Le Guet-apens prussien en Belgique

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Le guet-apens prussien en Belgique [1]
Godefroid

Revue des Deux Mondes tome 51, 1919


LE GUET-APENS PRUSSIEN
EN BELGIQUE [2]


Entre civilisés et barbares, la lutte n’est pas égale. Les nations civilisées appliquent les neuf dixièmes de leurs forces à la paix et au travail : les barbares appliquent à la guerre tous leurs bras et toute leur âme.
FUSTEL DE COULANGES.
L’Invasion germanique, p. 327.


LE TÉMOIGNAGE DE GODEFROID KURTH

Il y a quelques années, à l’occasion du jubilé de l’historien belge Godefroid Kurth, nous présentions aux lecteurs de la Revue cette grande personnalité de savant et de lutteur[3]. Kurth, dans toute son œuvre historique, unissait à des scrupules d’érudition minutieuse un don permanent d’éloquente synthèse ; on trouvait en lui ces deux qualités qui sont rarement réunies chez un même homme : la perspicacité pointilleuse du chercheur, et le souffle du généralisateur. Son Clovis, sa Sainte Clotilde, son Histoire poétique des Mérovingiens, ses Origines de la civilisation moderne, son Eglise aux tournants de l’histoire, nous montrent en lui une méthode de « chartiste » mise au service d’une âme d’orateur, et comment de la dissection même des « documents » il fait jaillir la vie. Ce fondateur d’un laboratoire historique était, tout en même temps, un homme d’action : il se mêlait intimement, non point à la vie parlementaire du parti catholique belge, mais à cette vie plus profonde, plus remuante, qui fermentait quotidiennement dans les associations démocratiques, dans les groupements ouvriers, et qui préparait à longue échéance les futures campagnes politiques : cet intellectuel aimait le contact des masses, tantôt pour ausculter l’âme nationale et tantôt pour l’entraîner.

Et c’était avec tout lui-même, avec sa connaissance approfondie de toutes les initiatives sociales du moyen âge chrétien, avec sa compréhension, toujours éveillée, des besoins populaires actuels, que Godefroid Kurth, dressant parmi les catholiques belges sa haute stature de tribun, leur apparaissait comme un docteur de générosité sociale.

La Grande Guerre surprit Godefroid Kurth en Belgique : il arrivait de Rome, où il était directeur de l’Institut historique belge ; sous ses regards étonnés, accablés, la ruée allemande déferla. Ayant toujours voulu, d’une volonté très stricte, une Belgique impartiale entre la France et l’Allemagne, il avait toujours compté que cette Belgique serait respectée. Le crime germanique fut pour lui la plus affreuse déception. On ne pouvait l’accuser, certes, de malveillance préconçue pour ses mauvais voisins de l’Est. Il avait toujours revendiqué l’autonomie linguistique pour les divers groupes de populations qui formaient l’unité belge, et non point seulement pour les Flamands, mais aussi pour certains Belges de langue allemande, voisins des provinces rhénanes. Ses relations scientifiques avec un certain nombre de professeurs des universités allemandes lui étaient très chères ; et l’un de ses meilleurs disciples, M. Karl Banquet, saluait en Godefroid Kurth, au moment de son jubilé, le maître qui, en « gardant avec une fidélité jalouse la méthode française d’exposition, » avait « introduit dans les universités belges la méthode d’investigation allemande. »

Tel était l’ouvrier d’histoire dont nous allons publier les ultima verba. Avec le peu de documents dont il disposait, mais avec toute l’acuité de sa vision et avec toute l’acuité de sa conscience, il fit pour une dernière fois œuvre d’historien, en racontant le guet-apens dont sa patrie était victime. Sous le joug allemand, son éloquence était devenue muette ; mais dans le secret de son cabinet de savant, sa plume restait libre, et les pages qui suivent nous montrent l’usage qu’il fit de cette dernière liberté, jusqu’à son dernier souffle. Il commença ce travail « au fond d’un village brabançon, sans chemin de fer, sans poste, sans journaux, loin de toute bibliothèque, et ne pouvant communiquer avec Bruxelles qu’au prix de démarches et de passeports ; » il n’eut d’abord à sa disposition, pour cette besogne, que « les journaux allemands abandonnés par les troupes de passage. » C’était dur, sous ce régime allemand, de rassembler des documents : lire des journaux, les colporter, les garder, pouvait entraîner la mort. Godefroid Kurth, quand même, ne voulait pas attendre pour écrire ; il tenait à « parler tôt pour empêcher les légendes de la calomnie de prendre racine dans les esprits, » et puis peut-être pressentait-il qu’il fallait parler tôt parce que la mort allait venir tôt… Et dans les chapitres successifs qu’il jeta sur le papier, on le vit appliquer aux perfides arguments de l’Allemagne ses méthodes sévères de critique historique, et poursuivre la thèse du Hohenzollern, et celle de Bethmann, et celle de Jagow, avec le même souci d’examen scientifique que s’il se fût agi de quelque fraude commise dans un lointain passé. C’est au nom même de ses procédés d’historien qu’il demandait des comptes aux bourreaux. Et cédant à sa naturelle éloquence, il montrait ensuite, en un grand tableau d’histoire, ce qu’avait été l’âme belge vis-à-vis du guet-apens.

Une fois achevé ce manuscrit, Godefroid Kurth ne le conserva pas : son ami M. Bacha l’emporta, pieusement, à la bibliothèque royale de Bruxelles, et l’y mit à l’abri des regards ennemis. La veuve de Godefroid Kurth a bien voulu nous en donner communication. Le ministre Beernaert déclarait naguère que le Manuel d’histoire de Belgique de Kurth était un « merveilleux abrégé » d’histoire nationale : l’héroïsme belge, tel que l’a décrit et commenté Kurth, ajoute à ce « merveilleux abrégé » une page plus merveilleuse encore.

GEORGES GOYAU.


DECLARATION DE L’AUTEUR

La Belgique était jusqu’au 3 août 1914 le jardin de la civilisation européenne : elle n’en est plus aujourd’hui que le cimetière. Pourquoi ces villes détruites, ces villages brûlés, ces bibliothèques anéanties ? Parce qu’elle a été fidèle au devoir. Elle avait assumé devant l’Europe l’obligation de garder sa neutralité. Un jour, un des cinq protecteurs de cette neutralité lui a proposé un marché déshonorant : trahir la foi jurée en lui ouvrant une porte qu’elle s’était engagée à tenir fermée. Elle a refusé : il l’en a châtiée.

S’il s’était borné au massacre, à la destruction et à l’incendie, cela ne serait rien. Nous y sommes habitués. Pendant quatre siècles nous avons été les souffre-douleur de l’Europe. Les champs des batailles internationales sont chez nous. Les nations ont vidé leurs querelles sur notre sol ; et les quatre-vingt-trois années de paix que nous avons goûtées de 1831 à 1914 n’ont été qu’un intermède heureux dans une longue chaîne d’infortunes imméritées.

Mais il n’a pas suffi à l’ennemi de nous accabler au point de ne nous laisser, selon la formule prussienne, que les yeux pour pleurer. Nous avions tout sacrifié pour sauver notre honneur : c’est notre honneur qu’il a entendu nous enlever, semblable au bourreau antique qui violait sa victime avant de l’égorger. Pendant qu’il nous bâillonnait pour empêcher le cri de notre douleur de retentir, il racontait à l’Europe nos prétendus crimes et s’employait à lui démontrer que nous ne méritions pas le nom de nation civilisée, mais qu’on devait nous abattre comme des bêtes fauves. Le gaz empoisonné qu’il a appelé à son secours sur les bords de l’Yser n’est rien auprès du gaz fétide de la calomnie dont il a accumulé les nuages sur notre malheureuse patrie.

Il n’a rien épargné : ni notre gouvernement, ni notre clergé, ni notre paisible population civile ; il n’a pas même su s’arrêter devant la douleur de nos femmes, il a poussé l’atrocité jusqu’à présenter comme des monstres de cruauté nos jeunes filles, des enfants de quatorze et de dix ans. Si le monde devait ajouter foi à de telles accusations, le peuple belge serait l’opprobre de l’humanité. C’en est trop, et, pour le coup, l’univers entendra la voix de la victime jusqu’aujourd’hui muette. Je l’élève, cette voix, au nom de ma patrie mutilée et sanglante.

Je cite l’Allemagne devant le tribunal de la conscience humaine : qu’elle essaie de répondre à mon acte d’accusation ! Elle ne trouvera ici que des faits qu’elle avoue ; je parle d’après ses journaux et ses revues ! lorsque je cite des témoignages belges, ils ont été soigneusement contrôlés. J’ai enseigné et pratiqué pendant quarante ans la critique historique, et j’en ai appliqué la méthode ici, avec d’autant plus de rigueur que je sens toute la responsabilité que j’assume.

Est-il nécessaire de dire que ceci n’est pas une œuvre de haine, ni de vengeance ? Ceux qui chercheront dans ces pages des hymnes à la civilisation latine ou des imprécations contre la barbarie tudesque feront bien de ne pas les parcourir : elles ne les satisferont pas. Etranger aux misérables querelles de races qui sont l’opprobre de la civilisation contemporaine, je n’avais pas de rêve plus ancien que celui de réconcilier, sur le sol de la libre Belgique, le génie des deux grands peuples faits pour se comprendre et pour s’aimer. J’avais consacré ma vie à cette tâche. Je dirai plus : l’Allemagne n’avait pas en Belgique de meilleur ami que moi. Il me plaît de le déclarer hautement, à l’heure où un pareil aveu peut constituer, en Belgique et ailleurs, un titre à l’impopularité[4] : il sera, en attendant, le gage de toute l’impartialité que le lecteur a le droit de demander à un Belge racontant les, douleurs de sa patrie. On verra que je me suis efforcé d’arriver à la plus stricte objectivité possible. J’ai dit à mon cœur de ne pas battre et à ma plume de ne pas trembler pendant que je traçais ces tristes pages. Si, à mon insu, j’avais été désobéi çà et là, le lecteur ne s’en étonnerait pas, et j’espère qu’il me pardonnerait. Qui pourrait exiger une impassibilité absolue du fils qui voit frapper sa mère, et qui ne peut venir à son secours ?

Ces pages n’auraient jamais vu le jour si la main qui les a écrites était encore capable de tenir un fusil, et la carrière de l’auteur se serait achevée dans les tranchées de l’Yser. Mais puisque la mort, comme la fortune, méprise les vieillards, on ne s’étonnera pas que n’ayant pu faire à la patrie l’offrande de mon sang, je lui apporte l’humble tribut de mon témoignage.


I. — LA NEUTRALITÉ BELGE

La Belgique était, de par la volonté de l’Europe, un État neutre. Les grandes Puissances qui avaient reconnu son droit à la vie et qui lui avaient garanti la jouissance de son indépendance nationale lui avaient fait de la neutralité une condition d’existence sine qua non. Et c’était, si les historiens allemands Hildebrand et Treitschke disent vrai, le représentant de la Prusse, Bülow, qui avait eu le premier l’idée de proposer que la Belgique serait neutre et que sa neutralité serait placée sous la garantie des Puissances[5].

