Le Grand Malaise des sociétés modernes et son unique remède/7

La bibliothèque libre.

7.

L’avenir de la propriété

Et l’on m’opposerait en vain que ce sont là les illusions du rêve et du désir : c’est le désir qui crée la vie et l’avenir prend soin de réaliser les rêves des philosophes.
Anatole France.

Tous, philosophes, sociologues, économistes ont dénoncé l’injustice de notre droit de propriété actuel, souhaité ou annoncé sa transformation. Le chœur de ces lamentations ou de ces menaces est impressionnant.


Aristote : Les uns possèdent des biens immenses, tandis que les autres sont à peine propriétaires, de manière que le pays presque tout entier est le patrimoine de quelques individus. Ce désordre est la faute des lois.


Saint Ambroise : La nature a fait le droit commun ; l’usurpation a fait le droit privé… La terre a été donnée en commun aux hommes. Pourquoi, riches, vous en arrogez-vous, à vous seuls, la propriété ?


Bossuet : Ô riches du siècle, si nous voulions remonter à l’origine des choses, nous trouverions peut-être que les pauvres n’ont pas moins de droit que vous aux biens que vous possédez.


Zachariae[1] : Toutes les souffrances contre lesquelles les peuples civilisés ont à lutter peuvent être ramenées à la propriété privée du sol, comme à leur véritable cause.


Emerson : Les révolutions que subiront nos sociétés ne dériveront plus de l’ambition ou de la rapacité, ni du désir de chercher d’autres formes de gouvernement, mais de nouvelles manières de penser qui créeront un nouvel ordre social, donneront pour stimulant au travail la charité et la science, et détruiront la valeur de certaines propriétés, mais qui placeront toute propriété sous l’empire de la raison et de l’équité.


Stuart Mill : Le principe essentiel de la propriété étant d’assurer à chacun le produit de son travail et les fruits de son épargne, ce principe ne peut s’appliquer à ce qui n’est pas le produit d’un travail, la matière même du sol.


Herbert Spencer : La justice n’admet pas la propriété appliquée au sol ; car si une partie du sol peut être possédée justement par un individu, pour son profit personnel, comme une chose sur laquelle il exerce un droit exclusif, d’autres parties de la terre peuvent être occupées au même titre et ainsi toute la surface de notre planète tomberait entre les mains de certains individus. D’où cette conséquence que, si le droit des propriétaires sur la surface de la terre est réel, les non-propriétaires sont absolument privés de tout droit analogue. Ces derniers n’existent donc que par tolérance. Tous sont en faute. Sauf le bon plaisir des propriétaires il n’y a pas, sur le sol, de place pour la plante de leurs pieds. Bien plus, ces hommes sans terre pourraient être entièrement expulsés de la terre, sans que la justice fût offensée.


Paul Leroy-Beaulieu : Le propriétaire foncier est en quelque sorte le locataire de la société prise dans son ensemble et il lui doit une redevance pour l’usage des forces naturelles qu’il s’est appropriées.


Letourneau : Dans toutes les sociétés civilisées qui ont devancé la nôtre, l’intronisation du droit égoïste et sans frein de propriété individuelle a été l’avant-coureur de la décadence, la principale cause de la ruine. Une humanité plus éclairée, ayant enfin réussi à créer une science sociale, saura, on aime à le croire, éviter l’écueil sur lequel ont sombré Athènes et Rome.


Laveleye : La théorie de la propriété généralement admise est complètement à refaire, car elle repose sur des prémisses en contradiction complète avec les faits de l’histoire et avec les conclusions même auxquelles on veut arriver…

Aujourd’hui la propriété a été dépouillée de tout caractère social : complètement différente de ce qu’elle était à l’origine, elle n’a plus rien de collectif. Privilège sans obligations, sans entraves, sans réserves, elle semble n’avoir d’autre but que d’assurer le bien-être de l’individu. C’est ainsi qu’on la conçoit et qu’on la définit. Mobilisée par la facilité de l’aliénation, elle passe de mains en mains, comme les fruits qu’elle porte ou les animaux qu’elle nourrit. En allant trop loin dans cette direction, on a ébranlé les bases de la société, et il est à croire que dans l’avenir une place plus grande sera donnée à l’élément collectif.


