Le Grand saigneur/10

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E. Flammarion (p. 201-223).
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X

Yves de Pontcroix, parfaitement guéri de son insignifiante blessure, parlait de ce voyage en Bretagne avec une étrange ardeur :

— Puisque vous ne trouvez pas convenable de venir chez moi avant notre mariage, soit, je me résigne, mais donnez-moi au moins votre frère pour m’y accompagner ! Il connaît vos goûts, vos habitudes et me dira ce que je peux avoir oublié dans ma liste envoyée à Me Mahaut. Là-bas, il n’y a que des domestiques tellement ordinaires… et si vous alliez vous y déplaire de toutes les façons ?… Puisque vous devez y vivre avec moi !… Voyons ! Consentez à venir vous-même, je vous en conjure ! Nous irons tous les trois.

Il tenait ses mains, les pressait convulsivement, ne la quittait pas de son regard noir et dur qui étincelait.

— Non ! Non ! je n’irai là-bas que votre femme. N’insistez pas. Même avec mon frère cela pourrait sembler un peu hardi aux voisins.

— Il n’y a pas de voisin.

— Alors, au personnel.

— Le personnel est à cent lieues de nos existences de mondains ou d’artistes. Il ne voit ni n’entend et conserve la bonne habitude des gens de jadis. Il se croit né pour obéir.

Michel, qui se roulait, avec la petite Fanette, dans l’atelier, interrompit leur dialogue, pour déclarer :

— Moi, j’en suis. Marianeau, je vais savoir si l’atelier de la Tour Prends Garde sera* aussi bien que celui de la cour de Rohan.

Il rampa jusqu’aux genoux de sa sœur, les entoura de ses bras et dit, tendrement :

— Pourquoi ne veux-tu pas venir ? Nous resterons à peine huit jours et tu seras de retour pour l’ouverture des Salons.

— Non, Michel. (Elle ajouta, gracieusement :) J’aurai la surprise complète, puisque, tous les deux, vous m’y préparerez tout le bonheur de notre futur foyer.

— Oh ! si tu te mets à faire des phrases, toi aussi, c’est que tu es très vexée d’avoir à me laisser y aller seul. Tant pis pour toi ! Marquis, quand partons-nous ? En chemin de fer ou en auto ?

Yves eut un sourire presque aimable :

— Demain, si vous voulez. En auto, bien certainement. J’ai horreur de me mettre aux ordres d’un chauffeur de train. Votre heure sera la mienne.

— Comme dans les duels de la Comédie-Française ?

— Oh ! je t’en prie, Michel, qu’on ne me reparle jamais de duel ! fit Marianeau de mauvaise humeur, sans savoir pourquoi.

Et, dès ce soir-là, refusant de sortir avec eux pour aller dîner au restaurant, elle s’occupa de la valise de son frère, criblant Ermance de recommandations maternelles au sujet des vêtements, des menus objets et surtout des nombreuses potions à ne pas oublier.

— La Bretagne, au printemps, ce doit être froid. Il tousse la nuit et s’obstine à courir les rues. Ce qui me console, c’est que, là-bas, il se couchera de bonne heure, puisqu’on n’y voit personne.

Le lendemain, Yves amena Henri Duhat pour le présenter comme nouveau garde du corps à Marie Faneau.

— Je mets mon meilleur ami à vos ordres, ma très belle, et j’espère que vous n’en aurez nul besoin ; mais si vous ne m’écriviez pas, lui me donnerait de vos nouvelles tous les jours, il l’a juré.

Elle se mit à rire.

— Pourquoi ne vous écrirais-je pas ?

— Vous avez tellement peur de vous compromettre ! fit-il ironiquement. À propos : je prends la limousine parce qu’elle peut être conduite de l’intérieur et que nous voyagerons du soir au matin. Je vous laisse le petit coupé avec Lucot, gaillard qui n’a pas les yeux dans sa poche et à qui vous pouvez vous fier en toutes circonstances. Même si l’envie vous prenait de venir nous rejoindre… Maintenant, je vous supplie de vous distraire… absolument comme si j’étais là.

— Je vais donc enterrer ma vie de garçon ? railla-t-elle, osant le taquiner pour essayer de le forcer à rire.

Il l’attira tendrement contre lui :

— N’oubliez pas que je suis atrocement jaloux. Ma jalousie est peut-être ma meilleure manière d’aimer.

Elle l’embrassa très courageusement parce qu’il y avait chez elle deux autres hommes qui souriaient et qu’elle aurait eu peur de le faire en dehors d’eux, seule avec lui qui ne souriait pas.