La Belgique n’a cessé de respecter les engagements qu’elle avait pris en 1831 et 1839 vis-à-vis des cinq Puissances garantes de sa neutralité. Elle a toujours considéré les traités de 1831 comme la charte constitutive de son indépendance. Elle n’ignorait pas que la protection des Puissances garantes ne la dispensait pas du devoir de veiller la première à la défense de sa neutralité dans la mesure de ses forces. Sous l’influence de ses rois, qui ont toujours vu dans les dépenses militaires la plus impérieuse nécessité, elle a successivement majoré le chiffre du contingent, créé le réduit national d’Anvers (1859), construit les fortifications de la Meuse (1888), complété celles d’Anvers (1905-1906), décrété le service personnel (1909), puis le service général (1912). Aucun de ses deux puissants voisins n’aurait pu l’accuser d’opposer une barrière trop faible à l’invasion de l’autre, si celui-ci était tenté de voir dans notre pays le chemin le plus facile pour pénétrer chez l’ennemi. C’est ce que Léopold II rappelait en 1870 avec une autorité sans pareille.


La Belgique, disait-il, dans la position que le droit international lui fait, ne méconnaîtra ni ce qu’elle doit aux autres États, ni ce qu’elle se doit à elle-même. Conformément aux vœux des belligérants eux-mêmes, elle se tiendra prête à se défendre avec toute l’ardeur de son patriotisme et toutes les ressources qu’une nation puise dans l’énergie de sa volonté.


Cette stricte et rigoureuse observation de notre devoir international n’allait pas sans difficultés. Quand l’un ou l’autre de nos deux voisins était en délicatesse avec l’autre, alors tout, de notre part, devenait matière à suspicion. Il serait long et oiseux de reproduire ici toutes les récriminations allemandes contre les prédilections françaises de la Belgique, contre la prépondérance de la culture française dans ce pays ! Il sera plus instructif pour le lecteur d’apprendre que des observations en sens opposé ne nous ont pas été épargnées en France, et qu’à diverses reprises on y a dénoncé je ne sais quelle mystérieuse entente de la Belgique avec l’Allemagne. Ces récriminations ont pris une particulière acrimonie lors de la construction des forts de la Meuse, en 1888, et pendant les années suivantes. Tandis que le comte de Moltke disait au colonel belge Lahure : « Une partie au moins de vos fortifications de la Meuse semble tournée contre nous, » on se persuadait sans doute à Paris que l’autre partie était tournée contre la France, et on ne s’apercevait pas que ces soupçons en sens opposé se détruisaient mutuellement. Il y eut à Paris une véritable levée de boucliers ; la Nouvelle Revue, de 1888 à 1891, dénonça un traité secret entre la Belgique et l’Allemagne. Un publiciste, qui signait tour à tour Foucault de Mondion, Charles de Maurel et comte Paul Vasili, synthétisa les révélations de la Nouvelle Revue dans un volume qui portait ce titre sensationnel : La Belgique livrée à L’Allemagne. Il fut entendu, pour quantité de Français, qu’un traité décret avait été conclu par Léopold II à l’insu de son gouvernement avec celui de Berlin, pour l’invasion de la France. Un autre publiciste, qui signait Nicolas Notovitch, croyait même, en 1893, pouvoir « rétablir » le texte de notre prétendue convention militaire avec l’Allemagne[6] ! Que reste-t-il aujourd’hui de toute cette littérature ?

L’Allemagne, assurément, n’avait reçu de la Belgique que des témoignages de confiance et d’amitié. Confiance un peu naïve, il est vrai, et que la création du camp d’Elsenborn à deux pas de notre frontière orientale aurait bien dû ébranler. Mais non : nous ouvrions toutes larges les portes de notre pays à la pénétration germanique, et on en profitait outre Rhin. Il y avait des Allemands partout. Notre industrie, notre commerce faisaient dans une large mesure appel au concours allemand ; une partie de notre matériel de guerre, de tous nos canons nous était fournie par la maison Krupp.

L’optimisme qui depuis 1870 est la note dominante de l’opinion belge sur les relations extérieures ne se laissait pas déconcerter par les avertissements discrets que lui donnaient des patriotes clairvoyants. « On s’est trop habitué en Belgique, écrivait en 1886 Émile Banning, à ne voir de péril pour notre nationalité que du côté du midi. » Et, envisageant l’éventualité d’un conflit entre l’Allemagne et la France, il ajoutait ces paroles prophétiques : « Il est aisé de le deviner, l’Allemagne au moment de l’ouverture des hostilités aura l’avance de la concentration de ses forces ; elle a un puissant intérêt à passer par la vallée de la Meuse. Si les Français lui fournissent un motif, elle entrera sur le champ en Belgique comme garante de notre neutralité ; si tout prétexte lui fait défaut, elle invoquera d’impérieuses nécessités militaires. »

Anvers, notre métropole commerciale, était comme au temps des Fugger, quasi une ville allemande ; le haut commerce y était dans les mains tudesques, et, par une faute que l’esprit de parti explique sans l’excuser, il s’était trouvé un gouvernement qui, pour renforcer le chiffre de ses électeurs, avait accordé en bloc la naturalisation belge à toute cette légion étrangère. Nos plages étaient visitées tous les ans par plus de 20 000 Allemands, qui s’y considéraient comme chez eux. Placés au confluent de deux civilisations et partagés par moitiés à peu près égales entre deux races, nous faisions au génie germanique une large place dans notre vie intellectuelle. Nous appelions les savants allemands dans nos universités. Nos jeunes docteurs allaient passer une année à Paris, l’autre à Berlin ou à Leipzig. Quantité d’enfants belges fréquentaient les écoles que la colonie allemande avait ouvertes à Bruxelles et à Anvers. Nous prenions volontiers les leçons de l’Allemagne ; nos congrès de matines étaient nés sous ses auspices et l’influence allemande était visible dans nos congrès des œuvres sociales. Nous avions un Deutscher Verein à Arlon et un Schiller Verein à Liège ; l’Académie royale de Belgique décidait que l’allemand était une des quatre langues admises dans ses publications. La Commission royale d’histoire imprimait des dissertations écrites en allemand qui lui étaient envoyées d’Outre-Rhin.

Nos voisins de l’Est n’avaient donc pas à se plaindre de nous. Nous tenions la balance égale entre eux et la France. Et si, dans les parties wallonnes du pays, des sympathies pour la France trouvaient parfois une expression peu en rapport avec les devoirs que nous imposait notre situation internationale, en revanche l’Allemagne rencontrait dans nos régions flamandes, parmi les éléments exaltés du parti dit flamingant, des partis sans bien autrement sérieux que les Wallons ne l’étaient de la France. Sans doute, il s’était rencontré quelques Belges qui avaient fêté bruyamment le centenaire de la bataille de Jemmapes, moins d’ailleurs par amour de la France qu’en haine de notre gouvernement catholique. Mais il paraissait à Bruxelles, depuis 1898, une revue intitulée Germania, qui était à proprement parler un organe pangermanique, et auquel collaboraient, sans trop apercevoir la portée de leur action, des Flamands éminents. En un mot, tout ce qu’il pouvait y avoir d’excessif dans les sympathies françaises de certains Wallons trouvait un contrepoids dans l’amitié tudesque professée par certains flamingants. Le peuple belge n’était pas engagé par des exercices plutôt littéraires ; tous les esprits généreux en Belgique appréciaient les deux cultures et voulaient pour leur patrie les bienfaits de chacune ; ils tendaient cordialement une main à l’Allemagne et l’autre à la France, et ils se réjouissaient de leur amitié à toutes les deux.

Un mot du général Eenens exprime avec une parfaite netteté le sentiment qui était sous ce rapport celui de la Belgique entière. Il avait, comme inspecteur général de l’artillerie, guidé en 1867 le général français Lahure, envoyé de Napoléon III, dans sa visite du camp de Brasschoet ; et, au banquet qui suivit cette visite, il lui demandait ce qu’il pensait de l’artillerie belge, Lahure répondit qu’il ne pouvait former qu’un désir, c’est qu’en cas de guerre franco-allemande, l’armée belge formât l’aile gauche de l’armée française. A quoi le général Eenens répondit qu’elle n’y manquerait pas, à moins, dit-il, qu’elle ne soit obligée de devenir l’aile droite de l’armée allemande, pour repousser l’invasion française si celle-ci se produisait. La même idée était exprimée sous une autre forme par l’auteur de ces lignes l’année qui précéda le guet-apens. Après avoir raconté les tentatives faites au XIVe siècle par la France pour prendre pied dans les Pays-Bas par voie de pénétration pacifique, il montrait les Brabançons résistant avec non moins de fermeté aux exigences de l’empereur Sigismond, qui leur reprochait avec colère de vouloir devenir Français. Et il terminait son étude par ces mots : « Les pages qui précèdent montrent suffisamment que les Brabançons ne voulaient pas devenir Français, mais ils n’entendaient pas sacrifier leur indépendance une fois acquise, et depuis cinq siècles, entre la France et l’Allemagne, la Belgique reste fidèle à cette attitude[7]. »

En somme, le rêve des esprits généreux en Belgique, rêve exprimé un jour par Léopold II, était de voir leur patrie devenir une espèce de terre amphictyonique, une espèce d’Olympie où tous les peuples de la grande famille européenne se seraient trouvés chez eux sous la protection de l’hospitalité belge.

Au moment où nous sommes plus loin de ce but que jamais il sera permis à un Belge de se retourner avec de la colère vers les heures où ce bel idéal semblait promettre sa réalisation.


II. — PAROLES RASSURANTES DE L’ALLEMAGNE

Telle était la sérénité de l’atmosphère publique en Belgique lorsque soudain éclata, le 23 juillet 1914, l’ultimatum signifié par l’Autriche à la Serbie. L’ultimatum avait pour corollaire fatal l’entrée en scène de la Russie. Et dès lors, en vertu même de leurs alliances, l’Allemagne et la France devaient à leur tour descendre sur le terrain, et la guerre devenait européenne.

Le devoir de la Belgique était tout tracé. Conformément à ses obligations internationales, elle avait à observer entre les belligérants une neutralité absolue, leur fermer ses frontières à tous et, si celles-ci étaient violées, les défendre à main armée. Elle avait, dans ce cas, le droit d’espérer que les Puissances garantes de son indépendance viendraient à son secours.

Le gouvernement belge n’attendit pas l’ouverture des hostilités pour prendre les précautions requises par les circonstances. En même temps qu’il se préparait à la mobilisation générale pour parer à toutes les éventualités, il chargeait ses représentants auprès des Puissances garantes de ne leur laisser aucun doute sur le caractère de ces mesures : « Elles n’ont d’autre but, leur écrivait-il, que de mettre la Belgique en situation de remplir ses obligations internationales ; elles ne sont et n’ont pu être inspirées, cela va de soi, ni par le dessein de prendre part à une lutte armée des Puissances, ni par un sentiment de défiance envers aucune d’elles. »

Après la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie (28 juillet), il fallut faire un pas de plus : la mobilisation fut décrétée le 31 juillet. Et bien qu’à cette date personne en Belgique ne s’attendit au guet-apens prussien, le gouvernement, par un arrêté royal publié dans le Moniteur du 2 août, ne négligea pas de rappeler quelles graves pénalités un citoyen belge encourrait si, par ses actes, il exposait l’Etat à des hostilités de la part d’une Puissance étrangère. En même temps, le ministre de l’Intérieur, M. Paul Berryer, lançait aux gouverneurs des provinces une circulaire interdisant tout rassemblement qui pourrait avoir pour objet de manifester des antipathies à l’égard de l’un ou de l’autre pays. C’était l’accomplissement pur et simple de notre devoir de neutre.