Schmoller, le célèbre économiste allemand, dans ses Principes d’Économie politique : Il ne faut pas prétendre que les oppositions entre l’idéal et la dure réalité se laissent toujours résoudre pacifiquement. Le régime de la propriété en vient lui-même au point où les digues qui assurent la paix se rompent, et dans la tempête de la révolution il faut, pour assurer l’ordre, élever de nouvelles digues contre les courants nouveaux. Mais, dans un tel déchaînement, la construction nouvelle ne remplira son but que si un dictateur génial sait imposer silence aux forces déchaînées et, ménageant ce qui existe, sait fixer les grandes lignes de la propriété de demain.

7A

POUVONS-NOUS TOUCHER
AU DROIT DE PROPRIÉTÉ ?

Posons maintenant des questions précises et demandons-nous, ou plutôt demandons aux philosophes, si nous pouvons toucher au droit de propriété.

Les économistes reconnaissent que le droit de propriété n’est qu’une convention et Avenel ajoute que chaque peuple, en chaque temps, peut avoir la sienne. C’est une réponse catégorique à la question. Mais Platon, Pascal et Laboulaye vont aussi répondre très nettement.


Platon (Lois) : — Ô dieux, s’écrie le mourant, ne serait-il pas bien dur que je ne puisse disposer de mon bien en faveur de qui il me plaît, en laisser plus à celui-ci, moins à celui-là, selon le plus ou le moins d’attachement qu’ils m’ont témoigné ?

– Mon cher ami, lui répond le législateur, vous qui ne pouvez guère vous promettre plus d’un jour, il vous est difficile dans l’état où vous êtes de bien juger de vos affaires, et, de plus, de vous connaître vous-même, comme le prescrit Apollon Pythien. Je vous déclare donc que je ne vous regarde point, ni vous ni vos biens, comme étant à vous-même, mais comme appartenant à toute votre famille, tant à vos ancêtres qu’à votre postérité, et toute votre famille avec ses biens comme appartenant encore plus à l’État.


Blaise Pascal : Vous imaginez-vous que ce soit par quelque voie naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous ? Cela n’est pas véritable. Cet ordre n’est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n’est prise d’un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S’il leur avait plu d’ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retourneraient à la république après leur mort, vous n’auriez aucun sujet de vous en plaindre.


Laboulaye, dans son Histoire du droit de propriété : Le droit de propriété est une création sociale. Toutes les fois que la société change de moyens, qu’elle déplace l’héritage ou les privilèges politiques attachés au sol, elle est dans son droit et nul n’y peut trouver à redire ; car avant elle et hors d’elle il n’y a rien ; en elle est la source et l’origine du droit.

7B

LA PROPRIÉTÉ, DROIT NATUREL

Si la propriété est un droit naturel, une des conditions du droit de propriété sera qu’il soit accessible à tous.


Locke : Chacun doit posséder autant de bien qu’il lui en faut pour sa subsistance. La nécessité de la propriété privée résulte de la condition humaine qui requiert le travail et une certaine matière sur laquelle on puisse agir.


J.-G. Fichte : La mission de l’État est de faire avoir à chacun ce qui lui appartient, de lui assurer sa propriété et de la lui garantir. Le but de l’activité humaine est de vivre, et chaque individu a le droit d’être mis en état de pouvoir vivre. Le partage doit être fait de telle sorte que chacun puisse subsister par son travail. Si quelqu’un manque de ce qui lui est nécessaire pour vivre, il faut que ce soit par sa faute, non par le fait d’autrui.


Schiller : Il faut que tout homme puisse dire de quelque chose : « Ceci est à moi, » ou il mettra le feu et tuera.


Bastiat : Dans la force du mot, l’homme naît propriétaire parce qu’il naît avec des besoins dont la satisfaction est indispensable à la vie, avec des organes et des facultés dont l’exercice est indispensable à la satisfaction du besoin.

