Le Grand Silence blanc/De l’utilité du parapluie chez les Thlinkits

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J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 89-98).



VI

DE L’UTILITÉ DU PARAPLUIE CHEZ LES THLINKITS


La porte tourne sans bruit. La face camuse de Kotak paraît ; il entre avec précaution, puis il m’aperçoit ; sa physionomie s’éclaire d’un large rire qui montre ses dents éclatantes. Son nez court et plat semble encore s’élargir, ses yeux se plissent comme une patte d’oiseau.

Kotak fait ses plus belles révérences, il se frotte, tour à tour, l’oreille droite et la narine gauche, ce qui est sa manière de montrer sa civilité.

Les politesses terminées, il s’assied sans façon près de moi, sur le lit de camp où je suis couché tout habillé.

Kotak gratte de l’index son crâne, puis lisse ses cheveux qu’il a roides, drus, luisants et noirs.

Évidemment Kotak a des choses importantes à me dire.

Je lui demande des nouvelles de sa femme, de son père, de son grand-père, de ses trois petits enfants.

Tout le monde va pour le mieux. Les chiens alors ? Non, l’équipage est au repos ; Doll, qui s’était brisé une patte dans la toundra, est guérie, et Kâa-ka n’a plus ses coliques qui le faisaient se rouler sur la neige en hurlant.

Alors, seulement, je vois la tenue de mon ami Kotak. Il a sa double jaquette de peau de phoque, celle de dessus porte un capuchon, ses culottes, en phoque également, sont attachées par des courroies de cuir.

Il a chaussé ses hautes bottes dont la semelle est faite de peau de moose, ses gants en cuir de cariboo pendent à sa ceinture.

— Tu pars en expédition ?

— Oui.

— Allons, bonne chasse, Kotak. Emporte ce flacon de whisky.

Kotak empoche le whisky et ne bouge pas d’un pouce.

Il se décide tout d’un coup.

— Tu viens avec moi.

— Moi ?

— Toi.

— À la chasse ?

— À la chasse. On m’a signalé un passage important de phoques.

Je prends la mer et tu viens avec moi.

Je veux protester. Kotak maintenant parle avec une volubilité extraordinaire.

— Tu ne peux pas ne pas venir. D’abord cela t’intéressera. C’est une joie de chasser le phoque et puis…

— Et puis ?

— Et puis tu ne peux rester seul éternellement ; Tounya, qui vit dans la terre, est entré dans ta tête, pendant ton sommeil, mais le Corbeau qui nous protège chassera Tounya. Il est tout-puissant, c’est notre Père. Il a ravi au Chariot, notre grand-père, le poisson pour le donner aux Thlinkits, il offrira à Tounya des présents et Tounya fuira dans sa demeure souterraine.

Si tous les dieux esquimaux s’en mêlent, je n’ai qu’à obéir.

Je vais pour prendre ma Winchester, Kotak m’arrête.

— Non, non, pas cette chose.

— Pour chasser, il faut un fusil.

— Inutile.

Et Kotak m’explique que les détonations effarouchent les phoques, peureux à tel point qu’ils restent cinq ou six années sans reparaître dans les régions où ils les ont entendues.

Nous sortons. Il me montre alors ses armes : javelines, harpons, lances. Ce sont, assure-t-il, les armes qui ont été données aux Esquimaux par Klouch, le grand maître des sommets, à l’époque où l’homme parlait comme le chien.

Sur la côte, des hommes sont assemblés qui préparent des amorces, fourbissent des coutelas ou raclent des peaux avec un grattoir d’ivoire.

Des femmes aussi, vêtues absolument comme les hommes ; le capuchon est plus large. C’est là que gîte le dernier-né. Ficelé soigneusement dans une gaine de cuir, seule apparaît la face cuivrée où les yeux bleu tendre s’étonnent.

Kotak tire son kayak sur la grève, puis le kayak que Tohui a bien voulu mettre à ma disposition, cependant qu’il allait chasser la baldface, l’ours blanc redoutable.