La situation de la Belgique ne paraissait pas alarmante. M. KIobukowski, ministre de France, affirmait à M. Davignon les intentions pacifiques de son gouvernement.

On croyait avoir tout lieu d’être également tranquille du côté de l’Allemagne. On se rappelait l’énergie particulière avec laquelle, en 1905, le représentant de la Prusse, M. von Waltwitz, avait affirmé les sentiments de sa patrie à notre égard. « C’est, avait-il dit à Anvers dans son toast du 28 juillet, une Belgique forte que nous désirons, tant au point de vue politique qu’au point de vue commercial. En passant, je puis dire que pour nous, Allemands, le maintien du traité de garantie conclu à la naissance de la Belgique actuelle est une espèce d’axiome politique, auquel nul ne saurait toucher sans commettre la plus grave des fautes. » Il empruntait l’expression à Gladstone.

La convention de la Haye du 18 octobre 1907, à laquelle le plénipotentiaire de l’Allemagne avait apposé sa signature, s’exprimait comme suit :


ART. 1. — Le territoire des Puissances neutres est inviolable.
ART. 3. — Il est interdit aux belligérants de faire passer à travers le territoire d’une Puissance neutre des troupes ou des convois, soit de munitions, soit d’approvisionnements.


En 1911, lorsque le projet hollandais de fortifier Flessingue suscita des alarmes dans une partie de l’opinion et que des journaux exprimèrent la crainte que, dans le cas d’une guerre avec la France, l’Allemagne ne respectât pas la neutralité belge, le chancelier de l’Empire, M. von Bethmann-Hollweg, avait cru devoir rassurer la Belgique : « L’Allemagne, disait-il, n’a aucune intention de violer la neutralité belge ; seulement, ajouta-t-il, avec une réserve dont l’avenir devait nous dévoiler la portée, elle ne peut pas le déclarer publiquement sans affaiblir sa position militaire vis-à-vis de la France, qui, déchargée de toute inquiétude pour sa frontière septentrionale, pourrait concentrer toutes ses forces dans la région de l’Est. »

La Prusse, même, affectait des scrupules à l’endroit de notre neutralité, comme les vieilles duègnes chargées de surveiller la vertu fragile de quelque jeune beauté. En 1900, elle n’avait pas voulu que nous eussions une garde belge en Chine contre les Boxers : « c’était contraire à notre neutralité. » En 1911, M. von Kiderlen se plaignait au baron Beyens de ce qu’à la suite de l’incident d’Agadir, la Belgique eût mis ses places fortes en état de défense : « Rien ne motive, lui disait-il, la crainte que l’Allemagne viole votre territoire ! »

Les visites que le roi et la reine des Belges et l’empereur Guillaume II avaient échangées en 1910 semblaient avoir resserré les liens d’amitié entre les deux pays. Nous étions reconnaissants à l’Empereur des vœux amicaux apportés à notre Roi dans son toast et je crois, hélas ! que ses appels à notre confiance nous avaient particulièrement conquis. Aux grandes manœuvres de l’armée allemande qui suivirent de près sa visite à Bruxelles, il répétait au général Heimburger, notre envoyé militaire : « La Belgique a bien raison d’avoir confiance en moi. »

Beaucoup plus récemment, le 29 août 1913, alors que la situation générale de l’Europe apparaissait déjà plus inquiétante, M. von Jagow, le secrétaire d’Etat pour les Affaires étrangères, avait dit au Reichstag, en réponse à une question posée par un membre du parti socialiste : « La neutralité de la Belgique est fixée par des conventions internationales que l’Allemagne est décidée à respecter. » Le général von Heeringen, ministre de la Guerre, faisait une déclaration non moins rassurante. En juin.de la même année, Guillaume II avait fait siennes ces paroles de ses ministres. Le 31 juillet 1914, le ministre d’Allemagne à Bruxelles, M. von Below, les renouvelait encore dans un entretien avec M. le chevalier van der Elst, secrétaire général de notre département des Affaires étrangères. Le lendemain, il rencontrait le ministre des Affaires étrangères lui-même, et le rassurait : « Jusqu’à présent, je n’ai pas été chargé de faire une communication officielle, mais vous connaissez mon opinion sur la sécurité avec laquelle la Belgique a le droit de considérer ses voisins de l’Est. » Enfin, en réponse à un journaliste qui lui demandait s’il était vrai que son gouvernement l’eût chargé d’assurer le nôtre que l’Allemagne respecterait le territoire de la Belgique en cas de guerre, il prononçait ces paroles : « Je n’ai pas fait cette déclaration et personnellement j’estime que je n’avais pas à la faire, parce qu’elle était inutile. L’idée a toujours prévalu chez nous que la neutralité de la Belgique ne serait pas violée. Si le ministre de France a fait cette déclaration, c’est que sans doute il a voulu ajouter à la constatation de faits évidents quelques paroles rassurantes. Les troupes allemandes ne traverseront pas le territoire belge. Des événements graves vont se dérouler. Peut-être verrez-vous brûler le toit de votre voisin, mais l’incendie épargnera votre demeure. »

Ce n’est pas que tout le monde en Belgique eût confiance. Les militaires craignaient une entrée allemande en Belgique.) Banning avait écrit des paroles prophétiques, que j’ai reproduites plus haut. Le roi de Roumanie, enfin, nous avertissait…

Déjà cependant, à l’heure où le représentant de l’Allemagne rassurait M. van der EIst, des nuages apparaissaient à l’horizon de la Belgique. L’Angleterre ayant, ce même jour (31 juillet), interrogé le gouvernement français et allemand sur l’attitude qu’ils comptaient prendre vis-à-vis de la neutralité belge, la France répondait dès le lendemain, 1er août, par une déclaration des plus rassurantes, tandis que M. von Jagow, le sous-secrétaire d’Etat allemand pour les Affaires étrangères, se réfugiait derrière des formules vagues et des réticences embarrassées. Il n’avait pas d’instructions ; il devait en référer à l’Empereur et au chancelier ; il laissait entendre qu’il ne pouvait répondre sans dévoiler le plan de campagne éventuel ; enfin, il se plaignait de ce que la Belgique avait déjà pris des mesures hostiles à l’Allemagne, et il en citait un exemple : « La douane belge avait arrêté le 31 juillet un convoi de grains à destination de l’Allemagne ! » Le fait était vrai, mais il est étrange qu’il ait retenu l’attention d’un ministre prussien, car il s’agissait d’un simple malentendu. Le convoi en question avait été mis sous embargo en vertu d’un arrêté royal du 31 juillet interdisant, en prévision de la guerre, l’exportation des grains. Le ministre d’Allemagne à Bruxelles ayant fait remarquer qu’il ne s’agissait pas d’une exportation, mais d’un transit, et, l’observation ayant été trouvée fondée, l’embargo fut levé dès le 1er août. Tel était l’incident minuscule dont faisait état la diplomatie de Berlin en quête d’un grief contre la Belgique : était-ce, oui ou non, une querelle d’Allemand ?

Le lendemain du jour où la douane belge s’empressait de réparer sa légère erreur administrative, de fâcheuses nouvelles arrivaient à Bruxelles : on disait que les troupes allemandes avaient violé la neutralité du grand-duché de Luxembourg et qu’elles occupaient la capitale de ce petit pays. La nouvelle était vraie, mais l’Allemagne trouvait sans doute que la diffusion en était prématurée, car M. von Below tint à rassurer une fois de plus les Belges : « Nous tenons la nouvelle pour aussi fausse que les précédentes, déclara-t-il, et répandue par des gens qui ont intérêt, sans doute, à égarer l’opinion belge et à l’exciter contre l’Allemagne. »

Quelques heures après ces rassurantes paroles, disons le dimanche 2 août à sept heures du soir, le même M. von Below remettait au gouvernement belge l’ultimatum de l’empereur d’Allemagne.


III. — LA RÉPONSE A L’ULTIMATUM

Jamais langage aussi ignominieux n’avait été parlé au peuple belge depuis deux mille ans d’histoire. A l’offre cynique de violer sa foi s’ajoutait la menace de le punir s’il l’observait. Des intentions attribuées arbitrairement à un autre État y devenaient des nouvelles sûres : la complicité s’y appelait « neutralité bienveillante, » et une nation libre et fière était invitée à ne pas regarder la violation de son territoire comme un acte d’hostilité. L’ultimatum ne reproduisait pas le grief articulé le 31 juillet par M. von Jagow ; la nuit avait porté conseil et l’on croyait avoir trouvé mieux à Berlin. Par malheur pour la chancellerie allemande, l’historiette des Français marchant ou se proposant de marcher par Givet et Namur contre l’Allemagne se produisait au lendemain du jour où la France venait de déclarer de la manière la plus formelle son intention de respecter la neutralité de la Belgique. Si on l’avait su en temps utile à Berlin, on y aurait sans doute imaginé une troisième justification de l’attentat. Mais il est à noter qu’au lieu de nous demander si nous étions prêts à repousser l’invasion et de nous offrir un concours, on nous annonçait qu’on nous envahirait !

Présenté à sept heures du soir, l’ultimatum nous laissait un délai de douze heures pour faire connaître notre décision. Nous devions délibérer en hâte, la nuit, sans avoir le temps de réfléchir. Tout était calculé pour nous énerver.

Si l’Allemagne avait compté sur notre lâcheté, cette illusion ne dura pas plus de douze heures. La réponse de la Belgique fut telle que la voulaient son devoir et le respect d’elle-même : elle déclara qu’en acceptant les propositions allemandes, elle sacrifierait son honneur et trahirait ses devoirs vis-à-vis de l’Europe.

Dans les drames de Shakspeare, il y a souvent une action latérale, qui reproduit, en des proportions réduites, les lignes et l’allure de l’action principale et se déroule parallèlement à elle. La tragédie que l’Allemagne venait jouer en Belgique présente le même caractère ; elle est flanquée d’une tragédie en miniature qui, pour avoir moins frappé l’attention du monde, n’en est pas moins digne d’intérêt. La neutralité du grand-duché de Luxembourg a été violée en même temps que celle de la Belgique ; elle l’a été de la même manière odieuse, elle l’a été sous le même prétexte. La neutralité du grand-duché de Luxembourg était, comme celle de la Belgique, garantie par un acte de droit international : le traité de Londres du 11 mai 1867, auquel la Belgique est intervenue.

Ironie de l’histoire ! C’était le plénipotentiaire prussien, M. von Bernstorff, qui avait demandé pour cette neutralité une garantie internationale, semblable à celle dont jouissait la Belgique. » Sur quoi le prince de la Tour d’Auvergne, plénipotentiaire de France, avait fait remarquer que, bien qu’en fait l’engagement pris par les Puissances de respecter la neutralité du Luxembourg eût, selon lui, une valeur presque égale à la garantie formelle, il ne pouvait nier que M. l’ambassadeur de Prusse ne fût fondé dans ses observations. Il fut donc tenu compte des nobles scrupules de la Prusse, la garantie fut solennellement inscrite dans les actes ; et les Luxembourgeois durent se dire que parmi les cinq Puissances, celle sur laquelle ils pouvaient le plus compter était la Prusse.

