Le Grand Silence blanc/L’homme qui portait un chapeau haut-de-forme

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J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 105-129).



VIII

L’HOMME QUI PORTAIT UN CHAPEAU HAUT-DE-FORME


— Vous êtes jeune, camarade, me dit Gregory Land, qui était en train de confectionner des beignets de maïs dans la propre poêle qui me sert à passer les sables aurifères, vous êtes jeune et vous connaissez mal le pays.

Croyez en la vieille expérience d’un sacré individu qui traîne sur le trail depuis quatorze années. Quatorze années, yes, sir, que je cours, sur la piste, derrière mes chiens, distribuant lettres et journaux sur tout le territoire du Yukon… Et pour quel salaire ! Damné gouvernement !…

Et Gregory Land s’interrompt pour lancer un jet de salive brunâtre au delà des beignets, dans la cendre chaude, car Gregory a l’honorable habitude de chiquer.

Je crois devoir intervenir :

— Vous êtes l’homme le mieux accueilli, dès que les grelots de vos chiens tintent sur le trail ; le cœur est en joie, vous êtes celui qu’on attend, on vous choie, on vous fête…

— Je sais, je sais, mais je ne me fais pas d’illusions, on attend non moi, mais ce que j’apporte.

— C’est la même chose…

— Encore un de vos défauts, garçon, si vous voulez vivre dans ce pays, il faudra vous débarrasser de cette sentimentalité. Du sentiment ici…

Gregory rit d’un rire qui le secoue, il en profite pour faire sauter les beignets.

La poêle remise en place, il continue :

— Ici, il faut un cœur solidement accroché dans une bonne vieille carcasse à toute épreuve, de la volonté, de la force, ou, à défaut, de l’adresse.

Tenez, moi, j’étais fait pour une autre vie : j’ai étudié à l’Université de Berkeley, en Californie, j’ai même des diplômes écrits en latin, avec mon nom en lettres rondes au milieu.

Pourquoi je ne suis pas resté dans ma ville où je serais devenu un lawyer, ni plus ni moins réputé qu’un autre ? Pourquoi ? Parce que les civilisés me dégoûtent.

Je suis parti, un matin, essayer ma chance ; j’ai perdu au jeu le peu que j’avais arraché à la terre, ce qui m’a guéri des mines ; ensuite, j’ai été bûcheron, maçon, garçon de bar, puis, comme je savais mener proprement un team, le gouvernement canadien a bien voulu m’agréer comme maître de poste… voilà quatorze ans… Excusez-moi, camarade, je me répète… mauvais signe.

Gregory Land soupire et s’apitoye :

— Ah ! ça n’est plus le bon temps… ça n’est jamais le bon temps quand on vieillit ; alors, on trouve tout naturellement que les jours de notre jeunesse étaient les plus beaux… Tout de même, ici, c’était mieux autrefois.

Pour lui donner du courage, je lui verse une rasade de whisky. Gregory l’avale d’un trait, la tête rejetée en arrière.

— Vous êtes un aimable garçon, fait-il pour me remercier ; puis il ajoute : Voilà des beignets dont me direz des nouvelles.

Il m’en offre un, doré, croustillant, à la pointe de son couteau.

Je rends hommage à ses talents culinaires, il accepte, sans modestie, et reprend son discours.

C’est vraiment une encyclopédie, cet homme qui court la piste, il cite des faits, des dates, il émaille son parler d’une série d’anecdotes sérieuses ou plaisantes.

C’est ainsi que Gregory Land paye l’hospitalité qu’on lui donne lorsque ses chiens et lui sont surpris par la nuit qui tombe, dans ces régions polaires, comme un rideau qu’on abat.

Le postier poursuit tandis que je mange, lui se déclarant satisfait avec la bouteille de whisky et la blague que j’ai mise à sa disposition.

— Si mes souvenirs sont exacts, le territoire de l’Alaska (les îles comprises) ne doit pas atteindre moins de 1.376.000 kilomètres carrés, c’est-à-dire presque trois fois la superficie de votre France.

De l’embouchure du Simpson à la pointe sud de l’île du Prince, du Saint-Élie à l’Océan Glacial, en suivant le 143e degré 20’ de longitude est de votre méridien, sur ces 1.376.000 kilomètres carrés, vous êtes bien aujourd’hui trente à trente-cinq mille mineurs ou vivant des mines, groupés dans la vallée du Yukon ou les environs de la Tanana, de la Stewart ou de la Porcupine.

