Le Grand tambour

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901
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LE GRAND TAMBOUR



Souvarna-Bahou est un puissant monarque indien. Ses victoires sont célèbres, ses trésors abondants, sa sagesse vantée dans l’Inde tout entière.

Cela ne suffit pas à Souvarna-Bahou.

« Ma gloire m’accompagne partout, mais elle ne me précède pas, songe-t-il. Quand je traverse mon royaume, c’est à peine si mes musiciens m’annoncent d’un village à l’autre. La Renommée n’a pas assez de ses cent voix pour m’acclamer. »

Souvarna-Bahou est ambitieux. Il est orgueilleux et son orgueil lui souffle une idée bizarre.

« Qu’on assemble sur l’heure mes officiers… mes musiciens et les brahmes les plus sages de la ville… qu’ils soient aussitôt tous introduits devant moi. »

Il dit, et déjà l’ordre royal est crié dans les rues ; le son des trompes le porte jusqu’aux faubourgs de Calinga-Dessa.

De tous côtés, officiers, brahmes et musiciens affluent au palais.

Ils s’interrogent :

« Que nous veut notre glorieux souverain ?… Est-ce une nouvelle conquête qui l’attire ?… Ou bien quelque fête brillante qu’il désire organiser ?… »

Intrigués, ils se hâtent, émettant chacun un avis différent.

Mais lorsqu’ils pénètrent dans les vastes et superbes salles du palais, les sujets de Souvarna-Bahou gardent un respectueux silence.

Le souverain est là, sur son trône éblouissant de pierreries.

Inquiets, les esclaves contemplent le visage soucieux du maître tout en agitant l’air au balancement de leurs gigantesques éventails de plumes.

« Qui de vous veut mériter mes plus hautes faveurs ?… » demanda le roi.

À cette question, un frémissement courut sur l’assemblée.

Chacun interrogea du regard les traits du souverain, cherchant à y lire le secret.

Souvarna-Bahou poursuivit :

« Il me faut, dit-il, un tambour comme jamais il ne s’en est vu. Un tambour si grand, à la voix si éclatante, que ses roulements soient entendus à cent lieues à la ronde. »

À ces mots, la consternation voila tous les visages.

« Qui de vous se sent capable de construire cet instrument dont le son portera l’écho de ma gloire aux quatre coins du royaume ? »

Nulle voix ne répondit.

D’un regard inquiet le roi scruta la foule amassée au pied de son trône.

« Personne ne voit le moyen de me satisfaire ? reprit-il. Réfléchissez. À celui qui m’apportera ce tambour, je ne refuserai rien. Il deviendra mon ami le plus cher, je le comblerai de biens et d’honneurs… Il s’assiéra à ma droite et je partagerai mes richesses avec lui. »

Un souffle de convoitise passa dans tous les cœurs, agita toutes les lèvres… mais pourtant personne ne répondit à l’appel du souverain.

Un tambour capable de résonner à cent lieues à la ronde !… quel homme pouvait, à moins d’être sorcier, imaginer semblable instrument ?…

Il fallait que le roi eut l’esprit bien affaibli pour réclamer une telle absurdité.

« Personne ne se présente ? » reprit une seconde fois le roi dépité.

En cet instant, une poussée se produisit dans la foule… on entendit des chuchotements.

Souvarna-Bahou distingua ces mots à peine murmurés :

« Place à Kandou, général en chef des armées de sa Majesté. »

Kandou était un brave soldat, entièrement dévoué à son souverain et aimant secourir les affligés et les humbles.

Souvarna-Bahou avait pour lui une affection toute particulière.

« Eh bien, Kandou, lui dit-il, seras-tu plus ingénieux que tous mes sujets ici présents ?

— De quoi s’agit-il, Sire ?

— De m’apporter un tambour si grand et si sonore qu’il se fasse entendre à cent lieues à la ronde. L’inventeur deviendra après moi le plus puissant du royaume.

— Que Votre Majesté daigne me permettre une question ? dit Kandou.

— Parle.

— Dans quel but mon souverain désire-t-il un tel instrument ?

— Afin de porter dans tout le royaume la renommée de ma gloire et de ma grandeur. »

Kandou réfléchit un instant, le front incliné dans sa main.

Se redressant tout à coup, il avança jusqu’aux marches du trône, mit un genou en terre et dit :

« Sire, votre humble sujet croit pouvoir construire ce tambour, mais il en coûtera une fortune à Votre Majesté !

— À merveille ! »

Aussitôt Souvarna-Bahou ouvrit son trésor et remit à Kandou toutes les richesses qu’il contenait.

La foule, sur un signe du roi, s’écoula lentement ; les têtes se retournaient à chaque pas, les yeux ardents contemplaient les merveilleuses richesses dont Kandou allait disposer.

« Les dieux protègent notre souverain, dit un brahme à l’oreille de son voisin. La folie s’est emparée de son cerveau.

— Et la cupidité du cœur de Kandou, répondit le voisin. Le rusé Kandou va s’approprier le trésor et jamais le roi n’aura son tambour. Non, non, nul homme au monde ne peut construire un tambour dont la voix retentisse à cent lieues à la ronde. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Kandou réunit une nombreuse escorte de soldats armés.

Les caisses renfermant le trésor furent hissées sur un chariot, que l’escorte entoura et Kandou, monté sur son cheval de bataille, donna l’ordre de se mettre en marche.

En tête, un héraut allait sonnant de la trompe et criant :

« Aujourd’hui, le roi Souvarna-Bahou dont la bonté et la munificence égalent celles des dieux, répand ses bienfaits… il veut soulager tous ceux qu’accable l’infortune. Qu’ils accourent tous recueillir les dons de leur père et souverain. »

Une femme se présenta la première.