Pontcroix fut relativement gai au dîner, puis il partit, abandonnant Michel aux petits soins de sa sœur, pour aller chercher l’auto.

— Tiens, tes cigarettes, Michel. Inutile de dissimuler que tu fumeras dès que je n’y serai plus

Elle lui tendit la petite boîte de métal, sa provision de Muratti’s.

— Merci, chérie. Je suis content. On n’aura pas le temps de s’endormir, car je pense que le marquis va mener ça d’un train d’enfer. Non, Ermance, pas de couverture de laine et encore moins de pardessus ! J’ai toutes les fourrures de mon beau-frère, ça suffira bien. Au revoir, ma petite Fanette. Reste ici. Là-bas il y a des chiens-loups qui te casseraient les reins… d’une façon ou d’une autre. Dis donc, Marie, faut-il que je m’occupe sérieusement de la tour au point de vue de l’atelier futur ou crois-tu qu’il t’empêchera de travailler ?

— De travailler, non. De gagner de l’argent, oui. Il permettra tout, pourvu que je ne fasse plus de portrait. Or, j’ai une envie folle d’étudier le paysage. Après tout, l’art n’a pas qu’une corde à son arc.

— Hum ! fit Michel. Lui n’a qu’une flèche au sien, mais elle pique terriblement ! Marie, je te fais mes adieux. Je crois, moi, que ce n’est pas la peine d’installer ma chambre là-bas ! Tu me mettras sûrement à la porte quand tu seras marquise.

Elle faillit se fâcher. Il la serra très fort en l’embrassant :

— Je ne peux pas vivre sans loi, Marie, tu le sais bien, et je sais aussi bien, que tu ne te passeras pas de mes sottises.

Plus ému qu’il ne voulait le paraître, car il ne se séparait jamais d’elle, il bondit comme un clown vers l’escalier et disparut dans le déhanchement de son fameux pas espagnol.

Marie songeait :

— On se demande quel est le plus fou des deux ! Et cependant, je préfère… l’autre folie. On n’épouserait tout de même pas Michel.

La traversée des rues de Paris se fit assez lentement. C’était l’heure des théâtres et Pontcroix, malgré son assurance qui égalait celle d’un professionnel, redoutait, ou semblait redouter les accidents au milieu de cette cohue de voitures de toutes provenances, de piétons bourdonnant comme les mouches de tous ces coches.

Michel, installé sur les coussins du fond, fumait, béatement heureux de cette randonnée au clair de lune. Il faisait beau et doux. Dès qu’ils eurent dépassé l’octroi et qu’ils furent sur la route, Yves parla de l’itinéraire :

— Nous allons à Quimper, ou mieux à Pontcroix, par Alençon. Vous me suivez, Michel ? Allumez donc votre lampe pour voir la carte, si cela vous intéresse. Nous serons, vers minuit, dans l’Orne… et nous prenons là une bien jolie route qui monte en corniche, domine un torrent et redescend dans les bois. C’est très pittoresque, le jour. Nous y verrons poindre l’aurore. Est-ce que vous savez dormir en auto ? Je vous préviens que nous ferons du cent. La nuit, avec de bons phares, on est libre.

— Je ne sais plus dormir nulle part, depuis quelque temps. J’adore me promener la nuit, surtout être mené, parce que j’ai la peur de toute espèce de responsabilité. Marie prétend qu’elle trouverait cela plus amusant si elle conduisait. Elle aime à connaître son but. Moi, je m’en fiche. On arrive toujours. Cette course aux abîmes est délicieuse.

Ils n’étaient séparés que par les dossiers des sièges de devant et Michel s’appuyait sur le drap gris perle qui feutrait leur voiture, une somptueuse limousine pourvue de tout le confort désirable.

Yves de Pontcroix portait une lourde veste de fourrure noire. Tête nue, ses cheveux lui faisaient comme un bonnet d’une autre fourrure plus lisse, plus noire encore. Par instants on voyait briller ses yeux qu’illuminait la lueur fuyante d’un bec de gaz. Ses mains, gantées de clair, tenaient le volant avec le calme que donne une volonté que rien n’entravera, unie à la force physique, cette force qui lui procurait la sensation d’être toujours le maître de la situation.

— Vous n’avez jamais eu d’accident ? demanda Michel.

