Le Grand Silence blanc/Adieu, Tempest !

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J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 245-249).



XX

ADIEU, TEMPEST !


— C’est la dernière heure de mon dernier jour dans la région polaire. Viens, mon chien, viens, mon vieux compagnon, vivons ensemble nos dernières minutes.

Tu vois, mes coffres sont bouclés, on va venir les prendre. Renifle, tourne tout autour. Nous ne les chargerons pas cette fois sur notre traîneau rapide. Ils vont partir, tirés par d’autres chiens. Ils vont partir ! Je vais partir ! Sais-tu ce que contiennent ces mots : partir pour toujours ?

Je vais te quitter, Tempest, tu ne me verras plus jamais, je ne te verrai jamais plus. Tes bons yeux ne rencontreront plus mes yeux, ma main ne passera plus caresseuse sur ton pelage, je ne gratterai plus ta tête et, moi, je ne sentirai plus ta douce langue sur ma joue.

Tu ne grifferas plus de ton ongle dur ma cuisse pour me demander un morceau…

Le double sac de toile est vide que tu ne porteras plus sur ton dos, du moins avec moi. Tes harnais, un autre que moi les fourbira… Ils pendent au mur comme des choses inutiles.

Nous n’irons plus courir ensemble du nord au sud, de l’est à l’ouest. Finies les randonnées sur la neige, dans la forêt, dans les toundras !

Le trail est effacé pour moi.

Allons, mange, mon vieux, la pâtée préparée. Si, mange, je le veux. Tu secoues la tête et tu la baisses comme si tu étais en faute, tes oreilles sont repliées, tes jarrets se cassent…

Tempest, tu as du chagrin, je le sais, je le sens, je le vois…

Non, ne me regarde pas ainsi, tes yeux ont un air de reproche. Écoute-moi, vieux, il faut que je m’en aille ; j’ai mon pays là-bas, où je vais revenir… un pays où la neige est un accident, où la mer est d’un bleu profond, qui se confond avec le bleu du ciel…

Je ne peux plus rester ici. Hélas ! je n’ai point fait fortune. J’ai vécu et ma vie a été moins rude, moins impitoyable parce que je t’avais.

Tu as souffert mes peines et ressenti mes joies. Depuis des mois, nous étions l’un à l’autre, nous avons été côte à côte, nous soutenant tous deux.

Et le meilleur, c’est toi.

J’étais nerveux souvent — tu sais, les heures sont lourdes parfois — pardonne-moi. Je t’aimais bien pourtant. Tu as été fidèle, n’étant pas un homme.

Ah ! ah ! te souviens-tu de nos gambades dans la neige, à Dawson ? Et lorsque nous dévalions les pentes en roulant ?

Approche-toi, mets ta tête sur mon genou, dresse ton oreille ; dis-moi, te souviens-tu de Jessie Marlowe ?

Chut ! Il ne faut pas en parler. Si tu la rencontres un jour sur le trail, tu t’approcheras d’elle en jappant et remuant la queue et tu lui diras : « Reconnaissez-moi, je suis son chien, son chien à lui… » Te voyant seul, elle comprendra alors que je suis parti…

Partir, c’est une chose affreuse, un déchirement, une angoisse. J’ai comme une boule qui monte à la gorge. Ma salive ne passe plus… Je ne puis pas parler.

Tes camarades sont loin et je n’ai pas eu de peine. L’homme les a emmenés ; je t’ai gardé, toi… pour te perdre bientôt.

Tu resteras avec Gregory, je t’ai donné à lui, rends-lui un peu de ton affection. Il viendra te chercher ici… quand je n’y serai plus. Tu le suivras, tu l’aimeras, un peu moins que moi, dis ? Mais aime-le tout de même. Il n’a pas voulu être là quand je m’en irai. Vois-tu, c’est un homme. Il ne veut pas montrer qu’il a, au fond, un peu de peine, d’avoir à me quitter… Il sera peut-être ivre ce soir, ne lui en veuille pas. Tu veilleras sur son sommeil comme tu veillais sur le mien. C’est un cher garçon. Il ne te battra pas… en souvenir de moi.

Non, je ne peux pas te prendre avec moi. C’est impossible !

Qu’est-ce que c’est ? Ah ! oui, je sais. Come on. C’est vous, Jack ? Bonjour, emportez les caisses ; moi, je couperai à travers la piste et je vous rejoindrai bientôt. Attendez-moi auprès du boqueteau de sapins. Permettez, je vous donne un coup de main… Ça, oui, c’est Tempest, c’est mon chien. Non, il reste ici avec Gregory Land. Une belle bête ? Parbleu, je le sais. Vous l’achèteriez 350 dollars ?… Je crois bien qu’il les vaut… Mais Tempest n’est pas à vendre. Je l’ai donné… Oui, c’est ça, good bye, boy.

Hein !… c’est vide, ici… quelle tristesse ! Allons, du courage, il va falloir se quitter… Mon sac, ma carabine, mon bâton. Tu veux que je t’embrasse ? Ça, oui, je veux bien… Adieu, Tempest, adieu, mon bon, mon vrai, mon unique ami !

Je pleure, moi, tu sais, comme Gregory, je ne suis qu’un homme. Non, ne gémis pas. Le cœur me fend… Allons, tu es un bon garçon que j’aime. Adieu.

Tu veux me suivre ? Jusqu’à la côte alors, je veux bien.

En route. Allons, cours, gambade, sois heureux ! Tu n’as pas le cœur en fête… pauvre vieux.

Je me mets en chemin et pourtant mes jambes sont cassées comme après un long voyage. Je n’avais jamais remarqué combien cette côte était rude. Quel calvaire !

… Et maintenant, il faut rentrer ; va, Tempest, va, retourne à la cabane, reviens à ce qui fut « chez nous ». Tu y chercheras, tu y trouveras l’odeur de ton maître. Moi, ton maître ? Non, ton égal, ton copain, ton frère… Garde-moi un coin secret dans ton bon cœur de chien, va, va, va…


… Je suis debout, au haut de la colline. Tempest descend la côte, lentement, pitoyablement ; chaque trois pas, il retourne la tête pour voir si je ne vais pas le rappeler… Son ventre rase la terre, sa queue traîne.

— Va, va, va…

Enfin, il arrive. Il s’assied sur le seuil et me regarde une dernière fois. Une dernière fois, je vois ses bons yeux mouillés de larmes qui m’implorent.

— Va, va, va…

D’un coup de patte, il pousse la porte. Tempest est rentré dans la maison et dans mon souvenir.

Il est désormais hors ma vie. Je ne le verrai plus jamais, jamais, jamais.



FIN