Voici comment la Prusse entendait la garantie : le dimanche 2 août 1914, à huit heures du matin, un train blindé débarquait à Luxembourg deux cents soldats prussiens, qui prirent possession de la gare, et, quelque temps après, l’armée allemande entrait en ville. En même temps, un télégramme adressé par M. von Jagow au gouvernement grand-ducal lui mandait ceci : « Nos mesures militaires, à notre grand regret, sont devenues indispensables, par suite du fait, que nous connaissons de source digne de foi, que des forces françaises sont en marche sur Luxembourg. Nous devons prendre les mesures nécessitées par la défense de notre armée et par la sécurité de nos voies ferrées. »

Comme on voit, la garantie que la Prusse avait réclamée en 1867 était bien, comme le disait son plénipotentiaire, le comte de Bernstorff, la « même que celle dont jouissait la Belgique. »

Ce n’est pas tout. L’avant-garde prussienne était accompagnée d’un officier chargé de distribuer dans le Grand-Duché une proclamation du général Tulff imprimée à Coblence, et apprenant aux Luxembourgeois, stupéfaits, que le samedi précédent (1er août) six cents cyclistes militaires français étaient arrivés dans leur ville, que leur neutralité avait été violée par la France et que l’Allemagne avait par conséquent le droit d’en faire autant ! « Tous les prudents efforts de Sa Majesté notre Empereur et Roi pour conserver la paix ont échoué, ajoutait le général allemand. L’ennemi a obligé l’Allemagne à tirer l’épée. Après que la France, au mépris de la neutralité luxembourgeoise, a commencé les hostilités contre l’Allemagne en territoire grand-ducal, — chose qui est établie sans contestation possible, — Sa Majesté Impériale s’est trouvée dans la pénible nécessité d’ordonner aux premières divisions de l’armée allemande d’occuper le Luxembourg. »

« L’information sur laquelle repose cette proclamation, écrit M. Emile Prüm, est inexacte : le peuple luxembourgeois tout entier en est témoin. » Le chef du gouvernement grand-ducal, M. Paul Eyschen, est encore plus explicite. « Il n’y a pas un mot de vrai là-dedans, déclare-t-il à la Chambre luxembourgeoise. Au contraire, dès samedi soir les Français s’étaient eux-mêmes coupé toute voie de communication avec le Luxembourg en détruisant le chemin de fer de Mont-Saint-Martin. Cela ne peut laisser aucun doute sur leurs intentions. Je l’ai immédiatement télégraphié à Berlin. Nous avons donc le droit d’espérer que, puisque les faits qui, d’après des ministres et un général allemand, ont déterminé l’invasion, sont prouvés faux, l’occupation ne sera que passagère. »

Il ne déplaira pas au lecteur d’apprendre, par les révélations de M. Eyschen à la Chambre luxembourgeoise, que la proclamation Tulff avait été imprimée à Coblence avant le 1er août, qu’un officier en était porteur, et qu’elle devait être distribuée à Luxembourg, mais qu’il fut ensuite décidé qu’elle ne serait pas répandue. « Par malheur, ajoute M. Eyschen, le chauffeur de l’officier en perdit quelques exemplaires, et c’est ainsi que le public en eut connaissance. »

Il serait intéressant de savoir si c’est un scrupule d’honnêteté ou un ordre venu d’en haut qui a décidé le général prussien à ne pas lancer sa proclamation, mais, quoi qu’il en soit, elle reste acquise à l’histoire et elle aide à caractériser le procédé du gouvernement de Berlin.

La Prusse a fait à Luxembourg comme à Bruxelles ; elle ignore le droit, ou elle ne le constate que pour le violer. Mais ne faut-il pas admirer l’indigence intellectuelle des metteurs en scène dont on vient de raconter les exploits ? Avec une audace qui confond, mais avec une gaucherie qui fait sourire, ils servent des deux côtés à la fois la plaisante histoire de je ne sais quels Français fantômes, visibles aux yeux des seuls Prussiens, qui auraient à la fois paru à Luxembourg et en Belgique, et qui auraient forcé l’Allemagne à passer les frontières des deux pays. Ils ne s’aperçoivent même pas de la choquante contradiction que la hâte fiévreuse de l’invention laisse subsister dans les légendes qu’ils servent aux Belges et aux Luxembourgeois. Quand ils s’adressent aux Belges, ils leur disent (le 2 août) que la France a l’intention d’entrer en Belgique. Quand ils parlent aux Luxembourgeois, ils leur disent, le même jour, que les Français marchent sur le Luxembourg. Puis, dans la proclamation qu’ils ont imprimée un ou deux jours auparavant à Coblence, ils affirment que les cyclistes militaires français occupent déjà le Luxembourg. Ainsi, par un phénomène de régression dont les fastes militaires du genre humain n’offrent pas d’exemple, une armée commence par envahir un pays le 30 ou le 31 juillet, puis se met en marche pour l’envahir le lendemain, et enfin, le surlendemain, n’a plus que l’intention de l’envahir ! En vérité, il y aurait lieu de renouveler le personnel de la chancellerie berlinoise, trop manifestement inférieur à l’œuvre de fraude et de mensonge qu’il est chargé d’accréditer auprès des populations. La Belgique a le droit de prendre acte devant le monde des contradictions prussiennes, elles sont caractérisées par ce mot de l’Écriture sainte : Mentita est iniquitas sibi.

En réalité, la Prusse a toujours envisagé avec mauvaise humeur nos mesures pour nous fortifier. « Vos fortifications semblent dirigées contre nous, » avait dit-M. von Zedlitz au baron Beyens. Elle avait son plan, et chacune de ces mesures la gênait.


IV. — UN TISSU DE MENSONGES

Tandis que l’ultimatum du 2 août menaçait la Belgique, si elle ne livrait passage aux forces allemandes, de voir « le règlement ultérieur des rapports des deux États laissé à la décision des armes, » le message du 4 août au matin, adressé par M. von Jagow au cabinet britannique, lui donnait « bien positivement l’assurance formelle que, même en cas de conflit à main armée avec la Belgique, l’Allemagne ne voudrait, sous aucun prétexte, annexer le territoire belge. » La contradiction est manifeste, et elle s’explique. Il s’agissait d’obtenir à tout prix la neutralité de l’Angleterre, et dès lors il n’en coûtait rien de lui écrire, à deux jours de distance, tout juste le contraire de ce qu’on avait dit à la Belgique.

Ce n’est pas tout. Après avoir laissé dire, par leur maître, que la France avait l’intention de nous envahir et que c’était pour cette raison que l’Allemagne entrait chez nous, les diplomates berlinois infligeaient à Guillaume II un démenti implicite en oubliant totalement, dans leur justification de l’attentat, la raison alléguée par l’Empereur.

Entre la thèse de l’Empereur et les propos tenus le 8 août par M. von Jagow à sir Goeschen, même contradiction flagrante. Selon l’Empereur, l’Allemagne est obligée d’envahir la Belgique pour repousser l’invasion française. Selon M. von Jagow, il n’y a pas d’invasion, et l’Allemagne se borne à exécuter un plan stratégique. Il est bien permis de penser que Guillaume II dut être médiocrement satisfait de son secrétaire d’État pour les Affaires étrangères ; à la vérité, il dut l’être tout aussi peu de son chancelier. Celui-ci ne se mettait pas en peine, lui non plus, de colorer l’attentat en invoquant quelque légendaire offensive française. Il se gênait encore moins que M. von Jagow pour démentir implicitement son auguste maitre. Il avouait crûment la violation du droit, la lacération du « chiffon de papier. »

De même, au Reichstag, le 4 août, il n’invoquait plus que des nécessités stratégiques. Mais n’était-il pas déplorable que ce jurisconsulte, ce gardien du droit, cet homme d’État qui devrait être la seconde conscience de son souverain ne trouvât pour excuser le crime que la banale raison du chien qui porte le dîner de son maître ? Il disait : Not kennt kein Gebot, la nécessité ne connaît pas de loi : Il proclamait par-là même la ruine du droit. Car si le droit n’était pas supérieur à tout intérêt quelconque, national ou collectif, il ne serait plus rien. Ce qui constitue essentiellement le droit, c’est qu’il n’y a pas de nécessité contre lui. C’est lui seul qui est nécessaire à l’humanité. Et si les intérêts de la Prusse sont vraiment en opposition avec lui, alors la conscience du genre humain n’a plus qu’à dire : Fiat justitia et pereat Prussia !

En attendant, il reste établi que si l’Allemagne a envahi la Belgique, c’est parce que l’état-major prussien a trouvé que notre pays était le chemin le plus avantageux pour entrer en France. Et comme, en Prusse, la diplomatie est à la remorque de la stratégie, on a fait ce qu’exigeaient les généraux. Il y a longtemps qu’on le prédisait en Belgique et en France, mais il n’est pas indifférent que l’aveu en soit fait par le chancelier de l’Empire allemand.

Chose remarquable ! Cette vérité que le chancelier de l’Empire a eu le mérite de reconnaître en parlant aux législateurs de son pays, le gouvernement allemand semble l’ignorer totalement dans sa déclaration de guerre à la France, qui est du 3 août ; il revient au thème de l’ultimatum, et ce sont de prétendues violations de notre neutralité par la France qui, à ce qu’il prétend, lui donnent le droit d’ouvrir les hostilités contre ce pays. Mais, tandis que l’ultimatum ne faisait état que des « intentions » de la France, la déclaration de guerre lui reprochait des actes. Et quels actes ! « Un aéroplane français qui doit avoir survolé le territoire belge, a été descendu dès hier pendant qu’il essayait de détruire la voie ferrée près de Wesel. Plusieurs autres aéroplanes français ont été reconnus hier, sans contestation possible, au-dessus de l’Eifel ; ceux-là aussi doivent avoir survolé le territoire belge. »

Voilà donc, pour justifier un acte d’une portée incalculable quant à ses conséquences prochaines et éloignées, trois versions officielles qui se contredisent mutuellement : l’une, la vraie, on se la communique entre augures ; les deux autres sont à l’usage du grand public et des soldats. Il va sans dire que ceux-ci ne sauraient trouver leur compte dans les aveux de M. von Bethmann-Hollweg. Ils obéissent au mot d’ordre donné par leur impérial maître ; ils ont besoin de se persuader que l’Allemagne a été traîtreusement attaquée, et que, s’ils ont franchi notre frontière, c’est que l’ennemi l’avait fait avant eux. C’est le thème que leurs chefs vont développer en lui donnant une ampleur légendaire. D’emblée, dans la proclamation du général von Emmich, les « intentions françaises » sont transformées en actes.