Vous êtes, comme cela se doit, de joyeux garçons venus des quatre coins du monde pour prendre la chance.

Je vous connais presque tous ; en tout cas, tous vous me connaissez. Ah ! j’en ai rencontré, j’en ai vu : des Américains de l’Ouest à qui « la paye » n’avait pas été favorable du côté du Sacramento ou du Nevada, des Canadiens français de l’Alberta ou du Saskatchewan, des Européens aussi ayant traîné — faites excuses — dans tous les bouges, essayé de tous les métiers, Anglais, Écossais, Irlandais, Allemands, Autrichiens, Français, des Espagnols parfois et des Italiens, mais qui résistaient peu devant les rigueurs du climat.

Je ne dis pas, le métier est rude, car il ne suffit plus — comme jadis — de tamiser les alluvions aurifères, ou d’arracher à même le roc, sans grand travail ni peine, le quartz receleur de pierre jaune.

Depuis longtemps, les creeks sont abandonnés, ne donnant plus un cent de « paye ». Les mineurs ont renoncé ou sont montés plus au nord, où la vie est plus âpre, où le sol défend mieux son secret.

Savez-vous, garçon, que sur la Porcupine, une équipe de mineurs a dû défoncer neuf mètres de glace avant d’arriver à la terre meuble ! Ceux qui, comme moi, partirent à l’aventure, un pic sur l’épaule, ont peu de certitude d’arriver à un résultat. Les vieux Yukoners ne trouvent plus une once d’or, livrés à leur seule ressource.

Ah ! les mines d’aujourd’hui ! Il faut être plusieurs fois millionnaire pour être mineur ; et des prospecteurs, et des machines électriques, des grues, des défonceurs, des concasseurs, un matériel du diable qu’ils amènent par des sentiers d’enfer.

Être mineur aujourd’hui, c’est le bagne. Le vieux libertaire d’autrefois allait, venait, comme un loup des prairies ; maintenant, il est domestique comme un chien de ville.

Il obéit au contremaître qui obéit à l’ingénieur, lequel représente Messieurs les financiers des cités civilisées ; c’est une cellule dans l’organisme. Voilà.

D’un coup de langue, Gregory passe sa chique de la joue droite à la joue gauche.

— Mais ce sont là des considérations philosophiques, qui ne changeront rien à la chose. Il importe de savoir — uniquement — que les quinze hommes de race blanche qui se livraient au trafic des peaux, dans le bassin du Yukon, vers l’année 1890, se sont maintenant multipliés par milliers. Or, je dis et je prétends que les milliers sont des esclaves et que les quinze seuls étaient des hommes libres.

C’est étonnant ce que le whisky rend mon Gregory loquace. Au fur et à mesure que l’ivresse envahit son cerveau, son esprit devient plus clair, mathématique. Mais pour ne pas me désobliger, il redevient indulgent.

— Bah ! vous êtes de bons compagnons ; dire que vous n’avez rien à vous reprocher serait exagéré. J’en connais (il dit cela en plissant sa paupière gauche), j’en connais plusieurs qui sont en délicatesse avec la Justice de leur pays et des pays voisins. Ce ne sont pas les plus mauvais.

Beaucoup sont d’honnêtes garçons, épris d’aventureuse vie, et que la terre du Nord, mangeuse d’hommes, attire comme une maîtresse.

Croiriez-vous pas, Freddy, mon ami, qu’il y aurait long à écrire sur la psychologie de ces gens qui quittèrent tout pour courir leur chance aux dernières marches du monde !

De savants docteurs trouveraient là matière à disséquer l’âme de l’homme, mais — fort heureusement pour nous — les docteurs restent frileusement ficelés dans leur robe de chambre, quinteux, toussotant et grincheux, au fond de leur confortable studio.

Je ne sais rien de plus bavard qu’un homme solitaire. Gregory Land, qui passe des journées et des journées en tête-à-tête avec ses chiens, parle de tout et sur tout ; il saute d’une idée à une autre idée, comme un oiseau d’un perchoir à un autre perchoir.

Les mains croisées sur la poitrine, les jambes allongées sur le parquet, il parle plus pour lui que pour moi.

De temps en temps, il s’arrête, boit une gorgée d’alcool et repart, poursuivant tout haut son rêve.

Tout à coup, il se replie si brusquement qu’il a l’air d’une marionnette cassée.