— Si. J’ai failli m’écraser contre un arbre en conduisant des vivres du côté de Verdun. (Il se mit à rire de son rire sourd.) Ce n’était pas pour mon plaisir comme ce soir, je vous l’assure. J’ai du faire une terrible embardée sous des éclats d’obus et j’ai perdu les deux camarades accrochés au marchepied, plus toute une caisse de… confitures ! On faisait tous les métiers en ce temps-là. Je n’étais pas là pour ça, mais le conducteur expirait, basculé par-dessus le volant. Or, conduire un camion en course… c’est impossible. La confiture, de la groseille, je crois, ruisselait de tous les côtés à travers la bâche et les entrailles des pauvres diables coulaient le long des roues d’avant. On ne savait pas ce qui paraissait le plus rouge de toute cette marmelade.

— Et vous ? questionna Michel dans un frisson nerveux qu’il ne put réprimer.

— Moi, j’ai continué. Je suis arrivé au poste de ravitaillement couvert d’une liqueur qui poissait vraiment trop… et on m’a offert ma première citation. Entre nous, ce n’était pas la peine.

— Pourquoi ?

— Parce que j’aime le rouge, fit laconiquement le marquis.

— Oui, je sais. En ce moment, vous parlez la langue verte, je veux dire l’argot, plaisanta Michel. Une terreur de barrière ne s’exprimerait pas autrement pour dire qu’elle aime le sang !

— Je n’ai pas encore fréquenté chez les terreurs de barrière et j’ignore l’argot. Toutes mes excuses.

Michel éclata de rire.

— Ah ! que vous êtes donc susceptible ! mon cher frère. Tout de même ne racontez pas cela le soir de vos noces à Marianeau. Et c’est toujours parce que vous aimez le rouge que vous vous êtes battu pour moi, Yves ? ajouta d’un ton plus bas le jeune homme en rallumant sa cigarette.

Chose étrange, le marquis, à cette question, se tourna brusquement, malgré sa prudence de chauffeur émérite, comme attiré par le regard un peu trouble de son interlocuteur. Cela suffît pour faire obliquer la voiture du côté d’un abreuvoir qui stagnait entre deux petits murs de pierre.

On entendit un fracas de vitre ou de métal.

La voiture s’arrêta dix mètres plus loin.

— Vous venez de nous rendre louches ou borgnes. Un de nos phares est brisé. Nous ne voyagerons plus que d’un œil et de travers, fit-il agacé. Et il eut encore son rire sourd, son inexplicable raillerie en dedans qui lui donnait l’attitude de quelqu’un qui se moque aussi de lui-même.

— Je suis désolé, murmura Michel.

— Oh ! ce n’est pas de votre faute… si je me suis battu pour vous sans vous le dire et sans vous prendre à témoin d’une affaire d’où, vraiment, l’honneur n’avait pas grande chance de sortir très brillant, je tenais à vous prouver que le frère de ma femme ne peut pas déchoir, au moins devant moi.

Il reprit son volant et la voiture fila, dardant un œil unique sur une route blanche qui devenait presque neigeuse bordée d’arbres noirs.

Michel, si bavard, n’avait plus envie de causer. Ce diable d’homme le glaçait en dépit de toute la courtoisie de ses manières. Il n’en avait plus peur pour sa sœur, car il le sentait, le croyait sincèrement apprivoisé, dompté par l’amour, mais il aurait bien voulu percer les ténèbres qui environnaient tous ses actes.

Un froid singulier s’emparait maintenant du jeune névrosé. Il remonta les fourrures autour de lui, s’efforça de s’endormir.

La route semblait se précipiter sur lui, entrant par le grand pare-brise d’avant, droite, unie comme un ruban d’argent qui s’enroule autour d’une énorme bobine. La puissante machine l’avalait, littéralement. Les murs ou les arbres s’écartaient ou se rejoignaient en une interminable sarabande. Par moments, la perspective, dans une forêt, montrait les branches cernant, à perte de vue, une espèce de colonne, une pyramide en marbre qui atteignait le ciel noir, et cela était si fantomatique, si réellement irréel, si fatigant, que l’on pouvait s’imaginer à chaque seconde qu’on allait se briser contre elle.

Michel voulut fermer les yeux, surtout pour ne plus voir. Il laissa tomber sa cigarette dans le porte-cendre et bercé par les roulements presque silencieux de la voiture, peut-être finit-il par s’endormir…

Il fut réveillé en sursaut par le brusque arrêt de l’automobile.