Le général von Bülow n’est guère plus sérieux que son collègue von Emmich : « Nous combattons l’armée belge, écrit-il dans sa proclamation du 8 août, uniquement pour forcer le passage vers la France, que votre gouvernement nous a refusé à tort, quoiqu’il eût toléré la reconnaissance militaire des Français, fait que vos journaux vous ont laissé ignorer. »

Mais la palme revient incontestablement au quartier-maître de l’armée allemande, M. von Stein. Je m’en voudrais de priver le lecteur de la découverte qu’a faite cet éminent personnage : « C’est à mon plus grand regret, dit le général, s’adressant au peuple belge, que les troupes allemandes se voient forcées de franchir la frontière de la Belgique. Elles agissent sous la contrainte d’une nécessité inéluctable, la neutralité de la Belgique ayant été violée par des officiers français, qui, sous un déguisement, ont traversé le territoire belge en automobile pour pénétrer en Allemagne. »

On a bien lu : des gens déguisés qui traversent un pays en automobile ont violé par-là même sa neutralité et autorisé l’armée allemande à l’envahir ! Le gouvernement allemand ne paraît pas avoir fait sienne la découverte du général von Emmich : le fait qu’il la lui laisse pour compte nous dispense de discuter une allégation aussi peu en rapport avec le sérieux de l’affaire et avec la gravité de l’histoire.

Aussi M. von Stein, quartier-maître général de l’armée allemande, croit-il devoir y aller de son explication à lui. Nous avons été informés, dit-il, qu’avant l’ouverture de la guerre, des officiers français et peut-être aussi quelques troupes avaient été envoyées à Liège pour initier les soldats belges au service des fortifications. A cela il n’y avait rien à redire avant l’ouverture des hostilités. Au contraire, du moment que la guerre éclatait, c’était une violation de la neutralité de la part de la Belgique et de la France. »

Si ces déclarations ont un sens quelconque, elles signifient évidemment que la guerre a éclaté au moment où des officiers français se trouvaient à Liège pour enseigner le service des forteresses aux soldats belges, et que cet événement imprévu a subitement transformé en violation de neutralité un incident auquel, sans cela, il n’y aurait eu rien à redire. En d’autres termes, l’attentat allemand commis contre la Belgique a, par un effet rétroactif assez bizarre, communiqué son caractère criminel à une action française qui autrement eût été inoffensive. De pareilles choses ne se réfutent pas, il suffit de les souligner ; elles attestent le désarroi moral des plus hautes autorités militaires de l’Allemagne.

Pendant que, dans des proclamations destinées aux Belges et lues par l’étranger, les généraux prussiens se bornaient à ces généralités vagues et obscures, leurs subordonnés se gênaient moins avec la vérité et racontaient tout bonnement aux soldats des contes à dormir debout. Voici ce qu’on lit dans une histoire de la conquête de la Belgique écrite par le major Victor von Strants. Il fait parler un Allemand qui reproduit le témoignage d’un de ses compatriotes :


« Le matin du 3 août, c’est-à-dire avant l’expiration du délai fixé par l’ultimatum allemand, des gens de sa connaissance lui racontèrent qu’ils venaient de voir à la gare du Midi, à Bruxelles, des soldats français. Comme ceci semblait invraisemblable à mon bailleur de renseignements, il se rendit lui-même, à 3 heures de l’après-midi, à l’endroit indiqué et vit que deux régiments français étaient campés sur la place devant la station. La même constatation a été faite sur un tout autre point de la Belgique par une jeune gouvernante qui était en service dans une villa entre Rouillon et Paliseul, c’est-à-dire dans le voisinage de la frontière française. Elle aussi bien que la bonne d’enfants qui l’accompagnait et qui était Allemande comme elle, virent le 3 août, à 7 heures du matin, un cavalier français qui s’enquérait au sujet du plus proche village. Et effectivement, deux heures plus tard, le garçon laitier qui venait du village en question raconta dans la villa que les Français venaient d’y entrer. Je suis autorisé par ces deux témoins à faire connaître leurs noms et leurs adresses. »


L’Allemagne avait à Bruxelles jusqu’au 2 août un ministre et un attaché militaire et elle se faisait renseigner par des bonnes d’enfants et par des garçons laitiers !

Mais la surenchère des insanités continue. Ecoutons le lieutenant von Trotha :


« Une nouvelle qui se répandit avec la rapidité de l’éclair vint subitement illuminer la situation dans tout son ensemble. Des officiers français, déguisés eu lieutenants allemands, avaient franchi la frontière belgo-allemande à l’Ouest de la Gueldre et voulaient pénétrer dans la province rhénane. Ils furent arrêtés et jetés en prison et ainsi échoua l’entreprise si bien imaginée.

« On sait aujourd’hui que la Belgique avait tout préparé pour une invasion en Allemagne et ce petit livre n’a pas à en parler longuement. Nous nous contenterons de constater les faits, nous savons que l’écusson de l’Allemagne est resté sans tache et qu’on ne peut lui imputer la responsabilité de la guerre qui s’est livrée en Belgique ! »


Erzberger parle d’une bataille du Landsturm d’Aix-la-Chapelle en territoire allemand contre les Belges et les Français le 2 août.

Le général Bernhardi, lui, croit à un plan d’enveloppement des forces allemandes par l’armée franco-anglaise. Dans ce plan, un rôle était réservé à la Belgique. Et sur la base de cette double supposition, il conclut que la Belgique n’était plus un État neutre, et, en conséquence de cette constatation, il déclare que l’Allemagne avait non le droit mais le devoir d’envahir la Belgique.

C’est avec cette simplicité que dans les cabinets de l’état-major prussien, on résout les questions de droit international !

La découverte du général von Bernhardi a rendu jaloux un officier néerlandais qui s’appelle le général Prins. Celui-ci, après avoir, sur l’invitation du gouvernement allemand, visité le front allemand en France et en Belgique, croit devoir payer son écot à ses hôtes en leur servant le morceau suivant :


« L’invasion de la Belgique était pour les Allemands une nécessité. Depuis des années, le traité garantissant la neutralité de la Belgique n’était plus qu’un chiffon de papier. Depuis 1870, toutes les personnes compétentes savaient que, dans le cas d’une guerre entre l’Allemagne et la France, c’en serait fait de la neutralité belge. La Belgique elle-même considérait le traité comme un chiffon de papier, puisqu’elle avait mis des millions dans les forts de la Meuse et dans ceux d’Anvers. D’ailleurs, le traité devait son origine au besoin de protéger non la Belgique contre l’Allemagne, mais l’Europe contre la France. La situation ayant changé, le traité s’était survécu à lui-même, et le chancelier de l’Empire avait parfaitement raison quand il l’appelait un chiffon de papier. »

Chiffon de papier ! Chiffon de papier ! Chiffon de papier ! Le bon général Prins le dit trois fois avec une visible volupté M. von Bethmann doit être content de lui.

En réalité, toutefois, on a fini par se rendre compte à Berlin que toutes ces apologies, — et j’en passe, — ne servaient qu’à aggraver le cas de l’Allemagne.

Leur grand défaut était de s’appuyer sur une base dont le caractère mensonger crevait les yeux. Loin d’avoir envahi la Belgique avant le 2 août, la France ne s’était pas même trouvée en mesure de venir au secours du peuple belge en temps utile, et seule notre énergique résistance à l’envahisseur allemand avait donné aux Français le temps de s’organiser pour faire face à une agression injuste et inattendue. Persister, dans ces conditions, à accuser la France, c’était s’exposer à se faire siffler par tout l’univers.

C’est alors qu’on s’est mis en quête de quelque chose de plus sérieux. Et comme, en travaillant séparément, les diplomates et les militaires n’étaient parvenus qu’à mettre au jour des légendes qui se détruisaient mutuellement, ils imaginèrent cette fois de combiner leurs facultés inventives, et de cette collaboration du sabre et de la plume est née une nouvelle version, — la quatrième, — qui représente le maximum de l’effort germanique pour rassurer la conscience nationale et pour former l’opinion du monde civilisé.

Abandonnant donc le thème jusqu’alors développé par l’Empereur et par ses ministres et qui consistait à accuser la France, on imagina de mettre en cause la perfide Albion, et de nous associer à son crime. La neutralité de notre pays avait été violée par la Belgique elle-même, d’accord avec l’Angleterre !…

En pillant les archives du département de la guerre belge, les Allemands mirent la main sur un rapport adressé au ministre, sous la date du 10 avril 1906, par le chef de J’état-major belge, général Ducarne, sur des entretiens qu’il avait eus avec rattaché militaire anglais, le lieutenant-colonel Barnardiston. Dans ces conversations, l’officier anglais avait entretenu son interlocuteur belge d’une intervention anglaise en Belgique qui pourrait se produire dans le cas où la neutralité belge serait violée par l’Allemagne. Les deux interlocuteurs discutaient, en techniciens, un thème stratégique ; la preuve que le général belge n’avait aucune mission pour recevoir les confidences de son collègue anglais, c’est qu’il se croyait obligé de lui faire remarquer que « cette question d’intervention relève aussi du pouvoir politique » et que, dès lors, il était tenu d’en entretenir le ministre de la Guerre. Quant à l’Anglais, il « insistait sur le fait que la conversation était absolument confidentielle et qu’elle ne pouvait lier son gouvernement. »

Les deux interlocuteurs n’étaient pas même d’accord sur le point capital, puisque, selon l’Anglais, son pays pouvait protéger notre neutralité malgré nous, tandis que, selon le Belge, des forces anglaises ne pouvaient débarquer en Belgique qu’avec notre consentement.

Des recherches ultérieures dans nos archives firent découvrir un autre document plus inoffensif encore, à savoir le résumé d’une conversation qui avait eu lieu entre l’attaché militaire anglais lieutenant-colonel Bridges et le général Jungbluth, qui avait succédé dans l’intervalle au général Ducarne comme chef de notre état-major…

Le général Jungbluth affirma que nous étions parfaitement à même d’empêcher les Allemands de passer, et l’entretien en resta là. Le gouvernement belge, — est-il nécessaire de le dire ? ― laissa sans suite aucune les rapports Ducarne et Jungbluth. Ceux-ci allèrent grossir les archives du ministère de la Guerre et tout fut dit. Ils n’ont aujourd’hui d’autre intérêt que de prouver avec quelle perspicacité, depuis huit ans, l’Angleterre avait pénétré les projets allemands.

Le croirait-on ? ces documents, qui avaient tout juste pour le gouvernement belge l’intérêt d’informations comme les agents de tout pays civilisé en adressent tous les jours à leurs supérieurs, les Allemands leur ont trouvé une importance telle qu’ils se sont empressés de les communiquer aux États neutres, de les publier par voie d’affiches dans toutes les communes du pays, comme « une preuve documentaire de la connivence belge avec les puissances de l’Entente, fait connu des services compétents allemands dès avant la guerre. »

Nous prenons le gouvernement allemand en flagrant-délit ; le gouvernement allemand avait au préalable falsifié le document. La traduction allemande du rapport du général Ducarne commettait un contresens des plus graves et impardonnable dans la reproduction d’une pièce à laquelle le gouvernement de Berlin attache une importance capitale : à l’endroit où le général Ducarne écrit : « mon interlocuteur insista sur le fait que notre conversation était absolument confidentielle, » la traduction remplace le mot conversation par celui de convention et parvient ainsi à présenter un simple échange de vues entre deux officiers supérieurs comme un traité en règle entre leurs deux Etats.

Quant à contester aux généraux belges le droit de recevoir les ouvertures de généraux étrangers au sujet de certaines éventualités militaires qui les intéressent et d’en faire rapport à leur supérieur hiérarchique, la prétention est trop plaisante pour qu’on s’arrête à la discuter sérieusement.