Il se recueille un instant, mâchant sa chique avec béatitude. Je respecte son silence, mais il est de courte durée.

Il reprend bientôt sur le mode familier qui lui est cher :

— Bien sûr, j’en ai connu de drôles de types depuis quatorze ans que je roule, de Skagway à Port-Clarence, en passant par Dawson et Rupert-City, mais le plus intéressant, sans mentir, est un de vos compatriotes. C’est un solitaire, qui n’a pas voulu se plier aux exigences des grandes compagnies ; il a un creek à 35 milles d’ici, un creek bien à lui, dont les papiers de propriété sont en règle ; promesse, argent, rien ne l’a tenté, il est plus têtu que le roc auquel il arrache, péniblement, avec des moyens de fortune, quelques onces d’or tous les jours.

S’il les boit ? Jamais un cabaret ne l’a reçu sur son seuil.

S’il les joue ? Personne n’a vu une carte entre ses doigts.

Cela est. César Escouffiat existe, il est mineur sans être ivrogne ni gambler. Quand je vous dis, c’est un drôle de type, c’est un drôle de type, vous pouvez m’en croire. Au surplus, je vous le veux montrer, dès demain, si telle est votre fantaisie toutefois.

Pour l’instant, votre whisky n’est pas éternel, mon gosier en a perdu le goût depuis deux quarts d’heure ; de plus, je vous assomme avec mes bavardages et je vois que malgré votre politesse, vous tombez de sommeil.

Et sans prononcer une autre parole, Gregory Land étale une couverture de peau à même le sol, devant le feu ; il ramène ses genoux à la hauteur de son menton et bientôt un grognement rythmique m’annonce que Gregory Land, le postier, dort du sommeil de ceux qui ont conscience d’avoir bien accompli leur journée.



Des aboiements me réveillent en sursaut. C’est Gregory Land qui rosse d’importance deux de ses chiens. Les bêtes cinglées hurlent, les crocs dehors, les oreilles rabattues, le regard mouillé de larmes. Le fouet en lanière de cariboo se déroule et enveloppe, tour à tour, les flancs de chaque chien.

Gregory a la justice dans le sang. À chaque coup, il compte : un pour Ruf, un pour Chappy…

Je veux intervenir, Gregory m’arrête du geste.

— Laissez, sir, laissez, c’est cette rosse de Chappy qui voulait prendre la place du leader.

— Mais pourquoi fouetter Ruf alors ?

— Parce que Ruf est un fils de porc, qu’il est lâche comme un lièvre et qu’il tremble de tous ses membres devant cette satanée femelle de Chappy.

Gregory n’aimait pas les lâches, c’est pourquoi Ruf eut deux coups supplémentaires.

Les autres chiens attendent, impassibles, que la correction soit terminée ; chacun est rangé, à la place assignée, près du harnais qui est sien.

Le postier est un maître conducteur de bêtes. Il a tôt fait d’installer son attelage. Je prends place, dans le sleigh, entre deux sacs de dépêches. Gregory grimpe debout sur le taku, il rassemble les rênes, fait siffler joyeusement son fouet et lance son traîneau sur le trail, cependant qu’il commence une complainte compliquée où il est vaguement question des amours d’une barmaid avec un intrépide postier, coureur des bois.



Trente-cinq milles ne sont rien pour le mail stage, surtout lorsque le traîneau est tiré par un team de labradors croisés avec des huskies esquimaux et que ce team est conduit par un maître tel que Gregory Land.

Trente-cinq milles de bonnes pistes — bien entendu — mais cela n’était pas notre cas.

Il fallait, pour atteindre le camp de Kid’s City, traverser une vaste étendue de toundra qui, à première vue, paraissait uniforme mais qui, en réalité, n’était qu’une longue suite d’arêtes glacées, quelques-unes même avaient huit à dix pieds de haut. Un véritable jeu de montagnes russes, si l’on peut dire…

Jamais je n’ai vu plus morne paysage, des herbes échevelées méritant bien leur nom de « têtes de femmes », des racines enchevêtrées où les pattes des chiens se prenaient comme dans un piège, ce qui agaçait particulièrement les bêtes qui aboyaient avec fureur.

Parfois un bouquet d’arbustes, grêles ou rabougris, des saules et des aunes, des arbres pitoyables, pauvres choses souffreteuses, pareils à des rejetons issus de septuagénaires, dont la sève est épuisée, et qui portent, malgré leur jeunesse, tous les stigmates d’une précoce flétrissure.