La voix de son compagnon de route lui sembla plus sourde, plus morte que jamais. Est-ce qu’on lui parlait en rêve ou était-on enfin arrivé ?

— J’ai dormi ? Vous croyez, Yves ? Mon Dieu, comme tout est noir ici ! Où sommes-nous ?

— En face d’un ravin de l’Orne. Et il est bien dommage qu’il fasse encore nuit, car l’endroit est merveilleux. Je suis obligé de m’occuper un peu de ce qui se passe dans ma machine. Il y a quelque chose qui ne marche plus.

— Vous savez ce que c’est ?

— Je m’en doute. Un chauffeur doit toujours connaître son métier… surtout quand ce n’est pas son métier.

— Voulez-vous que je vous aide ?

— Non, puisque vous n’y entendez rien.

Michel, sauta sur la route à son tour et sentit, au sortir des fourrures qui l’enveloppaient, glisser sur ses épaules comme un linge mouillé. Une bise humide soufflait, on percevait le murmure d’une eau qui coulait très bas, très loin, au pied d’une montagne boisée dont les arbres touffus empêchaient de distinguer le cours, fleuve, rivière ou torrent.

Le phare, leur unique phare, s’éteignit.

— Comme l’autre est brisé, nous n’avons plus que ma lampe de poche pour trouver la réparation qu’il faut entreprendre. Vraiment, Lucot a-t-il négligé ce détail, lui, si consciencieux ? gronda l’automobiliste déçu.

Le marquis de Pontcroix, comme un simple conducteur de taxi, avait ouvert le capot et examinait l’intérieur fumant de sa machine. Il sortait de là des vapeurs bridantes qu’il recevait en plein visage sans s’en émouvoir autrement. Cet énorme monstre mécanique, en face de cet autre monstre humain, couvert d’une sombre peau d’ours comme un habitant des cavernes de la préhistoire, faisait de plus en plus l’effet d’un cauchemar à Michel, qui se mit à claquer des dents.

Très petit garçon devant l’austérité nocturne de la nature qu’il ne connaissait pas et intimidé par cette espèce de haut fantôme aux yeux luisants, dont il ne voyait guère que la main gantée de clair qui plongeait dans les flancs de la bête, il eut une impression d’horreur irraisonnée.

Où était-on ?

Pourquoi ce presque soudain silence et cette effarante obscurité ?

— Pourquoi ne rallumez-vous pas le phare ? cria-t-il involontairement. Cette nuit sans lune et cette voix mystérieuse de l’eau qui pleure, c’est à vous donner des nerfs.

— Vous êtes décidément très femme ! fit le marquis en refermant son capot d’un geste brutal. Remontez donc dans la voiture, hein, et tachez de vous y rendormir tout à fait. Moi, j’y vois la nuit. Je n’ai pas besoin de lumière pour savoir où nous en sommes.

Michel obéit passivement, glacé par une terreur superstitieuse. Il avait peut-être eu tort de mettre sa confiance en ce personnage énigmatique aimant le rouge.

Et des réflexions bizarres l’assaillaient, malgré son caractère léger, son allure de frondeur qui croit que la plaisanterie est l’essence même de sa raison de vivre.

Pourquoi était-on parti sans Lucot ? Pour le laisser, avec le coupé, à Marie ? Gai, certainement. Mais pourquoi marchait-on, maintenant, tous les phares éteints ? Parce qu’on en avait brisé un au départ, était-ce une raison pour que l’autre s’éteignit ? Peut-être ! Et surtout, pourquoi s’arrêtait-on dans un site merveilleux qu’on ne pouvait pas contempler, puisque la lune était couchée et qu’il n’y avait pas moyen d’allumer des lanternes ?

Il pressa le bouton de la lampe électrique du plafonnier qui ne fonctionna pas.

Le moteur marchait toujours, mais au ralenti. On ne distinguait qu’une sorte de râle étouffé alternant avec celui de la rivière invisible. Vaguement, il put s’apercevoir aussi que la voiture n’était plus dans le sens normal de la route. Elle se trouvait placée en travers, ses roues d’arrière accotées à la montagne. Il sentait, par la portière ouverte, l’odeur sauvage des fougères naissantes et des herbes formant un rideau derrière elle.

Devant, c’était la route large, un drap blanc étalé, puis une ligne très sombre, un talus de mousse, un garde-fou la séparant de l’abîme.

Quel abîme ? La nuit ? Les arbres de la forêt ? Et sûrement, au bas de la pente boisée, le torrent qu’on entendait mugir, donnant l’idée lancinante d’un grand vide, d’un trou profond d’où montait l’intolérable plainte.