Fait instructif, la révélation du « gouvernement allemand en Belgique » a été accueillie outre-Rhin par un immense soupir de soulagement. Jusque-là, la conscience de l’Allemagne n’était pas tranquille ; elle se rendait compte qu’elle avait à sa charge un attentat contre le droit des gens. Désormais, elle se voyait débarrassée de ces honorables scrupules. Il restait établi, à vrai dire, que la neutralité de la Belgique avait été violée, mais c’était… par la Belgique elle-même, et le gouvernement belge était seul responsable de toutes les souffrances que les Allemands avaient dû infliger, malgré eux, à ce malheureux pays. Les 93, dès lors, ne craignent pas d’écrire : « Il n’est pas vrai que nous avons commis un attentat criminel contre la neutralité belge. Il est établi que la France et l’Angleterre étaient décidées à la violer. Il est établi que la Belgique était d’accord avec elles. C’aurait été nous suicider que de ne pas prendre les devants. »

L’Allemagne, c’est convenu, est une « nation de penseurs. » Comment donc se fait-il que pas un de ces « penseurs » ne se soit avisé d’une réflexion qui vient d’emblée à l’esprit du premier homme venu en possession d’un peu de bon sens ? En quoi des chiffons de papier découverts en octobre peuvent-ils changer la nature de l’attentat perpétré le 3 août et avoué le lendemain par le chancelier allemand ? Ils prouveront tout au plus, dans l’hypothèse la moins défavorable à nos ennemis, qu’il y a eu deux coupables : l’Allemagne et la Belgique. Ils ne sauraient faire que la foi jurée n’ait été trahie par les Allemands.

Au Reichstag, le 8 décembre 1914, M. von Bethmann insinua qu’il avait connu dès le mois d’août 1914 des indices des combinaisons agressives de notre gouvernement : voilà, qui est d’un bon comique. Comment ! vous saviez cela le 4 août, et, au lieu de le proclamer, vous disiez que la protestation de la Belgique était légitime et qu’elle aurait une réparation. Mais alors vous trahissiez votre patrie en la présentant comme coupable et la Belgique comme innocente ! J’aime mieux croire que vous étiez sincère alors, et que vous aviez, en décembre, cessé de l’être.

Quant au sarcasme avec lequel, dans ce même discours de décembre, le gouvernement prussien accueillait la parole d’honneur d’hommes exilés depuis un an pour avoir été fidèles à la foi jurée, et refusait de les croire lorsqu’ils niaient, entre la Belgique et l’Angleterre, toute convention diplomatique, il montrait que l’Allemagne ignore ce qu’est pour les Belges la parole d’honneur : ils ont prouvé cependant qu’ils soutirent tout plutôt que d’être infidèles à l’honneur.

Mais le gouvernement belge, dit-on à Berlin, aurait dû prévenir l’Allemagne ? Cela est douteux, mais admettons-le. Eh ! bien, il l’a fait, et vous avez sous ce rapport une déclaration que personne, même en Allemagne, je pense, ne s’avisera de contester : c’est celle du roi Albert lui-même. Dans une entrevue accordée au représentant du grand journal New York Sun, le roi Albert déclare ceci : « Je tenais tellement à éviter jusqu’à l’apparence d’un manquement à la neutralité, que j’avais fait informer l’attaché militaire allemand de l’incident dont on fait aujourd’hui tant de bruit. Quand les Allemands ont fouillé nos archives, ils savaient exactement ce qu’ils y trouveraient : leur surprise et leur indignation sont feintes. »

Cette parole de héros tomba comme un coup de foudre sur le misérable échafaudage de mensonges et de sophismes par lequel les Prussiens ont cherché à déshonorer la Belgique. Toutes les insanités que les avocats de l’Allemagne ont alléguées sont en définitive la vengeance de la Belgique. Oui, nous aurions le droit, nous les vaincus écrasés sous le talon prussien, de contempler avec un sentiment de pitié hautaine la détresse morale de nos maîtres en face de leur iniquité !

Le cardinal Gaspard, parlant à M. van den Heuvel des documents par lesquels l’Allemagne essayait d’établir que la neutralité belge n’existait plus au moment de l’invasion, lui déclara : « Il n’appartient pas au Saint-Père de trancher cette question historique, et pareil jugement n’est pas nécessaire à son but. Même si on admettait le point de vue allemand, encore resterait-il toujours vrai de dire que l’Allemagne, de l’aveu du chancelier, pénétra sur le territoire belge avec la conscience d’en violer la neutralité et par conséquent de commettre une injustice. Cela suffit pour que cet acte doive être considéré comme directement compris dans les termes de l’allocution pontificale du 22 janvier 1915, qui réprouve toute injustice. » Roma locuta est.


V. — LA BELGIQUE INDÉPENDANTE

Le géant était aux portes ; la France et l’Angleterre étaient loin, surprises comme nous par l’agression criminelle. Nous allions devoir combattre un contre vingt.

Que faire ?

Il n’y eut pas un instant d’hésitation, pas plus dans le peuple que dans le gouvernement. Ils furent dignes l’un de l’autre ; et dignes, l’un et l’autre, de la majesté de l’heure. Le gant qui venait de lui être jeté, la Belgique le releva sans forfanterie et sans peur.

La prise de Liège ne décourage pas le peuple belge, comme l’ennemi s’y attendait. Repoussant avec un tranquille mépris ses offres insidieuses, il lui dispute pied à pied le sol de la Belgique dans une série d’engagements où la victoire fut du côté du vaincu. L’ennemi comptait, du moins, en s’emparant d’Anvers, notre réduit national, mettre la main sur notre roi, sur son gouvernement et sur son armée : toutes les forces de notre résistance transportées en Allemagne, c’était la fin de la Belgique.

Mais la Belgique n’était plus à Anvers ! Abandonnant la place devenue indéfendable, le roi Albert avait fait, à la tête de son armée, une retraite superbe que l’histoire enregistrera à l’égal d’une grande victoire. Franchissant en vingt-quatre heures 90 kilomètres, protégés par leur cavalerie et par des troupes de flanc chargées de ralentir la poursuite de l’ennemi, les Belges s’étaient retirés dans les marécages de la Flandre occidentale, et lorsque les Allemands s’aperçurent de la faute qu’ils avaient commise en ne prévoyant pas cette retraite, il était trop tard pour l’empêcher ; les vaincus les avaient gagnés de vitesse et avaient mis l’infranchissable ligne de l’Yser entre eux et leurs ennemis ; ils devenaient l’aile gauche de l’armée franco-anglaise.

Et l’Yser nous a consolés d’Anvers !

Nul n’aurait cru que ce canal de 20 mètres de largeur maxima serait pour la patrie belge le refuge inexpugnable que le génie de Brialmont et les millions de notre trésor n’avaient pu faire d’Anvers. L’Yser sera désormais, dans l’histoire de la Belgique, ce que les Thermopyles ont été dans celle de la Grèce et l’Argon né dans celle de la France ; le nom prestigieux autour duquel se donnent rendez-vous les plus glorieux souvenirs de la patrie. Grâce à l’Yser, le roi Albert n’a jamais quitté le sol de son pays : le royaume de Belgique, bien que ramené aux frontières les plus exiguës, existait toujours et donnait un éclatant démenti à l’audacieuse affirmation de la Kœlnische Zeitung, qui, dès le 18 octobre, avait imprimé en vedette : « Toute la Belgique est évacuée par les Alliés. »

Cette « plus petite Belgique, » sur laquelle ont été fixés pendant de longs mois les yeux de tout l’univers, a le droit de revendiquer dans l’histoire du monde une place hors de toute proportion avec son étendue.

Deux petits cours d’eau naissent dans la plaine flamande a une médiocre distance l’un de l’autre ; l’un venant de l’Ouest et l’autre du Sud ; ce sont des jumeaux ayant même patrie, même étendue, mêmes destinées et presque le même nom. L’un s’appelle l’Yser et l’autre l’Yper ; ils se jettent l’un dans l’autre près des ruines de l’ancien fort de Knocke, célèbres dans les annales de notre XVIIIe siècle, puis ils cheminent confondus dans la direction du Nord, confondus jusqu’à la mer, qu’ils atteignent après 50 kilomètres de parcours commun.

C’est l’Yper qui jusqu’au confluent forme la ligne de défense, confiée aux forces anglaises, l’Yser étant réservé à l’armée belge. Cette ligne est d’un intérêt majeur ; on y rencontrait trois nobles villes dont il ne reste plus aujourd’hui que des ruines : Ypres, la grande fourmilière industrielle du moyen âge, dont les halles étaient une des plus fières manifestations de l’esprit communal ; Dixmude, la gracieuse, étendue au milieu des plus opulents pâturages de la Belgique, et offrant au voyageur les plus beaux de nos paysages urbains après ceux de Bruges et de matines ; Nieuport enfin, qui racontait aux flots de la mer du Nord l’épopée de nos guerres et de nos douleurs d’autrefois. Derrière le ruban d’eau qui reliait entre elles ces trois villes sœurs, resserrées entre lui et les dunes, s’étendait sur un petit nombre de kilomètres carrés le royaume de Belgique tel que l’avait fait l’invasion.

Et pourtant, qu’il eût été beau encore, sans le voile de deuil qui dissimulait ses charmes aux yeux des héros chargés de sa défense ! C’est cette riche et grasse terre de Flandre, verte comme l’Irlande et féconde comme la Lombardie, dont on ne saurait dire au juste si elle est la mère ou la fille du peuple qui l’habite, tant la main de l’homme s’est associée à celle de la nature pour en faire le séjour digne d’un peuple libre et heureux. Tout y évoque l’idée de l’activité humaine : les ruisseaux qui flânent paresseusement dans les campagnes ont conscience de servir à fertiliser le sol ; les canaux bordés du saules filent en ligne droite vers quelque rendez-vous du travail ; les clochers piquent le ciel, parfois inclinés sur un sol qui affecte de vouloir se dérober à la tyrannie de l’homme ; les toits rouges des fermes s’enlèvent vivement sur le fond vert des prairies ; d’innombrables vaches pâturent au loin dans les campagnes, ou, couchées dans les herbages, contemplent « de leurs yeux languissants et superbes » ces paysages bucoliques, dignes de tenter la lyre de quelque nouveau Virgile. Et pardessus le tout, dans une atmosphère éternellement humide que visite l’haleine saline de l’Océan, flotte une lumière de rêve qui se réfracte à chaque instant en auréoles magiques et produit les jeux les plus inattendus et les plus variés de la couleur. La race qui peuple ce pays de l’idylle, c’est, par un étrange contraste, la race tragique et farouche des Kovels du XIVe siècle, que les chevaliers français crurent à plusieurs reprises avoir exterminée sur les champs de bataille, mais qui, semblables aux héros de l’épopée islandaise, renaissaient sans cesse pour reprendre sans relâche les mêmes combats. Furnes, sa capitale, a un trésor de souvenirs où les luttes ardentes du moyen âge s’évoquent parmi les travaux pacifiques de la Belgique moderne. C’est Furnes qui la première a souhaité la bienvenue à Léopold Ier sur la terre de Belgique, lorsque, débarqué à Calais, il entra chez nous par le chemin du rivage pour prendre possession de son royaume aux acclamations délirantes d’un peuple ivre de joie. Combien de fois ce souvenir aura visité la pensée de son royal petit-fils, lorsque, le visage fouetté par le vent du large et salué par le vol des obus, il montait avec ses soldats la garde au seuil de ce dernier morceau de Belgique indépendante !