J’essaye de me rappeler le printemps dernier, alors que sur la côte nord-ouest abritée des tempêtes, je voyais se dérouler, devant mes yeux, à perte de vue, des fleurs aux couleurs merveilleuses ; les hauts sapins immuablement verts, gardiens silencieux des monts impassibles, veillaient comme des personnages de légendes sur cette floraison de rêve…

Mais le printemps est mort. Y a-t-il eu seulement un printemps ? J’en doute, le ciel est bas, d’un gris argenté, on dirait une chape de plomb qui va couvrir la plaine.

Les sacs de dépêches et l’angle du traîneau s’enfoncent dans mes côtes, à chaque virage je retiens un cri et Gregory hurle un juron.



Nous avons franchi la toundra. Gregory arrête son équipe. Les chiens, haletants, soufflent, la langue pendante, les paupières battent plus vite, les flancs oppressés…

Le maître postier visite, soigneusement, les pattes de ses bêtes.

— Allons, rien de cassé, ça va. Mais, pour sûr, un jour, j’y resterai avec les dépêches du Gouvernement.

Cette idée le met en gaîté sans que je sache pourquoi ; lorsqu’il a fini de rire, il ajoute :

— Si je ne savais pas que l’enfer est pavé de bonnes intentions, je le croirais vraiment fait comme cette route.

Puis il m’explique :

— Ce que vous venez de voir n’est rien, je connais plus au nord-est, vers la Great-Fish-River, du Chesterfield-Inlet à la mer polaire, un territoire long d’un millier de kilomètres, où vous avez, en grand, ce que vous venez de voir en raccourci.

Encore en hiver passe, on se casse les pattes dans les racines et la glace, mais en été, des fondrières vous guettent pour vous happer ; toute une végétation rampante, des lichens, des mousses, tend des pièges difficiles à éviter.

C’est la terre de l’absolue désolation où rien ne croît si ce n’est les baies de corail, les gueules noires, la tripe de roche ou le pain de cariboo.

Holà, vous n’allez pas dormir ici, mes garçons, allons hop, à l’ouvrage !

Le fouet claque, les chiens tirent sur les harnais, le traîneau repart.



Maintenant la piste court, bordée d’épinettes blanches, de sapins et de pins, de bouleaux à canots et des baumiers, des trembles, beaucoup de trembles…

Les dix derniers milles sont franchis en se jouant, par les chiens. L’instinct les avertit que l’étape est prochaine.

Gregory les encourage de la voix et, joyeux, il entonne :

When you come to the end of a perfect day.

Il cesse, tout à coup, son chant pour pousser des cris inarticulés, les coups de fouet cliquent-claquent, les chiens aboient comme des enragés, une ligne brune apparaît. C’est le camp des mineurs de Kid’s City.



La musique que mène Gregory, son fouet et ses chiens, annonce l’arrivée de la poste. Les baraquements se vident en quelques instants ; les hommes qui sont au bar, eux-mêmes, viennent sur le pas de la porte.

Tous nous saluent avec des hourrahs ; j’avais raison, Gregory Land est l’homme le plus attendu de la ville. Même ceux qui n’espèrent rien de sa venue sont autour du traîneau.

C’est là que j’ai vu se détendre les plus rudes visages : telle face est sombre qui s’illumine à l’appel d’un nom, telle mâchoire est contractée, dure, mauvaise, qui s’échancre d’un large sourire pour un paquet de quelques grammes, et les mains, toutes ces mains tendues, mains calleuses, rugueuses, entaillées, qui toutes frémissent comme des ailes d’oiseaux ; quelques-unes mettent une note plus blanche. D’où viennent-elles ? Que viennent-elles faire là ? D’autres sont crevassées ou bosselées d’ampoules, d’autres encore ont le poignet serré dans un bracelet de cuir lacé, et les doigts noueux, les doigts crochus, les doigts écrasés en spatule, les doigts volontaires, les doigts impatients et trembleurs…

Et chacun ayant reçu son bien se retire à l’écart pour savourer la joie de se sentir moins seul, moins perdu dans l’immensité de ces terres mystérieuses.

Pour ceux qui n’ont rien, les doigts se replient, la main se contracte et retombe, la face reprend son masque, le front barré, le regard dur, les maxillaires crispés.