Elle tenait entre ses bras un tout petit enfant maigre et souffreteux… Leurs vêtements à tous deux étaient en lambeaux et les pieds nus de la mère saignaient, meurtris aux pierres du chemin.

Timide, la femme s’avança :

« Le roi, mon maître, voudra-t-il accorder un morceau de pain à la mère et à l’enfant affamés ?… Je suis seule, hélas ! pour nourrir mon fils… Jadis, mes bras étaient robustes, mais depuis des mois la fièvre me mine et m’empêche de travailler et de gagner notre pain. »

Kandou prit une bourse aux mailles de cuivre, il l’emplit de pièces d’or et la tendit à la mère en disant :

« Le Roi n’offre pas qu’un morceau de pain à ceux de ses sujets qui ne peuvent gagner leur vie. Voici pour toi et ton enfant. Quand tu auras recouvré la force, tu travailleras et, si tu deviens riche un jour, tu rendras cette somme à quelque mère indigente. »

La pauvre femme se jeta aux genoux de Kandou :

« Sois béni, dit-elle, pour ta généreuse bonté.

— Ne me remercie pas, dit vivement Kandou. Je ne fais qu’exécuter les ordres de notre père bien-aimé, du roi Souvarna-Bahou. »

Il s’éloigna pendant que la mère reconnaissante élevait son petit enfant pâle dans ses bras en invoquant les bénédictions du ciel sur le roi, son sauveur.

Plus loin, un vieillard débile reçut, au nom du souverain, de quoi pourvoir aux besoins de ses derniers jours.

Puis des cultivateurs ruinés par l’orage, des commerçants dévalisés par les bandits, des esclaves brutalisés par leur maître, tous les déshérités du royaume enfin reçurent soulagement et protection au nom du roi Souvarna-Bahou.

Et Kandou chevauchait toujours, précédé de l’inépuisable trésor et répandant sur sa route des fleurs de reconnaissance qui s’épanouissaient au seul nom de Souvarna-Bahou.

Un concert de louanges montait du cœur de tous ces secourus et, comme le simoun qui traverse en courant l’étendue des déserts, le nom du roi volait de bouche en bouche, laissant après lui non pas la dévastation, ainsi que le terrible vent du désert, mais la paix, la joie et la douce fraîcheur.

Et le trésor s’émiettait sans se tarir encore.

Et les jours, les semaines, les mois s’enfilaient comme les grains d’un chapelet… Chaque grain était un bienfait ; le chapelet tout entier, la plus belle couronne qu’ait jamais portée front royal.

Une heure vint enfin où furent versés, dans la main du dernier pauvre du royaume, les derniers ducats du trésor. Chemin faisant, Kandou avait eu soin de recommander à chaque indigent de se trouver, à une date fixée par lui, dans la capitale du royaume, et tous s’y étaient engagés de grand cœur.

Alors, il songea à retourner vers son maître.

Aussi bien, le grand tambour était-il construit.

Au trot de son cheval, Kandou reprit le chemin de Calinga-Dessa.

Bien loin derrière lui suivait le chariot vide du trésor qu’il n’était plus nécessaire de garder.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y avait un an, jour pour jour, que le général avait quitté la capitale lorsqu’il se présenta au palais.

« Eh bien ! dit Souvarna-Bahou, le grand tambour est-il achevé ?

— Il l’est, Sire.

— Comment se fait-il que je n’en aie pas encore entendu le son ? demanda le roi.

« Que Votre Majesté veuille bien sortir du palais ; alors elle entendra le son du grand tambour qui porte ses louanges à plus de mille lieues à la ronde.

— De mille lieues !… s’écria le roi. Et comment as-tu pu accomplir pareil prodige ?… »

Le roi commande qu’on attelle son char… Près de lui monte Kandou et le char les promène dans tous les points de la ville.

Sur tout le parcours, le peuple nombreux se presse, enthousiaste, acclamant avec joie et amour son bon souverain.

« Gloire à notre père, Souvarna-Bahou, le plus généreux prince du monde !… Béni soit notre roi bien-aimé !

— Quelle est cette multitude ? demande le roi à la vue de cette foule compacte, composée surtout d’infirmes, d’aveugles, de vieillards.

— Sire, répond Kandou, Votre Majesté me commanda un tambour si grand qu’il pût se faire entendre à plus de cent lieues. J’ai fait mieux. Pensant qu’un bois desséché et une peau morte ne pourraient accomplir ce prodige, j’ai distribué votre trésor aux plus pauvres de vos sujets. Les voilà tous, venus des quatre coins du royaume pour acclamer votre généreuse bonté. Ce que n’eût pu réaliser un humble instrument, la reconnaissance l’a obtenu. Ce n’est pas le son d’un tambour qui porte vos louanges à cent lieues à la ronde, mais les cœurs reconnaissants de vos sujets qui vous proclament : Père des malheureux. »

Le roi écoutait gravement, des larmes montaient à ses yeux.

« Tu as raison, dit-il, la gloire sans la bonté n’est rien qu’un instrument sans sonorité. Les sons du grand tambour n’auraient jamais été aussi loin que les cris de reconnaissance sortis du cœur de mes sujets. »

Kandou murmura, se parlant à lui-même :

« Ce n’est pas le tambour, mais le silence qui doit accompagner la charité.

— Que dis-tu ? demanda le roi.

— Sire, je ne répondrai à cette question qu’un peu plus tard, si Votre Majesté me le permet… »

Souvarna-Bahou sourit et le général se tut.

Il avait assez fait d’un coup. Kandou n’ignorait pas que les rois sont comme les petits enfants, des êtres gâtés auxquels, pour être profitables, les leçons du devoir doivent être inculquées par petites doses.

Paul Roland.