Mais le roi des Belges n’a pas eu le temps d’évoquer les souvenirs historiques ; c’est l’heure présente, c’est la lutte de tous les instants qui réclame toutes les forces de son intelligence et de sa volonté. Car c’est là, sur la frontière de ce qui lui reste de royaume, que vont se livrer les combats les plus acharnés et les plus meurtriers de la guerre. Ou 23 au 30 novembre 1914, le pays de l’Yser est témoin d’un drame comme le ciel et la terre n’en ont pas encore vu depuis le commencement de l’histoire. Pendant cette semaine tragique, toutes les forces de l’homme et de la nature sont employées aux œuvres de la mort ; des luttes désespérées se livrent pour quelques mètres carrés ; chaque motte de terre est trempée de sang ; les obus traversent le ciel en nuages compacts comme des vols de sauterelles ; à la grosse artillerie allemande répond celle de la flotte anglaise, dont les rauquements font trembler l’air dans les environs de Bruxelles. Plusieurs fois, en sacrifiant des milliers d’hommes, les Allemands parviennent à franchir l’Yser, chaque fois ils sont rejetés sur l’autre rive par notre vaillante armée, qui fait là des prodiges d’endurance et de courage. Mais elle est décimée par la mort, — le septième régiment de ligne, à lui seul, a perdu six cents hommes en quatre jours ; ne va-t-elle pas à la fin succomber sous l’immense supériorité numérique d’un ennemi qui, lui aussi, est digne de ce combat de géants ?

Il n’en sera pas ainsi. Le 30 octobre 1914 se produit l’événement extraordinaire, inattendu, qui arrête l’immense effort germanique et qui dit à l’envahisseur : « Tu n’iras pas plus loin ! »

Les Belges, protégés par le remblai du chemin de fer qui opposait une barrière à l’inondation du côté de l’Ouest, furent désormais inexpugnables.

Voilà comment, après quatre mois de guerre, il y avait toujours une Belgique indépendante, que le pied du conquérant ne foulait pas. C’était une bien petite Belgique ayant tout au plus 500 kilomètres carrés, et que notre armée aurait pu arpenter tout entière en un seul jour, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest. Elle se réduisait à deux villes : Furnes et Poperinghe, et à un certain nombre de villages parmi lesquels tous les Belges connaissent les riantes stations maritimes qui s’appellent Oostduinkerk, Coxide, la Panne, noms évocateurs de souvenirs de journées ensoleillées et heureuses au bord d’une mer souriante. Furnes, où le roi avait établi son quartier général, était devenue la capitale provisoire de la Belgique entière, comme Memel le fut de la Prusse aux jours sombres qui suivirent la bataille d’Iéna. Et comme alors la reine Louise, ainsi de nos jours, on vit la jeune reine des Belges, âme vaillante dans un corps frêle, s’associer aux épreuves et aux luttes de son époux, et communiquer à la nation entière sa confiance dans l’indéfectible avenir de la patrie.

Et lui, notre roi, comment parler de lui en termes dignes de son grand cœur et de sa superbe endurance ? La Belgique le connaissait à peine avant cette guerre qui l’a mis à sa vraie place, dans l’auréole des héros. Elle respectait en lui le gardien fidèle de sa constitution ; elle l’aimait pour la conscience avec laquelle il s’acquittait de son rôle de roi, pour les beaux exemples que sa vie publique et privée donnait à la nation. Mais sous ses dehors modestes et réservés, voire timides, qui aurait deviné le héros ? Elle sait maintenant ce que c’est à l’heure du danger qu’un roi. Elle l’a vu, infatigable, tranquille sous la pluie des balles descendre dans les tranchées, partager le pain noir des troupiers, les encourager par son exemple et par sa parole, apparaissant au milieu d’eux, dans sa froide et souriante intrépidité, comme un demi-dieu devant lequel ils tombaient à genoux, les yeux rouges de larmes, la gorge pleine d’acclamations délirantes, fous d’enthousiasme, de dévouement et d’orgueil patriotiques. De pareils souvenirs ne s’effacent pas de la mémoire d’un peuple, et la dynastie s’en apercevra. Le roi a cru ne travailler que pour la patrie ; il a, par surcroît, travaillé pour les siens, car il a jeté dans notre vieux sol les racines d’une popularité prodigieuse qui, pareille à un chêne superbe, ombragera pendant des générations tous ceux qui descendront de lui.

Non, la Belgique n’oubliera pas les jours de Furnes ; elle les comptera précieusement comme un avare compte ses trésors ; elle les inscrira au tableau d’honneur de ses annales, elle les redira avec orgueil aux générations à venir. Nous n’avons pas été témoins de cette épopée, nous qui, prisonniers de l’ennemi, exilés dans notre propre patrie, avons porté le poids des heures mornes et lourdes, et ce sont les vaillants revenus des batailles patriotiques qui nous rediront les jours de l’Yser. Il en est un toutefois, particulièrement mémorable, dont la connaissance est arrivée jusqu’à nous à travers les épaisses rangées des troupes allemandes : c’est la veillée des armes du jeune duc de Brabant, faisant son apprentissage de souverain dans les tranchées à l’âge de quatorze ans. Ce jeune preux fut présenté par son père au 12e régiment de ligne, dans lequel il allait gagner ses grades. « On ne saurait trop tôt, dit le Roi, mettre les jeunes princes à l’école du devoir, et il n’y en a pas de meilleure que noire armée. Je lui amène mon fils. J’ai voulu, ajoute-t-il, honorer publiquement le 12e pour la vaillante conduite qu’il n’a cessé de tenir pendant la campagne, depuis sa défense du pont de Visé le 4 août jusqu’à la brillante défense de Dixmude, où il a repoussé quinze attaques allemandes et perdu le tiers de son effectif. Honneur à lui et à son colonel Jacques, qui, blessé à deux reprises, le 20 et le 21 septembre, est resté chaque fois à la tête de ses troupes ! »

Voilà comment la Belgique d’aujourd’hui, représentée par le roi Albert, enseignait la Belgique de demain, incarnée dans le duc de Brabant. Et sous un ciel où rougeoyaient les feux de l’artillerie, le chant du Lion de Flandre sortant du fond des tranchées allait apprendre aux Allemands que cette petite nation, après un an de guerre, était encore debout en face d’eux, frémissante d’orgueil et de courage. Non, ils le disent eux-mêmes dans un chant patriotique dont les paroles semblent faites pour nous, « non, ce n’est pas le nombre des chevaux, des hommes et des armes qui affermit le trône des rois, c’est le patriotisme, c’est le dévouement des hommes libres qui leur donne une base aussi inébranlable qu’un rocher dans la mer. »

De l’armée belge il suffit de dire qu’elle a été digne de son roi. Elle a fait admirablement son devoir. Aucune autre dans la guerre actuelle, qu’il soit permis de le constater sans diminuer la gloire de personne, n’a eu à soutenir une lutte plus rude, une campagne plus épuisante. Son courage, son endurance, sa foi dans la patrie ont été superbes, et rien n’est touchant comme le culte qu’elle a voué au jeune héros couronné qui la conduit à la gloire et à la mort. Les volontaires ont afflué sous les drapeaux dès le premier jour ; il y en avait 40 000 la première semaine ; il y en a eu plus de 100 000 ensuite. Parmi eux, les porteurs des plus beaux noms nobiliaires du pays fraternisaient avec les enfants du peuple qui avaient quitté la charrue ou l’outil pour la carabine. Huit fils de ministres ou d’anciens ministres apportèrent les prémices de leur jeunesse. Trois d’entre eux, Paul Renkin, Louis et Delbede sont tombés au champ d’honneur : deux autres, de Broqueville et Jean Renkin, y ont gagné les épaulettes de sous-lieutenant ; quatre autres, Berryer, de Lantheere, Nyssens, Poulet, ont fait le coup de feu à l’âge de 16 ou de 17 ans. C’étaient des volontaires encore, on peut le dire, ces jeunes gens des classes 1914 et 1915 qui, à l’appel d’un gouvernement exilé, bravant les interdictions et les menaces de l’ennemi, passaient les frontières hérissées de sentinelles et de fils de fer, souvent après des aventures où l’héroïque folie du patriotisme réalisait les plus audacieuses fictions de la légende. Ah ! les pathétiques odyssées, et quels beaux sujets d’histoire à raconter plus tard dans les veillées auprès des foyers belges !

En vain, M. von Bissing menaçait-il les familles des réfractaires ou frappait-il d’amendes énormes les communes qu’ils habitaient ; en vain, ses soldats fusillaient-ils, comme à Ternath, les jeunes miliciens qui se présentaient à l’appel des Allemands en exhibant un portrait du roi Albert au bout d’un bâton, rien n’arrêta l’élan patriotique de la jeunesse belge, et l’on a calculé que dans les régions limitrophes de la frontière, 80 p. 100 des classes de 1914 et 1915 étaient déjà de l’autre côté de l’Yser, ce petit fleuve patriotique qui ne se laisse franchir que par des Belges.

Mais la Belgique militante n’était pas seule à soutenir l’honneur du drapeau : il y avait une Belgique souffrante. Prisonnière et vinculée, accablée de menaces, d’interdictions, d’amendes, elle tenait bon, et elle n’humiliait pas devant l’arrogance de l’ennemi la fierté du pavillon national. Son gouvernement n’était plus là, mais ses magistrats communaux restaient pour l’encourager, pour la soutenir, et l’histoire aura une mention spéciale pour le nom du premier magistrat de la capitale, M. Adolphe Max : « Aussi longtemps que je serai en vie et en liberté, avait-il dit, je protégerai de toutes mes forces le droit et la dignité de mes concitoyens. » M. Max a tenu cette belle promesse, et l’ennemi l’a constaté lui-même en se débarrassant de lui dès le 26 septembre pour l’interner en Allemagne.

Et puis notre épiscopat a parlé, et sa voix est devenue celle de la pairie elle-même, qui fait retentir à travers toute la Belgique un Sursum Corda. Avec quelle stupeur l’ennemi a écouté le mandement de Noël de Mgr Mercier, cardinal-archevêque de Malines, pendant que tous les cœurs belges tressaillaient de fierté à ces accents qui vengeaient l’honneur de la pairie calomniée et dénonçaient sans crainte les crimes de nos oppresseurs ! M. von Bissing n’a eu que la ressource d’interdire au clergé la lecture de ce mandement, en faisant croire mensongèrement qu’il avait pour cela le consentement du cardinal. Ce grossier stratagème a été déjoué aussitôt ; le cardinal a insisté, et le gouvernement allemand en Belgique a eu l’humiliation de se voir formellement désobéi par l’immense majorité du clergé du diocèse de Malines. Les courageux évêques de Liège et de Namur ont parlé le même langage ferme et fier à leurs ouailles, et si celui de Tournai ne les a pas imités, c’est qu’il a succombé en partie aux mauvais traitements que les soldats allemands n’ont pas craint d’infliger à ce saint vieillard. Fidèles aux exhortations réitérées des évêques, le clergé belge n’a cessé de soutenir le moral de la nation : du haut des chaires de vérité, il a laissé tomber les paroles qui vengent l’innocence persécutée et flétrissent l’injustice victorieuse ; le drapeau national, interdit dans les rues, a flotté librement dans nos églises, et les accents de la Brabançonne retentissaient à l’issue de nos grand’messes au milieu des larmes d’émotion et de joie.

