu de la superficie totale de Paris, les seuls quartiers de l’ouest, terres de champs au xviiie siècle. Les environs de l’Opéra et de la Madeleine étaient, sous Louis XV, consacrés à la culture maraîchère. L’Hôtel-Dieu de Paris comptait parmi ses biens, à la fin du xive siècle, une petite ferme de 2 hectares 72 ares qui s’étendait de la chaussée d’Antin à la rue Scribe, auquel s’adjoignit plus tard un autre terrain de 1 hectare 25 ares situé à la Ville-l’Évêque, aujourd’hui la Madeleine. Ces quatre hectares des Ier et VIIIe arrondissements valaient 2.400 francs sous François Ier, 5.700 francs en 1552, 63.500 francs en 1646, 150.000 en 1767, 606.000 en 1775 ; ils représentent aujourd’hui une valeur de 80 millions environ, soit près de 34.000 fois plus que sous François Ier, ou, depuis le début du xixe siècle seulement, un bénéfice de 79 millions. Ce sont là, on le voit, placements de grand-père de famille qui font des descendants d’un bourgeois cossu sous Napoléon, des princes de finance sous la République[1].

Ce sont là, dira-t-on, terrains exceptionnels. Mais ceux de l’Étoile, du Trocadéro, de Passy, d’Auteuil ne le sont pas moins, dont la hausse depuis cinquante ans seulement fut formidable. Car il n’est souvent pas besoin d’un siècle pour réaliser ces fabuleuses plus-values. En 1893, le secrétaire de Richard Wallace héritait de celui-ci d’immeubles au boulevard des Italiens et rue Taitbout, qu’il cédait à une compagnie d’assurances pour huit millions ; vingt ans plus tard, cette société refusait pour ces mêmes terrains une offre de trente-deux millions. Après Taitbout, voici la Muette : Érard, le grand facteur de pianos, y acquérait en 1803 le château de la Muette, au prix de 800.000 francs ; le comte de Franqueville refusait à la fin du siècle une somme de trente millions pour ce même domaine qu’il mit lui-même en lotissement quelques années avant la guerre.

D’un siècle à l’autre, les prix montent à des hauteurs qui paraissent exagérées et qui pourtant, stationnaires un temps, ne s’arrêtent jamais. À la fin du xviiie siècle le terrain valait 56 centimes le mètre rue Blomet à Vaugirard, 2 francs au parc Monceau, 3 francs derrière l’Observatoire, 11 francs chaussée d’Antin, 15 francs au faubourg Saint-Honoré, près la rue Royale, à l’emplacement de cette cité Berryer dont on demande aujourd’hui quinze millions pour 2.000 mètres de terrains surmontés de bicoques. Où qu’on prenne les terrains et à quelque prix, il y a place pour une marge ! Voulez-vous la rive gauche ? L’Hôtel-Dieu y possédait, en 1529, une ferme de 83 hectares, sur l’espace occupé par les jardins du Luxembourg, l’Observatoire et leurs environs. « Au xve siècle, écrit Avenel, un semblable domaine avait pu valoir 20.000 francs ; au xvie siècle il valut 460.000 fr. au maximum ; et aujourd’hui, à 200 francs le mètre, il représenterait un capital de 166 millions. » Et il ne s’agit pas là de quartiers neufs !

C’est un amusement des savants de chercher une signification sociale aux contes populaires. Dans ce sens, la belle au bois dormant ne serait-elle pas la représentation féerique de la propriété foncière ? Seule encore la propriété foncière peut expliquer la locution : la fortune vient en dormant ; car c’est une vérité littérale qui ne se vérifie nulle part ailleurs. Dormir, c’est en effet la seule fonction profitable pour le propriétaire foncier urbain. Plus son sommeil sera long, plus sa fortune sera grande : sa ville travaille pour lui.

On nous objectera que, sauf rares exceptions, ces plus-values n’ont pas profité à une seule personne, mais ont été partagées entre plusieurs vendeurs successifs. Mais en quoi le fait d’être plusieurs à bénéficier de l’effort de la collectivité toute entière diminuerait-il l’immoralité de ce profit ? Car ce qui est immoral, ce n’est pas l’importance de la plus-value ; mais bel et bien qu’elle aille à ceux qui n’ont rien fait, ou bien peu, pour la créer.

On nous objectera que nos exemples portent sur des terrains urbains, que ce qui est vrai pour la ville ne l’est plus pour la campagne. On nous objectera encore que si, au lieu de mettre un capital en terre, on l’eût placé en banque, il se serait, par le simple jeu des intérêts, accru dans une proportion importante. N’en croyez rien et suivez plutôt le parallèle que vous montre Avenel, avec deux possesseurs de biens, meubles pour l’un, immeubles pour l’autre, qu’il prend en 1200 et qu’il suit jusqu’à la Révolution.

Au départ chacun d’eux possède mille livres tournois, qui font 98.000 francs en monnaie de nos jours, d’après son pouvoir d’achat. L’un fait valoir son argent en prêts mobiliers qui, au taux de 20 pour 100, lui rapportent environ 19.000 francs par an ; l’autre le place en fonds de terre, ce qui lui donne, au prix moyen de l’époque, 161 hectares qui lui rapporteront 9.760 francs. Deux siècles plus tard, en 1400, les mille livres ne valent plus que 30.000 francs ; cependant le propriétaire des 161 hectares du xiiie siècle en retire encore 6.450 francs, malgré la dépréciation de son fonds en ce temps où le prix de l’hectare est tombé de 600 francs en 1200 à 400 francs en 1400 ; ce revenu correspond à peu près à celui que le capitaliste peut retirer de ses 30.000 francs à 20 pour 100.