— Ouf ! c’est fini, déclare Gregory Land qui a rangé son traîneau et libéré ses chiens, et je vous vois venir : vous voulez savoir lequel parmi ces garçons est celui qui nous intéresse. Aucun de ceux-là, venez avec moi.

Habitué à ses manières, je le suis sans demander d’autres explications. Nous remontons le camp qui vit d’une vie particulière, puisque c’est aujourd’hui dimanche.

Kid’s City a, naturellement, sa rue centrale, pompeusement appelée Broadway. Passé Broadway, il n’y a plus que les champs de neige à l’infini. C’est pourtant sur cette route que Grégory s’engage. Nous tournons à droite et, soudain, j’ai devant mes yeux le plus inattendu spectacle, la chose la plus imprévue qui soit : j’ai devant les yeux, en plein Alaska, dans un camp de mineurs, par une température qui dépasse 30 degrés sous zéro, j’ai là, vivant, marchant, un homme qui porte un chapeau haut de forme et une redingote qui lui bat les talons.

Certes, Gregory ne m’a conduit ici que pour jouir de cette minute et de mon ahurissement. Il se tient les côtes et rit comme un fou. L’homme se retourne, ce qui arrête net le rire du postier qui, presque respectueux, lance :

— Hello ! camarade, je vous conduis un de vos compatriotes. J’ai pensé que vous aimeriez à le voir…

L’homme retire son chapeau haut de forme, salue cérémonieusement et dit :

— Vous avez bien fait, monsieur.

Gregory s’esquive et nous laisse en tête-à-tête.

J’essaye une politesse. Je lui dis :

— Je suis heureux de rencontrer un Français.

L’inconnu enlève encore une fois son chapeau et répond :

— Tout l’honneur est pour moi.

Alors, il me parle le plus simplement du monde, il m’interroge sur ma vie, mon passé, sur la France. Je le regarde éberlué.

— Je vois ce qui vous intrigue, ajoute-t-il.

— Ma foi, je l’avoue, votre tenue est si étrange… et je lâche tout de trac : Pourquoi diable, portez-vous un chapeau haut de forme ?

Il me regarde fixement et laisse tomber ces mots :

Parce que c’est dimanche !



Parce que c’est dimanche ! Alors seulement je regarde l’homme qui vient de me donner une raison aussi convaincante. C’est un gars solidement râblé, un Cévenol de l’Aveyron ou de la Lozère, j’en jurerais, et tout à l’heure, lorsque je me rappellerai le nom que Gregory lui donne : César Escouffiat, je n’aurai plus aucun étonnement.

Je comprends alors l’infini de cette réponse.

— Parce que c’est dimanche !

Toute l’âme française est là. L’âme paysanne ou l’âme bourgeoise si identiquement même. Dimanche, la blouse neuve bien empesée ou la redingote sortie de l’armoire. Dimanche, toute la tradition, toute la beauté sentimentale de la race. Et soudain, la neige s’efface, le ciel gris se dépouille pour s’azurer légèrement, j’entends les cloches du pays, je vois les bandes rieuses de jeunes filles et de jeunes garçons sous les platanes feuillus, les petits rentiers assis sur le banc de la promenade, les vieux sur le seuil de leur porte, et je sens tout le parfum qui monte de la terre natale…

Et je songe à toutes les batailles que l’homme-qui-porte-un-chapeau-haut-de-forme a dû livrer pour faire respecter sa volonté.

Les poings du montagnard me rassurent. Le premier qui a dû rire de son couvre-chef a dû être maté depuis longtemps, imposant le respect aux autres, et ceux-là désormais lui ont laissé célébrer en paix, à sa manière, le jour que le Seigneur créa pour le repos.



Je n’étais pas au bout de mes étonnements.

— Voulez-vous me faire l’amitié de venir jusque chez moi ?

Comment refuser une invitation ainsi faite ? J’opine du bonnet et je suis l’homme-qui-porte-un-chapeau-haut-de-forme et dont la redingote bat les talons. César Escouffiat me fait les honneurs de chez lui ; devant la porte de sa hutte, il s’efface pour me laisser passer.

— Vous m’excusez, dit-il.

Et brossant du revers de sa manche son chapeau, il l’enveloppe dans un papier de soie, puis l’enferme, soigneusement, dans un coffre de bois. Il relève, l’un après l’autre, les pans de sa redingote et s’assied.