Halluciné par son habituelle nervosité, Michel Faneau s’y abandonna, comme il s’abandonnait toujours tout entier à ses impulsions bonnes ou mauvaises. Il fouilla fébrilement dans ses poches pour y chercher sa boîte de cigarettes et son stylo. Alors, péniblement, à tâtons, il écrivit sur le papier qui enveloppait les Muratti’s, juste au-dessus de l’inscription en anglais « anglais », trois ou quatre mots…

C’était un acte insensé. Pour rien au monde il n’aurait voulu crier cela, ni demander la moindre explication à son futur beau-frère.

— Comme il se moquerait de moi, ajouta-t-il mentalement, s’il pouvait se douter de ma frayeur ! C’est pour le coup qu’il ne me prierait pas de lui servir de témoin !

Il remit plus tranquillement le stylo et les Muratti’s dans ses vêtements, s’enroula de ses couvertures, très calme, à présent, parce que le marquis de Pontcroix lui criait :

— Fermez donc votre portière, nous repartons.

Il obéit en poussant un soupir de bien-être. Quand même, il avait confiance dans cette force, lui le faible. Singulier cauchemar que ce doute abominable ! Ah ! oui, se rendormir et tout à fait, cette fois, au milieu de l’exquise tiédeur des fourrures…

… Alors, l’énorme limousine glissa, démarra doucement. Il n’eut que le temps de voir passer devant lui, encadré par la glace de la portière, droit et noir, immobile comme le tronc d’un arbre, le marquis de Pontcroix qui, lui demeuré sur la route, venait de lancer sa voiture dans le ravin.

La limousine exécuta un bond formidable, fit d’abord un tour complet sur elle-même, puis, brisant les branches, déracinant les arbustes, broyant des rochers, renversant tout, elle alla s’écraser à trente mètres au delà de la rivière. Il y eut un bruit effrayant de moteur éclatant, rugissant, de machine hoquetant comme pour hurler à la mort du puissant animal de fer et tout se tut peu à peu.

Aucun cri, aucune plainte humaine, pas une parole de douleur ou de désespoir ne sortit du gouffre. Seul, le cours d’eau continuait à sangloter, très loin, de son même sanglot, monotone, indifférent.

L’homme, penché sur cet abîme, les deux poings crispés au garde-fou de la route, guetta un moment, qui dut lui paraître long ! Ses yeux, qui voyaient la nuit, fouillèrent les ténèbres d’où pouvait surgir un spectateur de ce drame, c’est-à-dire l’ennemi. Quand l’écho, répercutant le fracas de la chute, se fut apaisé, l’homme se rassura. Il n’y avait personne dans la campagne. Pas de lumière au flanc des collines. Pas de maison à proximité. L’endroit était admirablement choisi.

Maintenant, il ne lui restait plus qu’à descendre par le chemin que ce bolide venait de tracer… par le même chemin, pour ne pas laisser d’autre trace ! Et de son pas souple et en se traînant souvent sur les genoux, s’accrochant aux arbres brisés ou les escaladant, il descendit. La terre paraissait nivelée comme par un gigantesque rabot et la pente était si raide que, par places, il glissait avec les pierres et les racines tordues ; mais, au bout d’une heure de ces exercices vertigineux, il se trouva tout près de la rivière, qu’il entendait couler rapidement, ce qui indiquait qu’elle était peu profonde.

La voiture, relancée par un mur, une falaise de rocs, y avait pratiqué une large brèche et était allée se fracasser de l’autre côté, dans une sorte de prairie, de clairière, au milieu des arbres. Il n’hésita pas, entra dans l’eau, qui ne vint même pas jusqu’au bord de sa veste, la traversa sans perdre pied, puis il atteignit enfin cette masse plus noire que la nuit, le monstre réduit en miettes, répandant une atroce odeur d’essence, d’huile chaude et de caoutchouc crevés, mais qui ne flambait pas.

— Michel ! appela-t-il à voix basse en s’approchant de l’endroit où il voyait dépasser un lambeau de fourrure.

Le silence était absolu.

Il tira sur ce lambeau ; le corps vint à lui, tellement aplati qu’il ne le reconnut pas. Il n’y avait plus ni figure, ni tête ! Rien qu’une effigie, ressemblant, dans cette ombre du ravin, à une de ces silhouettes fabriquées avec des échalas sous des vêtements percés, qu’on met dans les champs pour effrayer les oiseaux. Michel Faneau, le joli pantin des bazars de Paris, le joyeux danseur de l’atelier Fusard, était mort, bien mort, plus que mort, vide !