Certes, la civilisation des Esquimaux m’a toujours surpris, mais où vraiment elle se montre raffinée, c’est dans l’établissement de ces fragiles esquifs. Ce sont des peaux de phoques tendues sur un cadre de bouleau de cinq ou six mètres de long, sur un mètre soixante de large. Une lunette est ménagée au milieu. C’est là que le pagayeur se place. Il ramène à lui une des peaux, l’agrafe ; dès lors, le canot est insubmersible. L’homme et le bateau ne font qu’un. Il peut chavirer, un coup de pagaie le redresse. C’est un chef-d’œuvre de précision et d’ingéniosité.

Kotak préside à mon installation, boucle lui-même les courroies, me donne l’unique pagaie, puis il s’installe à son tour. À l’avant sont ses armes, à l’arrière une vessie reliée au harpon par une longue corde, vessie qui servira à indiquer la trace du phoque harponné.

Les femmes nous souhaitent bonne chance et sourient d’un sourire agrandi par les tatoux qui sont des boutons minuscules en os ou en ivoire qu’elles placent latéralement au-dessous de la commissure des lèvres.

Leurs mentons tatoués portent de cinq à douze raies parallèles, selon le clan auquel elles appartiennent.

Mais Kotak profite de la galerie pour s’offrir un succès personnel. Il fait virer son esquif, il bascule, il disparaît, reste quille en l’air un long moment, puis réapparaît.

On dirait un dieu marin jouant sur les eaux.

Quand il estime avoir suffisamment excité l’admiration, il émet un petit sifflement et pique droit vers la haute mer.

Je m’efforce de le suivre de mon mieux, le kayak vole littéralement sur la crête des flots et bientôt, en me retournant, je vois la Pointe de Barrow qui se perd, confuse, dans l’enchevêtrement fantastique des carcasses de baleines d’un blanc de craie sur la neige bleuie.



Kotak vient de confectionner un plat de sa façon où le sang et la graisse de phoque jouent un rôle important.

La chasse a été fructueuse. Quatre mâles harponnés, que nous avons traînés là, avant de revenir à Point-Barrow.

Nous sommes dans l’anfractuosité d’un îlot où des myriades d’oiseaux nichent, des oiseaux aux plumages étincelants ; mais, ce qu’il y a d’admirable, c’est l’harmonie, l’ordre qui règne.

Chaque espèce a son domaine déterminé : les mouettes, aux plumes couleur de pêche, sont sur la haute falaise ; à l’étage au-dessous, sur les rochers en terrasses qui surplombent la mer, les goélands orange se dandinent sur leurs pattes roses ; dans les trous, il y a des millions d’oiseaux inconnus, portant sur leurs ailes toutes les émeraudes de l’Océan et tout l’azur du ciel.

La mer est calme, d’un vert puissant ; l’horizon est fermé, là-bas, dans un arrière-plan bleuâtre où se silhouette la masse dentelée d’un iceberg, qu’entraînent irrésistiblement les courants sous-marins.

Et Kotak, très fier de montrer son savoir, en profite pour me faire un cours sur les phoques.

Il s’exprime certes avec moins d’élégance que M. de Buffon, mais M. de Buffon aurait beaucoup appris à l’entendre.

Il me parle du phoque couleur de buffle. Du phoque, dont la lèvre supérieure est cannelée, dont les pieds de devant n’ont que quatre doigts.

Le phoque à long cou, qui vient on ne sait d’où et qui ne possède point d’ongles ; de ces vieux à la peau tigrée ; de ces jeunes, noirs sur le dos et sous le ventre blancs.

Du phoque grand comme un bœuf qu’on voit parfois, mais qu’on ne harponne jamais ; certains chasseurs l’ont poursuivi pendant cent cinquante milles ; il disparaît toujours au moment de l’atteindre, protégé par les esprits des eaux.