— Vous m’excusez, répète-t-il, la demeure du sage est simple, mais la sagesse se développe partout, à la condition de ne point abaisser son âme aux promiscuités environnantes.

Je regarde mon hôte d’un air effaré, mais il poursuit sans prendre garde :


Ἐσθλῶν μὲν γὰρ ἄπ’ ἐσθλὰ διδάξει’ αᾒν δὲ κακοῖσιν
συμμίσγῃς ἀπολεῖς καὶ τὸν ἐόντα νόον.


Ce sont deux vers de Théognis, que Xénophon et Platon placent dans la bouche de Socrate. Xénophon dans les Entretiens mémorables et Platon dans le Banquet et le Ménon.

Mon effarement a fait place à la stupéfaction, je dois avoir les yeux ronds et la bouche ouverte. César daigne m’expliquer :

— Avec les sages, tu apprendras la sagesse ; si tu te mêles aux méchants, tu perdras ce qu’il y a de bon en toi.

Puis il ajoute avec condescendance :

— C’est du grec.

— Du grec !

— Oui, du grec, cela vous étonne ?

— J’avoue… vous me pardonnerez, dans ce pays…

Je bafouille et m’emberlificote en des phrases que je commence sans pouvoir les finir. César Escouffiat me prend en pitié et, plein de suffisance, il savoure son triomphe.

— Enfant ! fait-il avec un accent inénarrable.

Ce mot dans sa bouche prend une signification péjorative, il le laisse tomber avec une moue un peu méprisante ; heureusement, ce jour-là, je n’étais pas d’humeur trop susceptible…

Je regarde la carrure de cette splendide bête humaine, ce cou court, cette face massive, ces cheveux tondus ras sur le front étroit, ce nez fort, ces lèvres charnues, ce menton volontaire. Certes, ce n’est pas la race grecque que je m’attendais à trouver là, on lit, ouvertement, sur cette physionomie, tout l’entêtement, toute la résolution, toute la brutalité romaine.

Devançant mes questions, il daigne m’éclairer :

— Vous allez me demander si je suis un professeur en rupture de chaire, un prêtre échappé du Séminaire, un savant expulsé de l’Université ; non, rien de tout cela, je suis César Escouffiat tout court, et je suis charretier de mon métier…

Il s’assied à mes côtés, sur la caisse dans laquelle est enfermé le fameux haut-de-forme. Il jouit un instant de ma stupeur et ajoute :

— J’ai été à l’école jusqu’à onze ans. J’ai gardé les porcs jusqu’à quinze ans, j’ai cinquante ans, je suis ici depuis près de dix ans.

Il y a un trou dans les explications de mon brave, ce qu’il fit de quinze à quarante ans, qui le saura jamais ? César Escouffiat a sauté sans transition de son extrême jeunesse à sa maturité.

Timidement, j’ose l’interroger :

— Et vous avez appris le grec ?

— Ici, monsieur, ici, les solitudes du Nord sont mauvaises conseillères, mais quand on a une âme bien trempée, on résiste aux tentations ; cela n’est pas toujours facile, et je dis avec Hésiode :

Τὴν μέν τοι κακότητα καὶ ἰλαδὸν ἔστιν ἑλέσθαι

Je dois avoir l’air d’Henriette, dans les Femmes savantes, lorsqu’elle dit :

« Pardonnez-moi, monsieur, je n’entends pas le grec. »

César traduit :

« Il est facile d’atteindre, même en troupe, à la demeure du vice ; la route est unie, il habite près de nous. Mais les dieux immortels ont placé la fatigue et la sueur sur les chemins de la vertu, un sentier long et escarpé conduit à elle ; il est rude d’abord, mais lorsque tu es arrivé au sommet, il devient facile. »

Du reste, Épicharme, de Cos, nous dit sous une autre forme :

xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx…τῶν πόνων
πωλοῦσιν ἡμῖν πάντα τἀγάθ’ οἱ θεοί
.

Les dieux nous vendent tous les biens au prix de nos fatigues. Le bonheur s’achète, je l’ai payé, je puis en jouir. J’imite, en cela, l’exemple de mon unique maître, Socrate, je suis endurci contre le froid et tellement habitué à me contenter de peu qu’un rien suffit à mes besoins.

Dans le pire milieu, je reste étranger. Je n’ai aucun souci de vouloir imposer mon commandement ; Xénophon vous dira que telle était la coutume du grand Philosophe.