La nation belge tout entière a gardé cette attitude d’irréprochable correction et de courageuse dignité : elle s’est interdit les violences et les manifestations tapageuses, mais elle accueillit avec mépris les avances de nos maîtres et elle fit le vide autour d’eux. Ils voulaient laisser croire à l’étranger que la situation était redevenue normale en Belgique, et l’abstentionnisme obstiné du public belge donnait un éclatant démenti à cette mensongère allégation. La vérité, c’est que tacitement, spontanément, sans accord préalable, la nation organisait autour d’eux la grève sacrée. Les rares journaux qui paraissaient encore depuis leur entrée cessèrent de paraître pour ne pas supporter leur censure ; les Universités, qu’ils auraient voulu rouvrir, restèrent fermées ; les Académies, qu’ils ont invitées à reprendre leurs séances, ne se réunirent que pour décider de s’ajourner sine die ; les ouvriers de Malines et d’ailleurs, qu’ils tentaient d’embaucher en leur offrant de forts salaires, leur tournèrent le dos, refusant de travailler pour le roi de Prusse. Ils essayaient d’allécher le public bruxellois, en organisant des concerts où devaient être entendus les chefs-d’œuvre de la musique allemande exécutés par les meilleurs artistes d’outre-Rhin ; mais ils restèrent seuls à les entendre, et l’Université de Bruxelles exclut de son sein un professeur qui avait eu la mauvaise idée d’y assister. Ils interdirent toute manifestation pour le 21 juillet 1915 qui est l’anniversaire de la proclamation de notre indépendance nationale, et le 21 juillet, ils étaient témoins, à Bruxelles, à Anvers, à Gand, à Liège, dans toutes nos villes et même dans nos villages, d’une grandiose et émouvante manifestation de foi nationale : les magasins fermés comme le dimanche, les églises bondées pour le Te Deum ; toute la population endimanchée circulant dans les rues, portant à la boutonnière ou au corsage, à la place des couleurs nationales prohibées, la feuille de lierre qui est l’emblème de notre fidélité à notre Roi et à notre patrie. Ainsi nous réalisions dans les chaînes la belle parole que M. de Broqueville prononçait le 4 août dans la séance de nos Chambres : « La Belgique peut être vaincue, elle ne sera jamais soumise. »

C’est ce que toutes les semaines, avec autant de courage que d’à-propos, rappelait au « gouvernement allemand en Belgique » le seul journal belge qui parût sans se soumettre à sa censure. Il s’appelait la Libre Belgique et il circulait à travers tout le pays depuis le mois de février 1915, distribué de proche en proche par des mains de confiance. Von Bissing fit des efforts désespérés pour découvrir l’officine de ce journal ou pour mettre la main sur ses rédacteurs, mais les joyeux conspirateurs belges avaient plus d’esprit que les détectives de la police allemande et la Libre Belgique continuait d’entretenir pour ses lecteurs l’espérance et la flamme du patriotisme.

La Belgique a donc le droit d’être contente de tous ses enfants. Mais l’Europe, de son côté, doit être contente de la Belgique. En nous défendant nous-mêmes, c’est sa liberté à elle que nous avons sauvée.

« L’atout de l’Allemagne, c’est la rapidité, » disait M. von Jagow. Ce plan, la résistance belge l’a faussé dès le premier jour. En faisant perdre à l’envahisseur une semaine devant les forts de Liège, nous avons donné à la France et à l’Angleterre le temps de s’organiser et de se concentrer pour une lutte dans laquelle une heure de gagnée pouvait être décisive pour la destinée du monde.

Nous n’avons tiré l’épée que pour la défense de nos biens les plus sacrés : notre honneur national, notre liberté, nos foyers. Nos mains sont restées pures ; nous n’avons pas versé le sang innocent ; nous n’avons pas porté la mort et la dévastation chez les autres peuples ; aucune larme n’aura coulé à cause de nous. Et l’incorruptible jugement de la postérité, qui remettra toutes choses en leur place, dira que la Belgique s’est acquis, à l’une des heures les plus calamiteuses de son histoire, de nouveaux titres au respect de l’humanité.


VI. — L’ALLEMAGNE EMPOISONNEE PAR LA PRUSSE

Après avoir raconté la lugubre histoire de ma patrie pendant des mois d’indicibles souffrances, je me recueille et je me demande comment il est possible qu’une des nations les plus civilisées du monde, et qui avait d’ailleurs vis-à-vis de nous des obligations sacrées, ait consenti à martyriser avec cette cruauté un peuple inoffensif et ami. Il y a là, après tous les progrès que semblait avoir réalisés le droit international, après les conventions de la Haye, après les déclarations pacifiques de tous les grands États, une espèce d’énigme devant laquelle l’esprit s’arrête avec stupeur.

En réalité, l’énigme n’existe pas pour qui connaît les choses d’outre-Rhin. Le génie allemand a été empoisonné par l’esprit prussien, et c’est dans l’esprit prussien que se trouve l’explication claire et lumineuse des phénomènes qui paraissent à première vue inexplicables.

Les nations, comme les individus, subissent la fatalité du péché originel. Née d’une apostasie qui a profané l’idéal religieux et militaire des chevaliers teutoniques, la Prusse n’a jamais démenti ses origines frauduleuses et larrones. D’Albert de Brandebourg à Frédéric II, de Frédéric II à Bismarck, de Bismarck à l’attentat du 2 août 1914, c’est toujours par la violation des droits les plus sacrés, par le parjure et par l’iniquité qu’elle est arrivée à ses fins. C’est ainsi qu’a été sécularisée la Prusse propre, qu’a été conquise la Silésie, qu’a été envahie, puis dépecée la Saxe, qu’a été partagée la Pologne, qu’a été annexé le Scleswig, qu’a été falsifiée la dépêche d’Ems, qu’a été envahie la Belgique. La Prusse sourit des protestations de la justice et du droit outragé, elle rit des traités qu’on invoque, elle sait que le droit n’est qu’un mot et les traités qu’un chiffon de papier, et elle passe outre, avec un tranquille mépris, aux protestations de la conscience humaine. Elle ne croit qu’à la force. La force ne prime pas le droit ; la force, c’est le droit. Telle est, depuis Hegel, la doctrine des maîtres ; mais Hegel lui-même n’a fait que formuler en termes philosophiques les axiomes qui sont à la base de la politique prussienne depuis l’origine de la Prusse.

Il s’agit donc avant tout de devenir un État, fort ; les petits États sont ridicules. Mais tout État sera faible vis-à-vis d’un plus grand : il faut donc se rendre non seulement fort, mais le plus fort ; alors, on aura seul le droit d’exister. Tout ce qui tend à rendre l’État fort est bon et moral ; la morale chrétienne est individuelle, elle ne s’applique pas aux États. La moralité des actes, pour ceux-ci, c’est l’utilité. « L’égoïsme, a dit encore Bismarck, est la seule politique digne d’un grand État. »

Mais quelle est, dans cette conception militaire, le meilleur instrument de force ? C’est l’armée.

Pour être l’État le plus fort, il faut avoir la meilleure armée. La Prusse a établi le principe du service universel, devenu loi à partir de 1815. Toute l’Europe s’est vue contrainte successivement de la suivre dans cette voie ; c’est le cadeau de joyeuse entrée que le royaume de Prusse a fait à la famille des États européens en y venant prendre place.

L’armée est ainsi devenue l’État incarné. La Prusse est le seul pays du monde où elle dispose pour ainsi dire légalement des destinées de la nation. Partout ailleurs, elle est au service du public, elle obéit, elle est la grande muette. En Prusse, c’est elle qui commande, qui a la préséance, qui dirige les événements. On s’est souvent étonné des fautes de la diplomatie prussienne ; à cela rien d’étonnant : elle est au service des vues militaires, elle n’est en Prusse qu’un accessoire de la stratégie.

L’armée, naturellement, a un idéal : c’est la guerre. Dans tous les pays civilises, ces aspirations sont tenues en bride par l’intérêt supérieur de la civilisation, la guerre n’est qu’un moyen et non un but. En Prusse, la guerre est son but à elle-même ; elle est civilisatrice, et l’armée, loin d’être tenue en bride, donne l’impulsion à la nation.

L’esprit prussien a empoisonné le génie allemand ; l’Allemagne, assise au milieu de l’Europe civilisée, semblait appelée à être la gardienne des principes de justice et de moralité politique qui sont le patrimoine de la civilisation. Après le mouvement de 1813 par lequel elle reconquit sa liberté, on eut pu l’espérer. Pour son malheur, ce fut la Prusse qui présida à son unification. L’unité allemande passa aux mains du chancelier de fer, qui ne connaissait que la force brutale. La force prime le droit. Il lui a dit : « Je vous ferai la première nation militaire du monde ; vous aurez une armée invincible avec laquelle vous pourrez faire ce que vous voudrez ; que vous importent désormais la justice et l’honneur, des mots, et qu’avez-vous besoin de respecter les traités, des chiffons de papier ? » Et l’Allemagne enivrée s’est laissé entraîner. Elle n’a plus cru qu’à la force, elle qui avait dit tant de belles choses sur l’éternelle majesté du droit. Elle a connu le rêve napoléonien de dominer le monde, oubliant qu’elle n’avait pas de Napoléon, et que les Napoléon finissent à Sainte-Hélène. Aujourd’hui, vaincue, mutilée, humiliée, trouvera-t-elle dans sa droiture naturelle la claire vue des causes de son malheur ? C’est le secret de l’avenir.


GODEFROID KURTH.


  1. Les pages qu’on va lire sont les dernières qu’ait écrites le célèbre historien belge, Godefroid Kurth. L’autorité d’un nom universellement respecté donne toute sa valeur à ce témoignage accablant contre l’Allemagne.
  2. Les pages qu’on va lire sont les dernières qu’ait écrites le célèbre historien belge, Godefroid Kurth. L’autorité d’un nom universellement respecté donne toute sa valeur à ce témoignage accablant contre l’Allemagne.
  3. Voyez la Revue du 15 janvier 1907.
  4. Certains Belges en profitent pour me représenter en France comme un pangermaniste et un gallophobe ; je ne leur fais l’honneur, ni de leur répondre, ni de prononcer leurs noms.
  5. Cela est loin d’être établi. On voit au contraire par une lettre que le représentant de la Russie à la conférence de Londres, Matucziewicz, adressait à son gouvernement sous la date du 15 novembre 1830, que la chose, sans le nom, est mise en avant dès lors par ce diplomate, et le 17 janvier suivant, Talleyrand proposait la chose avec le nom dans un projet d’ailleurs trop manifestement inspiré des intérêts français pour être accepté. Comme on pouvait s’y attendre, une fois l’idée réalisée, Talleyrand se vante d’en avoir eu la paternité (Mémoires, t. IV, pp. 16 et suivantes). Quoi qu’il en soit, le rôle du représentant de la Prusse n’aura eu, dans aucun cas, l’ampleur que lui attribuent les historiens allemands, il se sera borné à donner une forme concrète à une idée qui était dans l’air.
  6. L’empereur Alexandre III et son entourage, (Paris, 1893).
  7. Kurth, Feslschrift der Görresgesellschaft für Georg v. Hertling, p. 288.