« Il résulte de ces paroles de Bastiat, ajoute Laveleye, qu’à moins de condamner certains individus à mort, il faut reconnaître à tous le droit de propriété. Si l’homme naît propriétaire, c’est à la loi de faire en sorte qu’il puisse exercer le droit qu’on lui reconnaît. »


Laveleye : La plupart des auteurs modernes proclament que la propriété est un droit naturel. Mais qu’est-ce qu’un droit naturel, sinon un droit tellement inhérent à la nature humaine qu’aucun homme ne doit pouvoir en être dépouillé, à moins qu’il n’ait démérité ?


Roscher, dans ses Principes d’Économie politique : On doit considérer la liberté et la propriété comme des postulats de la nature humaine qui ont leurs racines dans les mêmes profondeurs de la vie sociale que l’État, et certainement c’est une situation morbide chez un peuple que celle qui rend impossible à des personnes saines de corps et d’esprit d’acquérir de la propriété.


F. Huet : On ne saurait trop le redire, la propriété est une condition absolue de la liberté. Comment méconnaître dans l’humanité le premier, le plus sacré des titres à la possession des choses ?

7C

LA PROPRIÉTÉ DE DEMAIN

Emmanuel Fichte : Nous arriverons à une organisation sociale de la propriété. Elle perdra son caractère exclusivement privé pour devenir une institution publique. Jusqu’à présent l’État n’a eu d’autre devoir que de garantir à chacun la paisible jouissance de ce qu’il possède. Désormais le devoir de l’État sera de mettre chacun en possession de la propriété à laquelle ses besoins et ses capacités lui donnent droit.


Laveleye : Citoyens de l’Amérique et de l’Australie, n’adoptez pas le droit étroit et dur que nous avons emprunté à Rome et qui nous conduit à la guerre sociale. Revenez à la tradition primitive de vos ancêtres. Si, en consacrant le droit naturel de propriété, les sociétés de l’Occident avaient conservé l’égalité, leur développement normal eût été semblable à celui de la Suisse. Elles auraient évité de passer par l’aristocratie féodale, par la monarchie absolue et par la démocratie démagogique qui nous menace…

Tôt ou tard, la situation économique étant à peu près partout la même, partout l’hostilité des classes mettra la liberté en péril, et plus la propriété sera concentrée, plus la société sera menacée de bouleversements profonds.

Les démocraties modernes n’échapperont à la destinée des démocraties antiques qu’en adoptant des lois qui aient pour effet de répartir la propriété entre un grand nombre de mains. Il faut arriver à réaliser cette maxime supérieure de la justice : « À chacun suivant ses œuvres, » de sorte que la propriété soit réellement le résultat du travail, et que le bien-être de chacun soit en proportion du concours qu’il apporte à l’œuvre de la production.


Alfred Fouillée : Pourquoi la société renoncerait-elle à bénéficier pour sa part d’un phénomène qui est éminemment social, la plus-value progressive, et pourquoi en abandonnerait-elle aux seuls individus tous les bénéfices légitimes ? Aux économistes de chercher ici les meilleures voies à suivre ; mais supprimer les impôts au moyen de profits faits par l’État, substituer la rente spontanée, qui est un bénéfice social, aux charges pesant sur les contribuables, conséquemment éteindre peu à peu la dette publique, voilà un assez beau résultat pour qu’on cherche sérieusement les moyens de l’atteindre.


Letourneau : On peut se demander à quelles mesures devront recourir les nations modernes pour conjurer les catastrophes qui les menacent. Leur droit est incontestable et certaines en usent, par exemple l’Angleterre qui, tout récemment (Letourneau écrivait ceci en 1889) et par simple mesure administrative, diminuait d’un seul coup de 14 pour 100 en moyenne les redevances des fermiers irlandais et, par suite, de neuf millions environ les revenus des landlords. Le mal à combattre est déjà sensible : il n’est pas incurable ; nous n’en sommes pas encore où en était la Rome décadente. On peut aviser, même user de remèdes à long terme, et ce sont les bons. Il est en effet insensé de vouloir transformer par un coup de baguette les grandes institutions, qui sont la base même des sociétés : la famille, la propriété. Il y faut du temps, de la mesure, des tempéraments. D’autre part les révolutions violentes ressemblent à des amputations : on peut bien être forcé de les subir ; on ne saurait y aspirer.

  1. Célèbre juriste allemand.