Comme lui, je suis frugal, je ne bois jamais sans avoir soif et j’évite les alcools qui nuisent à la fois à l’estomac, à la tête et à l’esprit…

… καὶ γὰρ τὰ λυμαινόμενα
γαστέρας καὶ κεφαλὰς καὶ ψυχὰς ταῦτ’ ἔφη εἶναι.
.

Je travaille parce qu’Hésiode a dit : L’action n’est pas une honte, l’inaction est un opprobre…

— Et vous avez appris le grec ?

Il me réplique avec orgueil :

— Tout seul, monsieur, tout seul.

— Mais enfin, pourquoi ?

— Pourquoi ? parce que je m’ennuyais, monsieur.

César Escouffiat s’est dressé. Il a ouvert son coffre, enlevé minutieusement le papier de soie et, à nouveau, il lustre le poil de l’ineffable chapeau.

Pendant qu’il accomplit cette grave fonction, je regarde autour de moi et, sur une planchette, je vois, péle-mêle, des livres entre des boîtes de rêtent. Isocrate : Conseils à Démonique ; Euripide : Electra ; Eschyle : Prométhée enchaîné ; Jean Chrysostome : Homélie en faveur d’Eutrope ; Platon : Apologie de Socrate ; Ésope : Fables choisies ; d’autres gisent avec de gros dictionnaires sur une caisse renversée qui sert de table de nuit, mais j’ignorerai toujours quels en sont les auteurs. César Escouffiat a replacé sur sa tête son chapeau haut de forme. Il se tourne alors vers moi ; d’un large geste, il se découvre et me salue, puis il me dit :

— Le monde est plein d’imprévu. Je suis heureux de vous avoir rencontré. Nous reverrons-nous ? c’est peu probable. Qui sait sa destinée ? Tout naît, tout meurt, disent les uns, rien n’a été engendré, rien ne périra, disent les autres ; qui croire ? Le mieux pour l’homme serait de ne pas naître ainsi que nous l’explique Sophocle du 1215e au 1220e vers d’Œdipe à Colone.

Et César Escouffiat conclut, nettement, en bon français, cette fois :

— Je ne vous retiens pas.



Devant le bar, je trouve Gregory Land qui m’attend, l’air goguenard, les mains aux poches.

Il cligne de l’œil selon son habitude et me crie d’aussi loin qu’il m’aperçoit :

— Eh bien ! garçon, pour un drôle de type, c’est un drôle de type, n’est-ce pas ? Vous en êtes encore tout ahuri ; entrez, garçon, entrez, j’ai fait préparer pour vous un oysterprayer dont vous me direz des nouvelles.

Et d’une bourrade, Gregory Land me pousse dans la salle du bar où, dans une fumée bleuâtre, une centaine de mineurs dansent au son d’un phonographe criard.



— Ma tournée est finie, je redescends à la côte, je vous ramène chez vous en passant.

All right

Dans les claquements du fouet, les Ehôôo ôôô de Gregory, le traîneau passe, en trombe, au milieu du campement parmi les cris d’adieu des mineurs assemblés.

À cent cinquante pas, j’aperçois la lourde silhouette de César Escouffiat qui fut, tour à tour, gardien de porcs, charretier, et qui, étant mineur aux mines d’Alaska, apprit le grec pour se désennuyer.

Il marche gravement, à pas comptés. On pourrait le croire absorbé par des préoccupations vulgaires. Sous le chapeau haut de forme, la cervelle accomplit son obscur travail et les mâchoires massives ruminent des citations grecques.

Je lui lance un amical bonjour ; perdu dans son rêve l’homme ne l’entend pas, le traîneau vire, la silhouette diminue, elle a l’air de s’enfoncer dans la terre. Je me retourne sur mon siège et j’aperçois encore, là-bas, tout là-bas, le chapeau haut de forme ; c’est longtemps un point noir sur la blancheur de la neige polaire.

Le vent qui balaye la piste me fouette, je ferme les paupières ; lorsque je les rouvre, il n’y a plus rien à l’horizon.

Je ne reverrai jamais plus l’homme-qui-portait-un-chapeau-haut-de-forme parce que c’était dimanche et subitement, sans raison, j’en ai une peine infinie…

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— Vous pleurez ! ma parole !

— Moi, pleurer ! Vous êtes fou, Gregory, c’est ce diable de vent qui me pique les yeux.