Il en est qui ont la tête d’une tortue, d’autres fantaisistes sont d’une couleur noirâtre et portent un dessin jaune sur les côtés.

Les mouchetés et les tachetés sont par mille fois mille. Une espèce a, sur l’échine, des ronds bien tracés.

Celui-ci est barbu, celui-là moustachu. Il y a encore les otaries aux yeux chassieux, au pelage doux ou au pelage dur et grossier, les unes noires, les autres gris cendré. L’une, coquette, s’orne d’une bande rousse sous le ventre, celle-ci l’a sur la tête, comme une écharpe.

Quelques-unes sont jaunes avec des oreilles longues ; d’autres, pour se différencier, ont les oreilles rabattues. On en rencontre qui n’ont pas d’ongles, d’autres en ont trois, quatre ou cinq.

Et Kotak a des précisions qu’envierait M. le Directeur du Muséum. Il m’explique pourquoi les phoques ayant les pattes postérieures dirigées en arrière ne peuvent pas se tenir debout et sont obligés de rebondir sur le sol comme une balle.

Il sait que le phoque ordinaire a trente-cinq dents, dix-huit en haut, dix-sept en bas, que la plupart ont cinq griffes développées réunies par une membrane interdigitale.

Il en a vu de trois mètres de long et pesant huit cents livres, mais la plupart ont un mètre cinquante et pèsent moitié moins.

Je songe, malgré moi, à toutes les hécatombes dont les malheureux phoques font les frais !

Pauvres phoques ignorant la malice des hommes ! Quelle affreuse chose que votre mort ! Qui n’a pas entendu vos cris et vos appels déchirants ne connaît pas jusqu’où peut aller la douleur.

On vous abat, on vous assomme, on vous égorge, on vous dépèce, le sang coule, il ruisselle, et bientôt la neige disparaît pour laisser la place à une boue liquide dont l’odeur fade écœure.



Mais Kotak, dont l’esprit ne s’embarrasse pas de sentimentalité, me dit, pratique :

— Nous avons eu ici des proies faciles, mais sais-tu ce que c’est que guetter pendant des heures, sur la banquise, le trou où le phoque viendra sûrement respirer ?

On est accroupi sur la glace, l’œil fixe, le poing crispé sur le harpon.

Le froid pénètre les os, la pensée vacille et s’obscurcit ; une seule idée subsiste : « Si la chasse est infructueuse, la tribu ne mangera pas. » Le phoque pour nous, c’est la vie, notre vie, et celle de nos chiens… C’est pourquoi les tribus qui sont loin des côtes font de grandes expéditions pour se procurer des réserves.

Nos frères Thlinkits capturent des animaux vivants. C’est une curieuse chasse. Ils se placent en arc de cercle entre les phoques et la mer et les effrayent avec de grands cris ; le cercle se referme, peu à peu ; ils poussent les phoques dans la direction voulue. Pour arriver à leur but, les chasseurs se servent d’une arme étrange importée par tes frères : des parapluies.

— Des parapluies ?

— Oui, des parapluies, c’est vraiment très commode, des parapluies échangés aux pêcheurs et aux trappeurs, de grands parapluies rouges ou bleus qu’ils ouvrent et referment avec fracas. Les animaux affolés font des bonds, tombent essoufflés ; le jeu des parapluies recommence et, ainsi de suite, jusqu’à ce que les animaux soient rendus à l’endroit propice pour les abattre. Parfois, la chasse dure vingt jours.

Je reste confondu devant l’utilisation inattendue des riflards de nos pères par les Esquimaux d’Alaska. Et comme toujours, dans les plus tristes choses, il y a une note comique ; c’est la note comique que je retiens et qui me fait sourire. Je souris encore quand Kotak me dit :

— Ne nous attardons pas, la nuit va manger le jour. Si tu veux, nous retournons, petit frère, nous et notre chasse.

Et nous sommes rentrés à Point-Barrow, le dernier port du monde avant le pôle, ou le premier, cela dépend à quel point l’on se place et d’où l’on vient.