En 1600, le propriétaire d’argent ne pourra plus acheter que 8 hectares et demi. Ses 98.000 francs de 1200, ses 30.000 de 1400 sont devenus 7.100 francs qui, placés à 8 pour 100 en rentes d’État ou en offices publics, lui rendront au maximum 570 francs par an, tandis que le maître des 161 hectares jouira annuellement d’un revenu de 6.762 francs. La distance qui sépare ces deux hommes s’accroîtra encore jusqu’à la Révolution, jusqu’à nos jours. En 1790, après les péripéties des xviie et xviiie siècles et les alternatives de succès et de revers par lesquelles ils ont passé, les héritiers de ces deux individus sont replacés face à face : le rentier n’a plus que 1.900 francs et n’en tire plus qu’un intérêt de 95 francs par an ; le terrien, avec ses 161 hectares du xiiie siècle, possède un capital de 245.000 francs qui lui rapporte 8.500 francs.

Ainsi, à travers sept siècles, les 98.000 francs en espèces ne représentaient plus à la Révolution que 1.900 francs, tandis que les 98.000 francs placés en terres étaient devenus 245.000 francs. De nos jours, les 1.900 francs se seraient réduits à presque rien, tandis que la valeur de la terre aurait encore augmenté.

Qu’importe qu’au cours d’un siècle la valeur de la terre ait diminué temporairement : la vérité est qu’elle va toujours en augmentant.

« À chaque coucher de soleil, écrit Avenel, la propriété rurale enregistre aux États-Unis une hausse de dix-sept millions. » Au contraire la fortune mobilière va toujours en décroissant. Le riche d’une époque est, cent ans après et avec la même fortune, un demi-pauvre.

Il est une autre plus-value qui, celle-là, n’est pas le fait de la collectivité, mais n’est surtout pas celui du propriétaire à qui elle profite. C’est la valeur que peut donner à une boutique l’exploitation commerciale. Elle nous apporte une nouvelle preuve du caractère abusif du privilège du propriétaire, qui brime tous les autres droits de propriété.

Si le droit de propriété commerciale, création de l’activité et de l’intelligence, apparaît aussi respectable que le droit de propriété foncière ou immobilière, il est inexistant au regard de celle-ci : récemment les Chambres de commerce françaises, alarmées d’une longue injustice, ont demandé au Parlement que soit déposé un projet de loi pour sauvegarder la propriété que représentent les locaux commerciaux. Imaginez un commerçant dont la boutique a acquis une valeur de clientèle, qui a même souvent donné la vie à un coin de quartier. Ce fonds de commerce représente souvent une valeur importante. À l’expiration du bail, le propriétaire ne manquera pas d’augmenter le loyer, non en rapport de la plus-value générale des immeubles, mais en rapport de la valeur qu’a acquis le fonds lui-même. Car il est bien évident qu’à ce moment-là le propriétaire pourra obtenir une somme élevée, doubler ou tripler son loyer ; il trouvera preneur de son local dans des concurrents qui seront heureux d’acquérir un fonds de commerce prospère sans le payer autrement que par une augmentation, même très forte, du loyer. Le cas est fréquent et on connaît l’histoire de certaine petite boutique de Paris, spécialité gourmande célèbre, dont le créateur dut accepter du propriétaire une augmentation énorme, parce qu’il avait réussi et qu’un concurrent, avide d’accaparer une industrie fructueuse, avait fait au propriétaire peu scrupuleux une offre très alléchante.

D’ailleurs, les exemples abondent de ces brimades du droit de propriété commerciale, par le grand privilégié. Citons le cas récent de cette société hôtelière parisienne qui exploitait un immeuble des boulevards, pour l’aménagement duquel elle avait dépensé près d’un million. Le propriétaire fut alléché par la plus-value de son immeuble tant du fait de l’augmentation des loyers après guerre que de la notoriété de l’hôtel et des aménagements très heureux qui y avaient été faits. À tout hasard il tenta le procès et allégua qu’on avait construit un escalier et installé un ascenseur sans son autorisation ; sous ce prétexte futile il demanda la résiliation d’un bail qui représentait une fortune. Fait monstrueux et qui montre le prestige sauvage dont jouit le droit de propriété immobilière, les juges n’hésitèrent pas à lui immoler le droit de propriété commerciale de la société exploitante. Le bail fut donc résilié, la société hôtelière ruinée et le propriétaire reçut sur un plateau d’or ce cadeau magnifique que lui faisaient les juges de France au nom du droit de propriété immobilière, inviolé et inviolable. Les cas sont assez fréquents de commerçants ainsi dépossédés de tout leur actif en vertu des clauses d’un bail, contrat léonin imposé par le propriétaire tout-puissant à un locataire que la rareté des locaux oblige à accepter les yeux fermés toutes les conditions de location, qu’il n’eût d’ailleurs pu discuter sans voir lui échapper le local convoité.

Ainsi, où que nous l’observions et sur quelque point que nous l’examinions, nous constaterons que la propriété foncière constitue un privilège unique, sans aucune analogie avec toute autre possession. Quoi que vous imaginiez, vous ne prendrez jamais ce privilège en défaut ; seule une révolution peut en avoir raison, mais ce n’est que momentanément et pour recommencer avec d’autres. Car, selon le mot de Polybe, dans toute guerre civile, il s’agit de déplacer les fortunes. De là la nécessité de recommencer les guerres civiles.

  1. Les prix que nous donnons dans ce chapitre sont exprimés en francs actuels, non seulement d’après la valeur de la monnaie à chaque époque, mais d’après cette valeur multipliée par le pouvoir d’achat de l’argent à cette même époque.