— Pauvre diable, murmura le marquis de Pontcroix, il n’a pas eu le temps de souffrir !

Il s’assit à côté de lui et alluma machinalement un cigare. Il savait qu’il aurait à attendre vraisemblablement la pointe du jour avant de voir venir quelqu’un, paysan ou garde forestier.

Ce qui le préoccupait c’était… qu’il n’y avait pas de sang. Michel avait dû être broyé entre les deux parois de la carrosserie, se soudant pour ainsi dire sur lui, puis s’ouvrant ensuite dans les bonds successifs pour le laisser rouler, exsangue, hors de son linceul de fourrures.

Le jour parut. Pontcroix, fatigué de sa veille, s’étira longuement. Il avait envie de dormir comme un fauve qui revient de la chasse ! Un peu grelottant de froid, parce que ses habits mouillés commençaient à lui coller à la peau, il tira tout à fait les couvertures de voyage pour s’en envelopper à son tour ; mais, alors, ses yeux se dilatèrent, plus luisants, ses mains, dégantées, se convulsèrent de douleur ou de joie ; les fourrures secouées rendaient le sang qu’elles avaient bu ! Et l’aurore, qui pénétrait jusqu’à cet horrible amas de ferrailles, révélait le massacre, en faisant éclater la couleur vermeille, toute la pourpre du crime.

Le marquis, comme pris de folie furieuse, se jeta sur cette pourpre dont il fit son lit.

Le passant qui, du haut de la route, aperçut ces deux hommes, les crut morts tous les deux. L’un, petit, mince, étalé, face au ciel, les bras en croix, avait bien l’air d’un martyr. L’autre, plus grand, ne bougeait pas davantage, couché sur le ventre, le visage enfoui dans une mare de sang, évanoui ou dormant, tel un second cadavre.

Les secours furent très longs à organiser. Le plus proche hameau ne possédait ni poste, ni médecin. Des ouvriers, employés à une scierie voisine de la route, apportèrent des échelles et des cordes. On fabriqua deux brancards, et par un chemin plus facile quoique beaucoup plus détourné, on se rendit sur le lieu de l’accident, en amenant le garde champêtre de la localité.

On fut bien étonné, en pénétrant dans la clairière, d’y retrouver l’un des deux morts debout, le plus grand. À la vérité, celui-là leur parut très frappé, tellement ses yeux brillaient singulièrement. Quand on lui demanda s’il pouvait marcher, il se mit à rire, d’un rire sourd qui leur fit peur :

— Je peux même l’emporter dans mes bras, si vous voulez, car il ne pèse pas lourd !

Respectueusement on l’examina. S’il ruisselait de sang, il n’avait rien d’apparemment cassé. Ses façons mirent tout le monde à ses ordres. On pensait qu’il pouvait en être devenu fou, mais qu’il avait sûrement l’habitude de commander.

— C’est du monde cossu. Faut s’attentionner à ce que l’on fait ici, déclara le garde champêtre, solennellement.

On renonça à fouiller les restes de la voiture et on se borna à l’arroser copieusement de l’eau de la rivière pour qu’elle n’eût pas l’idée de brûler encore de l’essence.

— Un morceau pareil, dit sentencieusement le mécanicien de la scierie, ça va, aujourd’hui, dans les soixante mille !

Parvenu au sommet de l’autre versant, Pontcroix, remis d’aplomb par l’air pur, eut tout le loisir de répondre aux questions d’usage.

Son nom et son titre, surtout ses billets de banque, produisirent leur effet habituel sur la police rurale, le médecin de campagne et les quelques braves paysans qui avouèrent avoir engrangé leur plus belle récolte en ramassant ce grand Monsieur tombé du ciel dans leur champ.

On le laissa rédiger en paix le télégramme qu’il devait adresser à Marie Faneau :

« Ma pauvre chérie, nous avons été précipités dans un ravin avec la voiture dont les phares ne fonctionnaient plus.

« Je regrette de ne pas être mort… aussi. »

En disant tout, cette phrase pouvait laisser entrevoir un état grave pour lui-même. Marie, le lisant, n’eut qu’un cri, le cri de l’amour, ce royal égoïste :

— Vivant ! Il est encore vivant, lui !

À l’éclair de cette passion, la pauvre Ermance se signa, comprenant bien que l’autre était mort…